Réinventer la captation du théâtre
Des transformations au service de la (re)médiation de l’expérience théâtrale ? The reinvention of theatrical recording: What transformations are serving the (re)mediation of the performance?
Les captations du théâtre, et plus généralement du spectacle vivant, sont des productions audiovisuelles qui interrogent la capacité de la technique à restituer une expérience artistique se définissant par la rencontre entre des artistes sur scène et un public dans la salle. Cet article s'intéresse à la fois aux enjeux de la captation, au dispositif technique déployé et aux écritures audiovisuelles mobilisées à travers le regard du réalisateur pour être au service de la restitution d'une œuvre théâtrale. Ainsi, l'article souhaite interroger la manière dont les professionnels de la captation se saisissent de la technique audiovisuelle afin de faire médiation de la scène à l'écran, tout en respectant les intentions initiales de la mise en scène.
Theatrical recording are audiovisual productions questioning the capacity of technique to restore what makes an artistic experience, in other words, the encounter between artists on stage and an audience. This article focuses on the stakes that theatrical recordings ought to face, the technical display and the audiovisual writing used by the director of the production. This article therefore questions the way professionals of the theatrical recording sector use the audiovisual techniques in order to relate the stage and the screen with the respect of the intention of the mise en scène.
Introduction
Bien que l’audiovisuel constitue un prisme vis-à-vis d’une expérience vécue en présence, la captation audiovisuelle d’un spectacle ne se substitue pas à l’expérience théâtrale : elle permet d’imaginer de nouvelles pratiques culturelles, médiatiques, pédagogiques. Les enquêtes sur le public du Festival d’Avignon menées entre 2015 et 2019 montraient un intérêt des spectateurs pour les contenus audiovisuels liés aux œuvres. En 2017, 63 % des répondants ont indiqué regarder des captations de spectacles, en intégralité, partiellement ou par extraits (Guillou, 2020). Longtemps utilisée par les artistes et les chercheurs comme matériau de travail, la captation s’est progressivement étoffée et démocratisée. Elle est passée du statut d’outil (usage en répétition) et d’archive (usage scientifique) (Bouchez, 2015 ; Pavis, 2018) à celui de programme audiovisuel destiné à un large public, faisant l’objet d’une stratégie de diffusion et s’inscrivant dans le champ des industries culturelles.
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Dans cet article, nous ne prendrons pas en compte les enregistrements sonores (destinés à la radio, au format CD) mais les captations audiovisuelles.
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Source : https://cnm.fr/wp-content/uploads/2021/02/202002_CNM_FicheCaptaLivestream-.pdf
La captation suscite notre intérêt pour les dynamiques mémorielles qu’elle concentre, mais aussi en tant qu’une forme d’expérience du théâtre à travers un dispositif technique, à la fois audiovisuel et médiatique. La captation renvoie à l’enregistrement d’une œuvre de spectacle vivant grâce à un dispositif multi-caméra, au montage des images, un travail de post-production et une diffusion1. Exploitée à des fins commerciales, promotionnelles ou archivistiques2, elle a vocation à être retransmise sur des chaînes de télévision ayant un positionnement éditorial en faveur de la culture (Arte, France Télévisions), sur des plateformes dédiées au spectacle (Arte Concert, Cuturebox), spécialisées (Théâtre-Contemporain, Numéridanse, Medici.tv) ou éditée en DVD. La captation est non seulement un contenu valorisant un patrimoine culturel, mais aussi un programme audiovisuel. Cette notion désigne une production, et plus encore une œuvre audiovisuelle destinée à être diffusée sur un média ou éditée sur un support physique. Le plus souvent, il s’agit d’un programme de stock » destiné à d’éventuelles rediffusions, dont la valeur ne s’épuise pas à l’issue de la première diffusion, mais qui est destiné à enrichir un patrimoine audiovisuel, et dont le coût de production est éventuellement amorti sur plusieurs années. Il s’agit principalement de fictions télévisuelles, documentaires, vidéomusiques, retransmissions de spectacles, films de cinéma » (Balle, 2006 : 336).
Si la captation audiovisuelle permet de restituer une œuvre en dehors du cadre spatio-temporel où elle a été jouée, qu’en est-il de l’expérience du spectacle (et du caractère unique de chaque représentation) à travers un enregistrement ? Comment appréhender cette dialectique entre l’expérience théâtrale et son enregistrement, et plus encore sa restitution filmique ? Quelles préoccupations artistiques et spectatorielles ce dispositif audiovisuel met-il en exergue ? Il s’agira d’interroger une culture du technique, de l’innovation et de la communication au théâtre au prisme du dispositif de captation audiovisuelle et de rediffusion des œuvres.
Cette contribution constitue un travail propédeutique sur le terrain de la captation audiovisuelle du spectacle (un champ investi de longue date par des chercheurs de différents horizons disciplinaires). Elle s’inscrit dans le prolongement de recherches quantitatives et qualitatives sur les pratiques festivalières autour d’archives audiovisuelles, notamment au Festival d’Avignon. Pensée dans une perspective communicationnelle, elle vise à identifier les points de convergence entre la technique, l’innovation et les institutions culturelles permettant de donner du sens à une technologie.
1. La captation, un objet culturel et communicationnel
1.1. Présentation du corpus
Toutes les formes théâtrales peuvent faire l’objet d’une captation, bien que certains spectacles s’y prêtent mieux que d’autres. Les captations sont diffusées sur différents supports, et sont le plus souvent accessibles en ligne plusieurs mois sur des sites ayant établi leur ligne éditoriale autour du spectacle (théâtre, danse, opéra, musiques actuelles) ou dont l’activité est orientée vers la valorisation du patrimoine culturel. Compte-tenu de la diversité des formes théâtrales faisant l’objet de captations, un corpus a été délimité. S’il n’est pas représentatif de l’ensemble des productions, il permet néanmoins d’appréhender plusieurs cadres de diffusion (saison, festival, direct, différé), supports (DVD, plateforme) et esthétiques. Ces spectacles ont été vus par l’auteure durant une représentation et en DVD/en ligne, à l’exception de Que ma joie demeure ! vu en DVD.
Œuvre |
Auteur |
M.e.s |
Créa. |
Réal. |
Format |
Lieu |
Les Damnés |
Luchino Visconti |
Ivo van Hove |
2016 |
Don Kent |
DVD |
Festival d’Avignon – Cour d’honneur du Palais des papes |
Adaptation du film de L. Visconti avec la troupe de la Comédie-Française. Approche contemporaine. Dispositif de retransmission en direct scène-écran. Registre tragique. |
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Richard III |
William Shakespeare |
Thomas Jolly |
2015 |
Julien Condemine |
DVD |
Théâtre de l’Odéon |
Adaptation contemporaine, esthétique sombre. Filiation du théâtre populaire. |
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L’Amour Vainqueur |
Olivier Py |
2019 |
Stéphane Pinot |
Web - accès réservé/ pédagogique |
FabricA |
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Opérette tout public inspirée de l’œuvre des frères Grimm. Théâtre de tréteaux. |
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Que ma joie demeure ! |
Alexandre Astier |
Jean-Christophe Hembert |
2012 |
Jean-Christophe Hembert |
DVD |
Théâtre du Rond-Point |
Acteur seul en scène, performance théâtrale et musicale. Croisement des registres comiques et de vulgarisation. |
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La Cerisaie |
Anton Tchekov |
Tiago Rodrigues |
2021 |
Dominique Thiel |
Direct TV et Web |
Festival d’Avignon – Cour d’honneur du Palais des papes |
Adaptation contemporaine d’un classique (registre à la fois comique et tragique). Importance du collectif dans la mise en scène et le jeu. |
Cette étude s’appuie également sur quatre entretiens semi-directifs menés auprès de professionnels de la captation audiovisuelle (producteur, directeur de programmes, chargée de programmes spectacle vivant TV et Web, chef machiniste). Ces entretiens ont été conduits par téléphone entre juillet et août 2021, en parallèle de leur activité dans le cadre de festivals d’été.
1.2. Un objet culturel technologiquement contextualisé
Loin d’être contemporaine, la démarche d’enregistrement du spectacle vivant a d’abord été sonore, en témoignent les fonds d’archives à la Bibliothèque nationale de France, de même que les travaux de chercheurs comme Marie-Madeleine Mervant-Roux et Jean-Marc Larrue dans le champ des études sonores en théâtre (Mervant-Roux et Larrue, 2016 ; Larrue, Pisano et Quéinnec, 2019), mais aussi de Pascale Goetschel et Joël Huthwohl. Marie-Madeleine Mervant-Roux introduit d’ailleurs son article « Peut-on encore entendre Sarah Bernhardt ? Le piège des archives audio et le besoin de protocoles » en soulignant le fait que les « premiers enregistrements concernant la vie théâtrale sont contemporains de la mise au point de l’appareil enregistreur (Edison, 1877), ils la précèdent même de deux décennies » (Mervant-Roux, 2013 : 166). Les évolutions des techniques de reproduction sonore et visuelle accompagneront les artistes dans leur démarche de conservation de la mémoire des pièces. Progressivement, la dimension (audio)visuelle prendra le pas et constituera la majeure partie des archives de spectacles (photos et vidéos).
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Extrait entretien producteur.
La captation audiovisuelle du théâtre a connu des évolutions importantes en termes de production et d’usages. Parmi elles, il y a le passage d’un enregistrement utilisé comme matériau de travail (Bouchez, 2015 ; Pavis, 2018) à un programme audiovisuel destiné au grand public. Se matérialisant généralement par un plan fixe avant sa diffusion télévisuelle dans les années 90, elle a permis, et permet encore, à des artistes de disposer d’un outil réflexif pendant la création ou de s’appuyer sur des images d’archives lors d’une reprise ou d’un travail sur du répertoire. Pascal Bouchez identifie les différents professionnels pouvant avoir recours à la captation à l’instar de « l’équipe de production d’un spectacle », « l’équipe technique de réalisation d’un spectacle » et « d’interprétation d’un spectacle » (Bouchez, 2015 : 133-134). De même, grâce à ces vidéos, des chercheurs peuvent étudier le travail d’un metteur en scène ou les diverses adaptations d’un texte. La captation concentre en effet une fonction de trace, d’archive « rendant compte du mieux possible point par point de la sémiose théâtrale sous ses diverses modalités : jeux d’acteurs, scénographie, dramaturgie » (Bouchez, 2015 : 135). Ces usages de la captation montrent les potentialités mémorielles et patrimoniales qu’elle concentre. Un de nos enquêtés reconnaît cette valeur mémorielle, envisagée aussi comme mission de service public : « Enregistrer c’est déjà une chose, et c’est bien. Cela peut correspondre à mettre une caméra en plan fixe, large et enregistrer le son et l’image. Ça a déjà une grande valeur (…) mais elle devrait être presque une sorte de service public »3.
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L’institution fondée en 1961 se défini comme étant à l’intersection des arts de la scène et des médias, mais aussi de la démarche de préservation du spectacle pour les futures générations et la rencontre de nouveaux publics grâce à l’accessibilité du média audiovisuel. Source : https://www.imz.at/about/
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Extrait entretien directeur de programmes.
L’évolution des modalités de production, de diffusion, mais aussi d’éditorialisation (Treleani, 2014) de la captation vient enrichir la fonction d’archive que concentre la captation audiovisuelle du théâtre en lui conférant une nouvelle place au sein des pratiques culturelles. La seconde transformation structurante est en effet celle de la diversification des modalités de diffusion et des formes théâtrales accessibles. La captation renvoie à la fois au dispositif d’enregistrement et à la production audiovisuelle en résultant, destinée à être diffusée dans plusieurs cadres et auprès de différents publics. D’ailleurs, avec les évolutions technologiques et la diversification de l’offre médiatique, une économie de la captation du spectacle s’est progressivement institutionnalisée dans le champ des industries culturelles, en témoigne notamment la place de l’International Music + Media Centre4 pour les professionnels du spectacle vivant et de l’audiovisuel. En effet, depuis le début des années 2010, les captations ne sont plus seulement retransmises à la télévision, mais aussi sur des plateformes en ligne. Si la télévision est organisée autour de grilles de programmes pouvant être « assez fermés avec des cases, des objectifs, des horaires », engendrant parfois un « appauvrissement de certains genres »5, les sites spécialisés permettent d’élargir une ligne éditoriale en proposant différentes esthétiques et formats (direct, long spectacles). Les plateformes développant une programmation visant à valoriser la création contemporaine, de même que le patrimoine culturel, offrent un exemple « d’usages possibles des nouvelles technologies, fondées sur d’autres perspectives sociales et culturelles » que celles de « l’uniformisation et de la rentabilité » (Williams, 2009 : 216). Elles contribuent en même temps à proposer des espaces numériques de démocratisation culturelle (Malinas, 2014) et de nouvelles ressources au service de projets d’Éducation Artistique et Culturelle (Ethis, 2018).
Bien que les innovations techniques contribuent à la production d’images de qualité et de contenus plus immersifs, la captation fait toujours face à un enjeu intrinsèquement lié au spectacle vivant, celui de la « fidélité » (Bouchez, 2015) de la restitution de l’expérience spectatorielle, de même que ses composantes émotionnelles et corporelles (Leveratto, 2006). L’enjeu est de restituer l’expérience d’un spectacle à travers des technologies audiovisuelles en dehors de ce contexte, et plus encore de manière asynchrone. La captation va ainsi être appréhendée comme dispositif de médiation entre deux situations spectatorielles distinctes (sur le plan spatial et temporel) reliant la représentation théâtrale et son expérience filmique (numérique ou télévisuelle).
1.3. Quels enjeux pour l’audiovisuel ?
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Extrait entretien producteur.
La captation audiovisuelle vise à restituer un spectacle, lui-même pensé comme une rencontre entre les artistes sur scène et le public dans la salle. Au regard de sa dimension performative, et en tant qu’« art de la relation : avec soi, avec les autres, avec le monde » (Bouchez, 2007, 31), le théâtre s’appréhende d’un point de vue temporel, celui du présent (Barthes 1970). Le lien entre le spectacle vivant et la technique, dans ses formes contemporaines et médiatiques, interroge, car il semble, de prime abord, « ne pas aller de soi ». Il existe en effet une tension entre le théâtre comme art du présent (temps de la représentation) et l’accélération caractérisant la modernité (Rosa, 2012), mais aussi la « délinéarisation » de l’expérience sur Internet (Bachimont, 2000). Plus généralement, la captation fait émerger des interrogations quant aux « potentialités de transposition d’une présence théâtrale dans une absence-présence audiovisuelle » (Bouchez, 2007, 21) à travers la « traduction de l’événement en document » (Robert, 2010 : 36). En effet, l’un des enjeux que reconnaissent à la fois des chercheurs travaillant sur la captation et les professionnels que nous avons interrogés est celui de la fidélité de l’enregistrement filmique vis-à-vis de la création, et plus encore de la théâtralité : « Dans la magie de filmer un spectacle, il faut accepter l’idée que 99,9 % du temps, ce sera toujours moins bien que la sensation qu’on a dans la salle. Ce n’est pas frustrant, c’est comme ça, c’est normal, ce n’est pas fait pour être filmé. Notre rôle est de se rapprocher le plus possible de ces 99,9 % en faisant un découpage alliant les règles artistiques de beauté ou de rythme audiovisuel et du cinéma avec le travail du metteur en scène »6.
La captation audiovisuelle du spectacle n’a pas vocation à se substituer à une expérience in situ : elle est complémentaire dans ses différentes fonctions (documentaires, archivistique, pratique culturelle), permettant également à des publics de découvrir un spectacle qu’ils n’ont pas vu en situation théâtrale, mais aussi de le partager. La captation propose ainsi une expérience filmique d’un spectacle de théâtre à travers un ensemble de procédés audiovisuels produits à partir d’un dispositif. Cette notion renvoie à « un agencement d’éléments, organisés selon une intention plus ou moins visible et cherchant à atteindre des effets (…). Les dispositifs sont considérés comme des réseaux de médiation du savoir, où sont en tension des échanges, des transmissions et des productions » (Liquète, 2010 : 153-154). De même, comme le rappelle Anaïs Thievot, avec « le succès du terme « dispositif » se joue en fait le lien entre l’homme et la technique. Cette relation permet d’envisager les objets techniques, non pas comme des données, mais comme des construits. Leurs concepteurs y incorporent certains modèles, conceptions, cultures, représentations » (Thievot, 2015 : 482-482). Nous le verrons, une captation se traduit par un dispositif technique sur le lieu de représentation ; elle constitue de surcroît une rencontre entre un spectacle créé par un metteur en scène, et une production audiovisuelle où un réalisateur porte un regard sur une œuvre et procède à des choix artistiques pour la transposer à l’écran :
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Idem.
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Extrait entretien chargée de programmes spectacle vivant (SV).
- « Le réalisateur et son scripte partent d’un plan fixe et se disent « (…) Comment orchestrer les 5, 6, 7 ou 8 caméras ? Quels sont les plans que je veux offrir au spectateur ? ». C’est donc là où il commence à y avoir œuvre audiovisuelle puisque (…) c’est décemment un choix artistique par principe, car ce n’est pas qu’un choix technique »7.
- « (…) restituer une œuvre, image et son, telle qu’elle a été imaginée et pensée par les artistes convoqués sur cette scène, mais aussi d’y apporter une valeur ajoutée, qui est un point de vue, celui du réalisateur (…) en harmonie ou en adéquation avec celui du metteur en scène (…) Toute la question est de savoir où on met le curseur entre la réinterprétation et la restitution de l’œuvre telle qu’elle peut être vue en salle »8.
Citant l’ouvrage de Béatrice Picon Vallin Le Film de théâtre (1998) dans sa conférence « Filmer le théâtre, enjeux esthétiques », Sarah Hatchuel rappelle que si la captation constitue un « second niveau de mise en scène, celle de la télévision et du cinéma » où la « virtualité du medium » peut « modifier la corporalité, l’aspect éphémère de la représentation théâtrale et l’ancrage dans le présent du spectacle d’origine », la théâtralité ne s’en trouve pas nécessairement altérée, voire supprimée (Hatchuel, 2021). Aussi, la captation audiovisuelle du spectacle vivant est traversée par un double enjeu. D’une part celui de la médiation, soit la création d’un lien (Caune, 2010 ; Gellereau, 2013) entre l’expérience théâtrale en contexte de représentation et celle en contexte de réception filmique. D’autre part, celui de la remédiation d’un événement en document audiovisuel. La captation du spectacle est aussi à appréhender au prisme de la remédiation, « la représentation d’un médium à travers un autre médium » (Treleani, 2014 : 36), un concept notamment théorisé par Bolter et Grusin (1999).
2. Le dispositif technique et l’écriture audiovisuelle
2.1. Les sphères de coopération
Une captation naît de la collaboration entre deux univers artistiques, le spectacle vivant et l’audiovisuel, et d’un dialogue entre un metteur en scène et un réalisateur. Une production mobilise une pluralité d’acteurs issus de différents horizons, à la fois artistique, technique et administratif, du spectacle et de l’audiovisuel : « les industries culturelles sont des industries, certes, mais (…) aussi et surtout des industries spécifiques et (…) doivent justement leur spécificité à la coprésence qui est ménagée en permanence entre exigence créatrice et contrainte reproductrice » (Bouquillon et al., 2013, 16). Nous avons dès lors identifié quatre sphères œuvrant pour une captation :
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Centre national du cinéma et de l’image animée.
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La sphère de la production : un projet de captation est initié par une société de production. Néanmoins, l’accord auprès d’un diffuseur est nécessaire pour qu’une production soit financée par le CNC9.
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La sphère de la diffusion : un diffuseur (chaîne de télévision, plateforme) sélectionne des projets de captation selon sa ligne éditoriale et les formats qu’il peut proposer. Les équipes du diffuseur accompagnent les équipes artistiques et techniques de la pièce de théâtre et de la production.
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La sphère artistique : regroupe un metteur en scène, un réalisateur et leurs collaborateurs artistiques sur le projet (comédiens, assistant mise en scène, collaborateur musical, créateur lumière, scripte, chef opérateur).
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La sphère technique : regroupe l’équipe technique de la pièce (régisseurs et techniciens son, lumière, plateau) et de la production (chef opérateur, cadreurs, machinistes, équipes de post-production).
Une captation repose sur une coopération entre ces quatre sphères. Un plan d’implantation des caméras est défini selon le lieu, l’ouverture de scène et la façon dont le réalisateur souhaite donner à voir un spectacle. Une captation nécessite une planification, mais aussi deux enregistrements, le premier étant parfois diffusé en direct. La transversalité entre ces sphères montre « un ensemble structuré de pratiques professionnelles, tant artistiques que techniques, managériales, « intermédiaires » (…) et distributives ; on peut même considérer comme une spécificité de ces industries l’existence de professions articulant l’artistique et le managérial » (Bouquillon et al., 2013, 94). L’orchestration d’une captation renvoie aussi à l’image de la chaîne de coopération théorisée par Howard Becker dans son ouvrage Les Mondes de l’art (1988).
2.2. La technique au service de l’expérience théâtrale
Adaptations au changement de medium
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Extrait entretien chargée de programmes SV.
« L’œil de la caméra étant bien autre chose qu’un œil de spectateur, on constate que les moindres détails techniques, jusqu’à la sensibilité de la pellicule et aux micros de la prise de son pèsent sur le résultat » (Lazaridès, 1998 : 142). La remédiation implique en effet nombre d’adaptations, notamment de la lumière et du son. Aussi, « il y a très souvent un travail entre le chef opérateur, le responsable lumière du spectacle et de la production et celui de la captation. Il y a un dialogue et un échange pour essayer de faire que la lumière soit la plus adaptée à une captation [car] on ne peut pas se permettre autant de sombre qu’il est possible et acceptable en live »10. La lumière étant une écriture scénique et une focalisation (Hatchuel, 2021), il importe que la captation l’accompagne. Par exemple, lorsque le personnage de Richard III est seul éclairé dans le noir pour un monologue, la captation propose un gros plan, insistant sur la proximité du spectateur avec ce dialogue intérieur. À l’inverse, un plan d’ensemble peut être utilisé en contrepoint, et insister sur sa solitude. Cette focalisation se retrouve également dans Que ma joie demeure ! où le cadrage restitue les cadres spatio-temporels créés par les lumières.
De même, une captation nécessite une haute définition des enregistrements sonores. Toute production implique non seulement une sonorisation adéquate de l’espace de représentation (entre les comédiens, la musique performée ou retransmise, l’ambiance sonore), mais aussi un mixage du son lors de la postproduction, d’autant plus lorsque la captation fait l’objet d’un remontage utilisant les enregistrements de différentes représentations.
Cadrage
Une captation repose sur un découpage préétabli par l’équipe de la réalisation, parfois en concertation avec le metteur en scène, dont vont résulter des choix de cadrage. Cette démarche va réduire le champ visuel qu’un spectateur aurait en salle, et créer un hors champ qui n’est pas habituel au théâtre.
« Accepter d’ajuster son propre champ visuel aux bords d’un écran rectangulaire ne signifie pas emprisonner totalement son regard. Nous restons libres, devant l’écran, de jeter des coups d’œil où bon nous semble (…) La seule partie non négociable du dispositif optique, c’est le regard construit par la caméra elle-même. L’endroit d’où elle observe la scène et les autres réglages de son œil unique résultent d’un choix appartenant tout entier au réalisateur et à l’équipe responsable de la prise de vue » (Jullier, 2012, 210).
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Extrait entretien chef machiniste.
A travers le regard du réalisateur, la captation propose différents points de vue pour le spectateur audiovisuel. Une production mobilise des plans d’ensemble permettant de voir le plateau et la scénographie dans leur entièreté, comme pour le public dans la salle. Ces plans, notamment ceux réalisés avec une grue, ont pour fonction de « situer » : « on montre le public, on montre la scène, on montre l’immensité. On est là pour recentrer les gens devant leur écran qui pourraient être perdus s’ils n’avaient que des gros plans ou des plans serrés »11. Ces plans d’ensemble permettent aussi de souligner un cadre exceptionnel qui, souvent, rend plus singulière, ou mémorable, la représentation, à l’instar des pièces jouées dans la cour d’honneur du Palais des papes d’Avignon. En même temps, ces plans sont aussi utilisés en appui d’une intention de mise en scène. Dans Les Damnés, l’écran est partagé entre le plateau et la foule que constitue le public. Lorsque deux personnages font le signe d’allégeance au régime nazi, ou lorsque des personnages sont exécutés, le public est à la fois pris comme témoin de cette atrocité, et sa présence à l’écran permet de figurer la place de la foule dans cette dictature prenant de l’ampleur. Donner une place à l’image du public à l’écran a ici du sens, car elle participe à compenser l’expérience immersive qu’est de faire partie du public lors d’une représentation, donc sa participation au dispositif théâtral. Plus généralement, les plans d’ensemble et larges sont plus présents pour des grandes ouvertures de scène, de même que pour les spectacles ayant un grand nombre d’artistes sur le plateau.
Les spectacles occupant un espace scénique plus réduit sont moins concernés par ces plans très larges. Néanmoins, cela ne signifie pas qu’ils sont plus sujets aux gros plans. Ces derniers restent réservés à l’accompagnement d’intentions dramatiques, par exemple dans Richard III ou la tension, l’intériorité des personnages et les jeux de regard occupent une place importante. Les plans serrés sont également utilisés pour se focaliser sur des éléments centraux, à l’instar de la musique. De nombreux plans de L’Amour Vainqueur sont cadrés afin de voir uniquement les mains de l’artiste au piano ou celles de l’actrice au violoncelle, avec un cadrage en plan rapproché ou gros plan sur son visage lorsqu’elle chante. Cette attention accordée aux instruments et aux artistes, ici musiciens, chanteurs et comédiens, vient affirmer la place centrale de la musique dans ce spectacle. Par ailleurs, dans Que ma joie demeure ! basé sur la musique de J.S. Bach, le spectateur voit peu les touches du clavecin, mais principalement l’acteur en train de jouer. Le spectacle semble pensé pour être regardé comme si le public était en train d’assister à cette leçon. La captation respecte ce point de vue, celui de l’écoute, et se focalise plutôt sur l’interaction entre l’artiste et le public.
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Extrait entretien producteur.
Procédé à la fois technique et artistique de composition de l’image, le cadrage renforce une intention de mise en scène. Il doit autant situer qu’isoler des éléments en insistant sur un objet de scénographie ou des émotions. De plus, les caméras utilisées sont désormais les mêmes qu’au cinéma et permettent de jouer avec la profondeur de champ, une écriture « intéressante, car elle amène au théâtre des codes du cinéma (…) et ajoute une sorte d’esthétique »12. L’utilisation des codes du cinéma dans la captation reste récente, car liée à une amélioration technologique.
Montage
Si la captation donne à voir un spectacle dans son intégralité et implique d’en respecter la durée, elle va y apporter un rythme à travers le montage qui est l’œuvre du réalisateur. En effet, lorsqu’un spectateur regarde une pièce depuis le gradin d’un théâtre, il se « crée son propre rythme de vision » en choisissant de regarder tel acteur plutôt qu’un autre, telle action ou tel détail. Les différents choix opérés pour le montage peuvent venir accompagner un dialogue avec, par exemple, la technique du champ contre champ. Pour autant, ce procédé n’est pas forcément le plus répandu dans la captation. Le recours à un plan moyen suite à un plan rapproché est en effet fréquent, car il permet de re-situer l’action dans l’espace scénique. D’ailleurs, au théâtre, les personnages ne se font pas nécessairement face lors d’un dialogue, ils sont aussi l’un à côté de l’autre en faisant face au public. Le montage peut également être défini de manière à soutenir des choix quant à la place de la vidéo sur scène. Dans Richard III, la captation diffuse parfois directement des vidéos projetés sur l’écran faisant partie de la scénographie, à l’instar de références à l’histoire passée qui a été montrée dans la pièce précédente Henry VI. De même, dans Les Damnés, la vidéo occupe une place singulière dans la mise en scène puisque des caméramen sont sur le plateau et retransmettent sur un écran l’action en train de se dérouler sur la scène. La captation restitue ainsi directement une séquence filmée pour la production audiovisuelle, mettant en avant ce que la vidéo sur scène mettait elle-même en exergue.
La captation est un dispositif technique où « l’humain garde la mainmise sur tout le processus créatif et se sert de la machine exactement comme on se sert de plusieurs outils dans le but de réaliser un projet précis » (Viallon et Trestini, 2019, 55). L’action collective est tournée vers la dimension artistique et sa médiatisation à travers un regard participant d’une « œuvre audiovisuelle ». En étant une production audiovisuelle d’un réalisateur portant sur un spectacle créé par un metteur en scène, la captation constitue aussi une « méta-œuvre » (en référence aux écrits de Bruno Trentini sur la réflexivité dans l’art).
3. Médiation et remédiation
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Idem.
La captation concentre ainsi une dynamique de médiation et de remédiation vis-à-vis de l’expérience théâtrale. Elle constitue en effet une remédiation de la représentation vers un support audiovisuel, le cas échéant une production filmique. Outre le passage d’un médium à un autre (Treleani, 2014), il y a une forme d’effacement du réalisateur au profit de l’intention du metteur en scène. Cet effacement rappelle notamment l’idée de transparence et de recherche d’immédiateté visant à faire oublier au spectateur la présence du médium, stratégie caractéristique de la remédiation (Bolter, Grusin, 1999). Les captations montrent une recherche d’immersion, de « propulser » et donner la « sensation que la personne entre dans la salle »13 à travers des plans des lieux, du public et en restituant l’ambiance sonore de la salle avant le début de la représentation. De même, la notion de remédiation telle que théorisée par Bolter et Grusin trouve aussi une résonnance à travers la continuité vis-à-vis d’une (culture) technique : « new digital media are not external agents that come to disrupt an unsuspecting culture. They emerge from within cultural contexts, and they refashion older media, which are embedded in the same or similar contexts » (Bolter, Grusin, 1999 : 17). La forme actuelle de la captation s’inscrit dans une histoire technique, artistique et culturelle (mais aussi mémorielle) et en propose une remédiation contemporaine en regard de pratiques spectatorielles et médiatiques.
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Source : https://www.csa.fr/Cles-de-l-audiovisuel/Connaitre/Glossaire/De-H-a-O
S’agissant de la dynamique de médiation, un ensemble d’éléments relevant du dispositif rendent compte d’une mise en relation entre l’événement théâtral et la situation spectatorielle audiovisuelle (numérique, télévisuelle, DVD). Quelque soit le support ou le contexte, le spectateur est accompagné pour appréhender la représentation. La captation apporte des éléments d’ancrage dans une situation spectatorielle en commençant par un générique, avec l’image du lieu, d’un rideau ou de la scène avec le titre de la pièce, le nom du metteur en scène, des acteurs et parfois des équipes artistiques, puis celui du réalisateur (rappelons que les spectateurs de la pièce ont une feuille de salle où figurent les informations sur la création, la distribution et l’histoire). Dans le cadre événementiel, par exemple dans la cour d’honneur du Palais des papes pour le Festival d’Avignon, la captation donne à voir des plans du lieu et du public en train de s’installer, voire en train d’entrer dans le monument. Les DVD ont quant à eux des génériques animés avec des éléments de l’univers visuel et sonore du spectacle, amenant au menu du DVD, et se rapprochant d’une certaine manière la réception du visionnage d’un film. Enfin, l’habillage (« la charte graphique utilisée pour donner des caractéristiques visuelles distinctives d’une chaîne de télévision »14 ou d’un média) est aussi une manière de situer la situation spectatorielle dans un cadre médiatique lors d’une diffusion à la télévision ou sur Internet.
- Note de bas de page 15 :
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Extrait entretien producteur.
Pour Matteo Treleani, si la remédiation fait écho au « passage d’un régime de la continuité à un régime de la base de données », c’est « en premier lieu un phénomène que l’on peut dire esthétique, qui concerne la compréhension du spectateur, bouleversé par de nouvelles conditions de réception » (Treleani, 2014 : 37). Nous l’avons vu, différents procédés et écritures de l’audiovisuel (voire du cinéma) sont mobilisés pour proposer une (re)médiation de l’expérience théâtrale, mais aussi des codes de la sortie au théâtre, notamment liminaires. Aussi, contrairement aux séries où le générique arrive après une scène marquante ou introductive, la captation débute par un ancrage. Au théâtre, « la notion de début est très importante », car elle renvoie aux trois coups15 et appelle à l’attention du public. De même, les saluts des artistes et les applaudissements du public sont conservés comme élément de clôture pour le spectateur audiovisuel, le plus souvent en parallèle du générique de fin, et viennent clore la diégèse.
- Note de bas de page 16 :
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Extrait entretien chargée de programmes SV.
L’importance de la temporalité est aussi remédiée pour le direct et le différé (réception synchronisée ou non vis-à-vis de l’événement). Lors d’une diffusion en direct, la captation est souvent introduite par un journaliste présentant l’œuvre, voire interviewant des artistes. Cette ouverture permet non seulement de proposer des clés de lecture, mais aussi de donner « une dimension événementielle de par sa présence sur le lieu de production »16. Le direct permet de garder la notion de rendez-vous et proposer une synchronisation entre les artistes et publics présents avec les spectateurs audiovisuels. Introduire une captation constitue de surcroît une forme de médiation culturelle (Caune, 2017) en apportant au spectateur des clés de lecture avant la représentation. Enfin, il existe différents cadres de diffusion en ligne : certaines plateformes offrent des espaces éditorialisés (Treleani, 2014) avec des informations permettant de prolonger et d’enrichir une expérience spectatorielle. En contexte numérique, « la notion de spectateur manifeste son actualité dans la multitude de situations, environnements et lieux où on assiste à des pratiques audiovisuelles » (Treleani, Jost, 2020).
Conclusion
À la fois dispositif et œuvre audiovisuelle, la captation s'appuie sur des procédés techniques, artistiques et des écritures de l’audiovisuel, et sur la technicité de l’ensemble de ses parties prenantes. Leur coopération caractérise le lien entre technique et culture qui se déploie dans la rencontre entre œuvre théâtrale et une production ayant une ambition à la fois artistique et mémorielle. En tant que production audiovisuelle directement liée à une performance scénique, la captation amène non pas au croisement de la culture et de la technique, mais au cœur d’un dialogue entre technique, culture et art. Enfin, le dispositif de la captation audiovisuelle du théâtre nous rappelle au besoin de se détacher d’un déterminisme technologique, et de le recontextualiser dans ses dynamiques sociales, mais aussi économiques » explore digital technologies themsleves as hybrids of technical, material, social and economic facets » (Bolter et Gruson, 1999 : 77).