Présentation
1. Les constats
Le couple « Cultures et techniques » est bien ancré dans les travaux des Sciences de l’Information et de la Communication, en France, où depuis ses débuts la discipline s’est aussi construite dans la tension de ces pôles, comme sur le plan international avec les discussions récentes autour des dynamiques de « médiatisation » de « datafication », de « responsabilité » et de « durabilité » face aux dynamiques des cultures de la communication hautement technicisées (Couldry et Hepp, 2016 ; Waisbord, 2019). Il s’agit d’une actualité accablante dans les industries médiatiques, désormais résolument numériques, et de plus en plus mondialisées, les industries créatives au sens de l’UNESCO (2009) et à la lumière de travaux en Sciences de l’Information et de la Communication (Bouquillon, Miège & Moeglin, 2013).
Les mots clés du titre de notre numéro accompagnent culture et technique par innovation et communication comme pour poser ce qu’ils ont en commun, ce qui les relie, ce qui fait médiation, mais aussi ce qui crée entre eux l’incompréhension, la tension, ce qui achoppe, dysfonctionne. Se conjuguent à cela des notions - trois en particulier - proposées en sous-titre : imaginaires, potentialités, utopies, comme autant de produits de la médiation entre culture et technique, orientant résolument vers les idées, les narrations et les discours. Les auteurs de ce numéro ont puisé dans des réseaux de sens que l’on peut tisser entre ces notions en analysant des phénomènes très concrets, très contemporains, décortiquant tour à tour les pratiques culturelles et communicationnelles, les innovations annoncées ou réelles, les techniques de narration technoculturelle à la lumière des imaginaires, des potentialités et des utopies qu’ils produisent. Les habituelles relations ou ruptures entre culture et technique sont convoquées pour être dépassées au profit d’une reconnaissance mutuelle de leur rôle dans la cité : la culture se nourrit du technique et le technique n’a du sens que dans son contexte culturel. Cette interaction produit des faits autant pragmatiques que symboliques : des outils, du langage, des usages, des relations, des savoir-faire, des savoir-être, de la matérialité, de la représentation : “Homme et technique forment un complexe, ils sont inséparables, l’homme s’invente dans la technique et la technique s’invente dans l’homme. Ce couple est un processus où la vie négocie avec le non-vivant en l’organisant, mais de telle manière que cette organisation fait système et a ses propres lois” (Stiegler, 1998 : 190).
Avec l’actuelle livraison, il s’agit d’interroger ce qui configure culture et technique en milieu. Comment, en interférant, tiennent-ils ensemble (Ricœur, 1990) ? La racine du mot culture elle-même renferme l’idée de la cultivation et en même temps de la transformation de la matière (Williams, 1985). Est-ce le technique qui transforme la culture de la communication au risque de la standardiser ou est-ce la culture ou plutôt des hégémonies culturelles qui conduisent aux transformations techniques (Pignier & Robert, 2015) et leurs appropriations plus ou moins diversifiées ? Et au-delà, comment la technique interroge-t-elle les transformations des objets et des pratiques de culture (Doueihi, 2011) ? La notion de transformation se profile ici comme opératoire pour penser cette question surtout si l’on aborde la relation entre culture et technique avec l’exemple de la communication entre les êtres. Il faut un certain niveau de changement pour qu’un fait technique produise un paradigme culturel équivalent aux changements induits par l’émergence de l’écriture (Souchier, Jeanneret et Le Marec, 2003), l’industrialisation ou encore la raison computationnelle (Bachimont, 2010).
Aussi, retenir et proposer pour cette livraison la question qui relie culture et techniques selon des approches communicationnelles, présuppose que cette question demeure centrale, susceptible d’être toujours et encore problématisée, une vraie question d’actualité malgré les très nombreux travaux, notamment contemporains, qui lui ont déjà été consacrés. Cette présupposition repose sur une autre : la culture technique, la culture du technique, les cultures du technique, la culture et la/le technique est un sujet difficile (impossible peut-être ?) à épuiser, tellement il est dépendant d’un monde fait d’avancées et de marches-arrière grâce ou à cause, de l’événement et de l’avènement technique. Il nous semble alors essentiel de ne pas lâcher prise avec les liens culture/technique, bien au contraire. Car, plus on résiste à l’appel des sirènes d’une révolution technique pour la communication entre les êtres ou plus on adhère aux prouesses techniques pour les interactions humaines plus la réflexion, distanciée, critique et à ce titre renouvelée sur la production de la recherche dans ce domaine est incontournable. L’interview et les textes ici présentés participent de cette prise de température du rapport culture/technique sans prétendre, comment le pourraient-ils, à une exhaustivité ou à la généralisation des points de vue. Ce sont des objets et des postures de chercheurs, notamment jeunes, qui avec leur travail nous permettent de voir quelle appropriation actuelle, quelle valeur, quel aspect ces recherches privilégient pour la thématique et ce que les regards actuels retiennent d’une culture technique, d’une culture du technique.
Les objets de recherche et leurs approches ici réunies ont alors une importance heuristique quant à la prise en compte de la thématique. Quand on parle, aujourd’hui, de culture et de technique, quel sens, mais aussi quelles attentes associons-nous à ce couple ? Comment culture/technique « parle » au chercheur actuel ? Quel imaginaire disciplinaire, voire transdisciplinaire, le chercheur construit-il en déconstruisant celui des dispositifs de communication et de leurs usagers ?
Les cultures techniques de la communication actuelle étant essentiellement motivées par le « pouvoir-faire » et le « ne pas pouvoir-faire » ainsi que par le « savoir-faire » et le « ne pas savoir-faire », ont bien interpellé les chercheurs de cette livraison. Utopies, croyances et même dystopies liées à ces modalités du pouvoir et du savoir sont caractéristiques des textes présentés. Actuellement, l’utopie serait-ce de croire que la culture et la technique vivent, enfin, en symbiose, bénéficiant de la valeur du durable que nous impose l’air du temps ? Pourtant, les technologies de la communication sont, variablement, une forme de nouvelle inégalité, pas uniquement économique, mais aussi communicationnelle, ou au contraire une forme d’opportunité. Tout en laissant le lecteur de ces contributions le plaisir de découvrir l’objet de recherche de chaque texte et surtout la liberté de s’approprier ou non la problématique développée et le point de vue adopté, nous introduisons ici le travail, important, engagé par chaque auteur.
2. Les propositions
Les travaux sont introduits par Ina Dietzsch, interviewée par Carsten Wilhelm. L’anthropologue culturelle apporte une perspective résolument interdisciplinaire au champ de tension entre culture et technologie pris dans le mouvement de la transformation numérique (digitization). Pour Dietzsch, la numérisation en cours de la société (Miège, 2020) prend racine dans la mathématisation de tous les processus de la vie quotidienne. Dietzsch ouvre de multiples pistes sur fond de controverse posthumaniste et nous rappelle qu’il est important d’observer les glissements des catégories appliquées dans la recherche elle-même, comme de l’« individu » à la « personne », les évolutions des notions employées, comme « intimité », « corps », « nature ». Pour ses exemples, Dietzsch revient sur ses projets actuels autour de l’agriculture numérisée (Digital Water), clin d’œil à l’origine sémantique du terme culture et en même temps référence à sa coexistence, depuis toujours, avec la technologie. Elle pose avec acuité la question du pouvoir et de l’hégémonie des désirs et imaginaires particuliers qui deviendront nos futurs.
Les technologies utopiques en écho avec l’imaginaire des organisations sont également au centre de la contribution de Thomas Michaud. La relation culture/technique est abordée depuis le Design Fiction, une technique de créativité depuis 2005 à partir « de courts-métrages, nouvelles, romans, bandes dessinées ou même jeux vidéo » identifiés ici comme des innovations narratives. L’auteur s’interroge sur la mesure par laquelle la pratique du Design Fiction détermine la culture d’entreprise. À partir de plusieurs versions ou méthodes du Design Fiction (dont le science-fiction prototyping), l’auteur interpelle l’usage managérial de l’imaginaire par les organisations de la sphère institutionnelle. Une autre utopie et un autre univers propices à l’imaginaire pourraient être la problématique du partage et de ses niveaux de participativité, mot-clé dans les descriptifs et autres mises en discours des finalités techniques de notre culture numérique. Dans sa contribution, en fort écho avec l’actualité sociale de cette livraison, Justine Simon étudie le très récent dispositif Républigram dédié à la génération d’images du président Macron, un « dispositif de détournement à caractère participatif accessible à tous ». L’injonction créative aux allures humoristiques associée aux injonctions (à visée sanitaire) de ce dispositif de la communication politique vacille entre contraintes et possibilités techniques, de la technologie des réseaux à la culture vue comme expérience sociale. Le lien entre les imaginaires de l’innovation et les actions gouvernementales est aussi l’objet du travail présenté par Fabrizio Defilippi. Son constat fait penser à Evgeny Morozov (2014), quand il s’agit des discours du président Macron sur l’innovation salvatrice. À partir d’une base de presque mille discours présidentiels ont été extraits ceux traitant de la question de l’innovation par la technologie en vue d’une analyse sémantique. La mise en écho avec les rhétoriques TINA (There is no alternative) permet d’identifier plusieurs de ses formes impliquées dans l’imaginaire mobilisé par ces discours. Le domaine de la formation, ici, universitaire a ses propres imaginaires en matière de prouesse technique. Danielle Bebey entreprend une approche constructiviste qui relie l’apprentissage et l’engagement au changement aux confins d’un dialogue interdisciplinaire. Avec l’exemple de Facebook, postulé comme outil numérique du changement, l’auteur nous fait part d’une recherche-action participative, avant le « virtuel » et avec le « virtuel ». La livraison n’échappe pas aux questionnements émergeant de la crise sanitaire en cours. Yuwen Zhang engage une approche comparative entre pass sanitaires, français et chinois, en fonction du QR code. Très actuelle, voire en voie de construction, la réflexion menée saisit au vol la mise en place et l’évolution d’un dispositif qui se doit d’être efficace dans l’urgence et l’incertitude de la situation sanitaire. Au cœur des usages propres à deux cultures et des cadres spécifiques de gouvernance, l’étude explore et décrit les aspects techniques du dispositif mis en relation avec les enjeux autant communicationnels que sociopolitiques. Milton Fernando Gonzalez Rodriguez analyse, quant à lui, les infographies de promotion de plantes médicinales comme autant de visualisations de données qui rendent visibles les communautés épistémiques sous-représentées. Ces graphiques reflètent la relation entre les sociétés, la technologie et la santé, et la manière dont elles sont traversées par l'interaction entre la nature et la technologie. Ils évoquent l’innovation comme cadre de légitimation de nouvelles connaissances et déplacent les autorités épistémiques actuelles en insérant la communication dans une historicité de longue durée enveloppée et justifiée par une forme d’expression contemporaine. Un autre procédé technique de la technologie audiovisuelle, la captation, est étudié par Laurianne Guillou en milieu de spectacle vivant, celui du festival d’Avignon en particulier. La captation s’intègre dans la situation de réception du public par le fait d’introduire un système extratextuel au sein du texte théâtral principal et en vue de former une seule unité. La réflexion sur les caractéristiques et le potentiel de ce dispositif est nourrie d’une enquête auprès des spécialistes de la captation audiovisuelle. Incontournable dans les problématiques actuelles qui lient culture et technique, l’Intelligence artificielle est convoquée par Julie Marquès dans ses retombées « sociale, idéologique et politique » et partant ses enjeux éthiques. En fonction du dialogue entre Sciences de l’Information de la Communication et Sciences du Langage, l’article interroge un corpus de discours institutionnels sur l’Intelligence Artificielle pour identifier, notamment, les imaginaires « cybernéticiens ». L’analyse textométrique de ces discours et ses graphiques aboutit à une approche critique de la consommation technologique et de l’ancrage éthique. Enfin, par une réflexion polyphonique, Anh Ngoc Hoang, Sandra Mellot et Magali Prodhomme, réunissent deux imaginaires essentiels du monde contemporain, le numérique et l’écologique pour penser la norme de « sobriété numérique » comme une valeur, en étudiant son émergence, son parcours et son actualité. En écho avec la notion de gouvernamentalité, l’article traite de son rapprochement avec l’univers des croyances de l’écologique et du durable.
Nous espérons que les lecteurs seront interpellés par ces travaux et qu’ils y découvriront de quoi nourrir, compléter ou peut-être questionner leur propre approche de ce vaste chantier que constitue la rencontre entre culture et technique.
Les remerciements
Nous tenons à remercier chaleureusement,
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les membres du comité de lecture de ce numéro pour leur essentielle contribution au travail des auteurs et des coordonnateurs de ce numéro : Michèle Archambault, Bea Arruabarrena, Christine Barats, Philippe Bonfils, Fabien Bonnet, Sabine Bosler, Laurent Collet, Sarah Cordonnier, Laurence Corroy, Jean-Claude Domenget, Alex Frame, Isabelle Garcin-Marrou, Eleni Mouratidou et Julien Pequignot.
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La direction et l’équipe de la revue Interfaces Numériques pour son accueil à cette livraison et plus globalement à sa forte contribution à la visibilité des recherches actuelles en Sciences Humaines et Sociales.