Partagez ! Il en restera toujours quelque chose…
Le partage comme production dans le domaine des contenus générés par les utilisateurs

Valérian Guillier 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4282

Le partage, sur Internet, est polysémique. Il a notamment été mobilisé politiquement par le mouvement du libre dans sa lutte contre l’extension de la propriété intellectuelle mais fait l’objet d’un investissement nouveau — non sans un glissement sémantique — par les plateformes exploitant les contenus générés par les utilisateurs. Les modèles économiques de ces plateformes supportent l’absence d’exclusivité sur les droits de propriété intellectuelle et les licences libres qui perdent alors leur puissance politique. Nous explorons la manière dont le partage est devenu le moteur du renouvellement d’une ressource dont la valorisation s’apparente aux modèles extractivistes et explorons la piste d’un extractivisme dans le domaine numérique.

Sharing seems to have several meanings. It has been politically usefull for the free software and free culture movement against extension of intellectual property but is also reused — alongside with a change in the meaning of the word — by platforms exploiting user generated contents. The business models of these platforms do not rely on exclusivity on the intellectual property and therefore accept free licences and, as a result, weakens their political power. We endeavour to understand how sharing has become the driving force of the renewal of a ressource whose valorization resemble the extractivist models, and investigate what extractivism in the digital world could be.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

Jusqu’alors, le code était essentiellement un faire-valoir du matériel, lui-même acheté par une poignée d’amateurs passionnés (hobbyists). Pour apprendre on lisait les programmes, exemples fonctionnels de ce qu’il était possible de faire avec une machine.

Le partage sur Internet n’est pas un phénomène nouveau. Né avec les réseaux sociaux-numériques, il fait partie des héritages de la contre-culture qui ont été perpétués dans les communautés en ligne. Turner a montré comment les idées des grands mouvements communautaires des années soixante-dix ont trouvé une articulation nouvelle sur Internet et le rôle que le Whole Earth Catalog et son créateur Stewart Brand ont joué dans la rencontre entre les milieux hackers et ceux de la contre-culture (Turner, 2013). Le catalogue reposait déjà sur la publication d’articles envoyés gratuitement par des lecteurs qui partageaient leurs lectures, leurs connaissances, leurs expérimentations. Le partage est resté important dans l’imaginaire d’Internet, en partie porté par des promoteurs du Libre. Le mouvement du Libre est né dans le monde du logiciel durant les années 1980 d’une frustration en réaction à l’application de droits de propriété intellectuelle au code informatique1.

Note de bas de page 2 :

On trouvera un ensemble de l’extension des problématiques du Libre à la lutte contre l’extension de la propriété intellectuelle et vers les communs de la connaissance dans Libres Savoirs (Vecam, 2011).

Le logiciel libre promeut une éthique propre (Broca, 2013) : le code informatique doit être partagé afin de permettre à d’autres d’apprendre, de modifier et même de commercialiser les logiciels modifiés librement (sous les mêmes conditions juridiques). La licence libre — la première créée en 1989 fut la GNU General Public Licence (GPL) — vient acter contractuellement cette éthique. La philosophie du Libre peut être assez aisément étendue à tous les biens couverts par la propriété intellectuelle, car les licences sont des contrats de cession spécifiques. Spécialement conçues pour faciliter la diffusion libre des biens symboliques, les Creative Commons furent créées au tournant du XXIe siècle. Le mouvement du Libre s’oppose à la réduction du logiciel à une marchandise (Berry & Moss, 2006) et de façon plus générale lutte contre l’extension de la propriété intellectuelle dans le temps et dans l’étendue des objets concernés — génome, savoirs traditionnels, graines2.

Mais très vite de nouvelles licences apparaissent qui mettent de côté l’éthique revendiquée par le Libre. L’Open-Source vient réduire la question politique posée par le Libre à une question d’efficacité économique : il est plus pertinent d’avoir un logiciel open-source amélioré par toutes les entreprises en fonction de leurs besoins que de développer séparément des applications ayant des fonctionnalités proches. Si les licences ne comportent pas de différence notable d’un point de vue juridique, l’esprit n’est quant à lui pas le même. Le partage perd de sa signification politique et est réduit à sa seule efficacité économique (Bourcier & Filippi, 2013).

Note de bas de page 3 :

https://wikipedia.org

De la même façon, on a vu apparaître dès 2001 une encyclopédie libre (Wikipédia3) promouvant le partage des connaissances. Chaque lecteur de l’encyclopédie peut en devenir potentiellement un auteur grâce au bouton « modifier » présent sur chaque page. Cette mise à contribution des utilisateurs baptisée crowdsourcing (contraction de crowd, la foule, et outsourcing, l’externalisation) a été mise à profit par les entreprises pour bénéficier de la bonne volonté des personnes enclines à partager leurs connaissances sur Internet (Terranova, 2000 ; 2004).

Note de bas de page 4 :

Pour rappel, O’Reilly a utilisé « web 2.0 » en 2004, pour qualifier la possibilité d’éditer le contenu des sites internet sans connaissance technique ou du code (html, Javascript, etc.) qui a ouvert le champ des UGC.

Dans cet article nous nous intéresserons plus particulièrement aux User Generated Contents (contenus générés par les utilisateurs, UGC) et aux plateformes qui ont vu le jour ces vingt dernières années avec l’avènement du web 2.04. Nous appelons « contributions » l’ensemble de ce que les internautes apportent sur les plateformes — volontairement ou non — et « œuvres » les contributions soumises au droit d’auteur, sans égard à leurs qualités intrinsèques ou à la valorisation qui peut en être faite.

Sur les plateformes nous sommes constamment invités à partager. Mais à partager quoi ? L’objet et le destinataire du partage apparaissent parfois difficilement. Par ailleurs, ce partage est-il un don, une forme d’activité, de travail ? Comment peut-on décrire les modalités sous lesquelles le partage est organisé, encadré, contrôlé ?

Ces questions ont retrouvé une acuité avec le partage des UGC depuis le début des années 2000 au moment de l’explosion du téléchargement en pair à pair (Peer to Peer ou P2P). Nous souhaitons interroger la façon dont la problématique s’est déplacée, avec l’avènement des plateformes.

Dans un premier temps, nous nous intéresserons à l’évolution du terme « partage » relatif aux UGC en ligne ; comment son usage a évolué sous la pression des plateformes et de quelle façon le terme a été en partie vidé de son sens initial. Nous verrons que le mot fait partie d’un ensemble de termes destinés à entretenir une confusion entre les transactions commerciales et non-commerciales. Ce rapport ambigu au commerce sur Internet constituera notre deuxième section. Nous interrogerons dans un troisième temps comment les évolutions de la valorisation obligent à repenser l’enjeu conçu par le monde du Libre de la propriété des biens à celle des plateformes. Enfin, nous mobiliserons la notion d’extractivisme, empruntée à l’environnement pour tenter de caractériser les plateformes et leur activité.

2. L’obscur objet du partage

Note de bas de page 5 :

Pour rappel, d’un point de vue économique, le coût marginal de la reproduction des données par les ordinateurs diminue et tend vers 0, à la différence des biens matériels dont le coût marginal (le coût induit pour produire la dernière pièce) a un minimum non nul.

Les théoriciens du Libre ont contribué à ériger l’idée de partage sur internet avec une connotation positive. Que le partage soit la condition de l’avenir des idées (Lessig, 2005, 5-22), l’avenir de la culture à l’ère d’internet (Aigrain, 2012, pp. 15-17 ; Lessig, 2004, 76-79) ou plus simplement un principe moral appris dès le plus jeune âge (tel qu’évoqué dans la formule « sharing nicely (partager gentiment) » dans le texte de Benkler, 2004), ce dernier est envisagé comme une nécessité et un bienfait qui se situe au-delà des considérations économiques à l’heure du coût marginal nul5. Certains anticipent même l’avènement d’un âge de l’accès (Rifkin, 2008) dans lequel la propriété n’aurait (presque) plus de sens étant donné la facilité avec laquelle on reproduit les biens dans un monde numérisé.

Note de bas de page 6 :

Ces plateformes sont respectivement accessibles aux adresses suivantes : https://youtube.com, https://vimeo.com, https://flickr.com, https://instagram.com, https://wattpad.com, https://soundcloud.com et https://tumblr.com.

C’est ce programme que pourraient sembler mettre en œuvre les plateformes sur lesquelles le partage de la part des utilisateurs est largement encouragé. Mais quel est l’objet de ce partage ? Spontanément dans le cas qui nous concerne, on pense aux œuvres des utilisateurs qui produisent l’essentiel du contenu des plateformes dédiées comme Youtube, Viméo (vidéos), Flickr, Instagram (photographies), Wattpad (littérature), Soundcloud (musique) ou Tumblr (non dédié à un seul médium)6. Les plateformes données en exemple — parce que les plus populaires actuellement — et leurs concurrentes ont pour la plupart un modèle économique fondé sur un accès gratuit à la plateforme qui se finance par la publicité et des services complémentaires. La plupart d’entre elles autorisent les œuvres sous licences libres ce qui en soi indique déjà que la valorisation des plateformes ne repose pas sur l’exclusivité des œuvres contrairement au reste des industries culturelles et créatives. Pourquoi sommes-nous donc si souvent invités au partage ?

John s’intéresse à cette injonction au partage et observe ce qu’il nomme les « objets flous du partage [fuzzy objects of sharing] » (John, 2013). Il distingue plusieurs phases dans l’évolution de l’utilisation par les réseaux sociaux [social network sites] du terme de « partage » en anglais. Ainsi au début de la décade 2000-2010 le terme est associé à un objet spécifique (des photos). À partir de 2005, il observe que le terme se déplace vers des usages plus flous (partagez votre vie, votre monde, le vrai vous [real you]). À la fin de la même décade, l’auteur note que le terme de partage peut être trouvé sans objet (« Partager, c’est fun [it’s fun to share] »). Selon l’auteur le partage est alors devenu synonyme de communication mais aussi de vie sociale médiée par les outils numériques. Parce que le terme est toujours moins défini, il finit par décrire beaucoup de choses nous explique l’auteur (mise à jour de profil, partage de photos, laisser une note à un livre sur Amazon, tweet, etc.). John note que le même vocable de partage est aussi utilisé par les firmes telles que Facebook ou Google pour décrire les échanges commerciaux avec leurs annonceurs. Dans des sections intitulées « quelles informations nous partageons » les firmes dissimulent une transaction commerciale derrière un vocable aux connotations positives. Cette confusion entre le commercial et le non-commercial renforcée dans l’invitation au partage n’est pas nécessairement liée aux plateformes et existe depuis les débuts d’internet.

3. Des relations commerciales sur Internet

Nous souhaitons nous arrêter brièvement sur l’intrication du commercial et du non-commercial dans les discours sur Internet. Dans son ouvrage portant sur les plateformes et leur rôle dans la production de nos identités Gustavo Gomez-Mejia analyse ce qu’il assimile à la novlangue décrite par Orwell dans 1984. Il parle de mots versatiles :

Qui permettent d’interpeller aussi bien les identités des personnes que les intérêts des industriels. Profil (profile), aimer (like), partager (share), suivre (follow), amis (friends)… (Gomez-Mejia, 2016, 106).

Note de bas de page 7 :

En témoignent les mentions sur le web de type « Nous utilisons vos données » bien souvent justifiées par une amélioration de « la qualité de votre navigation » ou « de votre expérience ».

Cette duplicité permet de rendre à la fois acceptable et même désirable l’utilisation des données tout comme leur utilisation est toujours corrélée au service rendu dans le discours7. Gomez-Mejia en déduit que les plateformes permettent de sérialiser les relations qui passent par une « écriture convertible internationale » grâce à laquelle

[ce] qui dans le « monde vécu » de l’internaute peut être écrit comme une expression personnelle gratuite pourra toujours être relu comme une énième unité discrète, commensurable, à l’aune d’une « rationalité instrumentale » (Gomez-Mejia, 2016, 113-114).

Cette intrication entre le commercial et le non-commercial n’est pas propre à l’internet. Pour autant, un imaginaire idyllique de cohabitation pacifique a été produit par les discours d’accompagnement de l’économie numérique. On peut le faire remonter à la Hi-Tech gift economy [l’économie du don dans les hautes technologies] suggérée par R. Barbrook dans un article devenu célèbre (Barbrook, 1998) qui affirme que « [s]ur le net, la même information peut exister à la fois comme une marchandise et comme un cadeau ». Il envisage la réalisation d’un anarcho-communisme au sein duquel « la marchandise-monnaie et les relations de don ne sont pas juste en conflit l’une avec l’autre, mais coexistent en symbiose » et argue que la nature de l’information et la facilité avec laquelle elle peut être dupliquée en sont la raison.

Note de bas de page 8 :

C’est par exemple le cas de la Free Software Foundation qui défend l’idée que toute clause interdisant un usage (y compris l’usage commercial) fait d’un logiciel un logiciel non-libre. https://www.gnu.org/philosophy/categories.html.

Note de bas de page 9 :

Nous revenons sur ce terme en fin d’article.

L’auteur prend le logiciel libre en exemple puisque celui-ci incarne la logique du don et l’anarcho-communisme (où se mêleront don et marchandise) dont l’auteur prévoit qu’il sera la seule alternative au capitalisme monopolistique. Cette vision d’un dépassement de la marchandise sur internet est aussi portée par le monde du Libre qui considère les licences incluant une clause non-commerciale comme non libres8 et ne s’est posé que récemment la question des moyens de subsistance des contributeurs. Dans La richesse des réseaux, pensé comme un traité d’économie politique pour Internet (Loveluck, p. 195), Benkler développait l’idée de production par les pairs reposant sur les communs [Commons-based peer production]. Dans cet ouvrage il conservait toute l’ambiguïté quant aux usages commerciaux dont il résume les limites dans un ouvrage récent dédié au coopérativisme de plateforme9 : « La production par les pairs a reposé sur une somme de contributions volontaires de participants qui avaient d’autres sources de revenus » (Benkler, 2016, 93).

Les plateformes reposent sur la quasi-occultation des questions de revenus pour les contributeurs. Si ces dernières arrivent à générer des bénéfices et à accumuler des investissements records les plaçant dans les premières capitalisations boursières mondiales, c’est parce qu’elles véhiculent par le vocabulaire qu’elles utilisent comme par l’imaginaire du partage sur Internet qu’elles perpétuent, une vision pacifiée d’Internet où les services commerciaux cohabitent avec des contributions des utilisateurs, là où la réalité est celle de services commerciaux qui dépendent des contributions des utilisateurs.

Note de bas de page 10 :

Le vocable même de « données » pourrait être discuté, tant pour certaines d’entre elles, nous ne consentons à aucun moment à donner ces informations ou seulement dans les conditions générales d’utilisation acceptées sans avoir été lues.

Note de bas de page 11 :

Le Big Data comme « l’intelligence artificielle » qui en dépend ne fonctionnent que dans la mesure où les programmes confrontent un profil à une masse de profils à partir desquelles ils peuvent trouver des corrélations et en extraire des prédictions plausibles. Il faut donc tout à la fois un profil précis, mais aussi une masse de profils pour l’interpolation.

Note de bas de page 12 :

L’appellation d’« économie du partage » a d’ailleurs été utilisée pour décrire cette adéquation entre l’offre et la demande dans les domaines des biens matériels et des services.

Ces entreprises reposent sur la commercialisation des données10 que nous « partageons » lorsque nous utilisons les plateformes. La valeur des plateformes provient des œuvres qu’elles hébergent et diffusent mais aussi et surtout de la valorisation des données d’audience, à la fois de masse et individualisées11. L’adéquation entre un profil donné et une audience visée pour une publicité est bien le produit principal vendu par ces entreprises. Ainsi les plateformes nous proposent de partager entre nous et de fournir le support de ces échanges12. Dans le domaine des UGC l’exclusivité relative à la propriété intellectuelle est finalement secondaire parce que l’essentiel de la valorisation se fait sur un autre plan, celui du profilage et des données des utilisateurs. Pour S. Zuboff ce qu’elle décrit comme un capitalisme de surveillance repose sur « des appâts qui amènent les utilisateurs dans leurs opérations extractives, au sein desquelles nos expériences personnelles sont extraites et emballées pour les besoins d’autres » (Zuboff, 2019). Ce qui importe donc à ces entreprises est donc de maximiser le partage, c’est-à-dire nos utilisations des plateformes plus encore que les contenus qui sont effectivement échangés.

Les plateformes ont ainsi réorienté leurs pratiques économiques (et inventé un nouveau type de capitalisme selon Zuboff) de la valorisation des œuvres à celle des contributions et de la plateforme sur lesquelles elles s’échangent. C’est ainsi qu’elles acceptent bien volontiers les contributions y compris sans exclusivité et notamment les œuvres sous licences libres. L’objectif politique et l’ethos du Libre ne permettent alors plus de lutter contre les formes nouvelles prises par le capitalisme de plateforme (Srnicek, 2018), netarchique (Bauwens & Kostakis, 2017) ou de surveillance.

4. De la propriété des biens à celle des plateformes

Un point commun à ces différentes analyses a été résumé par C. Laval quand il affirme que « le capital est capable d’organiser des formes de coopération et de partage à son profit » (Bollier & Laval, 2016). C’est ce que l’auteur appelle des « pseudo-communs du capital ». Si Laval souligne ensuite que c’est une preuve paradoxale de la fécondité du commun c’est aussi reconnaître une démarcation nette entre la philosophie du Libre (dont le principe premier est la liberté, incarnée par le partage et l’accès) et celle du commun organisé, selon les lecteurs d’Ostrom, par une ressource, une communauté, et l’ensemble des règles qui en régissent l’usage (Bollier, 2014 ; Coriat, 2015 ; Ostrom, 2010). Les communs du capital ou pseudo-communs du capital sont en réalité des formes de communs organisés par le capital ou dont il peut bénéficier. La formule recouvre un sens légèrement différent chez L. Maurel qui la mobilise pour analyser les interdépendances entre les mondes de l’entreprise et ceux du Libre : une interdépendance qui se manifeste quand Google mobilise toujours plus les articles de Wikipédia pour améliorer ses services mais aussi quand certaines fondations créées pour financer et garantir l’indépendance d’un projet libre (logiciel, encyclopédie) dépendent toujours plus fortement des dons de ces mêmes entreprises (Maurel, 2018).

Ces deux formes d’appropriation (organisation de la coopération, ou récupération des produits de la coopération sans participation à la production) font l’objet de différentes études critiques depuis quelques années. Elles sont abordées sous l’angle du travail — souvent dans les termes conservés en anglais de Digital Labor ou Free Labor (pour les définitions voir Scholz, 2012 ; Terranova, 2004 ; pour une discussion sur le choix de l’approche par le travail, voir Cardon & Casilli, 2015). Cette critique a été prolongée par l’introduction du coopérativisme de plateforme, qui vise à développer des plateformes appartenant à ses contributeurs (Scholz & Schneider, 2016 ; Scholz, 2017) et s’est concentré sur les cas où les revenus des contributeurs dépendent de ces plateformes (chauffeurs, livreurs et pour les biens symboliques, streaming d’artistes professionnels). Une autre approche est celle mobilisant la critique des industries culturelles (Bouquillion, 2010 ; Miège, 2017 ; Mœglin, 2012). D’autres chercheurs s’attachent à décrire ces phénomènes à partir de l’attention (Citton, 2014a, 2014b ; Franck, 2010, 2014 ; Goldhaber, 1997) ou du travail du spectateur (Fisher, 2012 ; Smythe, 2006).

Enfin les critiques du capitalisme cognitif et les post-opéraïstes italiens développent l’idée qu’une nouvelle forme de capitalisme est venue se surimposer aux précédentes qui vise à soumettre l’ensemble de nos productions sociales à sa logique. C’est ce que les post-opéraïstes nomment subsomption de la vie sous le capital (Hardt, 2018). En effet, les modes de production capitalistes s’appliquent, organisent et régissent donc contrôlent toujours plus la production sociale. Cette idée datant de la fin du XXe siècle, a trouvé une actualisation frappante dans les plateformes numériques.

De façon transversale à ces approches, nous souhaiterions mobiliser la notion d’extractivisme — qui est évoquée dans plusieurs des travaux cités — pour essayer de caractériser le rôle des plateformes, des entreprises qui les développent et du rôle central du partage dans ce dispositif.

5. Extractivisme : des ressources naturelles aux plateformes

L’extractivisme est un terme apparu d’abord pour caractériser l’exploitation des ressources naturelles sans considération pour l’environnement humain et naturel. Les entreprises extractivistes feignent d’ignorer les conséquences : elles s’installent, extraient et exportent les matières premières puis se déplacent quand la source (forêt, mine, sols, etc.) est tarie. Le terme semble apparaître dans le courant des années 2000 à la fois chez les chercheurs sud-américains et dans les forums sociaux mondiaux (Bednik, 2016). Le concept a été étendu à la finance (Gago & Mezzadra, 2017) et il a été utilisé pour décrire les plateformes (Mezzadra & Neilson, 2017 ; Zuboff, 2019). Citton propose une définition de l’extractivisme non restreinte aux ressources naturelles en quatre points :

1° Il arrache de son environnement natif un élément qu’il élève au statut de ressource. 2° Il exploite cette ressource sans se préoccuper de ses conditions de renouvellement, ni des conséquences de son utilisation. 3° Il ne considère cette ressource que du point de vue de son coût d’extraction et de son prix de revient, n’y voyant qu’un moyen de générer de la plus-value. 4° Lorsque la ressource est épuisée, ou que son extraction devient trop difficile et finit par coûter trop cher pour continuer à générer des profits, il abandonne cet environnement en ruine, pour aller puiser ailleurs les ressources dont il a besoin (Citton, 2018, 138-139).

Note de bas de page 13 :

Ce prix de revient tend vers zéro puisque la main d’œuvre qui crée les n’est pas rémunérée, ce qui amène Fuchs à parler d’une exploitation infinie (Fuchs, 2012).

Note de bas de page 14 :

On le voit avec la quasi-disparition de Myspace, qui était pourtant le premier réseau social et musical mondial.

Cette définition pourrait de prime abord s’appliquer aux plateformes parce qu’elles érigent nos partages au statut de ressource (1°) et qu’elles ne considèrent la ressource que pour son prix de revient (3°)13. Pour autant, les deux autres points ne peuvent être transposés à l’identique : L’absence de considération pour le renouvellement de la ressource (2°) et la possibilité de changer d’environnement pour aller puiser ailleurs les ressources (4°) n’est pas complètement possible dans la mesure où ces entreprises visent une domination mondiale du marché et qu’il n’existe pas d’extérieur ou d’ailleurs. Le partage (et les autres mots versatiles) a alors une fonction centrale dans le contrôle des lieux de production et de reproduction du social — et des UGC qui en sont une forme parmi d’autres. Le rôle des plateformes est donc double : Devenir d’abord le seul vecteur de transmission des UGC (par la gratuité, la simplicité, un discours marketing nous invitant à montrer notre vrai nous — et quels créateurs brillants — nous sommes vraiment). Dès lors, les participants sont captifs par l’effet de réseau — résumé par la formule Winner takes all —, par dépendance économique ou par habitude. Ces phénomènes et les quasi-monopoles qui en découlent dans les usages (les plateformes citées plus haut, chacune dans son domaine est dominante sur son marché, au moins dans le monde occidental) permettent de maintenir un équilibre fragile14. Les plateformes visent ensuite à maximiser le temps d’attention et la participation des utilisateurs. Pour ce faire, elles renversent le processus et cherchent à organiser la production du social, à le subsumer. Selon Gomez-Mejia, ce processus est un succès et il résume la situation actuelle par un dialogue fictif :

Q : Pourquoi êtes-vous devenus des clients aussi exemplaires des industries californiennes du Net ?
R : Parce que nous voulons créer nos profils et partager les choses qu’on aime avec nos amis (Gomez-Mejia, 2016, 105).

Gomez-Mejia illustre que l’intrication de la fabrique sociale, des UGC et des plateformes qui les diffusent voire les ont suscitées, sont globalement acceptées et intégrées par les utilisateurs. Le succès des plateformes n’est pas tant à lire comme celui de la surveillance que celui du contrôle, tel qu’évoqué par Deleuze dans son post-scriptum (Deleuze, 2007)

Note de bas de page 15 :

Il ne s’agit aucunement de nier que les entreprises capitalistes reposent dans de nombreux domaines sur la propriété intellectuelle ni de prétendre que ce combat est désuet ou dépassé. Nous formulons simplement le constat que les entreprises qui gèrent les plateformes ont d’ores et déjà entamé une mutation dans laquelle les droits de propriété intellectuelle (sur les œuvres, leur code reste secret ou breveté) sont finalement une problématique mineure.

Il nous reste à considérer une autre dimension de l’extractivisme. On la retrouve chez Capra et Mattei au sein d’un ouvrage qui met en parallèle l’évolution des conceptions scientifiques du monde et l’évolution du droit (Capra & Mattei, 2015). Pour les auteurs l’extractivisme (qui relève dans leur analyse du rapport à la nature, mais aussi aux communautés humaines qui en dépendent) repose sur un ensemble d’institutions qui incluent notamment les dispositifs techniques et le droit. L’extractivisme n’est selon eux pas tant la conséquence de l’attitude des firmes (qui visent la maximisation de leur profit) que l’ensemble des institutions qui le rendent possible (notamment la conception de la nature comme une ressource et le droit de l’environnement fondé sur la propriété privée). Ils concluent leur ouvrage sur la nécessité de faire évoluer le droit autant que la science a évolué depuis le début de la modernité pour une meilleure prise en compte de la nature et pour dépasser la conception d’une nature comme ressource et adapter le droit aux usages et aux conditions environnementales, s’en remettant aux communautés pour une prise de décision décentralisée. L’extractivisme dans le domaine des UGC repose-t-il sur de telles institutions juridiques et idéologiques ? Paradoxalement, c’est dans le domaine des UGC que le capitalisme propose un dépassement le plus conséquent des droits de propriété intellectuelle15 par un contrôle centralisé du lieu de la production et de la valorisation ; le Libre n’est pas armé pour contrer un capitalisme reposant sur le partage.

6. Conclusion

Nous avons essayé de montrer comment l’idée du partage et l’utopie d’un internet où les relations entre commerce et don ne seraient pas conflictuelles ont été nourries par l’utopie du Libre. Avec l’avènement des plateformes qui ne valorisent pas directement l’œuvre mais la mise à disposition de celle-ci pour ceux qu’elle pourrait intéresser, la problématique s’est déplacée de la propriété des œuvres à celle des plateformes. En effet la vocation hégémonique des plateformes leur donne la possibilité d’imposer leur contrôle sur les œuvres qui peuvent exister, être diffusées et valorisées.

Cette forme de capitalisme peut être analysée avec les outils de l’extractivisme dont le champ d’application dépasse d’ores et déjà celui des ressources naturelles. L’ensemble des contributions des utilisateurs c’est-à-dire les données et les œuvres sont réduites à l’état de ressources et sont par le même mouvement considérées par la seule perspective prix de revient — mesurée par vue, par clic. Pour autant la vocation hégémonique rend toujours plus inexistant l’extérieur et il n’est pas possible de déplacer le lieu de prélèvement si la source se tarit. C’est la raison pour laquelle le partage, les interactions, les contributions volontaires ou non des utilisateurs sont essentielles à la perpétuation de la source et à la continuation de l’extraction qui est la clé de leur modèle économique.

Note de bas de page 16 :

C’est probablement une telle conception des plateformes et des données personnelles qui a mené des jeunes (de 13 à 35 ans) à souscrire à un programme de « recherche » de Facebook consistant à surveiller et enregistrer l’ensemble des communications sur Internet contre une rémunération allant jusqu’à 20 $ par mois. (Constine, 2019)

Au-delà des licences libres qui ont montré leurs limites, des tentatives de contrer l’extractivisme dans le domaine des UGC coexistent avec des propositions qui reposent sur une pensée de la donnée personnelle comme propriété individuelle qui ne dépassent pas la logique extractiviste mais réclament une contrepartie financière16. À l’inverse les propositions visant à lutter contre l’extractivisme sont systématiquement collectives mais instituent aussi de nouvelles organisations qui sont celles du commun (Alix et al., 2018 ; Coriat, 2015 ; Dardot & Laval, 2014 ; Hardt & Negri, 2013) : Coopérativisme de plateforme, licences à réciprocité renforcée (Kleiner, 2010 ; Vieira & Filippi, 2014). Le partage qui y est promu est alors bien différent de celui attendu par les plateformes. C’est le partage démocratique de la gouvernance du commun et des difficultés qu’elle implique.