Entretien
avec Miguel Benasayag
Philosophe, psychanalyste et chercheur en épistémologie
Lina Linan Duran : Vous êtes chercheur, philosophe, psychanalyste. Qu’est-ce qui, dans votre parcours, vous a amené à questionner l’IA et tout ce qui lui est lié : l’humain augmenté, la ville augmentée… ?
Miguel Benasayag : Je travaille sur les questions d’épistémologie depuis très longtemps. Un axe qui m’a toujours beaucoup intéressé, c’est l’axe de connaître parce que, d’un point de vue philosophique, connaître signifie agir. Connaître et agir, c’est la même chose. J’ai eu la chance de connaître un chilien, Francisco Varela, qui travaillait à la Salpetrière. Il travaillait sur ce qui, il y a 30 ans, était une grande découverte : l’idée de la dimension émergeante d’agir, d’ordre, etc. Il fait partie de ceux qui ont découvert le fait que l’on ne perçoit pas le monde passivement mais qu’on le construit à travers notre système nerveux. J’ai beaucoup travaillé avec lui. À un moment donné, on a tous commencé à bosser là-dessus. Tout le monde se posait cette question : « Mais finalement est-ce que, à travers le système multi-agents de l’informatique ou de la robotique, l’on n’a pas réussi à comprendre comment fonctionne un cerveau, comment fonctionne un organisme vivant ? ». L’on était fascinés, moi comme les autres, par le fait de voir comment par un système multi-agent non programmé pour, on arrivait à faire des choses qui émergeaient toutes seules. Raconté comme ça, c’est un grand raccourci mais, en tous les cas, effectivement, il y a eu un moment dans lequel épistémologiquement, philosophiquement, biologiquement, on se posait la question : « Est-ce que l’on ne serait pas en train de découvrir les mécanismes très très profonds de l’auto-organisation et donc par là de la vie, du cerveau et de la pensée ? » C’était un moment quasi délirant dans lequel vraiment on se disait : « Mais, on le tient, on le tient ! Voilà comment ça fonctionne la chose ! ». Alors là, il faut mettre l’informatique, la robotique… tout un tas de -tiques de tous les côtés. À partir de là, moi, j’ai commencé à me poser cette question : « Est-ce que tout est là ? »
Comme je viens d’une formation philosophique un peu spinoziste, un peu École de Francfort, j’ai été tout à coup hyper enthousiaste avec ce genre de travaux : les petits robots qui faisaient des œufs au plat sans être programmés. Mais à un moment donné, effectivement, je me suis dit : « mais là, peut-être on est devant un réductionnisme un peu dangereux … Et j’ai commencé à orienter tout mon travail vers ces questions : Qu’est-ce que l’on est en train d’oublier ? Quelles singularités du vivant, quelles singularités de la pensée on est en train d’oublier ?
Je me suis mis « à fond » dans la robotique, dans l’informatique, aucun problème. Je voyais les petits robots, j’étudiais les réseaux neuronaux comme s’ils étaient des réseaux d’information, j’étudiais la biologie moléculaire, bien entendu, c’est l’autre -tique qui est fondamentale. À un moment donné, il y a Jean-Pierre Changeux, un grand neurologue et biologiste français qui a publié un bouquin mondialement connu qui s’appelle L’homme neuronal dans lequel il donne la consigne de ce qui va devenir notre monde. Il dit dans son livre que l’on est en capacité d’abolir la frontière qui sépare le mental du neural. Il n’y a donc plus de mental, le mental est une illusion, il n’y a que du neural.
Le neural fonctionne comme des circuits intégrés d’un ordinateur digital. A partir de là, il y avait deux possibilités pour nous tous : soit on disait « amen » et on y allait et alors voilà les affects, la pensée, la philosophie, le vivant, le cerveau, tout n’était que circuits intégrés, que du neural qui fonctionnait comme la vie artificielle et on n’avait donc qu’à assimiler tout cela au modèle artificiel. Ou bien une partie de nous, en France, aux États-Unis, en Italie, se mettait à travailler, comme on l’a fait en disant : » nous, on l’a connu de l’intérieur, on était fascinés par cela mais là, dans le modèle réductionniste, il y a quelque chose qui dysfonctionne ». Et on s’est mis à travailler. Deux figures parmi d’autres m’ont beaucoup influencé : le mathématicien italien Giuseppe Longo ainsi que le philosophe Jean-Michel Besnier. Avec ce gens qui ne sont pas technophobes - au contraire ils sont très à l’aise avec la technologie comme moi - on s’est dit : « attention, il y a un réductionnisme ». À partir de là, je me suis mis à travailler avec ces gens-là et d’autres. J’ai donc commencé à publier La singularité du vivant, Connaître est agir, Organismes et artefacts, etc. pour essayer de voir ce que l’on oubliait dans ce réductionnisme de la biologie moléculaire. C’est ça le parcours.
Lina Linan Duran : À votre avis, sur quelle visée éthique se fonde le projet de l’IA dont un de ses objectifs principaux est celui de s’affranchir des limites humaines : les maladies, la mort, etc. ?
Miguel Benasayag : Il n’y a pas de visée éthique, c’est-à-dire c’est une visée qui laisse de côté l’éthique parce qu’il part du présupposé, de l’action de base qui est que le monde et la vie fonctionnent et que donc le fonctionnement est asémantique, il n’y a pas de sens ; ça fonctionne ou ça dysfonctionne. Il y a donc quelque chose qui est extrait dans leur système ; la question du sens. Elle apparaît imaginaire, narcissique. Il n’y a donc pas de visée éthique, il y a une visée de fonctionnement. Et alors, dans cette visée fonctionnaliste, il n’y a aucune limite. Moi, les limites que je cherche ne sont pas non plus des limites morales, éthiques encore moins religieuses, je cherche des limites organiques. La question éthique ne peut se poser que pour des êtres vivants qui, parce que limités, peuvent ordonner le monde et trouver qu’il y a droite/gauche, bien/mal, haut/bas.
Pour les fonctionnalistes post organiques, post humanistes, encore pire, il n’y a pas de visée éthique, sauf quand on parle d’incorporer un module éthique à la voiture autonome pour savoir s’il s’agit d’un chat ou d’un enfant et décider qui renverser. Quand ils parlent d’éthique, c’est ridicule. L’éthique implique toujours une présence du vivant qui parce limité, parce qu’il y a beaucoup à perdre, tout à coup, il va parier sur un côté ou sur l’autre.
Lina Linan Duran : On a tendance aujourd'hui à attribuer aux plantes, aux arbres, aux insectes, aux animaux, aux humains les mêmes dénominations qu'aux systèmes d'IA : "communication", "intelligence", "mémoire", "émotion", "connexion", "réseau". Est-ce à dire que le vivant n'a pas de singularités ?
Miguel Benasayag : Aujourd’hui 80 %, 90 % des collègues, je veux dire, des biologistes, des épistémologues, des roboticiens, des informaticiens, effectivement nient toute singularité au vivant. Ils vont interpréter toute revendication de singularité du vivant comme une sorte de vitalisme religieux obscurantiste, c’est pour ça que, par exemple, Laurent Alexandre, dans son livre La mort de la mort, dit : « Miguel Benasayag, c’est est un bio-conservateur ». Il me traite de « bio conservateur » parce que ça veut dire que je suis un réactionnaire qui revendique une singularité du vivant. Aujourd’hui la tendance dominante est de dire qu’il n’y a aucune singularité du vivant. Les êtres vivants ne seraient que des particules agencées avec des niveaux d’ordre émergeants et sans aucun type de limites... Je ne suis pas non plus vitaliste. Je ne pense pas qu’il y ait un élan vital. Je pense que le vivant se caractérise par un mode de mécanismes, de dispositifs qui n’est pas modélisable. En réalité, ma critique vient d’un autre côté, je ne revendique ni l’un ni l’autre, ni le bio-conservatisme, ni le vitalisme. Mais effectivement, pour eux, il n’y a aucune singularité.
Lina Linan Duran : Pourriez-vous mentionner certaines de ces singularités du vivant ?
Miguel Benasayag : Quelques singularités les plus visibles. D’abord, le vivant est toujours historique. Jamais dans une présence synchronique, il s’inscrit toujours dans un devenir enraciné dans d’autres vivants. Dire qu’il est « historique », ça veut dire que le vivant agit d’après ses comportements propres. Ces derniers sont des comportements sélectionnés, acquis, etc. Une caractéristique fondamentale, c’est le côté historique. C’est pour cela que quand on essaie de faire des machines d’« intelligence artificielle » qui réagissent en temps réel, comme on dit, c’est le plus opposé qu’il peut y avoir au vivant parce, comme dit Canguilhem, un être vivant sain va toujours préférer suivre son destin même au risque de sa vie.
Cela signifie que le vivant existe ; l’existence implique cette négativité, cette distance qui est à la fois et le piège et le sens du vivant. Le piège pourquoi ? Le piège parce que le vivant n’est pas adaptatif, il peut co-évoluer avec son milieu, il peut le modifier, le milieu va le modifier réciproquement mais il va agir toujours avec tout ce qu’il comporte. Tout le vivant est dans chaque vivant, quelque part. Alors, effectivement le côté historique est fondamental, le côté limité est fondamental. C’est-à-dire que, pour le vivant, le contexte n’a du sens que parce qu’il est limité. Même pour une amibe. Si on stresse une amibe, si on l’agresse, elle va essayer de se sauver. Elle pourra ou ne pourra pas mais effectivement il y a du sens parce que c’est limité. Il y a d’autres singularités mais celles-ci, le côté historique et la limite sont les plus importants, le limité qui limite et cet enracinement, territorialisation très profonds : le vivant comme pli de la vie, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de vivant autonome, par exemple. Il est toujours une extraction d’un champ biologique. Contrairement, une machine vise un niveau d’autonomie. Si on met un ordinateur à 4000 mètres d’altitude, il ne fonctionne pas pareil qu’à 0 mètres d’altitude, c’est parce qu’il dysfonctionne. Alors qu’un être vivant ne peut fonctionner pareil à 4000 mètres qu’à 0 mètres parce que le vivant est un phénomène de contexte, territorialisé. Voilà quelques-unes des singularités du vivant qu’aujourd’hui on ignore.
Lina Linan Duran : Quand vous comparez l’homme et la machine et soutenez que le vivant n’est pas autonome contrairement à la machine qui « vise un niveau d’autonomie », cela veut dire quoi pour vous ?
Miguel Benasayag : Quand tu fais un ordinateur ou n’importe quelle machine digitale, ce que tu essaies c’est que cette machine puisse fonctionner en autonomie malgré toute idée du réseau, tu vises que cette machine ait une autonomie, qu’elle puisse fonctionner indépendamment du contexte, indépendamment des conditions géographiques, indépendamment de ton état d’âme, indépendamment du fait que tu sois blanc, noir, nazi ou communiste. C’est-à-dire qu’il y a une sorte d’autonomie par rapport au contexte qui est le propre de l’artefact même si l’artefact fonctionne en réseau, peu importe. Le réseau n’est pas quelque chose qui nie le caractère autonome de l’artefact cependant que le vivant est toujours un être de contexte. Le vivant n’est pas quelque chose qui appartient à chaque vivant, c’est-à-dire que chaque être vivant participe du champ biologique, participe de la vie, personne n’a la vie. Alors, le vivant intrinsèquement, par nature, profondément, est toujours interdépendant. Effectivement, ça c’est une différence radicale parce qu’un individu ne peut pas exister de façon autonome, ce n’est qu’une fiction, une illusion mais dans cette analogie que l’on fait de plus en plus entre la machine et le vivant, on cherche à « autonomiser le vivant ». Mais autonomiser le vivant signifie réduire sa puissance d’agir, sa puissance d’être, ses dimensions. Donc, plus le vivant est « autonome », plus il est coupé du champ auquel il appartient, plus il est affaibli.
Lina Linan Duran : En biologie, on modélise le vivant pour le recréer, voire le connecter, l'augmenter, selon des desseins précis, selon des volontés précises. Ce "design du vivant", pour reprendre l’expression de Nicole Pignier, pourrait être d'après certains la voie technologique pour les transitions écologique, énergétique, pour le mieux-être individuel et collectif. Quelle analyse faites-vous de ce progrès ?
Miguel Benasayag : Je pense qu’il y a un noyau irrationnel très fort dans cette croyance. Le progrès technologique qui va dépasser tout le mal. Nous sommes là dans une sorte de délire de toute puissance dans lequel on croit que finalement on a le Graal. Du coup, tout ça justifie, innocente les pratiques criminelles de destruction de l’environnement parce que de toute façon, la technique pourra faire. Or, aujourd’hui le défi est tout autre. L’être humain s’est rendu compte que la thèse de la modernité – l’humain-sujet extrait du monde-objet et comme le dit Descartes, « maître et possesseur de la nature » – ne tient pas. On se rend compte que l’être humain, « l’homme », comme disait Descartes, n’est ni maître ni possesseur de rien du tout. Alors, le défi aujourd’hui est bel et bien le contraire.
Le défi est comment on peut apprendre à interagir avec des systèmes complexes où toute action doit atteindre la régulation, la réaction. C’est-à-dire que le pire enjeu aujourd’hui ça serait de continuer l’élan de la modernité dans une « hypermodernité », comme l’appelait Foucauld, consistant à vouloir maîtriser, maîtriser, maîtriser. Le défi est absolument autre ; en utilisant la technologie, pourquoi pas, apprendre à interagir avec les systèmes complexes desquels nous ne sommes ni les maîtres ni les possesseurs et qui ne sont ni polarisables ni ordonnables. Donc, le grand défi pour nous, avec les machines ou sans les machines, plutôt avec les machines, est comment on apprend cette sorte de sagesse de l’agir dans laquelle les humains peuvent couper avec le délire d’être maîtres ou possesseurs-sujets, comment ils peuvent se penser intégrés à des ensembles complexes que nous ne pouvons pas maîtriser. Alors, dans ce sens-là, croire que l’on peut maîtriser l’écosystème, le vivant, ça va dans le pire des sens. C’est très dangereux.
Lina Linan Duran : Qu’advient-il du lien à l’Autre, au vivant quand les campagnes, les villes, les lieux d’apprentissage sont dessinés par la « smartagriculture », la « smartcity », le « smartlearning » ?
Miguel Benasayag : Tous ces smart-là sont des niveaux de déterritorialisation et d’abstraction qui partent du présupposé que la carte contient le territoire. La théorie de l’information actuelle c’est ça. J’ai fait un bouquin de discussion avec un ami, Pierre-Henri Gouyon, qui est un grand biologiste. Il dit : » l’ADN est un code que je peux copier sur un papier ou sur un ordinateur et reproduire ailleurs ». Cette idée finalement, c’est la doxa dominante, celle qui dit que dans l’information je peux épuiser le tout de l’existence. C’est pour ça que, Wiener, le père de la cybernétique, a écrit dans un de ses bouquins : « Demain ou après-demain, on pourra télégraphier un homme ». Télégraphier un homme, ça signifie ça : je recueille « toute l’information » qui te constitue et je l’écris, je te reproduis ailleurs… À vrai dire, tous ces smarts partent de cette base-là, d’une façon plus ou moins délirante, plus ou moins proche de ce que Wiener dit, mais la base est la même, la base est de croire qu’une bonne modélisation pourrait contenir l’ensemble de l’existant et que le réel n’a donc pas d’autres choses à conserver… comme les bruits dans les systèmes, les bruits à écraser.
Moi, je trouve cela très très dangereux parce qu’effectivement le corps existe, la nature ne se laisse pas modéliser comme ça avec ce simplisme-là. Il y a deux victimes. Une victime, c’est le vivant et l’autre victime, c’est la technologie même parce qu’on lui demande des choses qu’elle ne peut pas faire et à la fois on écrase le vivant.
Lina Linan Duran : L'être humain est doué de capacités techno-symboliques (inventions de techniques, instruments, langues, ...) avec lesquels il travaille son milieu. Selon vous, toutes les créations d'instruments, d'objets, relèvent-elles du même rapport techno-symbolique au lieu de vie, à l'oikos, à la terre/Terre ? Par exemple l'invention de la flûte, de la harpe par rapport à des instruments de musiques connectés ?
Miguel Benasayag : D’abord, c’est vrai, effectivement il y a cette co-production du milieu, de la réalité. Marx a écrit que dans la production sociale de son existence, l’homme se produit lui-même. En fait, non. Toute la technique, comprenons comme technique même une flûte, une harpe, etc. ne procède pas structurellement de la même façon que le monde digital pour une raison très concrète et technique, c’est que le monde digital implique une coupure avec le continuum substantiel. La harpe… les cordes ont été créées par les peuples des rivières. La flûte, il n’y a pas un peuple de montagne qui ne joue pas de la flûte. Le blues, le jazz, le tango… Buenos Aires… même si on ne connait pas le tango, Buenos Aires sonne le tango. Tout ça ce sont des procédures analogiques ; je fais un instrument qui continue les sons, il y a une continuité. Dans le digital, il y a une rupture radicale qui est la rupture de digitalisation, ce que l’on appelle dans le langage technique « l’arrondi digital », c’est-à-dire que je modélise un intervalle comme si c’était un point. Je peux démultiplier les points peut-être à l’infini mais je suis toujours en train de modéliser. Il y a donc une rupture. Je capture comme un point ce qui est un intervalle infini. Alors, la technique digitale, ce n’est pas mal, mais elle n’incorpore pas, ne contient pas le monde réel. Elle a une faille… enfin une caractéristique particulière : elle est plus en discontinuité que n’importe quelle technique analogique. Cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas l’incorporer au vivant, etc. mais si la question est : « Est-ce que la technique a quelque chose de différent ? » Je pense que oui, qu’il y a une différence et qu’il faut bien en être conscient pour la maîtriser.
Lina Linan Duran : Dans nos société actuelles, colonisées par les technologies numériques, le moindre questionnement du système établi, de son fonctionnement suffit pour être considéré comme technophobe et entraîne une obligation de justification de sa position, alors que quand il s’agit des discours technophiles tout est pris comme une évidence. D’après vous, quelles approches permettraient de dépasser cette vision/conception réductive de l’humain centrée uniquement sur le fonctionnement ?
Miguel Benasayag : Je pense qu’être technophile signifie ne pas penser, ça signifie suivre le courant. Alors, on peut être un grand technicien qui effectivement utilise son cerveau pour penser la technique mais penser implique une distance existentielle de soi avec soi, une pensée implique toujours une distance. Pour qu’il y ait cette distance, il faut quand même trouver quelque chose qui convoque, quelque chose qui fonctionne. Si je pense que tout va bien dans le meilleur des mondes, je ne pense à rien.
L’activité des chercheurs, l’activité des techniciens, ça ne fait pas penser, dans le sens que l’on appelle penser, à cette distance de soi avec soi, via une critique dans laquelle il y a quelque chose de l’existence qui émerge. Alors, si on est technophile, on dit « circulez, il n’y a rien à voir ». Si on est technophobe, on regarde la société avec un rétroviseur, c’est-à-dire que l’on regrette un passé qui, vite fait, est un passé illusoire parce qu’à vrai dire le passé… qu’est-ce qu’on regrette du XXème siècle ? Auswitch ? Hiroshima ? Le génocide indien ? Qu’est-ce qu’on regrette du passé ? Où était la beauté de tout cela ? Alors, il y a eu des choses magnifiques mais on ne peut pas (tout) regretter… moi, je pense que technophile et technophobe sont deux écueils habités.
Je crois que la tâche de notre époque est de construire une hybridation de la culture, du vivant avec la machine, une hybridation territorialisante, c’est-à-dire que d’abord, on refasse pied sur le territoire, sur le réel, qu’on donne son statut, qu’on reconnaisse son statut à la singularité du vivant, de la culture, de la pensée, des affects et que là on incorpore la technique. Mais contre une colonisation de la technique, je n’oppose pas une décolonisation d’un vivant pur, etc. Moi, je dis que contre une colonisation réelle et dangereuse, il faut opposer une hybridation complexe, régulatrice, etc. Et je crois que c’est la seule voie. Je suis très ami avec des gens de la décroissance, par exemple, qui sont en général très technophobes. Moi, je pense que c’est une attitude morale, que nous ne pouvons pas dire que ce qui existe doit disparaître. Il faut coloniser quelque part la technique.
Lina Linan Duran : Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
Miguel Benasayag : Non, simplement quelque chose concernant le mot « limite ». Il faut bien comprendre ce que Kant explique quand il fait la différence entre limite et borne. C’est-à- dire quand les adeptes de la post-organique ou post humain disent : « mais vous, vous voulez qu’il y ait de la mucoviscidose, vous voulez la maladie ». On dit : « Non, nous, on veut utiliser toutes les techniques pour la médecine de la réparation ». Mais la différence entre limite et borne, c’est que les bornes, c’est ce qui empêche de déployer la puissance d’agir : l’exemple très connu que donne Kant, c’est la colombe qui dit : « S’il n’y avait la résistance de l’air, je volerais mieux ! ». S’il n’y avait pas la résistance de l’air, elle s’écraserait par terre. Donc, ça c’est une limite. Les limites, c’est ce qui rend possible les choses. Les bornes, ce serait attacher les ailes à la colombe. Je pense donc que c’est un défi très concret.
L’exemple tout bête que donne Kant est très important pour comprendre où on lutte contre une borne pour la dépasser et où on est dans l’éblouissement métaphysique aspirant à dépasser les limites. Parce que là, on est dans le côté prométhéen de la modernité mais potentialisé mille fois plus et … Prométhée finit mal ! C’est pour cela que technophobe, ça signifierait quelque part renoncer aussi au possible de la technique pour guérir des maladies, pour faire un tas de choses très bonnes. Alors, non. Si la technique nous permet de dépasser des bornes et émanciper la vie dans tous les sens, c’est très bien mais il faut bien chercher à ne pas confondre les bornes et les limites qui sont celles qui protègent le vivant et le rendent possible.
Lina Linan Duran : Vous avez affirmé que l’éthique implique toujours une présence du vivant, il n’y a pas un fondement phénoménologique dans cette question ? Pourriez-vous nous l’expliquer ?
Miguel Benasayag : Oui, parce que la morale, ce sont des règles fixes transsituationnelles, hors situation, hors sol. Il y a tout un grand débat très connu entre Kant et Benjamin Constant sur la morale. En réalité, la morale relève des règles fixes dans lesquelles, que tu sois là ou que tu ne sois pas là, indépendamment de la situation, c’est toujours pareil cependant que l’éthique implique une présence, une présence existentielle. Or, la présence d’un point de vue phénoménologique implique une distance phénoménologique avec la chose. Donc, cette distance, c’est ce qui permet que tout à coup l’on assume la situation dans laquelle nous sommes. L’éthique implique toujours une convocation, tu es convoqué, il se passe quelque chose. Il y a des morts dans la Méditerranée, on tabasse des gens, il y a la pollution, il y a des lobbies qui défendent Monsanto, tu es convoqué, toi, en tant que vivant à dire : « bon, qu’est-ce qui se passe là ? ». L’éthique effectivement implique une dimension phénoménologique de présence, en soulignant comme je le disais tout à l’heure, que la présence d’un point de vue phénoménologique est une présence qui implique une distance phénoménologique envers soi-même, ce que l’on appelle philosophiquement le travail du négatif ou du néant.
Lina Linan Duran : Vous affirmez que le vivant n’est pas modélisable, qu’est-ce que dans le vivant n’est pas modélisable et pourquoi ?
Miguel Benasayag : Non, le vivant est modélisable simplement il faut savoir que le modèle ne peut pas capturer la vie chez le vivant. C’est-à-dire que je peux modéliser bien entendu les organes ; je peux modéliser les tissus, les cellules ; je peux modéliser les codes DNA, je peux beaucoup de choses. Ce qui n’est pas modélisable, c’est la dynamique propre du vivant parce que toute modélisation, pour plus « dynamique » qu’elle soit, implique quand même un moment d’arrêt, de fixation. Le propre du vivant est la phénoménologie du néant, phénoménologie de la négation permanente ; A n’est pas égal à A, c’est-à-dire que chez le vivant A est égal à A mais A n’est pas égal à A et A égale à B, c’est-à-dire qu’il y a un principe de non-identité fondateur de toute identité qui effectivement n’est pas modélisable. C’est comme si je te disais que l’ineffable, le non-visible est le fondement de tout dire. Alors, on dit : « comment dire l’ineffable ? L’ineffable, on ne le dit pas. On peut avoir de périphrases, on peut le constater, on peut avoir une intuition mais c’est cet autre du modélisable qui donne son essence et son être à ce que je vais modéliser.
Lina Linan Duran : Terminons sur les liens entre votre métier – psychanalyste – et l’évolution de nos smart sociétés dont on a également parlé. Comment au quotidien le psychanalyste que vous êtes est-il concerné via ses patients, concrètement par les questions que posent les smart sociétés ?
Miguel Benasayag : D’abord, moi, j’ai une double casquette, comme disent les français. C’est-à dire quand je travaille en tant que chercheur c’est une chose et en tant que clinicien, ç’en est une autre. En tant que clinicien, il y a un côté soin, un côté pris en charge qui est comme le podologue. C’est-à dire quelqu’un a du mal… il y a un côté soulagement, un côté palliatif en soi, c’est un côté qui peut plaire ou pas plaire mais qui est un côté très humble malgré le fait que les psychanalystes soient des gens très frimeurs et qui prétendent avoir de grandes vérités. À vrai dire, il y a tout un côté psychologique de la psychopathologie qui essaie de soulager, de pallier. Après, c’est vrai qu’en tant que clinicien on a tout à fait intérêt à être attentif à l’évolution du commun, du social, de l’histoire mais du commun, de l’écosystème parce que les gens ne souffrent pas pareil, ne souffrent pas du même mode dans les différentes sociétés, dans les différents moments historiques. Il faut donc essayer, chose qu’il est rarissime que les psychanalystes prennent en compte parce que la psychanalyse a toujours prôné les individus, fabriqué les individus comme le décrivent et le dénoncent Deleuze et Guattari dans l’Anti-Œdipe. Alors moi, en tant que psychanalyste, je suis très critique de toute psychanalyse individualisante qui considère que tout ce qui t’arrive est subjectif, qu’il n’y a que la réalité subjective, etc. Donc, moi, je suis un analyste des liens, de la situation. Pour le dire concrètement, j’appartiens au courant phénoménologique de la psychanalyse. Alors, de ce point de vue-là, il n’y a pas tellement de problèmes pour établir une solution de continuité entre mes recherches, qui sont des recherches épocales - ce c’est qui arrive à l’époque- et la clinique.
Lina Linan Duran : Je voudrais revenir sur la dernière question, sur ces problématiques que vous repérez en tant que clinicien et qui touchent directement les patients en relation avec leurs vies dans ces sociétés où il y a les technologies qui s’imposent.
Miguel Benasayag : La pathologie la plus importante, massive et grave est celle de la délégation de plus en plus grandissante, fonction jusqu’ici remplie par les humains, vers les machines. Effectivement, il y a une sorte de devenir fonctionnant des humains très important par leur articulation, agencement permanent avec des machines. Et tout cela se fait d’une façon très ludique et cela crée une société d’un collectivisme barbare. Quand des millions et millions de personnes, presque tout le monde regarde les mêmes séries au même moment, même si les séries sont différentes, elles le sont en apparence car c’est toujours la même merdouille servie de façon différente. Quand les gens sont dans des états sous hypnotiques en train de faire des jeux vidéo ou quand ils sont en train de regarder pendant des heures des trucs pornographiques. En tant que clinicien, tu ne peux que constater qu’effectivement il y a une sorte de collectivisme barbare qui est en train d’écraser toute singularité avec l’ajout particulier et pervers d’appeler ça le monde de l’individu.
Lina Linan Duran : Je vous remercie encore. Bonne journée.