Enjeu de la médiation des cultures et de l’édition à l’ère des mutations numériques. Entretien.
avec Sylviane Sambor
Sylviane Sambor est éditrice de L’Escampette éditions
Entretien réalisé par Sophie Anquetil
Sophie Anquetil : Pourriez-vous tout d’abord rappeler votre parcours professionnel et expliquer comment vous êtes devenue éditrice ?
Sylviane Sambor : Je suis devenue éditrice en deux temps, à quelques 25 années d’intervalle :
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En 1991, lorsque j’ai publié le premier livre de L’Escampette, Saveurs de Porto, pour la parution à partir de laquelle la maison d’édition a été fondée, avec mon compagnon Claude Rouquet qui ne travaillait pas alors dans ce secteur. Tout est né, à l’époque, d’un coup de cœur pour le Portugal, ses écrivains et une ville, Porto. J’avais créé trois ans avant à Bordeaux un festival de manifestations culturelles décentralisées : le Carrefour des littératures, que j’ai animé avec passion jusqu’en 2003. Pour le développer, j’ai structuré une entreprise culturelle atypique, qui a fini par réunir 7 personnes salariées à plein temps. En 1992, à ma demande, le grand écrivain portugais Eduardo Lourenço a consacré à Montaigne un essai lumineux, Montaigne ou la vie écrite, que nous avons publié et qui reste une référence : j’ai eu la surprise de le voir cité par le président Macron en ouverture de la Saison culturelle France-Portugal qui commence ce mois-ci !
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À partir de 1993, même si je demeure dans l’ombre à ses côtés, Claude Rouquet devient le responsable de L’Escampette, et y constitue, en une vingtaine d’années, un catalogue d’environ 280 titres de littératures française et étrangères.
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Quant à moi, je consacre mes efforts au développement du Carrefour des littératures, en veillant à établir des passerelles entre nos deux aventures : ainsi plusieurs auteurs étrangers, que j’avais conviés pour des rencontres littéraires, deviennent des auteurs de la maison d’édition. En 2003, je suis recrutée pour diriger à Poitiers le Centre du livre et de la lecture en Poitou-Charentes (structure régionale pour le livre, dépendant de la Région et du ministère de la Culture). Nous quittons donc la Gironde et le Carrefour des littératures pour nous installer dans la Vienne, où j’ai poursuivi sous une autre forme, pendant une dizaine d’années, mon engagement en faveur de la lecture et de la « bibliodiversité », dans un écosystème du livre (de l’auteur au lecteur) en constante mutation du fait de la révolution numérique et des concentrations capitalistiques et financières croissantes du secteur.
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En 2015, après la disparition de Claude, L’Escampette aurait, elle aussi, pu mourir. J’ai décidé d’en reprendre les rênes, avec l’aide d’un auteur ami, Vincent Jacq – l’un des premiers publiés par la maison en 1993 – qui a accepté de devenir en 2017 le nouvel éditeur en charge de la littérature. Compagnonner désormais avec lui est une chance, car c’est un remarquable lecteur ; or une vraie maison de littérature de création est toujours – selon moi – l’expression de la sensibilité d’un lecteur-éditeur !
Pour ma part, j’ai entrepris de diversifier nos orientations éditoriales avec « Saveurs & Territoires », collection des transitions écologiques, sociales, sociétales, culturelles, etc. Mon projet est de contribuer à faire connaître les initiatives et solutions que des femmes et des hommes inventent aujourd’hui – dans la coopération et la solidarité – pour répondre localement à des défis globaux. Je vais m’occuper personnellement de tracer ce nouveau chemin de traverse !
Sophie Anquetil : Dans le cadre de votre activité d’éditrice, comment intégrez-vous, au sein de vos pratiques, les mutations liées au numérique ?
Sylviane Sambor : Les dix dernières années de l’histoire de notre maison – marquées par les incertitudes et turbulences liées à la longue maladie du fondateur, et ensuite à la reprise des activités et à la réorganisation administrative et logistique de l’entreprise – n’ont pas permis jusqu’à présent d’intégrer le numérique de manière satisfaisante. La création d’un site Internet (www.escampette-editions.fr) ne date que de janvier 2019, c’est dire ! L’Escampette est également peu présente sur les réseaux sociaux – en dehors d’une page Facebook. Il reste donc beaucoup à imaginer… C’est ce que nous souhaiterions construire avec des étudiants et des organismes de formation liés aux métiers du livre. Une bonne manière de rattraper notre retard pourrait être de sortir des sentiers les plus battus en matière de développement numérique, et d’inventer d’autres voies possibles avec de jeunes compétences. J’aimerais que ces efforts concernent prioritairement les façons de transmettre et de promouvoir nos productions (nouveautés et fonds) vers des lectorats renouvelés. Cela n’exclut cependant pas d’éventuels projets de publications numériques ; ou, pourquoi pas, des modes hybrides associant papier et technologies. Un premier pas modeste vient d’être fait en ce sens avec la publication du livre (papier) Le Goût d’un territoire / Un futur durable et solidaire dans nos assiettes, dans la nouvelle collection « Saveurs & Territoires » : des QR-codes enrichissent certains articles, afin de renvoyer vers des documents audiovisuels qui sont complémentaires des articles plus traditionnels.
Sophie Anquetil : Pensez-vous, comme on l’entend souvent, que le livre traditionnel, fait d’un corps de papier, soit menacé par l’avènement du numérique ? Pourquoi ?
Sylviane Sambor : Pour certains types d’ouvrages – les dictionnaires, les éditions scientifiques, etc. - les jeux sont faits, et la bascule vers le numérique est déjà actée.
En revanche, pour la littérature et d’autres genres (BD, jeunesse, etc.), je reste persuadée que l’objet matériel sur papier conserve de beaux jours devant lui. Sans doute parce que c’est un média relativement simple à produire. Et qu’en aval de la chaîne, lectrices et lecteurs sont finalement attachés à ce type de support, au moins dans notre pays où les achats d’ebooks sont certes en progression, mais peinent à s’imposer.
Ce qui, de mon point de vue, menace davantage les livres (imprimés ou non), ce sont plutôt les mutations des pratiques de lecture, liées au temps toujours plus réduit que les personnes peuvent consacrer à cette activité – lente par nature – dans un environnement de plus en plus envahi par les écrans et les sollicitations des plateformes numériques.
La durée moyenne quotidienne passée sur smartphones a déjà doublé dans la plupart des pays du monde entre 2012 et 2016 : 4h48 au Brésil, 3h en Chine, 2h37 aux USA, 1h32 en France. Avec l’accélération générée par la pandémie de Covid-19, les niveaux sont encore plus inquiétants : le rapport “State of Mobile” d’App Annie révèle qu’en 2021 les consommateurs du monde entier ont passé environ cinq heures par jour sur leur téléphone portable, soit une augmentation de 30 % par rapport à 2019. Les utilisateurs du Brésil, de l’Indonésie et de la Corée du Sud ont dépassé les cinq heures par jour. En France, nous atteignons les 3,6 heures quotidiennes. Il reste donc de moins en moins de temps pour lire…
Sophie Anquetil : Vous militez depuis longtemps en faveur de la bibliodiversité. Pensez-vous que les outils numériques favorisent la bibliodiversité ou, au contraire, qu’ils la menacent ?
Sylviane Sambor : Comme pour d’autres domaines, les outils numériques constituent à la fois une chance et une menace pour la bibliodiversité :
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Une chance si l’on demeure attaché aux utopies fondatrices de l’Internet : la Toile – apparue il y a quatre décennies, selon les principes de gratuité, d’égalité et de collaboration – a offert et offre encore des canaux et des possibilités de promotion et de valorisation de la diversité éditoriale qui n’existaient pas auparavant : réseaux sociaux généralistes ou spécialisés tels que Babelio, Booknode, Livraddict, nouvelles communautés de lecteurs et lectrices, etc.
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Une menace : les pionniers de l’Internet sont aujourd’hui les premiers à alerter sur les périls auxquels nous sommes confrontés. Ainsi Tim Berners-Lee, le père de cette technologie révolutionnaire, n’hésite pas à affirmer : « Nous savons désormais que le Web a échoué. Il devait servir l’humanité, c’est raté. La centralisation accrue du Web a fini par produire un phénomène émergent de grande ampleur qui attaque l’humanité entière » (entretien publié dans Vanity Fair en juillet 2018). Dans son livre La civilisation du poisson rouge / Petit traité sur le marché de l’attention, le président d’Arte et spécialiste des médias numériques, Bruno Patino, rappelle que « les libertariens voulaient l’émancipation par la libre discussion individuelle et collective », et montre combien ils sont aujourd’hui les « témoins de la domination du technocapitalisme de l’économie de l’attention ».
Avec la puissance des GAFAM qui s’affirme et nous soumet à des formes de nouvelles servitudes volontaires, la bibliodiversité ne peut qu’être en danger !
« La sur-sollicitation de nos sens, le bombardement de stimuli ont fini par sortir du réseau pour atteindre l’ensemble de nos activités. Ce n’est pas illogique : tout le monde se bat pour sa part de temps. Et au premier rang d’entre elles nos activités culturelles. (…) La lecture, celle qui prend du temps, qui égare le lecteur dans ses pages manquantes, déploie ses univers intimes et prodigieux, n’est pas épargnée par la quête de l’attention. Le livre, comme activité économique, résiste. Mais le temps consacré à la lecture par les plus jeunes s’effondre, malgré le raccourcissement des chapitres, et l’introduction, dans la littérature adolescente, des cliffhangers venus de la série télévisée. Notre vie culturelle et intellectuelle est devenue stroboscopique », écrit encore Bruno Patino.
Nombreux sont ceux qui s’alarment ainsi, comme Bruno Walther, l’un des pionniers du Web français : « Internet, comme les réseaux sociaux, se sont imposés en une poignée d’années comme un monopole radical tel que l’on a rarement connu. Il est devenu quasiment impossible de vivre en mode déconnecté. Le digital a pris le contrôle de notre intimité, le mobile est devenu une prothèse, une hypertrophie de notre moi. Le digital marque la victoire posthume d’Ivan Illich. Il illustre avec superbe ses démonstrations. En quelques années, Internet est devenu un objet mutant dysfonctionnel. Il était censé rapprocher les hommes, il les fracture. Au lieu de rendre la planète plus intelligente, il développe une sous-culture de la médiocrité. (…) Je vais le dire directement mais le digital fait peser sur notre civilisation un risque mortel. Une société où l’enjeu n’est plus de transmettre mais de paraître enfante des monstres. (…) Rappelons-nous que le temps est ce que l’homme a de plus précieux. Nous pouvons conquérir l’espace, accumuler des choses mais le temps, lui, est unique. Les minutes que vous venez de passer à lire ce texte ne sont qu’à vous. Vous ne pourrez pas les racheter. Pas plus que vous ne savez combien de temps il vous reste à vivre. Il appartient au destin. Il est sacré. Le temps, voilà le combat central que nous devrions tous, à notre échelle, mener. Reprendre son contrôle. Inscrire notre réflexion et nos actions dans le temps long. Consommer du temps avec nos proches plutôt qu’avec des écrans. Accepter de se perdre dans le visage de l’autre et non dans son avatar fantasmé. Le jour où nous redeviendrons des bâtisseurs et non des destructeurs du temps, le digital ne sera plus un « monopole radical » mais redeviendra un espace d’échanges où des intelligences collectives et positives s'épanouiront à nouveau. »
(www.ladn.eu/tech-a-suivre/internet-developpe-une-culture-mediocrite/)
C’est la lecture qui me préoccupe aujourd’hui ; c’est une activité qui a de l’avenir, une activité d’une certaine manière « révolutionnaire », qui peut nous sauver, parce qu’elle est accessible à tous et toutes, et liée à un tempo qui oblige à ralentir.
« La lecture peut être considérée comme une manière de franchir la distance : la distance entre pensée et parole, entre texte et lecteur, texte et auteur… Depuis les origines, elle a permis d’habiter la distance. Il est remarquable que l’un des plus anciens textes dont nous disposions est une lettre écrite en Mésopotamie il y a 4 000 ans environ qui dit, en résumé : “J’ai reçu ta lettre, elle m’a fait tellement plaisir. J’ai senti que tu étais à côté de moi et que je pouvais te tenir dans mes bras”. La lecture n’est pas seulement une manière d’élargir et d’enrichir notre mémoire mais de déjouer les obstacles du temps et de l’espace, et ultimement de dialoguer avec les morts ». (https://www.la-croix.com/Culture/Alberto-Manguel-lecture-maniere-resister-2021-11-22-1201186325)
Sophie Anquetil : Vous avez créé et présidé l’association « Lire, Vivre et Goûter, un avenir ». Dans ce cadre, vous avez participé à la création et au développement d’une plateforme du LIRE (Reading hub), laquelle était conçue comme un pôle de ressources numériques et comme un laboratoire d’expérimentations dédiées à la lecture et aux lecteurs. Pouvez-vous nous en dire plus sur cet outil ?
Sylviane Sambor : J’ai effectivement impulsé la création de cette association, fin 2015, et l’ai co-présidée quelques mois. Pour différentes raisons, le Reading hub n’a malheureusement pas (encore) pu être élaboré, mais je ne désespère pas de contribuer à la naissance d’un outil de ce type, sous une forme ou une autre, et pourquoi pas en lien avec une université… J’avais déjà travaillé sur un tel projet au Centre du livre et de la lecture, en invitant les élus à faire de la lecture (pas seulement la lecture des textes, mais aussi des images, des paysages, etc.) un axe central de leur politique publique. Car à mes yeux, la lecture est une activité « politique », dans le meilleur sens du terme, qui contribue à créer et partager du commun, qui offre la possibilité d’élaborer du sens et du lien, et qui entretient des relations avec des questions liées à la culture, à l’éducation, tout autant qu’à la lutte contre la précarité et l’insécurité, à la citoyenneté, etc.
Mon grand et cher ami Alberto Manguel est maintenant à Lisbonne où la mairie lui a confié la direction d’un formidable projet : la création d’un Centre de recherche sur l’histoire de la lecture. Compte tenu des relations très privilégiées que j’entretiens depuis plus de trente ans avec le Portugal, je rêve de travailler avec ce centre qui devrait ouvrir en 2023 dans la capitale portugaise.
Sophie Anquetil : Vous êtes à l’origine d’une association dont le « i » du sigle ESSaim renvoie à l’innovation, comment concevez-vous l’innovation dans le cadre de ce projet ?
Sylviane Sambor : L’ESSaim
(Lecture/Édition/Saveurs/Solidarités/Alimentation/Innovation/Montmorillonnais) est une association à la création de laquelle je travaille avec un petit groupe. Elle devrait voir le jour ce semestre 2022, autour des axes suivants :
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Favoriser l’installation à Montmorillon d’un groupe d’éditeurs (en particulier - et de manière non exclusive - sous la forme d’une Coopérative d’activité et d’emplois/CAE, voire d’un « incubateur de l’édition ») ; inscrire ces entreprises dans un projet culturel de développement territorial plus global en Montmorillonnais, relié à des activités liées à l’édition (aux livres, aux images et à la lecture) à Poitiers, Limoges et Bordeaux ;
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Favoriser la création et le développement d’une librairie indépendante de vente de livres neufs dans le centre de Montmorillon ;
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Participer à la promotion et à la diffusion de la lecture et de la biblioversité, des livres et de l’écrit, ainsi que des saveurs et de l’alimentation saine et durable en Montmorillonnais (et au-delà), en lien étroit avec les institutions et la population locale, et avec une possible ouverture sur l’international ;
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Accueillir le collectif Slow food de Montmorillon ;
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Favoriser à Montmorillon la préfiguration d’un pôle entrepreneurial, littéraire, culturel et alimentaire, reposant sur des valeurs partagées de coopération et de solidarité.
S’il est encore un peu tôt pour répondre précisément à votre question, je dirai que l’idée d’organiser le futur et la pérennité d’une maison d’édition, L’Escampette, dans un cadre coopératif (possible C.A.E) dans les trois à cinq années à venir, peut constituer un début de réponse.
Sophie Anquetil : Vous disiez que « c’était grâce aux écrivains portugais » que vous aviez voulu « être passeur ». Passeur vous l’avez été de différentes façons tout au long de votre carrière : en tant que directrice du Centre du livre et de la lecture en Poitou-Charentes, en tant que fondatrice du « Carrefour des littératures », en tant qu’Éditrice de l’Escampette, et bien d’autres façons encore. Les mutations liées au numérique ont-elles reconfiguré votre rôle de médiation culturelle, et si oui, comment ?
Sylviane Sambor : Les mutations liées au numérique m’obsèdent depuis une vingtaine d’années, parce qu’elles modèlent une nouvelle société. Comme l’avait montré il y a plusieurs décennies l’un des précurseurs de l’écologie politique, Ivan Illich, les outils ne sont pas neutres. Ils sont la matrice qui modèle les rapports sociaux : « lorsqu’une activité outillée dépasse un seuil défini par l’échelle ad hoc, elle se retourne d’abord contre sa fin, puis menace de destruction le corps social tout entier » (in La Convivialité, Paris, éd. du Seuil, 1973).
La question est : comment assurer la transmission dans un monde numérique, mais surtout dans un environnement régi par l’économie de l’attention ? La réponse n’est pas simple, d’autant que le rapport de force est de plus en plus déséquilibré. Comment agir, par exemple, contre la force exponentielle des GAFAM, et contre l’emprise que ces géants du numérique exercent désormais sur notre société et nos vies ?
Sophie Anquetil : Pendant la crise sanitaire, le recours aux innovations technologiques a permis de maintenir un lien entre les acteurs du monde de la culture et son public, mais a été aussi synonyme de « distanciation culturelle ». Comment, selon vous, ce recours aux innovations technologiques reconfigure-t-il le rapport entre les acteurs de la culture et son public ?
Sylviane Sambor : L’Escampette, comme beaucoup d’autres acteurs de l’écosystème du livre, a effectivement eu recours aux outils numériques (mails, réseaux sociaux, site Internet, etc.) pour garder le contact avec des lecteurs et des lectrices, et tenter de sauver les nouveaux livres qui avaient été programmés au printemps 2020. Ces efforts ont permis de limiter les dégâts, particulièrement lors du premier confinement lorsque les librairies étaient fermées. Au-delà de cette modeste expérience, nous ne disposons cependant pas encore de suffisamment de recul pour répondre à cette question.
Sophie Anquetil : Vous aimez à citer les mots de Claudio Magris « L’utopie donne un sens à la vie, parce qu’elle exige contre toute vraisemblance que la vie ait un sens ». Selon vous, les mutations du numérique peuvent-elles participer à l’émergence de ce sens ? Comment ?
Sylviane Sambor : Si l’on entend par « mutations du numérique », tout ce qui pourra être imaginé, entrepris, réalisé concrètement et collectivement, afin de nous désaliéner de l’emprise des GAFAM, des plateformes en ligne et des empires économiques hyper-concentrés – dont la puissance et les pouvoirs dépassent déjà souvent ceux des États –, alors oui de nouvelles utopies et du sens pourront émerger de ces mutations.
« “L’état de nature” de ces empires numériques n’a pas à devenir notre état de culture », écrit Bruno Patino à la fin de l’ouvrage cité. « Nous vivons un moment de fondation, celui d’un ordre nouveau dont l’absence de règles trahit la jeunesse. Une époque qui peut rappeler les débuts du capitalisme industriel à la fin du XIXe siècle et laisse donc ouverte la possibilité de réformes, d’amendements, d’adaptations et de contrôle du modèle. (…) Lutter contre la domination de l’économie de l’attention qui nous plonge dans l’addiction n’est pas un refus de la société numérique. C’est au contraire la réinstaller dans un projet porteur d’utopies, et réinstaurer une perspective de long terme sur le cauchemar de court terme. Rappeler les incroyables potentialités émancipatrices du numérique qui permet un accès universel à l’information, au savoir et à l’expression publique, le développement de l’économie du partage, le dépassement des frontières spatiales et temporelles, les avancées en termes de santé, la possibilité d’une construction d’une nouvelle forme de démocratie fondée sur la mobilisation et la collaboration délibérative. Échanger, sans regret, la fiction transhumaniste pour un nouvel humanisme numérique. Tout ceci reste possible. (…) Combattre est un projet politique. Guérir est un projet de société ». Je ne saurais dire mieux !
Sophie Anquetil : Enfin, comment envisagez-vous le métier d’éditeur dans les vingt prochaines années ?
Sylviane Sambor : Répondre à cette vaste question nécessiterait de définir d’abord ce que l’on entend par « métier d’éditeur ». Parle-t-on de cette pratique exercée dans une maison indépendante, de surcroît « petite » et installée en région, comme L’Escampette ? Ou bien s’agit-il de cette activité au sein d’une entité inscrite dans un groupe éditorial plus industriel, concentré et financiarisé ? On est à l’évidence devant au moins deux métiers, liés chacun au régime économique : la construction capitalistique d’un côté et l’initiative individuelle – ou collective – de l’autre. Cela n’empêche pas, me semble-t-il, de réfléchir à l’avenir de ces deux modèles – et de leur inévitable interaction.
Au moment où le groupe de Vincent Bolloré (Vivendi) est en train de réaliser une OPA sur le groupe Lagardère (Hachette), ce questionnement est vraiment d’actualité. Il faudrait y répondre avant d’ébaucher une vision sur le(s) possible(s) métier(s) d’éditeur dans les prochaines années.