Culture maker, apprentissage coopératif et construction de la communauté
Analyse des échanges sur la plateforme numérique OuiAreMakers
Cet article est consacré à l’analyse d’une plateforme numérique pour makers : OuiAreMakers.com. À travers l’analyse pragmatique des tutoriels et des échanges produits par les utilisateurs de cette plateforme, cet article tente d’identifier les procédés visant à construire du lien social, à mettre en place des mécanismes d’apprentissage collaboratif et d’exprimer les valeurs de la communauté.
This paper is devoted to the analysis of a digital platform for makers : OuiAreMakers.com. Through the pragmatic analysis of the tutorials and exchanges produced by the users of this platform, this paper tries to identify the processes aiming to build social tie, to set up collaborative learning mechanisms and to express the values of the community.
1. Introduction
Cet article est consacré aux mécanismes de partage de connaissances, d’apprentissage coopératif et de constitution d’une communauté dans un contexte particulier, celui de la culture maker. « Culture maker » désigne un mouvement social contemporain dérivé de la culture DIY (Do It Yourself) qui rassemble des individus qui fabriquent des objets, partagent leurs méthodes de fabrication et, le plus souvent, donnent accès aux outils permettant cette fabrication (Lallement, 2015). La culture maker se manifeste par diverses activités coopératives qui se déroulent dans des espaces physiques (comme les fablabs) ou numériques.
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Cet article présente les résultats d’une recherche menée dans le cadre du PEPS (Projet Exploratoire Premier Soutien) « Learn and Make », financé par le CNRS.
Cet article s’inscrit dans le champ de l’analyse de la communication numérique, précisément de la pragmatique des discours numériques (Herring et al., 2013 ; Marcoccia, 2016). Il s’agit d’analyser les échanges entre les utilisateurs d’une plateforme numérique grand public (Oui Are Makers)1 dont l’objectif affiché est le partage de projets entre makers, la valorisation de leurs réalisations et la constitution d’une communauté d’apprentissage.
L’analyse sémio-pragmatique des discours et des échanges devrait permettre d’identifier les procédés par lesquels les utilisateurs de cette plateforme construisent de la connaissance de manière coopérative et constituent une communauté en ligne dont ils élaborent et partagent les valeurs. Elle permet par ailleurs de mesurer les enjeux et les poids respectifs des dynamiques d’apprentissage et de construction communautaire sur cette plateforme.
2. OuiAreMakers.com : une plateforme numérique pour les makers ?
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https://ouiaremakers.com/ - rubrique « Qui sommes-nous ? »
En France, le site OuiAreMakers se présente comme une plateforme rassemblant « la plus grande communauté de Français partageant leurs savoir-faire »2. Ce site propose un espace où « chacun vient partager ses réalisations techniques et créatives sous forme de tutoriels, afin de permettre à tous de faire soi-même ». Il a pour objectif de fédérer un « mouvement collaboratif, créatif et engagé » permettant de réunir les « talents manuels » afin que chacun puisse « apprendre à créer, réparer, inventer (…) dans tous les domaines. Des nouvelles technologies en passant par la déco, la cuisine, le bricolage, la beauté, la mode, le tricot, etc. ».
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https://www.instructables.com
- Note de bas de page 4 :
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De nombreuses informations nous ont été apportées par Hortense Sauvard (la fondatrice et directrice générale du site) à l’occasion de la Journée d’études « Makers ou l’apprentissage par le “faire” : du code informatique à la transition écologique », Paris, 7 février 2019.
La plateforme OuiAreMakers a été créée en 2016 sur le modèle de la plateforme Instructables3, site états-unien créé en 2005, permettant de publier, commenter et évaluer des projets DIY4. L’audience de OuiAreMakers est relativement importante avec 150 000 visiteurs mensuels en février 2019.
OuiAreMakers peut être défini comme une communauté de makers en ligne dans la mesure où il remplit les critères établis par Hoover (2019) : on y trouve des interactions utilisateurs-utilisateurs, dont la visée est de réaliser des choses tangibles, rassemblées sur une plateforme qui a pour seul objectif d’être utilisée par des makers. OuiAreMakers propose trois activités, qui apparaissent dans le bandeau du site (voir figure 1) : consulter des tutoriels, en déposer et participer à des concours. Il est nécessaire d’être inscrit pour publier mais la consultation est libre.
Le site donne accès aux tutoriels édités par les utilisateurs de la plateforme avec trois modes d’accès selon le critère de classement : par date, par popularité et par catégories. Ils sont classés en huit catégories : technologie (avec des projets en électronique ou informatique, à base de Raspberry Pi ou d’Arduino), art & craft (des créations manuelles à base de papiers, de cartons et tissus), déco (avec des idées de décoration intérieure, souvent basées sur le recyclage), mode et beauté (vêtements et cosmétique DIY), cuisine, bricolage (avec de nombreux projets de création de meubles), loisirs (avec des projets pour « le temps libre ») et plein air (principalement du jardinage). Ces catégories sont assez floues ; l’objectif est moins d’indexer rigoureusement les projets que de proposer aux utilisateurs une classification assez libre.
Figure (1). Bandeau de la page d’accueil du site OuiAreMakers (reproduction)
On retrouve sur ce site la diversité des domaines d’application qu’on trouve habituellement dans la culture maker (Lallement, 2015) mais aussi des domaines plus éloignés, comme la cosmétique.
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Présentation à l’occasion de la Journée d’études « Makers ou l’apprentissage par le “faire” : du code informatique à la transition écologique », Paris, 7 février 2019.
OuiAreMakers semble combiner deux phénomènes : la culture maker et le succès des tutoriels en ligne. Le nom du site et les textes d’accompagnement inscrivent cette plateforme dans la culture maker. Pour la fondatrice du site, il s’agit de créer une « communauté de makers ouverte », en « démocratisant la culture maker »5. Originellement, le mouvement maker expérimentait des nouvelles manières de produire, de consommer et d’apprendre, régies par un principe de libre accès aux outils et aux savoirs (Berrebi-Hoffmann et al., 2015). Les domaines des projets de makers sont l’informatique, l’électronique, la robotique, l’impression 3-D mais aussi des activités plus traditionnelles telles que la métallurgie, la menuiserie, l’art et l’artisanat. La culture maker donne un rôle central à l’apprentissage collaboratif et communautaire à l’occasion de rencontres dans des lieux comme les fablabs ou sur des plateformes numériques.
OuiAreMakers peut aussi être perçu comme une plateforme de publication et de consultation de tutoriels en ligne, plus proche du phénomène populaire des « tutos » que de la culture maker d’origine. Cette étude aura justement pour objectif de comprendre comment les usages de OuiAreMakers combinent des éléments de la culture maker et du phénomène « tuto ».
3. Méthodologie, corpus et questions de recherche
3.1. Méthodologie
Notre article s’inscrit dans le cadre de l’analyse pragmatique des discours numériques (Herring et al., 2013 ; Marcoccia, 2016). Il s’agit de porter notre attention sur les procédés discursifs mis en œuvre par les utilisateurs de la plateforme, en tenant compte de leur dimension techno-langagière et en nous focalisant sur leur dimension pragmatique : que font les utilisateurs par leurs discours et leurs échanges ? L’analyse porte sur la séquence d’activités centrale supportée par cette plateforme : A dépose un tutoriel, B, C, D, etc. commentent ce tutoriel. A réagit (éventuellement) aux messages de B, C, D, etc.
Les tutoriels déposés sur la plateforme font l’objet d’une analyse visant à identifier les procédés sémiotiques utilisés et d’une analyse pragmatique pour définir les activités réalisées : produire une consigne, expliquer, promouvoir, etc. Les commentaires des tutoriels et les échanges entre les utilisateurs sont analysés en décrivant les activités réalisées dans les messages de réaction et dans les follow-ups (les réactions aux réactions) produits par l’auteur du tutoriel. Enfin, nous nous intéresserons à la manifestation de construction de normes et de valeurs communautaires : lorsqu’un projet est présenté, les discours et les arguments qui l’accompagnent reposent sur divers systèmes de valeurs, qui correspondent plus ou moins à l’idéologie et la culture des makers.
3.1. Corpus
La constitution du corpus a été réalisée en deux temps. Tout d’abord, nous avons procédé à une observation persistante, telle qu’elle a été adaptée pour l’étude de la communication numérique par Herring (2004). Il s’agit de consulter régulièrement un « terrain » (OuiAreMakers) sur une période longue (un an) avant de prélever un corpus sur lequel porte l’analyse (40 tutoriels et 237 messages). L’observation persistante du terrain nous permet de garantir le caractère « représentatif » du corpus. Elle nous a permis de saisir les comportements les plus habituels des utilisateurs de cette plateforme.
Notre observation était aussi participante dans la mesure où nous avons conçu et posté (mais pas sauvegardé) un tutoriel pour comprendre les spécificités des outils d’édition utilisés.
Nous avons dans un second temps sélectionné le corpus sur lequel porte l’analyse. Le critère de sélection choisi est celui de la popularité. Nous avons collecté les cinq tutoriels les plus populaires dans chacune des huit catégories. Ces tutoriels étaient tous suivis de commentaires, ce qui nous a donc permis d’établir un corpus de 40 séquences tutoriels + discussions. Nous avons limité la taille des « fils » de commentaires à 40 messages (seul un fil en compte un plus grand nombre : 272 messages). Il faut noter que le degré de popularité est très varié (entre 100 et 60 000 vues !) et que, sur la plateforme, presque la moitié des tutoriels ne sont pas suivis de commentaires. Notre corpus est donc constitué de 40 tutoriels et de 237 messages, distribués de manière inégale.
Figure (2). Tableau : nombre de messages dans le corpus
Catégorie |
Technologie |
Cuisine |
Déco |
Bricolage |
Art & Craft |
Loisir |
Plein air |
Mode & beauté |
Nombre de messages |
61 (sur un total de 272) |
24 |
33 |
18 |
22 |
20 |
12 |
47 |
La longueur des fils de commentaires est très variable : 30 fils sur 40 ont moins de 5 messages, 9 fils comptent de 5 à 34 messages, et un fil de la catégorie « technologie » (Arduino et porte automatique de poulailler) compte 251 messages.
3.3. Questions de recherche
Notre analyse de corpus nous permet d’aborder trois questions.
Tout d’abord, les utilisateurs de la plateforme OuiAreMakers sont supposés constituer une communauté. C’est en tout cas le message mis en avant par le site. Mais la coordination d’activités, d’intérêts et de cultures pluriels peut-elle arriver à constituer une communauté ?
Par ailleurs, cette plateforme favorise-t-elle des mécanismes d’apprentissage collaboratif, c’est-à-dire d’apprentissage par l’interaction, avec des principes de co-construction des connaissances, favorisées par le mouvement maker.
Enfin, il s’agit de vérifier si les discours produits par les utilisateurs de la plateforme sont véritablement en rapport avec la culture maker, en particulier du point de vue de la manifestation de valeurs et d’arguments propres à cette culture : la résistance à l’autorité, l’importance du plaisir dans l’activité, la volonté d’intégrer le plus grand nombre, le partage, la technique comme outil d’émancipation, la valorisation du bricolage, le DIY, l’intérêt pour le recyclage et l’écologie, etc. (Lallement, 2015 ; Berrebi-Hoffmann et al., 2018 ; Cardon, 2019).
4. Résultats
4.1. Description des tutoriels
Pour publier un tutoriel, le site propose un outil d’édition qui constitue une véritable « technologie discursive » (Paveau, 2017 : 335). Sur cette plateforme, publier un tutoriel est une activité formatée. En effet, en faisant défiler la page à laquelle il accède après avoir cliqué sur « Publier un tutoriel », l’utilisateur découvre une succession de cadres et d’outils qui correspondent aux différentes étapes d’édition d’un tutoriel. L’utilisateur doit tout d’abord saisir le « titre du tutoriel » puis ajouter une photo (en « glissant une photo principale » dans un cadre). Il peut alors utiliser un outil d’édition de texte pour écrire un texte « d’introduction ». Cet éditeur comprend les fonctionnalités habituelles d’un traitement de texte et reprend le ruban Word (figure 3).
Figure (3). Outil d’édition du tutoriel (copie d’écran)
L’utilisateur est alors invité à évaluer la difficulté de sa réalisation, et à indiquer le budget nécessaire (figure 4).
Figure (4). Éditeur de tutoriel : niveau de difficulté et le budget (copie d’écran).
L’outil d’édition de tutoriels invite aussi les utilisateurs à ajouter une photo et/ou une liste du matériel nécessaire à la réalisation. L’outil permet aussi de joindre un « fichier technique », avec une très grande variété de formats (figure 5).
Figure (5). Éditeur de tutoriel : « ajouter des fichiers techniques »
Enfin, l’élément central du tutoriel est un outil de mise en séquences de photos commentées ou de vidéos pour expliquer la procédure à suivre, découpée en étapes (figure 6)
Figure (6). Éditeur de tutoriel : montrer les étapes
Lorsqu’on consulte un tutoriel, on trouve donc son titre (choisi par l’utilisateur), le nom de son auteur (le pseudonyme utilisé lors de l’inscription) et diverses informations correspondant à l’audience et à la popularité du tutoriel : le nombre de vues, le nombre de lecteurs qui ont cliqué sur « j’aime » et parfois le nombre de challenges remportés par le tuto.
Une vision d’ensemble de la plateforme montre que les auteurs des tutoriels occupent généralement les deux rôles d’éditeur et de commentateur de tutoriels même s’ils réservent le plus souvent leurs activités à une seule catégorie. Dans notre corpus, un seul utilisateur est présent à la fois dans les catégories « technologie » et « cuisine ».
Les pseudonymes utilisés par les utilisateurs sont assez variés mais, pour la plupart, ne correspondent pas de manière intelligible à une stratégie de présentation de soi et de construction d’une identité communautaire. Ainsi, des pseudonymes comme « Matthi », ou « Juliette » ne nous semblent pas jouer un rôle central dans la présentation de soi, sauf sur la question du genre. Cependant, quelques pseudonymes révèlent quelques traits identitaires et mettent en avant des valeurs de la culture maker : la fantaisie (« Marquise électrique »), l’open design (« OliviaRdesign ») le recyclage (« les cocottes du grenier »), le souci écologique (« Naturofils »), l’univers du fablab (« Youlab »).
Les tutoriels s’ouvrent par une « introduction » : une photographie du projet présenté et un court texte de présentation. Dans ce texte, les auteurs des tutoriels présentent les qualités et les propriétés de leurs projets. Ces qualités renvoient à des valeurs plus moins proches de la culture maker. Les deux qualités le plus souvent citées sont l’utilisation de matériau recyclé (dans 27 % des tutoriels appartenant à 6 catégories, par exemple « il est possible de fabriquer votre propre extrudeur pour fabriquer votre filament pour imprimante 3D à moindre coût en recyclant de vieilles pièces en plastique comme des bouteilles en polycarbonate ou dans une vieille porte de frigo en PLA ») et la simplicité de fabrication du projet (dans 15 % des tutoriels, appartenant à 5 catégories, par exemple « Découvrez comment réaliser facilement ces sous-verres »). L’esprit « Do it yourself » est invoqué dans 12 % des tutoriels (par exemple « voici un meuble DIY qui sera guidé par votre imagination ») mais uniquement dans les catégories « déco », « bricolage » et « art & craft ». De même, l’argument économique est assez souvent utilisé (dans 10 % des tutoriels, par exemple « Je n’avais pas envie de dépenser une fortune pour un métier à tisser ») mais uniquement dans 4 catégories. D’autres qualités, qui sont évoquées de manière plus marginale, renvoient directement à la culture maker (la reproductibilité du projet, sa licence Creative Commons, son aspect amusant) ou pas (la solidité, le fait que le projet soit pratique et transportable), etc.
Conformément au format proposé par l’outil d’édition, la quasi-totalité des tutoriels comprennent une indication du niveau de difficulté, une photo et/ou une liste du matériel nécessaire et le budget prévu, comme dans l’exemple ci-dessous (figure 7).
Figure (7). Tutoriel « Une tour à fraises » (reproduction)
Matériel Budget 40 |
Le tutoriel se compose alors d’une succession d’images fixes ou de vidéos accompagnées de textes, ce qui permet d’expliquer la procédure à suivre, en découpant en séquences les différentes étapes du montage, comme dans l’exemple ci-dessous (figure 8).
Figure (8). Tutoriel « Lasagne simple et rapide »
Etape 1 : Préparation de la sauce Coupez un oignon et une gousse d’ail en petits morceaux. |
Etape 2 : La viande Pendant que la sauce mijote, |
Les auteurs des tutoriels donnent parfois accès à des documents complémentaires (sous forme d’images, de fichiers joints ou de liens hypertexte) de différents types : des plans, des croquis, des fichiers STL (pour imprimante 3D), des notices standardisées, des liens vers des sites permettant l’achat du matériel nécessaire, etc. Cette documentation est plus fréquente dans les tutoriels « technologiques » que dans les autres catégories et correspond à des pratiques habituelles dans les communautés de makers.
Les textes accompagnant les photos correspondent au genre du texte procédural technique, dont la fonction principale est de transmettre des procédures, c’est-à-dire un ensemble d’actions ou d’opérations à réaliser pour obtenir un objectif particulier, comme les modes d’emploi, les notices de montages ou les recettes de cuisine (Ganier, 2016 ; Heurley, 1997). On retrouve les caractéristiques de ce type de discours, composé essentiellement de séquences descriptives ou injonctives, avec en particulier l’utilisation du mode impératif (dans 67 % des tutoriels, par exemple : « faites des revers à l’aide d’épingles sur les côtés de votre tissu »). Quelques variations par rapport aux règles du genre peuvent être observées : l’utilisation de tournures impersonnelles (« il faut percer la buse… »), la description d’une procédure sous une forme de narration en « je » (« je coupe mon cercle de métal à la scie à métaux »), en « on » (« puis on peint les aiguilles avec une bombe couleur »), ou à l’infinitif (« positionner l’équerre en L »). Ainsi, les textes respectent les règles du genre procédural tout en y ajoutant parfois une dimension plus narrative et subjective.
Les textes des tutoriels s’apparentent parfois au genre de la vulgarisation et remplissent alors une fonction de partage de connaissances. Nous observons quelques procédés habituels du discours de vulgarisation, tels qu’ils ont été décrits en analyse de discours (Mortureux, 1982) : les énoncés définitoires (« le module moteurs pour Arduino – Arduino Motor Shield en anglais – permet de contrôler facilement la direction et la vitesse d’un moteur »), les reformulations (« un custom Lego, c’est-à-dire une figurine classique Lego modifiée pour créer une figurine unique »), les séquences explicatives (« les Alebrijes ont été inventés par Pedro Linares Lopez (…). Il s’agit d’animaux domestiques, sauvages ou fantastiques sculptés dans le bois et peints de couleurs vives et motifs variés »). Enfin, on pourra trouver, de manière marginale, des tutoriels maniant l’humour (par exemple : « je précise parce que vous savez à quel point j’aime raconter ma vie :P ») ou la connivence.
L’observation de ces formes discursives spécifiques nous amène à considérer que les tutoriels s’inscrivent très clairement dans une double visée : montrer comment réaliser un projet et expliquer les opérations à suivre. Ainsi, ce type de discours correspond parfaitement aux valeurs d la culture maker. Les marques d’humour, moins fréquentes, ajoutent une dimension relationnelle à la visée procédurale portée par les tutoriels.
4.2. Analyse des discussions
4.2.1. Commentaires et discussions
Plus de moitié des tutoriels font l’objet de commentaires, organisés en fils de discussion. Dans notre corpus, 15 fils sont constitués uniquement de messages de réactions postés par les lecteurs des tutoriels et n’ont pas de véritable dimension dialogale, dans la mesure où ils ne sont pas supposés susciter eux-mêmes de réactions : les contributeurs ne discutent pas entre eux mais postent des messages pour réagir au tutoriel. Dans 25 fils de discussion, il s’agit de véritables dialogues dans la mesure où les auteurs des tutoriels prennent la peine de répondre aux posteurs de commentaires et, parfois, construisent une véritable discussion. Éditer un commentaire est une activité faiblement formatée : il s’agit d’utiliser un éditeur de texte très simple et, éventuellement, des outils d’évaluation (« j’aime ») et des fonctionnalités de partage, typique des réseaux sociaux numériques.
Figure (9). Outil d’édition de commentaires
4.2.2. Construire des relations harmonieuses
L’analyse des échanges dans la zone « commentaires » montre que la dimension relationnelle est prédominante. Les échanges semblent être avant tout voués à l’établissement de relations harmonieuses favorisant la proximité entre les interlocuteurs et leur épanouissement, à travers la réalisation de divers actes de langage. Tout d’abord, il y a de très nombreux échanges complimenteurs (Kerbrat-Orecchioni, 1987). Féliciter (« Toutes mes félicitations pour ce travail qui est astucieux »), faire un compliment (« Bravo, super idée »), évaluer positivement le projet ou le tutoriel (« sympa ce tuto »), remercier (dans plus de 20 % des messages, par exemple « Ça fait longtemps que je veux refaire le voltaire pour ma petite fille, à l'aide de votre tutoriel, je vais m'y mettre. Merci ») ou cliquer sur « j’aime » sont les activités les plus fréquentes dans les échanges analysés. Excepté pour la catégorie « technologie », plus de 45 % des messages de commentaires sont des interventions initiatives d’échanges complimenteurs ou de remerciements. Plus de la moitié de ces messages suscitent l’enchaînement attendu de A, un remerciement : « A : C'est très joli le résultat ! J'ai envie d'essayer :-). / B. Merci, oui, c'est chouette ».
Cette dimension relationnelle est favorisée par d’autres procédés, comme l’utilisation du pseudonyme pour désigner son interlocuteur (très courant dans les commentaires de tutos cuisine) ou l’expression des émotions et des affects par des émoticônes (présents dans 36 % des commentaires de tutos « mode et beauté »).
Il faut noter que les commentaires des tutoriels appartenant à la catégorie « technologie » accordent une place moins importante à cette dimension relationnelle. Seuls 21 % des messages ouvrent des échanges de compliments. En revanche, la familiarité n’est pas absente dans cette catégorie : les messages concernant des tutoriels technologiques sont ceux qui contiennent le plus de tutoiements pour désigner son interlocuteur (dans 31 % des messages). Ils sont donc marqués par une grande familiarité, mais ne s’inscrivent pas dans le registre du compliment.
4.2.3. Collaborer et construire de la connaissance
Les interactions d’apprentissage et de co-construction des connaissances sont moins présentes dans l’ensemble des catégories mais sont très nombreuses dans les commentaires de tutoriels technologiques. Elles correspondent à la réalisation de trois actes de langage spécifiques, essentiels dans les situations d’apprentissage collaboratif : les demandes de clarification, les propositions et l’expression de désaccord (Dejean-Thircuir, 2011). Nous observons ainsi dans le corpus des demandes d’informations complémentaires (« avec ce procédé, obtiens-tu un diamètre constant »), des questions de compréhension (« je n’ai pas compris comment on récupère le compost »), des propositions (« j’aurais essayé avec des rubans à leds au dos des lames ») et des expressions de désaccord ou de critique, le plus souvent adoucies (par exemple « sympa ce tuto, cependant je trouve pas très clair la façons dont les deux tuyaux sont fiés dans le bloc alu »).
Ces trois actes de langage se distribuent de manière très inégale dans le corpus. Ils ont une présence comparable aux messages à visée relationnelle dans les commentaires de tutos « art » et « loisir » (avec 10 % de messages de critiques et 25 % de messages de demande d’informations). Ils sont absents dans les commentaires de tutos « mode et beauté », et très peu présents (moins de 10 % des messages) dans les commentaires de tutos « plein air », « bricolage » et « déco ». En revanche, ils sont très nombreux dans les commentaires de tutoriels technologiques. 64 % des messages postés à la suite d’un tutoriel technologique contiennent en effet un acte de langage lié à la co-construction de connaissances : critiques, suggestions, questions de B et réactions de A (qui répond aux questions et aux critiques et, le plus souvent, valide les propositions).
Cette dimension collaborative peut emprunter des mécanismes courants dans l’univers du développement informatique : un utilisateur peut apporter une contribution en postant des extraits de programme informatique complétant et améliorant le programme proposé par l’auteur du tutoriel. Cette contribution est comparable à ce qu’on peut trouver sur des plateformes comme GitHub. Nous avons observé un autre type de contribution spécifique à l’univers informatique : la transmission de codes d’erreur adressés à l’auteur d’un programme.
4.2.4. Afficher ses valeurs
De manière plus marginale, produire un commentaire permet aussi de faire référence aux valeurs des utilisateurs de OuiAreMakers, plus ou moins proches de la culture maker initiale. Les utilisateurs évaluant les projets utilisent à peu près les mêmes arguments que ceux qui sont exposés par les auteurs des tutoriels. Lorsqu’ils font référence aux qualités des projets, ils évoquent les valeurs suivantes : la récupération, la simplicité de réalisation, le faible coût des projets, le goût pour le partage.
En bref, l’analyse des commentaires et des échanges nous permet de mettre en évidence trois dynamiques interactionnelles : la création de lien social, la construction collaborative de connaissances, l’affichage de valeurs.
5. Conclusion
L’analyse des tutoriels et des commentaires postés par les utilisateurs de la plateforme numérique OuiAreMakers permet de mettre en évidence quelques résultats.
Tout d’abord, il est difficile de considérer ce collectif d’utilisateurs comme une communauté de pratiques et d’apprentissage homogène. En effet, si l’engagement mutuel des participants semble assuré, il n’est pas équitablement distribué. Ainsi, certains utilisateurs n’interviennent que dans une seule catégorie.
Cette étude montre aussi que les mécanismes de partage des connaissances et d’apprentissage coopératifs sur cette plateforme sont moins importants dans les discussions que les procédés dédiés à la construction de relations interpersonnelles, basées sur l’échange de compliments. A l’exception des tutoriels technologiques, qui donnent lieu à des échanges favorisant la co-construction de connaissances, la grande majorité des échanges sur cette plateforme semblent avant tout dédiée à la construction d’une relation interpersonnelle harmonieuse.
Il est probable que la différence des dynamiques interactionnelles selon le domaine de prédilection des utilisateurs est liée à l’hétérogénéité des utilisateurs et des cultures numériques représentées sur la plateforme. Ainsi, la culture populaire du tuto privilégierait la dimension relationnelle alors que la culture maker authentique se soucierait du partage des connaissances.
Cependant, les mécanismes de don et de contre-don (Mauss, 1968) ont une grande importance, sur cette plateforme qu’ils se réalisent à travers l’échange de connaissances ou d’actes de flatterie. L’intégration communautaire fonctionne donc bien dans la mesure où OuiAreMakers peut répondre au désir de reconnaissance publique des utilisateurs et renforcer le sentiment que leur réalisation compte vraiment pour la communauté (Kollock, 1999 : 228).
Enfin, même si l’affichage des valeurs n’est pas une activité essentielle dans les échanges, les valeurs affichées par les utilisateurs dans les tutoriels ou dans les commentaires sont assez homogènes.
Ainsi, le collectif des utilisateurs de OuiAreMakers semble constituer à la fois deux sous-communautés du point de vue des pratiques (les makers et les amateurs de tutos ?) et une seule communauté du point de vue des valeurs (la communauté OuiAreMakers ?).