Le numérique comme objet intellectuel Digital as an intellectual object
L’article prend à rebours la notion de représentations du numérique pour considérer le numérique comme une représentation, sociosémiotiquement construite et qui détermine le rapport du sujet à son environnement en termes de perception, de conception et de faire. À partir de travaux sur les web-séries et selon un modèle sémio-pragmaticiste de la communication le but est de démontrer le statut sémiotique particulier du numérique permettant d’expliquer son fonctionnement à la fois individuel et collectif.
The paper reverses the idea of representations of digital in order to consider digital as a representation, sociosemiotically built and therefore establishing relations between subject and its environment in terms of perception, conception, and doing. Based on works on web series and following a semio-pragmaticist communication modelization, the goal is to prove the specific « digital’s » semiotic status which allows to explain its working both individual and collective.
1. Introduction
- Note de bas de page 1 :
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Je propose une définition du terme dans Péquignot, 2015 : 124.
- Note de bas de page 2 :
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Pour un développement complet, voir Péquignot, 2019 : 50 sqq.
Cet article propose une première synthèse du fonctionnement du numérique non pas comme origine de représentations1, mais en tant que représentation (système complexe de représentation) qui détermine des configurations communicationnelles et les agir qui s’y insèrent. Je m’appuie d’une part sur un terrain de plusieurs années sur les web-séries, considérées communément comme un objet-type du « numérique » et sur une proposition théorique que j’ai assemblée au fil de ces recherches, qui m’a amené à formuler un modèle communicationnel que j’appelle le sémio-pragmaticisme (Péquignot, 2019). À partir des travaux de Peirce sur le pragmaticisme, la phanéroscopie et la sémiotique et en intégrant les travaux de Roger Odin sur la sémio-pragmatique et particulièrement les espaces mentaux de communication, j’avance que « la communication, en tant que processus et espace de production de sens, est un phénomène qui ne peut être modélisé que comme un phénomène mental » (Péquignot, 2019 : 198-199). C’est ce qui me permet d’intégrer à la fois l’expérience des sujets communicationnels, qui est immanente, et de proposer la montée en généralité des phénomènes observés, qui se doit d’être pragmatique pour intégrer les variations sociosémiotiques que le même mouvement d’observation met systématiquement au jour. Je démontre ainsi que les sujets, à partir de leurs interprétants sociosémiotiquement fondés, discriminent le monde en trois grands types : les objets naturels, les objets artefacts et les objets artefacts messages. Les deux premiers sont destinés à coexister avec ou à être utilisés par le sujet, les derniers sont conçus comme pouvant ou devant être interprétés. Ils sont, dans mon modèle, l’équivalent pragmatique des textes » dans les théories sémiologiques, sémiotiques précédentes et de l’énonciation par exemple ainsi que les travaux qui s’en inspirent. Les objets artefact messages ont ceci de particulier qu’ils sont conçus comme mettant en relation les sujets – même s’ils fonctionnent en fait selon une relation auto-médiate du sujet avec lui-même –, éventuellement au moyen de dispositifs, eux-mêmes objets artefacts susceptibles d’être sédimentés, par habitude, en objets naturels, c’est-à-dire dont la non-naturalité est obérée par l’usage et les interprétants (les représentations) qui le détermine, voire y est nécessaire. Comprendre le fonctionnement communicationnel des sujets et de leurs relations aux objets qu’eux-mêmes construisent souvent à leur insu à partir du « monde perçu » passe ainsi par la compréhension des cadres sociosémiotiques qui organisent et permettent l’institution d’interprétants partagés à des degrés divers par les groupes étudiés, de l’habitude plus ou moins consciente (Interprétant final 1 – If1) à l’habitude spécialisée (If2) ou au raisonnement nécessaire scientifiquement établi (If3)2.
Mon but ici est de démontrer que « le numérique » est avant toute chose une représentation – un ensemble complexe de représentations – dont une des caractéristiques est de fonctionner, pour le sujet dans son expérience, comme un objet intellectuel particulier, de l’ordre du dispositif. Je reprends la notion d’objet intellectuel à Pierre Janet (1932 ; 1936) à la suite de Jean-Pierre Poitou qui le définit, à propos de l’outil ou du dispositif, comme un « discours technologique objectivé » (Poitou, 1978 : 59).
Je vais commencer par proposer des pistes de reconstruction de cette objectivation, d’abord de manière générale, puis au prisme du cas des web-séries. Cela m’amènera à discuter la notion de dispositif pour en déduire le statut communicationnel du « numérique », ou autrement dit le type de discrimination qui le fait exister aujourd’hui pour les sujets expériençant la « révolution numérique ».
2. Critique de la « révolution numérique »
Il s’agit de considérer le « numérique » de manière globale, comme un phénomène sociosémiotique dont une des ressources processuelles est la mise en avant de l’innovation technologique, de la rupture matérielle, qui définiraient des « nouveaux » objets, et ainsi de « nouveaux » usages et donc de « nouveaux » usagers et usagères ; phénomène communément indiqué par l’expression « révolution numérique » ou « numérisation de la société ». Les guillemets sont nécessaires pour signaler la dimension aporétique de cette expression, le terme numérique peinant à être défini lorsqu’on s’y attarde (Doueihi, 2013).
Par le fait, à rebours souvent d’une doxa largement relayée, quel que soit le champ scientifique d’où est examinée la question, les conclusions de la recherche vont plutôt dans le même sens : la « révolution numérique » est avant tout industrielle et économique (automatisation, big data), sociale (uberisation), culturelle (partage), loin souvent des « discours utopistes » qui l’accompagnent (Galibert et Peirot, 2017 : §7). Plus encore, la révolution numérique » est doublement socio-culturelle. D’une part, « tout le monde » a « conscience » de l’importance des réseaux sociaux numériques, des plateformes de partage, des réorganisations ou ruptures diverses enclenchées à l’aune du numérique. Mais, d’autre part, « tout le monde » pose un regard techno-déterministe acritique sur ces phénomènes, leur conférant par là un caractère inéluctable. L’heure de la « révolution numérique » est d’être avant tout un coup d’état socio-culturel. Un ensemble complexe mais cohérent de discours et de postures est parvenu à imposer « l’évidence » que ce sont les algorithmes, la puissance de calcul, la miniaturisation qui ont défini, définissent et définiront les objets, les usages, les rapports sociaux – et ce malgré des travaux de recherche toujours plus nombreux montrant l’exact inverse, mais qui demeurent inaudibles pour des oreilles vernaculaires.
Pour résumer, le terme « révolution numérique » doit donc être considéré comme déterminant d’abord un bain culturel dans lequel la technologie et son évolution semblent avoir pris la place à la fois de la geste politique et des processus inhérents au système économique dominant, le capitalisme dans sa version financière et libérale exacerbée.
3. Permanences et recomposition socio-culturelles, le cas des web-séries
Les web-séries sont construites, de manière récurrente, par ceux et celles qui les font, les regardent, y participent », comme une conséquence paroxysmique et symptomatique de la « révolution numérique » dans ce qu’elle est imaginée avoir de progressif et d’enthousiasmant. La simplification, l’accessibilité accrue voire créée de la création, de la diffusion et bien entendu de la consommation sont souvent les premiers éléments mis en avant. Le numérique est associé à la profusion, l’immédiateté, l’universalité, ceci étant de plus en plus « vrai » (doxiquement visible et montrable) à mesure que les équipements se diffusent, s’améliorent et se complètent, notamment mobiles. L’ubiquité, conséquemment, est aussi mise en avant, ainsi que ce que l’on pourrait nommer sur le même modèle la « sempirité ». Tout le temps, partout, les web-séries « peuvent » être vues, interrompues, reprises (et également partagées, commentées, etc.).
Ces « absolues libertés » d’usages sont vraisemblablement d’autant plus valables qu’elles sont d’abord des non-privations, des non-contraintes. Sans doute peu de spectat·eurs·rices de web-séries les regardent-ils·elles dans leur bain ou dans une attraction de fête foraine : en revanche, toutes et tous ne sont plus obligé·es·s, pour pratiquer ce type de loisir, de négocier et de composer avec leur entourage, amical et surtout familial. La multiplication, la nomadisation et surtout l’individualisation des écrans est une prolongation de la lente dépossession du père de famille des Trente Glorieuses de ses prérogatives de programmateur familial. C’est d’ailleurs un point qu’il faut considérer lorsqu’il s’agit d’aborder la question des lectures (au sens d’Odin, 2000 ; 2011) qui sont faites des web-séries. Ces dernières sont sans doute des objets qui se caractérisent par un taux important de visionnages solitaires (ou à tout le moins isolés, ne serait-ce que par la taille de l’écran, les écouteurs, le nomadisme). Ici, mes conclusions, à partir de travaux d’analyse des commentaires en ligne, aboutissant à la proposition d’un mode communautaire concernant une part des lectures des web-séries (Péquignot, 2017 ; 2018) trouvent un écho particulier. Construit à partir du mode privé chez Roger Odin (2011 : 89), le mode communautaire intègre la dimension hiérarchique organisée au sein du groupe par le groupe, à l’aune de l’expertise de l’objet (la web-série) et de son univers référentiel (la culture internet et geek).
Quand Galibert parle de « communautarisme électronique » (Galibert, 2105 ; et Peirot, 2017 : §18), Auray établit déjà le même constat sur les communautés de joueurs en ligne qui s’organisent selon une « relation d’ordre » en « novices » et « experts » (Auray, 2005 : §6-7). Il y a lieu de pressentir une explication sur le mode du rasoir d’Ockham à la (co)-existence de la proposition “odinienne” sur les films de familles, de l’observation de Nicolas Auray et de mes propres résultats : il s’agit là du même phénomène général. Certes, les sujets spectateurs de web-séries sont peut-être plus seuls devant leur écran que ne l’étaient ceux de la famille modèle bourgeoise des Trente glorieuses, mais, par le fait, ils reconstituent, en jouant et/ou en regardant, le lien communautaire classique, y compris dans sa dimension patriarcale (au sens structurant). Roger Odin le notait déjà à propos du film de famille confronté au changement de la structure familiale : « comme les contraintes hiérarchiques diminuent, les individus prennent le pas sur l’institution et les relations personnelles l’emportent sur les relations de parenté (ce qu’on appelle parfois la “famille choisie”) » (Odin, 2011 : 94). D’où la « participation », qui ne doit plus être considérée alors comme un acte signifiant la potentialité du numérique ou du web 2.0, mais comme un constituant de l’agir exogène à tel ou tel dispositif sociotechnique. Si la participation est mise en exergue au sujet du numérique, c’est peut-être non pas que le numérique la favorise ou encore moins la crée, mais qu’une part au moins des sujets reconstitue le lien communautaire en mettant de la transcendance (l’autorité patriarcale au sens systémique) là où elle peut.
Cette solitude compensée n’empêche pas, au contraire même, qu’une autre caractéristique positive (positivée) du numérique soit aussi l’intelligence collective via la mise en réseau et la participation. Il faut distinguer les deux, ne serait-ce parce qu’il ne faut pas oublier l’écart structurel entre les différents degrés de participation, du clic à la contribution financière et au fan-art en passant par les commentaires, les forums, les likes, etc. N’en reste pas moins que la mise en réseau et son sous-produit rétroactif qu’est la participation de toute nature (en tant que possibilités existantes au moins autant, sinon plus, qu’en tant que faits), permettent l’émergence, la constitution, la pérennisation de communautés, et donc de sentiments d’appartenance, typiquement par exemple dans le cadre de la culture geek (voir les travaux de Laurence Allard ou de Fanny Georges). La nouveauté (encore moins la révolution) ne semble pas s’imposer avec évidence si elle est comparée à d’autres phénomènes comme Salut les copains.
Plus qu’une transformation ou une adaptation, contraires d’une continuité, les web-séries sont une conséquence évidente, un avènement inéluctable qui tire sa justification de ses propres éléments constitutifs. Comme « le numérique » en général, les web-séries en constituent un phénomène prototype qui se manifeste et se pérennise de manière autotélique. Le « bain culturel » numérique est un interprétant final 1 pour qui le possède comme habitude constitutive et un interprétant final 2 pour qui en constate la possession comme habitude chez d’autres par sentiment d’exotisme (c’est la « fracture numérique », le « choc des générations »). Il fait dire par le sujet (endoconcerné ou exoconcerné) à propos de certains objets que ces derniers relèvent d’un ensemble de caractéristiques particulières (techniques, sociales, culturelles) et ainsi sont régis par un régime afférent de sens et d’usage particulier. De façon contrapunctique au fait d’être « spectatrice d’opéra » ou « lecteur de bande dessinée », l’appartenance à la communauté des amateurs de web-séries, comme résultat d’une (co-)construction identitaire, implique nécessairement la participation, effective (actuelle) ou en ligne de mire (possible). Le « numérique », en tant qu’interprétant, construit un horizon au sens de Jauss pour le sujet, une capacité dont il est doté, même s’il n’en fait pas un usage incarné, existant (la capacité, la possibilité, elles, existent).
La conséquence logique de ce qui précède est que, si le numérique est considéré comme un idéologème déterminant sociosémiotiquement des objets relevant d’un ensemble de caractéristiques attribuées (techniques, sociales, culturelles) particulières et ainsi régis par un régime afférent de sens et d’usage particulier, alors cet ensemble de caractéristiques résultant d’un idéologème est de même nature. Or, un ensemble de caractéristiques sociotechniques régissant les usages et les sens correspond à ce qu’il est d’usage de qualifier de « dispositif » : c’est lui qui est construit comme dépositaire de la capacité (capacitation serait plus juste) du sujet qui y a accès et en a l’usage. C’est cette notion que je vais maintenant examiner au prisme de l’approche sémio-pragmaticiste.
4. Le dispositif, un interprétant dynamique ?
S’il est une notion ou un concept qui, en sciences humaines et particulièrement en SIC, a une épistémè chargée, c’est bien celle ou celui de dispositif. Je vais mobiliser des éléments qui me sont particulièrement utiles dans certaines des principales recherches concernées.
Il me semble que trois caractères transversaux aux théorisations du dispositif émergent :
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L’oscillation sur la qualité/la nature des caractéristiques constitutives du dispositif entre objet, technique, discours, corps, organisation ;
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La dimension coercitive, injonctive, illocutoire, déterminante, prescriptive, régissante, structurante, etc. du dispositif ;
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Sa corrélation intrinsèque avec la question du discours, du symbolique, du sens, de la médiation, de l’intégration psychique, etc.
Les travaux, souvent considérés comme fondateurs, de Michel Foucault n’y sont sans doute pas étrangers. Comme le synthétise Sylvain Lafleur :
« Foucault tente de préciser ce qu’il entend par “dispositif”. Il dit alors qu’il est “un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien que du non-dit” » (Lafleur, 2015 : § 12)
Peeter et Charlier, théorisant le dispositif, évoquent « le concept de l’entre-deux » (Peeters et Charlier, 1999 : 15), tout en pointant que le « dispositif » est une notion provenant principalement de champs à vocation technique ( : 16). Beuscart et Peerbaye effectuent le même constat (2006 : § 7), Kessler (2003 : 22) pointe le même phénomène concernant la mobilisation du terme dispositif dans le champ des études cinématographiques et la sociologie des usages, quant à elle, a entrepris de centrer l’attention sur les acteurs (mes sujets), sans pour autant oblitérer l’importance et l’efficience de la matérialité des objets (Proulx, 2005 : 13, sqq.))
L’émergence de la théorie de l’acteur-réseau a mis sur le devant de la scène la notion de médiation comme corollaire, équivalent voire substitut à celle de dispositif, signifiant hétérogénéité de technique, de naturel et d’humain qui s’interpénètrent et s’auto-constituent (Norman, 1993). Ce basculement vers l’acteur a été un grand pas vers une pensée pragmatique de la question de dispositif. En effet, le recentrement sur les acteurs, s’il a provoqué un vaste mouvement d’enquêtes sur les dispositifs via leurs usages et donc leurs usageants, a conséquemment mis l’accent sur la question des représentations, en tant que facteur surdéterminant (par rapport aux objets techniques) de l’agir (Akrich, 1993 : 38).
Cependant, l’écueil réside en ce que, si changement de focale (ou plutôt de cadrage) il y a, le dispositif demeure toujours un actant au moins en partie matériel. Que, pour en comprendre le fonctionnement, il faille considérer les représentations qui en déterminent (mais dans quelle part ?) les usages, et donc l’efficience – l’existence (au sens peircéen) –, n’implique pas nécessairement – et c’est le cas ici – que cette existence soit uniquement sémiotique (c’est-à-dire « subjectale », pour éviter subjective qui serait ambigu). C’est la force de cette approche que d’avoir proposé de « tenir ensemble » le matériel et le symbolique, la technique et l’humain, l’objet et l’acteur, le réseau et l’individu. Mais, dans une perspective plus « purement » communicationnelle et non sociologique, c’est-à-dire pour interroger et modéliser non pas les comportements des sujets sociaux mais les structures de l’agir – terme qui inclut le penser – dont sont déduits les comportements, il m’est nécessaire de changer d’échelle pour une plus petite, au sens cartographique, c’est-à-dire d’adopter une vision plus large.
Il est incontestable que postuler que le dispositif fonctionne selon un système complexe d’aller-retours, de rétroactions entre objets et sujets (acteurs), dispositifs et sujets, est opérant pour l’enquête sociologique (y compris dans une perspective SIC). Pour autant, postuler l’existence de l’objet technique, du dispositif (ne serait-ce que partiellement on l’a vu) indépendamment de ce que l’on peut en penser, alors que dans le même temps est asserté avec force que n’est observable que ce qui existe dépendamment de ce que l’on peut en penser, n’est pas, en termes de modélisation générale, satisfaisant. La posture induite par ces approches du dispositif peut se rapporter à la posture immanentiste heuristique (Odin, 2011 : 9 sqq.) qui fonctionne au sein de l’illusion immanentiste, sachant que c’est une illusion, mais parce que sachant également que cette illusion est efficiente, existante sociosémiotiquement. Dans un cadre sociosémiotique normé, les résultats sont exacts. En revanche, ce protocole ne donne pas les moyens systématiques de passer d’un cadre à l’autre et donc non plus de la montée en généralité.
En ce sens, la perspective de Daniel Peraya, plus large parce qu’à visée communicationnelle (et donc processuelle), constitue une avancée supplémentaire :
« […] les dispositifs de communication articulent trois niveaux que l'on ne peut réellement isoler sauf pour mieux en analyser les interactions : le sémiotique, le social et le technique […] C’est pour rendre compte de cette articulation propre à l’approche des sciences de la communication que nous avons développé progressivement le concept de dispositif techno-sémiopragmatique (TSP). Nous l’avions défini comme l’ensemble des interactions entre ces trois univers : une technologie, un système de relations – un cadre technosocial selon l'expression de Flichy – et un système de représentations – de l'ordre du sémiocognitif. […]. Il ne faudrait cependant pas prétendre que les technologies déterminent la société, la culture ; notre savoir et ses représentations dans un rapport de causalité simple » (Peraya, 1999)
Selon un prisme sémio-pramaticiste, ce qu’avance Daniel Peraya par la prévalence du sens (le langage) qui nécessite, induit, la construction d’objets le relayant, est la réplique dans la secondéité des légisignes de la tiercéité. En ce sens, ma proposition se confondrait avec la TSP. De même, la mobilisation d’instance, de lieu social, appert comme une précursion (bibliographiquement parlant) de l’institution et de l’espace de communication chez Esquenazi (2007) ou Odin (2011). La ligne de partage que l’auteur propose peut également fonctionner : en tant que construits symboliques, les « signifiants perceptibles par des représentations matérielles » contribuent nécessairement à la configuration du « message ». Pour autant, il ne serait pas correct de « tirer » les propos de Daniel Peraya jusqu’à les tordre. La boucle d’interactions qu’il modélise ainsi à partir du « sémiotique, du social et du technique » inclut ces trois ensembles comme points d’entrée effectifs.
Or, la position que j’étaye ici consiste à n’en considérer qu’une dans l’examen des phénomènes (humains) de communication : l’humain - qui recouvre le sémiotique et le social chez Peraya. Le technique n’est pas un point d’entrée efficient, mais un point d’entrée conçu, y compris de manière acritique, comme efficient – nuance qui peut ne rien changer dans certains cadres constitués, mais peut également tout changer dès lors que les paramètres attribués du technique sont simplement symbolisés (naturalisés ou artefactisés) au lieu d’être textualisés (conçus comme artefacts messages). Et si l’on objectait que, bien évidemment, la recherche se doit de toujours re-textualiser le technique avant d’analyser les dispositifs processuels dans lesquels il fonctionne particulièrement, alors la réponse à cette objection serait la question suivante : pourquoi tenir pour analytiquement réels (indépendants de ce que l’on peut en penser) des paramètres qui exigent, à chaque fois, d’être interrogés selon ce que l’on peut en penser ? Je crois à ce sujet que je rejoins, par une autre entrée, la proposition de Philippe Bonfils, à propos de l’expérience immersive, avec le concept d’environnement, qu’il définit, mobilisant Odin, 2011, comme un « espace potentiel » (Bonfils, 2014 : 109, sqq.). Cet espace est un agencement entre sensorialité, imaginaire (socio-culturellement formé), espace physique et numérique. Cela l’amène à formuler qu’« il ne s’agit donc pas de s’interroger au sens philosophique sur l’essence de la matière, mais plutôt de cerner cette matérialité construite par le sujet à partir de ses perceptions et de ses actions » (ibid. : 128). L’auteur conserve quand même dans sa modélisation, me semble-t-il, la prise en compte « directe » de la matérialité en distinguant « le monde des choses et le monde des représentations » (ibid. : 131) et en mettant en avant le « couplage sujet/environnement » (ibid. : 249). Néanmoins, son entrée prioritaire par l’expérience du sujet (de ses perceptions et actions) – il « accorde un primat au vécu des acteurs en situation » (ibid. : 249) – débouche à mon sens sur le même renversement heuristique que je propose à la place de l’idée de dispositif.
5. Conclusion : du dispositif à la disposition, naturalisation d’un artefact asémiotisé
On voit combien les théorisations de la notion de dispositif tendent, d’une manière ou d’une autre à « tout faire tenir ensemble ». Cependant, le « réel » vient à chaque fois bousculer les réifications opérées « à partir » de ce dernier. Le « numérique » peut bien être caractérisable en lui-même, ces caractéristiques ne peuvent rendre compte toujours de ses existences constatées (sémiotiques, sociales, culturelles, socio-économiques). C’est parce que, à moins de ne pas tenir compte du sujet, ce qui semble une position difficilement tenable dans une perspective communicationnelle, ce dernier est la véritable aune des objets et de leurs « effets », et non l’inverse. Autrement dit, les objets, les sujets et leurs relations (comprises leurs médiations et les dispositifs afférents) ne sont pas de même statut et ne doivent donc pas être considérés, encore moins conçus, sur le même plan. Si le sujet est l’aune, alors les objets et leurs conditions d’existence sont, en termes d’observabilité, des effets des sujets : ils leurs sont subsumés. Les objets et les dispositifs doivent être appréhendés via les caractéristiques des sujets parce que ce sont celles-ci qui déterminent les caractéristiques attribuées aux objets et aux dispositifs qui en retour « agissent » sur le sujet (« consentant » ou non à sa propre action ainsi médiatée). Il faut assujettir les objets (ensujettir serait plus juste) pour les voir tels qu’ils existent : des adjuvants sémiotiques que les sujets se construisent pour soutenir leur activité sémiotique en l’externalisant. Il ne faut donc pas observer objets, dispositifs et sujets d’une même position extérieure (que, en tant que sujets, nous sommes de toute manière dans l’incapacité d’occuper) mais d’une même position intérieure, la seule qui nous soit accessible, la nôtre, celle du sujet.
Jean-Pierre Poitou, après un parcours réflexif similaire, parvenait à cette conclusion :
« M'efforçant d'élaborer la notion de pratique, j'avançai que le fonctionnement des idéologies nécessite la mise en œuvre d'objets, disposés selon des normes réglées par des discours (Poitou, 1978). Puis pour dépasser les difficultés que l'habitus présente dans la théorie de Bourdieu (1972), je recourus à la notion de dispositif (Poitou, 1980, p. 95). Ensuite, les travaux de Dagognet (1973) me conduisirent à la notion d'objet intellectuel, proposée en 1935 [1932] par Janet. […] Le discours technologique objectivé (Poitou, 1978, p. 59) dans l'ensemble technique se révèle à l'utilisateur dans le cours de la pratique. C'est en cela que l'objet peut être qualifié d'intellectuel. » (Poitou, 1999 : 49-50)
Sans que Pierre Janet (auquel se réfère Poitou) ne cite jamais Peirce (ce qui est logique historiquement), ni dans Les débuts de l’intelligence (Janet, 1932) ni dans sa suite, L’intelligence avant le langage (Janet, 1936), il parvient, par des voies différentes, à une intuition identique aux conclusions du philosophe américain : l’objet (l’outil par exemple que développent longuement Janet et à sa suite Poitou) est d’abord un discours (éventuellement technologique) objectivé. L’objet intellectuel, traduit en langage peircéen, est un interprétant dynamique : ce (la chose) qui se forme dans l’esprit du sujet à partir et à cause d’un interprétant final (le discours), par la conception de la perception (une inférence critique à partir d’une inférence acritique) d’une cause « existante et réelle » (le representamen, qui « fait » signe indépendamment de ce que le sujet pense qu’il peut en penser).
J’ai discuté la notion d’« espaces mentaux de communication » proposée par Roger Odin (2016) à l’aune de mes propres conclusions sur les processus de production de sens à l’œuvre au contact des web-séries, l’internet participatif étant considéré comme un dispositif à interroger aux prismes idéologiques de l’innovation, de la participation et de la création :
« Le “principe” du web 2.0 (connexion et participation) semble être le moteur “dispositionnel” qui prévaut aux énonciations spécifiques des objets marqués de ce sceau. La construction (idéelle) par les sujets d’un dispositif innovant et favorisant/permettant la création permet de faire fonctionner un vecteur “idéal” et vertueux (une belle histoire) innovation 🡪 dispositif inédit 🡪 création/participation 🡪 innovation. Cependant, la question se pose, à partir de ce cas, de savoir si le caractère innovant du web participatif ne réside pas dans l’apparition d’une sorte d’espace mental de communication, dont une spécificité est d’être un dispositif mental – que j’appellerais une disposition mentale du sujet – matériellement indépendant de la dimension technique du dispositif à chaque occurrence singulière d’énonciation (chaque réplique chez Peirce), constituant ainsi le lien, la médiation, entre toutes les énonciations similaires.
Cette disposition peut être comprise, au regard des travaux de l’EPC sur le sujet, comme une sous-catégorie pratique de l’idéologie, qui justement permet à cette dernière d’agir « naturellement » :
Cette disposition médiatrice, pour le dire phanéroscopiquement avec Peirce, est une nécessité (tiercéité) qui organise des possibilités (priméité), comme par exemple la participation, dans chaque occurrence objectale (secondéité) qui est ainsi une réplique de la règle. Et si “la réalité appartient à ce qui est présent à nous dans la connaissance vraie quelle qu’elle soit” (Peirce, 1975 [1869-1893] : 45, repris et traduit par Deledalle, 1979 : 15), cela revient alors à dire que le web 2.0, en tant qu’espace de créativité innovant, se définit comme un espace mental. » (Péquignot, 2018 : 209-210)
L’idée de disposition en lieu et place de dispositif à laquelle je suis parvenu à partir du cas des web-séries est du même ordre que celle d’objet intellectuel. Toutes deux procèdent de ce que j’évoquais plus haut : la nécessité d’internaliser théoriquement les dispositifs et les objets dans les sujets. Sémio-pragmaticistement, chaque occurrence communicationnelle observable « entre » un sujet et un objet via un dispositif est de l’ordre de l’interprétant dynamique (qui est et détermine l’effet observable de la sémiose, l’inscription dans la secondéité de cette dernière, c’est-à-dire le domaine phanéroscopique auquel nous avons accès). Cette internalisation, nécessaire parce que logique, je l’ai nommée mentalisation.
Autrement dit et pour conclure, c’est parce que le « numérique » est une disposition – un ensemble complexe d’interprétants finals – dont un des paramètres est de conduire les sujets à expériencer des dispositifs vécus comme externes alors que produits de l’intégration des injonctions sociales – que cet objet complexe, reconnu comme artefact si l’on interroge le sujet, n’est pas conçu comme un objet artefact message, mais simplement fonctionnel, voire est naturalisé, c’est-à-dire allant de soi, coexistant avec le sujet, indépendamment de ce que le sujet, de ce que tout sujet a pu, peut, ou pourra en penser : asémiotique parce que « technique » au sens vernaculaire de techno-déterminant. En tant que pseudo-re-présentation, puisque jamais « présenté » avant d’être actualisé à partir de sa mentalisation, le « numérique » agit à la manière de ce que j’appellerai, pour détourner en en faisant la critique, les propositions de Gibson (1977) et Norman (1988), une affordance injonctivée.