Henri-Olivier : « N’importe qui doit pouvoir comprendre comment fonctionne une technologie »
avec Henri-Olivier
Henri-Olivier, 39 ans, diplômé de l’Ecole nationale supérieure d’arts décoratif, designer graphique indépendant, a réalisé quelques-unes des plus belles infographies du journal Le Monde entre 2010 et 2016. Sa participation aux suppléments Economie & Géopolitique et Science & Médecine, notamment, en fait un interlocuteur privilégié pour questionner son statut professionnel entre graphisme, journalisme et médiation des sciences, et celui de ses productions, entre design graphique, infographie et datavisualisation. Comment le designer décrit-il sa propre pratique ? L’entretien permet aussi de mettre en parallèle la production des visualisations et leur analyse sémiotique pour, sinon reconstituer l’intentionnalité du graphiste, du moins préciser et donner vie à quelques intuitions et hypothèses.
Mots-clés : praxis, vulgarisation
Keywords : popularization, praxis
A propos de vos productions pour le journal Le Monde, utilisez-vous le terme datavisualisation, design d’information, infographie de presse ? et comment intitulez-vous votre métier ?
Tout dépend de la manière dont on représente la donnée. L’infographie est non quantifiée et consiste plutôt en une mise en scène d’un chiffre incluant du texte. La datavisualisation requiert des données et des graphiques. Son enjeu est de rendre ces graphiques lisibles, compréhensibles et intéressants. Le design graphique inclut plus généralement les affiches, flyers, l’édition… Tout ce qu’on « consomme » visuellement.
Travailler dans un quotidien impose le suivi d’un rythme sans doute plus soutenu que celui que vous rencontrez dans vos travaux d’aménagement d’espace ou d’édition. Ce rythme est-il compatible avec la production de visualisations et d’infographies qui, dans la mesure où elles manipulent des données, supposent un retour réflexif et analytique ?
Il faut compter environ trois jours pour faire une visualisation, qu’on peut éventuellement réduire à une seule journée si elle ne mobilise pas de technologie complexe. Je dois prendre le temps de comprendre ce qu’il faut vulgariser. On peut aussi avoir le “couteau sous la gorge ” et devoir traiter une actualité chaude. L’été, quand l’actualité est moins riche ou en période de relâche, on essaie de prendre une semaine d’avance sur les productions à venir.
Vous dites « Vulgariser » ? Votre travail relève-t-il de la vulgarisation scientifique ?
C’est une forme de vulgarisation, en effet. A mes étudiants (Henri-Olivier est aussi enseignant à l’ECV Digital d'Aix-en-Provence et à l’UFR ingémédias de Toulon), je pose toujours la question : expliquez-moi comment fonctionne un réacteur à eau pressurisée ? Je leur explique qu’il y a trois circuits et comment un élément empêche l’eau de s’évaporer. Une infographie et une visualisation doivent permettre à n’importe qui de comprendre comment fonctionne une technologie. En ce sens, il y a effectivement vulgarisation de l’information.
Vous considérez-vous donc comme un médiateur des sciences ? Un journaliste ?
Ça m’intéresse de rendre certains principes compréhensibles. Je ne me considère pas comme un journaliste car je cherche peu de données. Je m’efforce seulement de les comprendre. Je pose donc des questions au journaliste et au chercheur.
Vous utilisez le terme d’angle, comme le ferait un journaliste…
L’angle est pour moi une structure graphique. Pour un graphiste, angler un sujet c’est parler d’une certaine façon.
Comment travaillez-vous avec la rédaction du journal Le Monde ?
Je ne propose jamais un sujet. Je travaille en étroite collaboration avec le directeur du supplément Sciences & médecine et les trois journalistes. Ils proposent un sujet, je dis OK. Je propose une structure graphique pour scénariser la technologie en question. C’est une grande chance pour un designer graphique de bénéficier de cet espace papier car, dans la presse, la place est chère. Il faut pouvoir expliquer beaucoup de choses dans un petit espace, diminuer la charge cognitive.
Vous évoquez des technologies mais toutes les visualisations ne restituent pas des technologies, par exemple celle qui est dédiée à un coléoptère.
Oui mais là aussi, il s’agit d’expliquer comment ça marche. La datavisualisation demande beaucoup de travail. Il s’agit de savoir comment valoriser ces données, la masse d’information qui a été rassemblée, mais le lecteur doit avoir l’illusion que c’est facile. Qu’il aurait presque pu la faire lui-même.
La datavisualisation doit faire comprendre mais aussi faciliter la mémorisation ?
Oui, autant que possible. Avec la visualisation, on ne lit pas mais on regarde seulement un joli dessin qu’on avalera facilement car on n’aura aucun effort à faire.
Divers logiciels permettent de réaliser des visualisations. En quoi vos productions sont-elles supérieures ?
Le logiciel propose une solution mais sans offrir de choix entre plusieurs représentations. Or il faut trouver la plus efficace par rapport à l’information à traiter.
Les logiciels semblent privilégier les “camemberts”…
Oui, mais vous savez qu’un mouvement prend actuellement consistance pour “tuer” le camembert qui est certes populaire mais compliqué à lire et laisse un trop grande marge d’erreur. Il est par exemple difficile d’ordonner un camembert en raison d’une confusion commune entre la surface et le rayon.
Pourrait-on dire que les visualisations actuelles poursuivent le projet de l’iconographie traditionnelle du journal, à base de cartes notamment ? Sont-elles une vraie nouveauté, en raison d’une finalité différente ?
Vous savez que les cartes ont été introduites très tardivement dans les journaux, en 1980. La cartographie a été longtemps très mal vue. C’est la quantité de texte qui donnait sa crédibilité au journal. A mon arrivée au Monde, le service était encore assez mal vu et on disait qu’on prenait beaucoup de place par rapport au texte. Pourtant, la visualisation est une pratique plutôt ancienne, qui remonte exactement à 1769 et à la première frise réalisée par Joseph Priestley intitulée A new chart of history publiée comme supplément à ses conférences sur l'histoire et la politique générale. Le principe, celui de l’histogramme, n’a pas changé. La visualisation la plus citée reste celle de Charles Joseph Minard, pionnier dans l’utilisation des graphiques appliqués au génie civil et aux statistiques, à qui l’on doit une Carte figurative des pertes successives en hommes de l'armée française dans la campagne de Russie 1812-1813, publiée en 1869 et relative à la campagne de Napoléon. Elle rassemble plusieurs données différentes (localisation et itinéraire de l’armée, pertes humaines, variations de la température de l’air) en un seul visuel. Si le mot visualisation est récent et accompagne le développement des écrans dans les années 1990, ce qu’il désigne est donc bien plus ancien. La visualisation a été pérennisée en 2014 dans la rubrique géopolitique du Monde.
- Note de bas de page 1 :
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Elle est reproduite dans le databook disponible sur le site d’Henri-Olivier <https://henriolivier.com/>. Merci à Andrea Alexander pour cette référence.
Une infographie intitulée « Un coléoptère inspire la lutte contre le givre » publiée dans le supplément Science & Médecine du 3 février 20161 retient tout particulièrement l’attention. On pourrait y voir une sorte de “saut anaphorique ” entre le bondissement de la goutte d’eau sur la carapace de l’insecte et la trajectoire de lecture. Cette relation est-elle intentionnelle ? Comment avez-vous conçue cette infographie ?
Elle a été envisagée comme une construction en miroir qui met en parallèle deux colonnes de texte entre lesquelles le regard circule pour former un Z. La tête du coléoptère est tournée vers la droite pour suivre le sens de lecture et introduire une diagonale montante. Les gros plans sur les détails prennent la forme de deux bulles et de deux carrés car ils livrent des informations différentes.