Le sens, le vivant ou ce qui nous relie à la Terre
Les machines pourvues d’« I.A. » n’apprécient pas le milieu dans lequel elles se situent mais le captent en tant qu’ensemble de données que poussent les règles de calcul. Cela se passe sans concrescence, c’est-à-dire sans capacité à croître avec le milieu, phénoménologiquement comme biologiquement. Que signifie être humain vivant sur Terre ? L’écosémiotique nous permet de considérer les processus de perception que nous déployons, par lesquels nous habitons sur la Terre et nous sommes habités par elle. Les matrices organisationnelles de la perception constituent l’« arrière-plan » qui travaille Homo en amont et en aval des sensibilités culturelles. Chaque esthèsis, sensibilité individuelle, chaque esthésie, sensibilité collective, en interrelation continue, émergent à partir des manières particulières avec lesquelles les pôles schémiques sont mis en tension, de façon concrète, située, dans le lien à l’oikos.
Machines equipped with I.A. do not appreciate the environment in which they are located but capture it as a data set pushed by the rules of calculation. This happens without concrescence, that is, without the ability to grow with the medium, phenomenologically as well as biologically. What does it mean to be human on Earth ? Ecosemiotics allows us to consider the processes of perception that we deploy, through which we inhabit the Earth and are inhabited by it. The organizational matrices of perception constitute the “background” that works Homo upstream and downstream of cultural sensitivities. Each aesthésis, individual sensitivity, each aesthesie, collective sensitivity, in continuous interrelation, emerge from the particular ways in which the schematic poles are put into tension, in a concrete, located way, in the link to the oikos.
Introduction
- Note de bas de page 1 :
-
Les symboles, en langage informatique, sont des codes qui associent de façon arbitraire des signifiants (par exemple des 0 et des 1) et des signifiés (ce à quoi se rapportent les signifiants) en termes de programmation.
Les systèmes d’« I.A » permettent d’effectuer des calculs mais de façon a-sémiotique, sans compréhension ni interprétation des symboles mobilisés1. Comme ils ne connaissent ni les notions de nombre ni d’opération, ils fonctionnent à partir de règles de calcul, les algorithmes. Ces derniers consistent à « pousser des symboles » au lieu d’effectuer l’opération mentale de calculer. Cela se déroule donc sans sémiose c’est-à-dire sans que soient mis en relation de signification des signifiants – en l’occurrence des éléments écrits – avec des signifiés – l’idée d’un nombre. Une telle absence de référence au sens est largement partagée notamment par Gérard Berry (Berry, 2009, 28) ainsi que par Bruno Bachimont dans sa contribution à ce dossier.
- Note de bas de page 2 :
-
Le terme de « milieu » entendu ici au sens écologique nomme ce avec quoi les êtres vivants sont en contact. Il se prolonge et se transforme avec l’acception de « réalité interprétée » qu’en donne le géographe et mésologue Augustin Berque, à partir des travaux du biologiste Von Uexküll (1934) ainsi que ceux du philosophe japonais Tetsurô Watsuji (2011[1935]). Von Uexküll fut en effet le premier en biologie à appréhender le vivant comme constitué d’une infinité de mondes perceptifs, tous liés entre eux sur le mode de l’orchestration et non selon un ordre d’interdépendances hiérarchiques dictées par la nécessité. Pour Tetsurô Watsuji et Augustin Berque, le milieu se distingue du donné environnemental brut (Berque, 2018, 30-31).
En outre, nous avons pu préciser ce qui différencie foncièrement les systèmes d’« I.A. » du vivant comprenant les êtres humains, les êtres végétaux, animaux, les champignons, les bactéries (Pignier, 2020). Les machines pourvues d’« I.A. » n’apprécient pas le milieu2 dans lequel elles se situent mais le captent en tant qu’ensemble de données que poussent les règles de calcul. Si elles sont aptes à faire évoluer les algorithmes, au fur et à mesure qu’elles fonctionnent dans leur environnement, cela se passe sans concrescence, c’est-à-dire sans capacité à croître avec le milieu, phénoménologiquement comme biologiquement. La modification fonctionnelle des règles de calculs n’affecte ni la croissance d’une voiture autonome, ni sa forme, ni sa capacité « à entrer en résonance avec l’Univers » pour reprendre l’expression d’Henri Van Lier (2010, 222).
Notre contribution à ce numéro n’a pas pour objectif de mettre à l’épreuve la pertinence de la dénomination « I.A. » ; on sait que l’intelligence porte plus loin que les seuls fonctionnements machiniques et que, par conséquent, cette dénomination se veut un coup de force. En revanche, la montée en puissance de l’automatisation du quotidien fait émerger une question : à quoi bon refuser que l’humain soit « contrôlé pour être rendu conforme à ce que les machines et les tâches qu’elles réalisent attendent » selon les mots de Bruno Bachimont dans le présent numéro ?
- Note de bas de page 3 :
-
L’énonciation désigne la manifestation de signes énoncés par une instance énonciative – un humain, un animal, … La co-énonciation désigne l’échange en retour de la part de celui qui perçoit des signes ; le co-énonciateur, le partenaire. La coénonciation note le processus global de l’échange entre partenaires ; instances énonciative et co-énonciative. La notion d’énonciation a été proposée par le linguiste Emile Benveniste (Benveniste, 1966 ; 1972), la notion de coénonciation a été proposée par le linguiste Antoine Culioli (1999) et citée, reprise entre autres par le linguiste Dominique Maingueneau (Maingueneau, 1998, 40). Tous deux focalisent leurs études sur l’énonciation humaine. Notre approche écosémiotique nous amène à questionner le périmètre de l’énonciation et à l’élargir aux capacités des êtres vivants dans leur ensemble (Pignier, 2020).
- Note de bas de page 4 :
-
A.J. Greimas distingue clairement l’intention et de l’intentionnalité. Pour lui, l’intentionnalité permet de concevoir l’acte d’énonciation « comme une tension qui s’inscrit entre les deux modes d’existence : la virtualité et la réalisation ». La notion d’intention, quand elle est utilisée comme exclusive pour définir l’acte de communication lui « paraît critiquable dans la mesure où la communication est alors envisagée comme un acte volontaire-ce qu’elle n’est pas toujours – et comme un acte conscient-ce qui relève d’une conception psychologique par trop simpliste de l’homme ». (1993 [1979], 190). En revisitant les travaux de Searle sur l’intentionnalité, nous définissons cette dernière non pas seulement comme tension entre la virtualité et la réalisation mais aussi comme tension appréciative avec laquelle un être vivant, y compris végétal, accueille ce que son milieu manifeste et y répond (Pignier, 2018a ; 2020).
D’un point de vue écosémiotique, nous avons précisé en quoi les facultés appréciatives des êtres vivants embrassent dans un même élan les capacités à « Faire signe », c’est-à-dire à énoncer, manifester des signes et les capacités à « Faire sens », à savoir apprécier et générer des « signes ambiants » synesthésiques, tissés de et dans l’ambiance d’un lieu où les sons, les odeurs, les contacts, les vibrations etc. s’interrelient. Ce sens-là avec lequel nous façonnons le réel comme milieu, diffère de la signification fonctionnelle, codée en ce qu’il manifeste et génère, dans la coénonciation3 du vivant, un lien avec la Terre en tant qu’oikos, terme grec qui signifie le lieu qui accueille, la maison. Nous rendre conformes à la machine, c’est nous priver de nos capacités à échanger des signes ambiants, sans intention mais dotés d’intentionnalité4, à coénoncer avec le vivant, à habiter la Terre en tant qu’êtres vivants et à participer au façonnage du réel comme milieu, par la coénonciation avec le vivant.
Le bioacousticien Bernie Krause n’a-t-il pas démontré que là où les humains façonnent les lieux en niant, excluant les sons des animaux, des plantes (la biophonie), des éléments naturels, (la géophonie), les « symphonies » de la vie ne peuvent plus advenir ? Il précise que les manifestations sonores des uns et des autres, sur un plan acoustique, deviennent en ce cas arbitraires, c’est-à-dire que les bandes sonores sont occupées sans interrelations organisées. Les « structures musicales dans les paysages sonores » laissent alors place au « chaos », conclut-il (Krause, 2012, 91-97). Serions-nous majoritairement devenus insensibles à la coénonciation du vivant ? Serions-nous incapables de coénoncer avec les êtres vivants, c’est-à-dire d’accueillir les signes ambiants que ces derniers tissent avec les lieux où ils vivent (Pignier, 2020) ? Nous serions-nous anesthésiés, privés de nos capacités à sentir, à participer à la « voix collective » dont parle le bioacousticien ? Cette dernière, plus riche, plus forte que la somme des voix de chaque espèce, interroge les aptitudes appréciatives des êtres vivants, leurs aptitudes à « Faire signe » et à « Faire sens » en lien avec l’oikos. Notre contribution souhaite justement circonscrire ce qui sur le plan éco-biologico-sémiotique fonde les aptitudes appréciatives des êtres humains. Ces dernières sont des intentionnalités au sens non pas d’intentions mais de tensions qui se prolongent par des dynamiques de croyances, de jugement, de désir, de volonté, d’envie, de peur, …
Pour le linguiste John R. Searle, l’intentionnalité nomme cette capacité des états mentaux à renvoyer à un objet ou à un état du monde selon des dynamiques axiologiques, émotionnelles. L’intentionnalité, réalité biologique chez Searle, se veut indissociable de la notion d’arrière-plan global. Ce dernier ancre celle-là dans une mémoire transindividuelle, car il est commun à tous les êtres humains, reliant chacun à des co-naissances présupposées, sans même les avoir expérimentées. L’« arrière-plan global » constitue un ensemble d’aptitudes non représentationnelles, commun à tous sur la base de leur équipement biologique. De lui proviennent « les capacités à marcher, manger, tenir un objet, percevoir, communiquer, reconnaître, la position pré-intentionnelle rendant compte de la solidité des choses, l’existence indépendante des objets et d’autrui. » (Searle, 1985, 175). Il interagit avec un arrière-plan local, culturel qui touche les manières de faire.
Nous avons précisé (Pignier, 2020) en quoi chez tous les êtres vivants, l’arrière-plan global dont parle Searle porte plus loin que le seul ancrage biologique ; il relie ce dernier à l’oikos en affectant des co-naissances diffuses, archaïques qui émergent de ce que nous nommons liens éco-biologico-appréciatifs entre des espèces et des milieux. Si l’arrière-plan diffère majoritairement pour chaque espèce, il a cependant un dénominateur commun : chaque être vivant existe sur la Terre par contingence et coénonciation avec le vivant, avec le milieu. Depuis son origine au moins, chaque espèce est grande des expériences éco-biologico-appréciatives qui la relient au milieu. De quoi est constitué cet arrière-plan global chez les êtres humains ? La présente contribution part de l’hypothèse qu’il met en tension des dynamiques, des schèmes universels organisateurs de la perception.
Une première partie sera consacrée à la définition de la notion de schème et à l’appréhension que nous en faisons. La seconde partie précise les schèmes constitutifs de « l’arrière-plan global » où les intentionnalités humaines prennent leur source dans un lien éco-biologico-appréciatif avec la Terre. La dernière partie, conclusive, posera cette question : Nous poussant un peu plus loin sur la voie de l’anesthésie, l’« I.A. » ne nous invite-t-elle pas paradoxalement à en finir avec le solipsisme techno-symbolique humain dominant consistant à vivre en dehors de toute coénonciation avec le vivant ?
La notion de schèmes
Selon Maurice Merleau-Ponty, le corps tel que chaque humain le perçoit, l’apprécie dans sa relation au monde, – le corps propre – est la matrice de toute perception. Il est ce qui nous relie à l’« espace naturel et primordial » (Merleau-Ponty, 1945, 340 ; 475 ; 251). Comment ? Non pas par addition de stimuli et de qualités, par un pur quale mais sur le mode du sentir qui « au contraire investit la qualité d’une valeur vitale, la saisit d’abord dans sa signification pour nous, pour cette masse pensante qu’est notre corps » (ibid., 64).
D’après le philosophe, « le terme de « monde » n’est pas ici une manière de parler : il veut dire que la vie « mentale » ou culturelle emprunte à la vie naturelle ses structures et que le sujet pensant doit être fondé sur le sujet incarné » (ibid., 225). C’est ce que prouvent d’une certaine façon les travaux de Francisco Varela : nous ne percevons pas le réel de façon désincarnée et passive, la cognition est liée à l’expérience et aux capacités sensori-motrices qui elles-mêmes ont à voir avec la vie biologique et culturelle (Varela, 1993 : 285). Le réel co-évolue au fil des interactions entre les êtres qui le peuplent, « les régularités de l’environnement, loin d’être pré-données, sont enactées [c’est-à-dire en émergence] ou produites à travers une histoire de couplage. » (Varela, 1993 : 333).
Cependant, une telle théorie s’écarte de la dynamique de sens appréciative, imprévisible et créative que nous reconnaissons aux êtres vivants dans leur lien au milieu ; pour Varela, les organismes et l’environnement sont « co-déterminés » (Ibid. : 332). Le lien de cause à effet court-circuite la puissance d’agir des aptitudes appréciatives, coénonciatives entre les êtres vivants. La plupart des neurosciences restent par ailleurs sourdes au travail de Merleau-Ponty. Elles réduisent la perception au fonctionnement électrochimique, au système de neurones et de nerfs. Elles font ainsi totalement impasse sur le processus de sens qui sous-tend, accompagne la perception via laquelle Homo se relie concrètement, activement et existentiellement à son milieu.
Le schème selon Gilbert Durand
Parmi les auteurs qui ont interrogé les structures mentales ancrées en notre corps et organisatrices de la perception, figure Gilbert Durand. Dans L’imagination symbolique, ce dernier explique que les schèmes d’action animent le processus symbolique humain. Se rapportant à des verbes, ils manifestent l’énergie biopsychique tant dans le corps que dans la conscience (Durand, 1989, 91-93). Gilbert Durand décline trois schèmes principaux, auxquels correspondent des substantifs qu’il nomme archétypes : « Ces schèmes, isomorphes avec des archétypes, constituent des schèmes originels que nous appellerons structures » (Durand, 1984, 65). On a ainsi trois ensembles de schèmes (Durand, 1989, 94-95) :
-
distinguer (Séparer – par opposition à Mêler ; Monter – par opposition à Chuter –). À ces schèmes correspondent les archétypes-substantifs tels que la Lumière – par opposition aux Ténèbres ; l’Air – par opposition au Miasme ; l’Arme héroïque – par opposition au Lien ; le Sommet – par opposition au Gouffre –, etc. L’ensemble fonde des structures schizomorphes ou héroïques à dominante posturale ;
-
relier (Mûrir, Progresser ; Revenir ; Recenser). À ces schèmes correspondent les archétypes-substantifs tels que le Feu-flamme ; l’Arbre ; le Germe ; la Lune, l’Androgyne ; .... L’ensemble fonde des structures synthétiques ou dramatiques à dominante copulative ;
-
confondre (Descendre, Posséder ; Pénétrer). À ces schèmes correspondent les archétypes-substantifs tels que le Microcosme ; la Mère ; le Récipient ; la Fleur, le Centre ; la Demeure ; .... L’ensemble fonde des structures mystiques ou antiphrasiques à dominante digestive.
Dans la lignée des travaux de K Goldstein (Goldstein, 1951, 18-24), le philosophe appréhende ces schèmes comme étant à la fois « principes organisateurs », « formes intuitives et dynamismes transformateurs ». Ils « relient le naturel et le social » (Durand, 1984, 61-62). À la différence des structuralistes dont Lévi-Strauss, Gilbert Durand n’appréhende pas la notion de structure en tant que « forme vide », structure élémentaire abstraite. Au contraire, il l’envisage comme étant concrète et chargée d’un poids sémantique, reliée à des figures du monde (ibid., 415).
Si nous partageons pleinement une telle appréhension de la notion de structure, nous restons plus dubitative sur l’objectif d’une telle mythocritique. Ayant pour finalité de classer « l’ensemble des images et des relations d’images qui constitue le capital de pensée d’Homo Sapiens » imaginant (1984, XVI), elle s’ancre dans une vision psychanalytique réductrice du corps considéré exclusivement dans ses dominantes posturale, copulative, digestive (ibid., 55).
Gilbert Durand intègre dans sa classification l’approche « sexuelle et parentale que les psychanalystes donnent le plus souvent aux symboles » (ibid., 56). Il fait alors référence à la notion de schème affectif qu’a développée Jean Piaget (Piaget, 1945) dénommant par-là
les rapports, chers aux psychanalystes, de l’individu et de son milieu humain primordial. C’est en effet comme une sorte d’outil que le père et la mère apparaissent dans l’univers enfantin ayant une tonalité affective propre selon leur fonction psycho-physiologique, mais outils environnés eux-mêmes d’un cortège d’ustensiles secondaires […]. (Durand, 1984, 55-56).
Or, les schèmes n’agissent-ils pas tant comme projection symbolique de l’imagination que comme matrice éco-bio-sémiotique de la perception et de l’imagination ? C’est notre proposition. En tant que puissance fondamentale de la vie humaine, ils ne peuvent s’en tenir aux seules dominantes retenues par Gilbert Durand.
Le schème comme matrice éco-bio-sémiotique
Gaston Bachelard, trente ans quasiment avant la mytho-critique durandienne avait pointé les limites que comporte une telle entrée psychanalytique :
C’est dans la chair, dans les organes que prennent naissance les images matérielles premières. Ces premières images matérielles sont dynamiques, actives ; elles sont liées à des volontés simples […]. La psychanalyse a soulevé bien des révoltes en parlant de la libido enfantine. On comprendrait peut-être mieux l’action de cette libido si on lui redonnait sa forme confuse et générale, si on l’attachait à toutes les fonctions organiques. La libido apparaîtrait alors comme solidaire de tous les désirs, de tous les besoins. Elle serait considérée comme une dynamique de l’appétit […] (Bachelard, 1985, 12).
L’épistémologie bachelardienne ouvre ainsi la libido à quelque chose de vital, de cosmique, reliant l’être humain à l’oikos. Dans cette perspective, le rythme par exemple ne saurait être réduit, comme chez Gilbert Durand, au rythme de la sexualité. Sorte de tension appétitive libidinale, le rythme gagnerait à être considéré comme inhérent à l’ensemble des gestes humains et en premier lieu celui de la respiration. C’est par ce dernier que le monde entre en nous et que nous venons au monde. Il est par ailleurs appréhendé dans la tradition chinoise comme l’énonciation première de la peinture et de la poésie. En effet, le geste graphique consistant à dessiner/peindre se fonde sur la respiration par laquelle le peintre, l’écrivain laissent passer du paysage, « ses lignes de force, comme à travers les artères du monde, le rythme cosmique nous traversant également » (Jullien, 2003, 218).
Le rythme respiratoire n’est pas ici projection du corps dans la nature, du sujet dans l’objet mais il devient « pulsation énergétique », « souffle [qui] circule sans discontinuer à travers les lignes de force du paysage […] comme à travers les circuits énergétiques que décèle l’acupuncteur à l’intérieur du corps humain. » (2003, 203). La peinture et la poésie traditionnelles chinoises ont ainsi mis en exergue le rythme comme force de vie, « tensions énergétiques parcourant les formes et les animant » (ibid., 204). Les dynamiques rythmiques du monde s’énoncent dans et par la respiration. Elles ancrent le sens dans l’interaction entre les tensions phénoménales du monde « nées du souffle-énergie, le qi » (ibid., 218) au lieu de le circonscrire à une transcendance symbolique sans base. Ces dernières « sont porteuses par elles-mêmes de yi, en tant que « sens » - « intentionnalité » » (ibid.) qu’éprouve et apprécie, en amont de toute catégorisation, celui qui énonce par le geste respiratoire que prolonge le geste graphique.
Mais les intentionnalités en tant que souffle-énergie « pur » sont « débarrassées » de matière dans la philosophie traditionnelle chinoise alors que chez Gaston Bachelard, elles s’ancrent sémantiquement et concrètement dans le dynamisme de la matière travaillée ; l’eau, l’air, la terre, le feu. Les intentionnalités organiques qu’il met en valeur œuvrent « en dualité dynamique où matière et élan agissent en sens inverse tout en restant étroitement solidaires » (Bachelard, 1987, 299-300). Les dynamiques organiques telle la chaleur douce structurent la rêverie, oscillant entre des pôles où travaille « l’énorme contradiction de la vie qui à la fois monte et descend, qui s’élance et hésite, qui se transforme et s’endurcit » (ibid., 297).
L’œuvre bachelardienne ne parle pas de « schème » mais de « dualité dynamique » (1987, 299). Ces dernières constituent les forces éco-bio-psychiques qui nous relient à la Terre. C’est en ce sens que nous définissons les schèmes. Cependant, nous appréhendons la Terre en tant qu’oïkos, et donc pas dans la réduction aristotélicienne que Bachelard sollicite avec les éléments matériels du feu, de l’eau, de l’air et de la terre. Selon nous, les schèmes constituent les intentionnalités propres à l’arrière-plan global de la perception ; ils ne sont pas réservés à la rêverie ou à l’imagination. Au lieu d’opposer perception et imagination, ils travaillent l’une et l’autre, ils intègrent la deuxième à la première et réciproquement, dans la mesure où être présent aux choses va de pair avec la capacité à s’en abstraire et à y revenir par un travail de mémoire tout autant que de rêverie. Ainsi que le dit Merleau-Ponty, « une chose n’est donc pas effectivement donnée dans la perception, elle est reprise intérieurement par nous, reconstituée et vécue par nous en tant qu’elle est liée à un monde dont nous portons avec nous les structures fondamentales […] » (Merleau-Ponty, 1945, 377).
Enfin, Gaston Bachelard s’est donné pour objectif la description des sens symboliques des formes/forces matérielles, ce qui est en contradiction épistémologique avec notre approche éco-sémiotique. En effet, nous ne prétendrons pas dire le sens des schèmes universels car il se vit dans l’expérience perceptive plutôt qu’il ne se décrète par un tiers. Nous souhaitons proposer des hypothèses sur la manière éco-bio-sémiotique dont les schèmes nous relient à l’oïkos. En quoi fondent-ils les tensions appréciatives à partir desquelles, en interrelation avec l’arrière-plan local émergent les univers de valeurs ?
- Note de bas de page 5 :
-
Greimas a conçu, dans le cadre du carré sémiotique, la notion d’axe sémantique fondamentale comme modèle d’articulation entre catégories sémantiques contraires, complémentaires ; subcontraires, sub-complémentaires. La relation indéterminée des axes sémantiques de base (par exemple Eau/air/terre/feu), est axiologisée par les mises en discours. (Greimas, 1993, 262-263).
Nous appréhendons ces schèmes en tant qu’ancrages sémantiques dans le corps propre, c’est-à-dire dans le corps biologique vécu dans l’expérience commune à tous les humains. Ils donnent lieu à des tensions appréciatives que modulent les sensibilités individuelles - esthèsis – et les sensibilités collectives - esthésies - (Pignier, 2017, 169-170). Ils constituent des axes sémantiques fondamentaux non pas abstraits comme les envisageait A.J. Greimas5 mais très concrets en ce qu’ils habitent notre chair tout en habitant nos langues. Ces forces de vie duales sont des axes constitués de pôles en tension. Elles s’apprécient et se déploient dans la relation créative et imprévisible que les communautés humaines et les individus entretiennent avec leur milieu. Si les catégories sémantiques greimassiennes supposent que la parole est conceptuelle, les axes sémantiques de base tels que nous les appréhendons rappellent que « la parole ou les mots portent une première couche de signification qui leur est adhérente et qui donne la pensée comme style, comme valeur affective, comme mimique existentielle, plutôt que comme énoncé conceptuel. Nous découvrons ici sous la signification des paroles une signification existentielle, qui n’est pas seulement traduite par elles, mais qui les habite et en est inséparable. » (Merleau-Ponty, 1945, 212).
Les modalités symboliques, permettant aux êtres humains de percevoir l’absent telles que les images, les énoncés linguistiques, sonores sont des gestes qui manifestent des manières d’être au monde, des esthésies/esthésis, des manières d’être traversé par les choses avant même de catégoriser. L’énonciation manifeste ainsi des intentionnalités au sens de tensions appréciatives. Merleau-Ponty pointe cette réalité : « la parole est un véritable geste et elle contient son geste comme le geste contient le sien. C’est ce qui rend possible la communication. » (1945, 241).
Les schèmes sont par conséquent des forces de vie duales et sémantiques au sens étymologique du grec « sémantikos » : « qui signifie, indique, fait connaître ». Ils nous habitent, nous traversent et fondent à ce titre toute création symbolique c’est-à-dire permettant de se représenter l’absent. Le « sumbolon » grec n’était-il pas cet objet coupé en deux à dessein et dont deux hôtes conservaient une partie qu’ils transmettaient à leurs enfants ? On rapprochait les deux moitiés le temps venu pour faire la preuve que les relations d’hospitalité avaient été contractées. Mais en attendant ce moment de réunification, chaque partie, en creux, par son incomplétude, donnait une forme de présence à l’absent comme un signe peut donner une forme de présence à une chose du monde, renvoyant d’une certaine façon à un référent.
En quoi les schèmes nous-relient-ils à l’oikos?
L’axe sémantique de base vie/mort
Le schème ou axe sémantique de base vie/mort participe activement à l’émergence de la culture. Les innombrables manifestations symboliques de la vie et de la mort rendent présentes les tensions appréciatives avec lesquelles les êtres humains accueillent ce schème, le perçoivent. Jean-Michel Besnier, répondant au posthumaniste Laurent Alexandre précise :
On oublie que c’est à la mort que nous devons toutes les manifestations de la vie symbolique qui font la culture (quelles œuvres d’art – peintures, musiques, littératures … si la mort n’existait plus ?) et la vie collective (quels besoins d’être ensemble si nous devenions auto-suffisants en tant qu’êtres immortels ?).
[…] Il n’y a de désir que parce qu’il y a le temps qui l’exacerbe (Besnier, 2016, 68).
La dynamique vie/mort habite notre corps, elle nous relie à la terre/Terre : pas de vie ni sur Terre ni dans la terre, sans mort, sans décomposition organique. Et c’est ce processus qu’énonce le peintre chinois : « le peintre est celui qui « trace » - écrit du vivant, c’est un « zô-graphe ». Mais non pas un biographe : il dégage le caractère d’être (phénoménalement) en vie – zôé – de tout existant, au lieu d’engager la seule vie humaine, isolément (en tant que bios) vers une promotion du sens […] Son tableau, corrélativement, est un zôgraphème, un graphique de vie. (Jullien, 2003, 345-346).
La peinture, la musique, la littérature manifestent, célèbrent le travail de la vie sur fond de mort et vice-versa dans des appréciations diverses où celle-ci renvoie toujours à celle-là et réciproquement.
Le schème nature/culture
L’axe sémantique nature/culture concerne-t-il tous les êtres humains ? Ainsi que nous l’avons précisé dans Le Design et le Vivant. Cultures, agricultures et milieux paysagers, ce schème nécessite de ne pas être confondu avec les catégories sémantiques occidentales modernes nature/culture (Pignier, 2017, 52-57). La catégorie de nature en tant qu’objet à dominer, à maîtriser par les humains est en effet une invention bien occidentale aujourd’hui définie en tant que » capital environnemental », « ressources » à gérer. Le marché des biotechnologies consistant à designer le vivant, à programmer la « nature » grâce à la modélisation numérique relève lui aussi de cette catégorie sémantique qui veut s’imposer comme universelle mais qui ne l’est pas pour autant.
En revanche, les pôles schémiques nature et culture, dans leur dualité tensive ne sont pas liés à une idéologie : Homo est travaillé par ce qui le relie biologiquement à l’oikos, la Terre-accueil de la vie tout autant que par ce qui le dépasse dans le cours de la Terre, de l’univers. L’oikos habite Homo dans une intimité/altérité qui motivent des prolongements techno-symboliques, culturels. Le pôle nature désigne l’oikos, la Terre et ses phénomènes dont les saisons ainsi que tout ce qu’elle contient de vie dont Homo. Le terme « phusis » chez les pré-socratiques par exemple désigne « la nature en tant qu’elle se réalise ; l’accomplissement d’un devenir ». En latin, « natura » vient de nasci, « naître » comme en grec « phusis » est dérivé de « phuein » ; « faire pousser » (forme active), « croître, pousser » (formes intransitives). « Phuein » appartient à la racine indo-européenne « °bhū » qui signifie « pousser, croître, développer ». Ce sens concret d’origine est aussi présent en arménien avec « busamin » « je pousse » mais aussi en indo-iranien avec le sanskrit « bhūmi » qui signifie « terre, sol » (Rey, 2016, 1719).
- Note de bas de page 6 :
-
Nous remercions Augustin Berque pour les échanges que nous avons eus quant à l’origine de la notion de nature en chinois et en japonais, échanges qui nous ont amenée à explorer cette voie étymologique.
La phusis, en tant que force de vie, dynamique, tension par variation continue est-elle une invention indo-européenne ? Pas du tout. En Chine, à peu près à la même époque que la période pré-socratique, a émergé le terme « ziran »6 relevant de la veine taoïste. Il désigne le cours naturel des choses, le fait d’« être ainsi par soi-même ». La nature en tant que dynamique tensive, variation s’exprime encore dans le caractère « tian » plutôt issu de la veine confusianiste. Ce dernier indique le jour et sert à composer les mots signifiant les saisons, le temps qu’il fait, le ciel, les éléments naturels liés au champ sémantique de l’univers tels les corps célestes, l’astronomie (Pignier, 2017, 53-54).
Comprise en tant que tension duale et complémentaire avec l’oikos, la culture ne peut se réduire à « l’ombre portée sur la nature, notamment à travers les transformations que la technique y induit » (Descola, 2011, 103). Pôle schémique de l’axe nature/culture, la culture désigne le rapport à la Terre, au lieu où l’on vit, l’attention qu’on lui porte. Le mot « culture » dans notre langue vient du latin colere qui signifie « habiter », « cultiver ». La racine indo-européenne de « cultura », « kwel », désigne le fait de « s’occuper de », d’où à la fois « habiter », « mettre en valeur », « honorer comme sacré » d’où les deux sens complémentaires de « cultiver » et de « rendre un culte » (Rey, 2016, 616).
Pôle schémique, la culture ne s’oppose pas à la nature ; bien au contraire, elle note le lien attentionnel, le soin porté à la terre où l’on habite, où l’on passe, où l’on chasse, où l’on se nourrit mais aussi à la Terre qui nous habite et que nous reconnaissons en lui faisant honneur. Le pôle culture désigne le fait que travailler la terre, la fouler tout comme vivre sur Terre sont des réalités concrètes, existentielles. Elles engagent les êtres humains dans une relation reconnaissant ce qui dans l’oikos porte plus loin que le maîtrisable, ce qui déborde de la Terre et nous enseigne. On honore la terre en cultivant ou en chassant, en cueillant, on cultive la terre en l’honorant dans son lien à l’oikos.
Ainsi, le schème nature/culture habite les humains, quelles que soient les appréciations, transformations axiologiques car il fait de nous, dans notre chair, des êtres éco-techno-symboliques. Nous appartenons à l’oikos, altérité qui nous dépasse tout en nous habitant par ses puissances tensives telles les saisons, les variations cosmiques. Les pôles nature/culture ne sont pas assimilables l’un à l’autre ; cependant que la Terre nous déborde, nous habite, nous la pensons, nous la rêvons en nous déportant par nos aptitudes synesthésiques et techno-symboliques. Via ces dernières, nous reprenons, créons, prolongeons les expériences de l’ici/maintenant dans une liberté relative qui rend présents des ailleurs/autres temps.
Ce schème ainsi appréhendé constitue la réalité concrète de l’existence humaine. Le biologiste Derek Denton ne précise-t-il pas que les arts sont nés de ces sentiments d’exaltation, crainte vécus dans l’interrelation avec les animaux et les plantes ? « Mais l’influx sensoriel en provenance de la nature donna à la conscience un caractère particulier, un élément esthétique […]. L’art exprimait la joie ressentie devant la nature des millénaires avant l’apparition du monde de la technologie » (Derek Denton, 1995, 153-155). Cette thèse est confirmée par le bioacousticien Bernie Krause :
- Note de bas de page 7 :
-
Par le terme de « biophonie », Bernie Krause désigne les sons du vivant animal, végétal. Par « géophonie », il désigne les sons de l’eau, du vent, de la terre. L’« anthropophonie » comprend les sons produits par les humains.
- Note de bas de page 8 :
-
Bernie Krause a pu observer que dans des lieux non détruits par des modes de vie humains impactants, chaque espèce animale ne prend pas « la parole » de façon arbitraire mais en tenant compte de toutes les autres espèces selon le moment de la journée, la saison, le temps qu’il fait. Cette manière de créer ainsi de façon collective une biophonie cohésive, il la nomme « le grand orchestre animal ».
Nous ne pourrons jamais entendre la musique des premiers hommes mais la géophonie7 au même titre que la biophonie a été la première source d’inspiration musicale. […] Les textures sonores, les rythmes complexes, les consonances et dissonances [ont découlé] des biophonies locales et [ont subi] leur influence (2013, 146).
Mais comment sommes-nous entrés dans l’orchestre ? Le processus interactif par lequel chaque voix animale trouvait une fréquence ou une plage horaire disponible8 n’a certainement pas échappé à l’esprit méthodique de nos ancêtres.
Il a dû servir de modèle à partir duquel arranger nos propres sons formés par notre voix, et nos propres instruments de musique. (ibid., 141).
Et c’est sans doute également dans ce triple mouvement d’imprégnation-contemplation-composition qu’ont pu émerger les premières langues orales, par imitation, prolongement des sonorités du milieu.
Nous avons expliqué par ailleurs en quoi la disqualification du schème nature/culture confondu avec les catégories modernes de nature et de culture était créatrice d’impensé (Pignier, 2017, 49-57). En effet, cela revient non seulement à nier le fait que l’oikos, tout en accueillant l’humain, lui échappe par son imprévisibilité créatrice, par son altérité. Cela revient également à ignorer la différence esthésique, éthique entre des gestes humains qui designent les choses par ajustement avec le vivant et d’autres qui designent les choses par programmation du vivant (Pignier, 2017, 54-57).
C’est à cet effacement, effondrement des différences que parvient Philippe Descola quand il met sur le même plan le geste artisanal par lequel par exemple le vannier fabrique son panier en osier et le geste des biotechnologues par lequel des organismes sont génétiquement modifiés (Descola, 2011, 104). Il oublie que dans le cas de l’artisan, le geste relève bien d’une culture, non pas en tant que catégorie sémantique moderne qui s’oppose à la « nature » mais en tant que schème ; il s’agit de la culture qui travaille l’oikos en l’honorant, qui travaille avec le vivant en tant que partenaire. L’objet advient dans un ajustement créatif entre les partenaires artisan/végétal. Le design de l’objet ne sépare pas conception/fabrication mais c’est par la mise à l’épreuve réciproque des deux partenaires, dans une sorte d’orchestration vivante que le panier prend forme.
À l’inverse, dans le cas des OGM et des biotechnologies, il s’agit de modéliser le vivant, de le programmer, non pas de faire avec lui en honorant/respectant son altérité en même temps que sa provenance commune. Designer le vivant consiste en un geste directif ; ordonner/réordonner le principe vital des êtres végétaux, animaux alors appréhendés en tant qu’objets fonctionnels. La manipulation des embryons via l’« I.A. » ne se fonde-t-elle pas sur une promesse d’eugénisme consistant à faire du vivant un objet personnalisé selon le désir individualiste ? En ce cas, les êtres vivants, y compris les êtres humains, ne sont plus les partenaires avec lesquels Homo coénonce mais ils valent comme système que l’on peut s’approprier et dont on peut diriger, dessiner, écrire le cours à l’avance.
N’est-ce-pas un mouvement d’anesthésie, d’abstraction consistant à ne plus sentir ce jeu tensif entre altérité/appartenance de l’humain et de l’oikos qui a conduit à considérer que tout geste se vaut et revient du pareil au même ? Le schème nature/culture rappelle que les cultures ou esthésies, sensibilités collectives existent non pas comme des entités techno-symboliques coupées de l’oikos mais comme des entités éco-techno-symboliques.
C’est en effet dans une interrelation concrète, située entre les communautés humaines et la Terre que des récits, des chants, des danses, des outils, des manières de faire, de dire ont émergé et ont permis aux humains de travailler la Terre, de l’habiter, d’en être habités. Y compris en France au XXème siècle où les inventions culturelles paysannes rendaient hommage à la Terre-mère dans un lien éco-techno-symbolique au lieu de vie. En témoignent les écrits de Marcelle Delpastre, ethnographe limousine (Delpastre, 1999). Ses analyses de l’esthésie paysanne en Limousin l’amènent à mettre en écho, à travers la figure de la Terre-Mère, le schème nature/culture et les schèmes haut/bas, féminin/masculin que nous allons préciser désormais.
Le schème féminin/masculin
Biologiquement, physiologiquement, Homo est un être sexué et bipède. Cette réalité le travaille sémiotiquement parlant : le féminin associé de façon universelle à la terre, à la lune et au bas, le masculin au soleil et au haut (Delpastre, 1999, 29). Ce ne sont pas là des catégories abstraites ; les pôles tensifs féminin/masculin n’opposent pas la femme et l’homme mais ils les travaillent en tant qu’êtres vivants habités par le souffle-énergie, dynamique duale animant chaque être humain. Homo n’est pas clos sur son être sexué biologique mais il est relié à la terre/Terre, au soleil, au cosmos, dans une régulation interne, son énergie vitale consistant en une « pulsation énergétique » qui circule également « sans discontinuer à travers les lignes de force du paysage » (Jullien, 2003, 202).
C’est le yang et le yin chez les chinois ou encore l’animus et l’anima mis en valeur par Carl Gustav Jung dont les travaux ont inspiré Gaston Bachelard (Bachelard, 1986, 53-60). Le schème féminin/ masculin travaille les êtres humains, par une dynamique énergétique duale, contradictoire et solidaire. Nous émergeons/existons en nous percevant habités par la terre/Terre et le soleil dans notre chair, dans notre corps, microcosme qui foule en bas le sol, la terre, tout en dressant son regard vers le haut, les étoiles, le macrocosme.
Le schème haut/bas
L’anthroposophe Rudolf Steiner explique dans Le cours aux agriculteurs que la dynamique haut/bas agit en nous comme dans le macrocosme non directement mais par reflet, absorption, transformation (Steiner, 1924, 59).
Rudolf Steiner précise :
Toujours, ce qui, du cosmos, est capté en bas [attiré par la silice présente dans le sol] doit pouvoir fluer vers le haut. Et afin que ce flux puisse monter, il y a dans le sol ce qui est argileux. Tout ce qui est argileux est en réalité le moyen de véhiculer les actions des entités cosmiques dans le sol du bas vers le haut […] Mais maintenant, ce n’est pas seulement ce courant ascendant du cosmique qui doit être présent, il faut aussi – et j’appellerai cet autre courant le courant terrestre – il faut aussi ce qui dans le ventre est encore pour ainsi dire soumis à une sorte de digestion extérieure – car tout ce qui, à travers l’été et l’hiver, se passe dans l’air au-dessus du sol est aussi, en ce qui concerne la croissance des plantes, tout à fait une sorte de digestion – que tout ce qui se produit de cette manière par une sorte de digestion soit à son tour tiré à l’intérieur du sol, de sorte qu’effectivement une interaction se produit. (ibid., 61).
L’anthroposophie, montrant en quoi le schème haut/bas relie notre corps au macrocosme fait écho à la phénoménologie de la perception. Que dit Merleau-Ponty à ce propos ? :
Notre corps n’est pas d’abord dans l’espace, il est à l’espace. […] La spatialité du corps est le déploiement de son être de corps, la manière dont il se réalise comme corps. (Merleau-Ponty, 1945, 173-174).
Il ne s’agit évidemment pas ici de l’espace des physiciens, notion abstraite de tout élan vital et de toute matière, réduite à des coordonnées. L’espace phénoménologique désigne un espace qualitatif auquel nous sommes reliés par les processus de perception qui engagent dans un même élan le corps, la chair et la pensée.
Si la voie aristotélicienne a donné la préséance à la matière, si la voie de la Chine a donné la préséance au flux dynamique entre le haut et le bas, entre montagne et eaux (Jullien, 2003, 184-185), des scientifiques ont précisé le lien contradictoire et solidaire entre l’une et l’autre. C’est le cas de Rudolf Steiner mais aussi de Gaston Bachelard quand il parle du caractère organique et dynamique de la matière avec laquelle nous interagissons en anima/animus comme le font les forces cosmiques (Bachelard, 1985, 3). Ils nous invitent à comprendre l’être humain comme être vivant travaillé, doté, d’un cours propre relatif à celui de la terre/Terre, un cours propre en lien éco-biologico-symbolico-appréciatif avec la Terre, ce que le biologiste et naturaliste Kinji Imanishi nomme subjectité par distinction avec la subjectivité cartésienne.
La notion de subjectité désigne le fait que chaque être et chaque espèce évoluent selon un cours propre dans une interrelation au lieu, au milieu et sans finalisme. Ce cours propre n’a rien d’une autonomie, d’un hasard, d’un dessein transcendantal, d’un déterminisme. Il s’ouvre aux opportunités, aux appréciations par contingence, – du latin « cum tingere » – « tenir ensemble » (Imanishi, 2015, 186). La subjectité ne désigne pas un sujet autonome, un Moi-sujet transcendantal mais plutôt un actant ambiant, tissé dans/avec son milieu dans une relation de réciprocité. La notion d’ambiance proposée par Augustin Berque pour traduire en français la proposition de Kinji Imanishi (ibid., 171-172) note alors une capacité à être soi en existant dans son milieu, elle met en valeur le tissage, l’interrelation entre les êtres, les éléments, les singularités morphologiques, climatiques, géographiques qui peuplent et façonnent un milieu au fil du temps. Elle nous amène à un autre schème ; celui du local et du global.
Le schème local/global
La perception humaine s’ancre dans nos relations au monde situées, concrètes ; elle a lieu quelque part à quelque occasion. Elle s’énonce également de façon située et concrète ; le toucher corporel lié au mouvement graphique de l’écriture ou du dessin, lié au mouvement du corps dans la marche, la danse ou le travail artisanal par exemple. Elle s’énonce également dans l’engagement corporel et esthésique, sensible de la parole qui consiste à manifester les expériences des choses en les faisant ré-émerger.
En même temps que la perception s’ancre dans un ici-maintenant qui nous situe quelque part dans l’oikos, elle nous ouvre à un prolongement techno-symbolique. En effet, le dessin, la parole, le chant, la danse, la musique et toutes les modalités expressives possibles nous permettent de donner en partage nos appréciations de nos relations aux choses. La circulation sociale des énoncés par des modalités symboliques telles que les arts, la parole, l’écriture se fait via des supports, techniques, dispositifs. Et les esthésies, manières d’être au monde, configurations sensibles partagées par des communautés traversent ainsi les lieux et les temps. Elles nous habitent et nous arrivent dans la coénonciation, au détour d’une lecture, d’un spectacle, d’une étude, ou de toute pratique. C’est ainsi que la perception d’autrui, énoncée, manifestée via des processus éco-techno-symboliques où se logent des esthésies nous arrive d’ailleurs et d’autre temps, y compris fictifs, dialoguant avec nos appréciations des choses. En ce sens, le local de la perception et de l’esthèsis, manière d’être au monde individuel, se déporte dans le global par l’énonciation et réciproquement, le global dans la coénonciation dialogue avec le local. C’est dans cette tension contradictoire et solidaire que nous percevons les choses, que nous énonçons nos relations aux choses et ce faisant que nous travaillons, façonnons nos lieux de vie et y existons.
Ainsi par exemple, partout sur Terre, les communautés paysannes ont travaillé, travaillent la terre localement avec cette portée éco-techno-symbolique ; elles sarclent, bêchent d’une certaine façon, en chantant, en contant et elles renouvellent les chants, contes, danses en sarclant et bêchant. Les chants et contes se déportent dans le temps et les lieux mais évoluent par une réénonciation située toujours concrètement, localement ; ils participent au travail de la terre comme de la perception. Réciproquement, à l’épreuve de la terre, des gestes et des outils, de l’ambiance locale, ils évoluent par variation, renouvellent leur portée grâce à la puissance de la parole vive qui vient « d’ici », dans le faire et le dire puis se déporte ailleurs.
Ce schème nous lie à l’oikos ; chaque lieu sur la Terre, chaque matériau de la Terre, en sa localité contient la Terre en sa globalité. De la même manière, chaque être humain en son corps, en sa chair situés localement contient des bactéries, de l’eau bue avant lui par des milliers d’êtres vivants et résultant d’une dynamique globale entre la terre, l’air, le soleil, les sels minéraux. Ces derniers même, absorbés « ici », localement proviennent d’interactions concrètes, contingentes entre l’oikos et l’univers. Les énonciations paysannes parmi d’autres honorent cette tension, non catégorielle mais présentielle entre les pôles local/global. Un tel processus éco-techno-symbolique fonde la relation/perception de tel lieu, de tel matériau – pierre, bois, … comme quelque chose qui porte plus loin dans les âges, le temps et le symbolisme.
Le pôle « global » n’a alors rien à voir avec la catégorie sémantique de la globalisation ou de la mondialisation. Ces dernières au contraire se fondent sur des échanges sans mesure avec les liens éco-techno-symboliques que les communautés entretiennent avec leurs lieux de vie. En effet, la mondialisation, la globalisation ordonnent d’appliquer à grande échelle des pratiques, techniques, langues standardisées. En ce sens, elles travaillent la terre en hiérarchisant les choses ; le « local », réduit à une catégorie, doit nourrir le marché financier « global ».
Les mouvements nationalistes font eux aussi fi de la tension solidaire et contradictoire entre les pôles réduits à des catégories opposées et idéologiquement hiérarchisées. Le « local » est amené à proscrire le « global », figeant ainsi les esthésies en traditionalisme. La coénonciation avec ce qui vient d’ailleurs est bannie. Le pôle « global » ne signifie pas non plus le « village global » de Mac Luhan car sa tension avec le « local » ne peut se faire d’esprit à esprit, dans un partage idéel, grâce à un réseau « dématérialisé » comme se plaisent à le croire les cybernéticiens (Pignier, 2018b, 64-66). Le « village global » de la cybernétique se réduit à un village techno-symbolique coupé de l’oikos.
C’est au contraire à l’épreuve de la terre, des mots, des matériaux, des textures, des êtres vivants que les pôles « local », « global » travaillent ensemble nos perceptions. La situation locale des êtres vivants, humains, êtres végétaux, animaux, se relie à la Terre, aux étoiles, au cosmos biologiquement et, chez les êtres humains, par la perception. Ne pouvant se river à lui-même, notre ancrage local nous ouvre vers un global, mais aussi vers un dehors, la Terre procédant d’une altérité de laquelle nous émanons mais qui nous dépasse.
Le schème dedans/dehors
Notre corps évolue entre un dedans délimité par la peau et un dehors que constitue notre milieu local mais aussi global, celui de la Terre et de l’univers. Cette tension dedans/dehors joue dans la complexité et la nuance, il ne s’agit pas de catégories sémantiques opposées. En effet, le « dedans » de notre corps reste tout relatif car émergeant/contenant des éléments de la Terre ; les bactéries, l’eau, les sels minéraux, le fer, … Ce dedans ne va pas sans dehors et réciproquement, vitalement. La peau, les sens assurent cet échange en filtrant, c’est-à-dire en retenant et laissant passer. Ce passage, cet échange continu entre le dedans et le dehors est avant tout synesthésique ; il orchestre les sensations sensori-motrices telles les crispations, détentes, oppressions, lourdeurs, ascensions, chutes, les sensations olfactives, visuelles, tactiles, auditives. La synesthésie, processus perceptif qui met en correspondance les sens – le rythme et le mouvement, le rythme et la vue, l’ouïe et la sensori-motricité, etc. – est d’ailleurs considérée par Merleau-Ponty comme fondamentale à notre existence :
La perception synesthésique est la règle, et si nous ne nous en apercevons pas, c’est parce que le savoir scientifique déplace l’expérience et que nous avons désappris de voir, d’entendre en général, de sentir, pour déduire de notre organisation corporelle et du monde tel que le conçoit le physicien ce que nous devons voir, entendre et sentir […]. Les sens communiquent entre eux en s’ouvrant à la structure de la chose. On voit la rigidité et la fragilité d’un verre et, quand il se brise avec un son cristallin, ce son est porté par le verre visible. […] La forme des objets n’en est pas le contour géométrique : elle a un certain rapport avec leur nature propre et parle à tous nos sens en même temps qu’à la vue. La forme d’un pli dans un tissu de lin ou de coton nous fait voir la souplesse ou la sécheresse de la fibre, la froideur ou la tiédeur du tissu. […] J’entends la dureté et l’inégalité des pavés dans le bruit d’une voiture et l’on parle avec raison d’un bruit « mou », « terne » ou « sec ». […] Enfin, si je courbe, les yeux fermés, une tige d’acier et une branche de tilleul, je perçois entre mes deux mains la texture la plus secrète du métal et du bois. (1945, 265-266).
La synesthésie, assurant l’échange réciproque entre le dehors et le dedans fonde nos perceptions. Plus encore, elle habite nos énonciations, elle en constitue la parole vive, que nous énoncions par des gestes, des dessins, des textes écrits, ... Elle nous invite à ne pas faire l’amalgame entre le schème dehors/dedans et la catégorie moderne de l’intériorité du sujet cartésien, fort d’une intériorité pensante – le cogito –, coupée du dehors et qui lui est supérieure. Le schème dehors/dedans au contraire, via la synesthésie, nous rend présentes les choses dans la concrétude de notre chair. Il agit de concert avec d’autres schèmes et notamment, celui de l’ouverture/fermeture.
Le schème ouverture/fermeture
Nos organes sensoriels nous ouvrent vers un dehors mais nous pouvons nous mettre en retrait en fermant les yeux, la bouche, en bouchant nos oreilles, … Sur ce jeu dual, dynamique entre les mouvements d’ouverture et d’élan, fermeture et retrait, se bâtissent, chez les animaux les terriers, les nids, et chez les humains les cabanes, les maisons. Les habitats, jouant sur des architectures entre le haut et le bas, le dehors et le dedans, l’ouverture et la fermeture, se fondent sur une poétique de l’espace dont Gaston Bachelard a démontré la portée cosmique, le lien entre les rêveries souterraines et les envols. Microcosme, l’habitat se lie au macrocosme avec ses caves, ses greniers, ses escaliers, ses toits, … (Bachelard, 1989 [1957]).
Cette poétique de l’espace qui relie les êtres humains à l’oikos, au cosmos selon des esthésies diverses ne s’est-elle pourtant pas délitée avec l’architecture moderne ? C’est la thèse d’Augustin Berque :
Or, la modernité, par ce déchirement de notre être que fut le dualisme, a défait la cosmicité de nos villes, et ce faisant les a écartelées. […] En effet, la modernité s’est évertuée à soumettre les formes de la ville à des exigences issues des sciences de la nature, telles qu’a pu les symboliser, dans le discours d’un Le Corbusier, la trinité de la lumière, de l’air et de la verdure. Étant référée à la mesurabilité physique, cette trilogie ne pouvait que disjoindre des organismes dont le sens, au cours des âges précédents, s’abreuvait au contraire de l’incommensurabilité des symboles […] de la concitoyenneté, que la ville faisait aller ensemble : fin de l’alignement et fin de la continuité du bâti, donc fin de la rue ; fin de l’harmonie des hauteurs et fin des gabarits, donc fin des toits de la ville ; fin de la modulation concertée des façades et fin de la parenté des matériaux, donc fin de l’ambiance communautaire, et pour tout dire, fin de la condition terrestre : grâce au verre et à la structure portante, nous voici planant dans l’Air et la Lumière. (Berque, 2010 [1987], 367-370).
Les fondements schémiques de l’espace habitable, habité se réduisent alors à des oppositions catégorielles hiérarchiquement mises en œuvre : le haut est privilégié par rapport au bas, l’air et la lumière par rapport à la terre. C’est en ce sens le début du hors-sol qui s’accompagne d’une ouverture visuelle privilégiée sur le dehors ; les grandes baies laissant le regard à la fois à distance du monde tout en amenant le monde à portée de vue. Selon Augustin Berque, le postmodernisme a franchi un pas de plus vers le hors-sol en s’affranchissant des bases historiques, géographiques, sociales mais cosmologiques aussi (2010, 370-371). Place en effet aux lotissements où l’espace collectif se réduit en séries d’espaces individuels aux architectures standardisées, sans relations ancrées avec les spécificités du lieu.
Pour le mésologue, géographe, cet « espace acosmique » suit la logique de la « substance individuée » du topos aristotélicien. Il s’agit d’un « lieu exactement défini par le contour de la chose qui l’occupe et qui ne doit pas le dépasser […] » (Berque, 2016 [2010], 303). Le topos aristotélicien se distingue de la chôra chez Platon, « un milieu indéfini, qui contient les choses mais en participe aussi : elle est, paradoxalement, à la fois leur empreinte et leur matrice. » (id.).
Les habitats postmodernes dont les constructions perdurent encore aujourd’hui, – des séries de pavillons standards émergeant dans l’indifférence des lieux – se coupent de la terre, de ses matériaux mais aussi de l’espace collectif et de ses esthésies, ses gestes architecturaux, artisanaux pour n’entrevoir que les besoins ou attentes individuels, ceux du topos qui peut habiter ici ou ailleurs, sans se sentir habité par le lieu. Selon l’architecte Christian Norberg-Schulz, le terme « espace », venant d’une abstraction géométrique des lieux, désigne cette fermeture ; il « systématise les rapports, […] réduit le fait d’habiter au fonctionnel. Il distingue alors « l’espace » du « lieu », terme désignant le rapport concret et existentiel à l’endroit où l’on vit. La fermeture existentielle de l’individu dans son topos, fermeture au lieu, au collectif, conduit à une perte de sens pour chacun comme pour tous :
Lorsque le milieu est porteur de sens, on se sent « chez soi » [car] l’homme est une partie intégrale du milieu et […] le fait de l’oublier amène à la destruction et à l’aliénation dudit milieu. (Norberg-Schulz, 1997, 23).
Le lieu ainsi défini est un microcosme en tension avec le macrocosme ; il relie l’individu au collectif tant localement qu’à l’échelle des êtres humains et non-humains vivant sur Terre. Or, que devient le lieu dans les villes gérées par l’« I.A. » ? Il vit une double fermeture du sens. Après avoir été réduit en espaces fonctionnels dans les architectures modernes et post-modernes, il est réduit en données dont la gestion obéit au principe du traçage, du comptage.
Le schème individu/collectif
Les pôles individu/collectif s’ancrent charnellement. En tant qu’entité vivante, l’individu ne peut être divisé sans mourir, il a son entité immunitaire clairement délimitée, singulière, différente des autres, il se caractérise par un génome spécifique ainsi que par sa faculté à s’éprouver dans une tension entre un soi et un non-soi. L’individu humain partage ces spécificités avec les animaux (Hallé, 1999, 116-118).
Dans le même temps, l’individu n’existe qu’en interaction avec autrui ; un groupe, une communauté mais aussi avec les êtres végétaux, animaux, dans des lieux concrets, spécifiques. Il n’existe que dans la chaîne existentielle et biologique de ceux qui l’ont précédé. Ainsi, des sédiments d’une gravure de plus de 39000 ans trouvée à Gibraltar ont permis de prouver l’existence d’une pensée symbolique élaborée chez les Néandertaliens dont nous héritons aujourd’hui, individuellement et collectivement. 1 à 3 % d’ADN de Néandertal est présent dans une grande partie de l’humanité (Ameisen, 2014, 145). Mais « si l’on met bout à bout ces 1 à 3 % d’ADN de Néandertal que différentes personnes portent en elles aujourd’hui, l’ensemble de ces fragments permet de reconstituer de 20 à 40 % de l’ADN de Néandertal. Aucun de nous n’en porte plus qu’un tout petit fragment, une toute petite empreinte. Mais ces fragments, ces empreintes, sont différents d’une personne à une autre. Ce qui fait notre singularité, ce qui nous distingue les uns des autres, c’est aussi, en partie, la petite part d’ADN de Néandertal dont nous avons hérité. « Et collectivement, dans la population humaine dans son ensemble, sous une forme mosaïque, c’est entre un cinquième et près de la moitié de l’ADN de nos cousins et ancêtres disparus qui survit et continue à se propager aujourd’hui. » (ibid., 146-147).
Ces réalités biologiques ne peuvent pas se comprendre sans leur portée existentielle : le « je » n’existe que grand d’un « nous » dont notre chair se souvient au-delà et en-deçà de notre vie « individuelle ». Cette mémoire travaille l’individu et sa mémoire consciente :
Nous sommes les parents des oiseaux, des arbres, des papillons et des fleurs. Et pour comprendre l’extraordinaire diversité des êtres vivants qui nous entourent, et la place que nous occupons dans cette immense diversité, il nous faut plonger dans un lointain passé disparu, le reconstituer, le faire ré-émerger, le réinventer. (Ameisen, 2012, 170).
L’individu, en tant que pôle du schème Individu/collectif, n’est donc ni l’individu du siècle des Lumières, en quête d’indépendance, d’idéal, ni l’individualiste qui évolue aux dépens du collectif. Il existe relativement au collectif, à l’oïkos, non pas de façon déterministe mais de façon appréciative. Et la réduction de ces pôles en catégories logiques fait prévaloir l’un au détriment de l’autre ou inversement. C’est le cas des régimes totalitaires soumettant l’individu à un collectif qui n’a rien du sens commun. C’est également le cas de l’individualisme conduisant chacun à faire selon ses pulsions du moment, sans concrescence ni contingence avec son milieu.
Le design de nos vies fondé sur l’« I.A. » met en tension les individus et les espaces collectifs mais de quelles façons ? Dans les smartcities, le collectif s’appréhende en somme de données individuelles comportementales captées, l’individu s’appréhende comme devant être tracé pour la bonne gestion des flux collectifs. Mais l’individu peut-il se sentir relié existentiellement aux autres et à la Terre quand, tracé dans ses gestes et propos, il n’a plus le choix de révéler ou de garder secret, de dire ou de taire ? Au nom de l’efficacité énergétique, sanitaire, sécuritaire, pragmatique … sommes-nous prêts à exclure le libre arbitre des gens dans la cité ? Ne peut-on pas au contraire designer des ensembles techno-symboliques à partir d’une visée éthique qui fait participer fondamentalement le libre arbitre, l’agissement en conscience, l’empathie ? Loin de mettre en tension éco-techno-symboliquement l’individu et le collectif, le design actuel des smartcities semble promettre le confort individualiste pour mettre en place des démocraties totalitaires.
Le schème exclusion/participation
Nous partageons ce schème avec les autres êtres vivants. En effet, selon Kinji Imanishi (2015, 100-103) et Bernie Krause, les animaux non domestiques « choisissent » leur lieu de vie, ils procèdent également par tension entre exclusion et participation pour se nourrir (Krause, 2013, 111-115). Quant aux plantes, si aucune ne procède par « choix » impliquant un acte mental, elles font cependant preuve d’aptitudes appréciatives les amenant à vivre ici ou là par attraction, répulsion, coopération, compétition (Pignier, 2020).
C’est dans une tension continue entre exclusion/participation que se constitue la vie. Si, pour Homo, les axiologies ou valeurs participent à fonder nos choix, l’« arrière-plan » dont parle Searle contribue aussi fondamentalement au cours de la vie humaine. La mémoire d’Homo le travaille à son insu sur fond tensif d’exclusion et de participation, en amont même de l’énonciation verbale que l’on peut faire de nos souvenirs (Ameisen, 2012, 212). Les expériences et les émotions qui les sous-tendent via l’activation de l’amygdale cérébrale, transforment notre chair par ce jeu tensif entre exclusion de détails, participation d’éléments nouveaux faisant ainsi émerger le sentiment d’une « durée, d’une continuité dans le temps et une signification » (ibid., 212). Dans l’hippocampe s’imprègnent aussi des recompositions de lieux que nous avons parcourus, « réduites dans l’espace, élaguées de très nombreux détails. [Ces] recompositions qui figurent des pans entiers de l’immensité du monde extérieur, du macrocosme où nous vivons, s’inscrivent et se déploient en nous dans un microcosme, un tout petit monde intérieur, notre hippocampe » (ibid., 215).
Le processus de mémorisation joue un rôle essentiel dans le cours de la vie grâce aux tensions duales et complémentaires entre exclusion et participation :
Avec un enregistrement exhaustif de tout ce que nous avons vécu […] nous deviendrions incapables de nous approprier nos souvenirs, de leur donner un sens qui permette de nous reconstruire à partir de ce que nous avons vécu. (ibid., 217).
Même pendant notre sommeil, nous excluons certaines expériences vécues à l’état de veille pour en laisser d’autres participer à notre cours existentiel, nuit après nuit (ibid., 210). Mais lorsque le schème fondamental exclusion/participation est réduit à une opposition de catégories sémantiques idéologiques, des mouvements extrémistes s’érigent. L’exclusion prend le pas sur la participation, cette dernière se réduisant à l’entre-soi et à la peur, au rejet de l’autre ainsi que du vivant. Le lien à l’oikos se défait.
Le schème continu/discontinu
Enfin, un schème concerne tous les autres, leur permettant potentiellement de se tisser entre eux ; il s’agit du schème continu/discontinu. Il fait le lien entre le corps, son milieu – le microcosme – et la Terre, le cosmos ou macrocosme. C’est de lui qu’émerge le rythme, il agit en tant que rythme de toutes les activités humaines, y compris vitales, telles que la respiration qui établit une continuité entre notre corps et notre milieu, mettant en tension le dehors et le dedans. Il concerne également la perception synesthésique avec laquelle nous percevons, habitons notre milieu (Merleau-Ponty, 1945, 265-266). La synesthésie donne au rythme une concrétude sensorielle, le rythme donne à la perception synesthésique une concrescence, faisant croître ensemble les choses et les êtres.
Grâce au rythme, nos énonciations gestuelles, linguistiques, sonores, visuelles peuvent affecter l’autre, le toucher, de lui émergent des dynamiques interreliant les mondes perceptifs. C’est ce que désigne d’ailleurs la notion de « parole parlante » chez Merleau-Ponty. Cette dernière donne en partage, sous la signification conceptuelle des paroles, « une signification existentielle, qui n’est pas seulement traduite par elles, mais qui les habite et en est inséparable (ibid., 212).
Selon notre approche écosémiotique, la parole parlante est moins « l’intention significative » à l’état naissant comme le propose Merleau-Ponty que la manifestation d’une intentionnalité au sens de tension appréciative de notre relation au monde. Le rythme fonde la force communicante de l’énonciation, il invite à l’empathie. Il est ce par quoi les gestes, les récits, les chants, les danses nous sont offerts fondamentalement en tant qu’expériences appréciatives et créatrices du monde. Il est également ce qui rend possible l’apprentissage (Ameisen, 2014, 388-389). Par le rythme s’interrelient les esthèsis – sensibilités individuelles – qui viennent faire évoluer les esthésies – sensibilités collectives – et réciproquement.
Du rythme advient notre culture, en résonance avec les rythmes des saisons, de la pluie, du vent, de la végétation, de la biophonie. Les musiques, les danses, les langues sont probablement nées de la continuité rythmique entre les humains et l’oikos comme le précise parmi de nombreux chercheurs, Bernie Krause (2013, 140-141).
Mais qu’est-ce-que le rythme ? Ce terme vient du grec « rhein » qui signifie « couler ». De ce verbe a été formé « rhuthmos » qui a donné « rhythmus » en latin : « mouvement régulier, battement, mesure, cadence ». Le rythme désigne la tension entre des discontinuités ou intensités et la durée comme flux continu. Il n’est pas seulement un terme mais une notion qui désigne l’alternance par laquelle s’écoulent les choses : le sang dans nos veines, les saisons, les énonciations animales dans les paysages sonores, la croissance des plantes, … Dans la philosophie traditionnelle chinoise, le rythme dit les alternances continues du souffle énergie ; le qi, circulant à travers les choses et les êtres. Il constitue la pulsation énergétique du monde que le peintre, l’écrivain peuvent saisir par le mouvement alternant du geste. Inhérent au schème continu/discontinu, il allie les autres schèmes comme le montre François Jullien :
[T]out dans l’univers s’origine dans le même souffle-énergie qui, grâce à la régulation interne à ses deux facteurs constitutifs, yin et yang (tel est le li) ; aboutit à toutes les manifestations d’existence, ordonnées comme elles sont, aussi bien à la diversité infinie des êtres, l’homme y compris, qu’à leur relation et cohésion au sein d’un paysage. (2003, 203).
Manifestant l’intentionnalité des choses et des paysages, le rythme appelle à « entrer toujours plus intimement en [eux] » (ibid., 219). Il agit par tension entre continu et discontinu, « l’un n’advenant et n’existant qu’en rapport à l’autre » (ibid., 274). La philosophie traditionnelle chinoise a énoncé la puissance du schème continu/discontinu : pour elle, les arts, dont l’écriture, ont émergé selon la structure régulatoire et circulatoire rythmique par laquelle advient l’univers et par laquelle nous advenons à lui, en lui (ibid., 274).
De même, la conception pré-socratique du rythme énonce la force du schème continu/discontinu. Pour Héraclite, il est le travail ininterrompu du mouvement, du flux qui fait émerger la forme (morphè). Celle-ci se trouve transformée dans le devenir, dans le cours rythmique des choses :
Pour le philosophe ionien, il n’y a rien de stable, « tout s’écoule » (panta rhein, du verbe rhéo, signifiant couler, à partir duquel s’est formé le terme rythme). Vivre, c’est devenir ou plutôt revenir, car l’élément premier, le feu, se transforme en air, qui lui-même devient élément humide avant de faire retour au feu. Le rythme, dans sa phosphorescence mais aussi dans sa fluidité et sa plasticité, engage la question du rapport au sensible (aisthésis), c’est-à-dire à ce qui échappe en partie à l’intelligibilité (noésis) de la raison. (Laplantine, 2005, 105-106).
Même si la Chine a ignoré la substance, la matière, le rythme tel qu’elle l’a énoncé s’est toujours rapporté à des schèmes ; le féminin/masculin, le bas/haut figurés entre autres par les relations entre l’eau et la montagne.
Mais réduit à des catégories sémantiques abstraites, il se coupe de l’oikos en ce qu’il le stabilise en des formes techno-symboliques propres à l’humain alors « déterrestré » car n’énonçant plus avec le vivant. C’est ainsi qu’est née la notion platonicienne du rythme ; une forme stabilisée qui fait alterner continu/discontinu selon le schéma, le logos :
Le schéma (skhêma) vise une configuration arrêtée du rythme ; elle fixe la trajectoire des atomes et des mots en une alternance régulière et reproductible, prévisible. Le rythme vise alors le monde des idées suprasensibles, le haut, au détriment du bas et ne s’envisage « qu’à partir de l’ordre (taxis), de même qu’il ne conçoit la forme (morphé), qu’à partir de sa mise en forme par l’essence (ousia). (ibid., 107).
Le mouvement d’abstraction-réduction du schème continu/discontinu participe fondamentalement à l’anesthésie, à la privation du sentir, en opposant catégoriquement le sensible à l’intelligible. Un tel ordre coupé de la complexité du vivant a sans doute participé à une crise existentielle durable et progressive. Il est celui qui fonde actuellement la « ville intelligente », l’« agriculture intelligente » ; le rythme des êtres et des choses s’y schématise, s’y programme et s’y suit à la trace. Et quand les rythmes de vie humaines font fi de leur relation aux rythmes de l’oikos, ils aboutissent à la dérythmisation du vivant (Krause, 2013, 180-181), comme de la Terre.
Pour finir
L’illusoire « intelligence artificielle » a le mérite de nous renvoyer à cette question : Mais finalement, que signifie être humain vivant sur terre/Terre ? L’écosémiotique nous a permis, dans l’interdisciplinarité de considérer les processus de perception que nous déployons, par lesquels nous habitons sur la Terre, nous la façonnons dans la coénonciation du vivant et nous sommes habités par elle. Nous avons ainsi précisé les matrices organisationnelles de la perception, cet « arrière-plan » qui nous travaille en amont et en aval des sensibilités culturelles. Chaque esthèsis, sensibilité individuelle, chaque esthésie, sensibilité collective, en interrelation continue, émergent à partir des manières particulières avec lesquelles les pôles schémiques sont mis en tension, de façon concrète, située, dans le lien à l’oïkos. Cette dynamique tensive des matrices organisationnelles propres à la perception se trouve niée, oubliée par l’« intelligence artificielle » qui, prétendant nous interconnecter à l’environnement, réduit ce qui nous porte vers l’autre, vers le vivant, vers la Terre à des données modélisées, schématisées à partir desquelles se programme le rythme de nos vies. La coénonciation du vivant, par contingence, concrescence se retrouve abstraite de son épaisseur rythmique.
Loin d’être une révolution, le design de l’« I.A. » s’inscrit dans une dynamique de coupure avec l’oikos entreprise depuis la philosophie platonicienne.
Mais la visée éthique de l’« I.A », consistant à aller vers une gouvernance totale du rythme du vivant, des lieux, des gestes et des interactions aura peut-être, paradoxalement le mérite de nous inviter à sortir de l’anesthésie pour nous éprouver sur terre/Terre. Cette contribution permet, nous l’espérons, de comprendre ce qui est en jeu, d’un point de vue éco-sémiotique, dans le design de l’« I.A. » consistant à » nous rendre conformes à ce que les machines et les tâches qu’elles réalisent attendent » selon l’expression de Bruno Bachimont. Ce conformisme consiste en l’imposition d’un rythme anesthésié, anesthésiant dans toutes nos activités y compris nos manières d’énoncer, de communiquer, de nous informer et d’informer. Chaque geste, réduit en « données » est de fait appelé/amené à entrer dans l’adéquation parfaite du rythme algorithmique, systématique, automatisable traduit dans un langage-machine qui nécessite un rapport arbitraire entre des plans de l’expression – des signes comme 0 et 1 – et des plans du contenu ; ce à quoi ils renvoient pour la machine. Ce processus réduit les êtres vivants à des « comportements » où s’abstraient la perception, la relation, l’énonciation, l’information, la communication comme le sens.
Or, le sens que nous portons aux choses, aux autres, au monde se nourrit de jeux rythmiques, de labilité entre les plans de l’expression et plans du contenu, de polysémies, et fondamentalement de tensions entre les pôles schémiques où s’ancre la perception. Le design de l’« I.A. » appréhendant le collectif en somme de données individuelles comportementales, clôture le sens, invitant alors Homo à ne plus avoir besoin de faire preuve de « bon sens », c’est-à-dire à apprécier son milieu en s’ouvrant aux rythmes de ce qui l’habite – les autres, les plantes, les animaux, la terre, l’eau, le vent, …
Sortir de l’anesthésie, c’est revendiquer le droit au « bon sens » qui consiste à faire coopérer dans une tension continue des savoirs démonstratifs, calculables, calculés et des savoirs impressifs, ouverts aux jeux rythmiques du vivant. Le savoir impressif se tisse dans la concrétude des choses ; il s’ouvre à la perception synesthésique avec laquelle nous nous éprouvons dans notre milieu. L’« I.A. » nous promet l’invention « écologiquement responsable » de nouvelles manières de nous déplacer, de nous nourrir, d’habiter au nom de l’efficacité énergétique, économique, ... Mais s’en remettant à une gestion machinique, programmatique, algorithmique, automatisable de ses gestes et relations, Homo rend pour de bon inutile et non avenu son « bon sens » et tend à devenir totalement inapte à coénoncer avec le vivant, à apprécier ses rythmes, à designer des manières de vivre en ajustement avec ces partenaires non humains que sont les animaux, les végétaux, les bactéries, les virus, …
- Note de bas de page 9 :
-
Cf l’allocution d’Emmanuel Macron du 16 mars 2020. https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/direct-coronavirus-regardez-les-annonces-d-emmanuel-macron-pour-lutter-contre-la-pandemie-de-covid-19_3870001.html
- Note de bas de page 10 :
-
L’écologue, parasitologue Jean-François Guégan a précisé les liens entre pandémies et destructions des écosystèmes, de la biodiversité notamment dans l’émission de Mathieu Vidard, La Terre au carrée, sur France Inter, le mercredi 18 mars. Cf. https://www.franceinter.fr/emissions/l-edito-carre/l-edito-carre-18-mars-2020
N’est-ce pas une telle fermeture dans des mondes techno-symboliques coupés de l’oikos qui motive la déclaration de guerre au vivant, en particulier au Coronavirus ? Le Président Macron, dans son discours anaphorique « Nous sommes en guerre », « contre un ennemi invisible, […] insaisissable »9 manifeste une incapacité à reconnaître le lien entre la démesure avec laquelle des humains détruisent la terre/Terre, et l’émergence de virus dans des espaces fortement anthropisés. Le bon sens, associant des savoirs scientifiques et impressifs conduit pourtant à prendre la mesure des facultés appréciatives de tous les êtres vivants, y compris des virus qui, leur milieu étant altéré, s’inventent avec créativité, imprévisibilité, un nouveau cours et se propagent chez les humains10. La conscience synesthésique, contemplative de l’altérité/proximité du vivant et de la terre/Terre desquels nous émanons mais qui nous dépasse, à l’origine des arts fonde ce « bon sens » qui nous suggère le respect des êtres vivants et de leurs milieux. Cette conscience-là manque souvent à la science mais quand elle en fonde l’épistémologie, alors les savoirs impressifs et scientifiques cessent de s’opposer.
L’enjeu du XXIème siècle est bien l’aptitude, par l’alliance des formes de savoirs, à faire preuve de « bon sens », à mettre en place des ensembles techno-symboliques, y compris informatiques, avec « bon sens », c’est-à-dire avant tout existentiellement responsables, aptes à faire sortir Homo de l’anesthésie. Sans ce lien d’ajustement, de tension duale et complémentaire entre les ensembles techno-symboliques et l’oikos, nous ne pouvons prétendre vivre de façon « écologiquement responsables ». Or, les évolutions des dispositifs numériques nommés « I.A. », invitant Homo à se passer du « bon sens », fragilisent les sociétés humaines en ce qu’elles deviennent incapables de s’ouvrir à l’imprévisibilité créatrice du vivant et de la Terre. Et l’on pourra déployer toute l’artillerie lourde technologique, scientifique ; sans bon sens, on sera impuissants, on laissera courir les virus…
La poussée extrême de l’anesthésie et de la déresponsabilisation face à laquelle mondialement des citoyens s’élèvent, s’insurgeant contre les motivations à déployer la 5G, la reconnaissance faciale, … ne nous invite-t-elle pas à choisir la voie inverse, celle de l’esthésie via laquelle les évolutions techno-symboliques des êtres humains se fondent sur un lien concret et existentiel à l’oikos ?