AAC Volume 12, n°2|2023

Reprendre l’art aux machines numériques ?

Numéro dirigé par Sampawendé Bruno GUIATIN
et Fiona Delahaie

Sortie du numéro en avril 2023

Date limite de réception des propositions : 01 octobre 2022

La pandémie de la Covid-19 a nourri, pour les uns, l’espoir de l’émergence d’un monde totalement digitalisé. Elle a pleinement investi le travail à distance comme le milieu à travers lequel se joueraient les échanges sociaux sous toutes leurs formes. Pour d’autres, elle a en revanche créé le sentiment d’un enlisement dans une société du « tout numérique ». Insidieusement, ce dernier tend à aspirer les arts de vivre (Fourmentraux, 2017). Ces deux approches s’opposent radicalement. Internet est sans conteste figure emblématique des réseaux numériques. À ce titre, il propose une pseudo-sublimation de l’acte créatif, de sa prise en charge par des plateformes numériques et des machines ainsi que l’affirme Fourmentraux. La dématérialisation de l’art est, en effet, une utopie formulée dès 1911 par Umberto Boccioni en tant que théoricien du « dynamisme plastique » futuriste. Dans ce sens, Fourmentraux (2006 : 48-49) relève que :

« La spécificité d’Internet consiste à proposer simultanément un support, un outil et un environnement créatif. Il faut entendre ici par support sa dimension de vecteur de transmission dans la mesure où Internet est son propre diffuseur ; par outil, sa fonction d’instrument de production, qui donne lieu à des usages et génère des dispositifs artistiques ; par environnement le fait qu’il constitue un espace habitable et habité. Dans ce contexte, le travail artistique vise la conception de dispositifs interactifs mais aussi la production de formes de communication et d’exposition visant à impliquer l’internaute dans le procès de l’œuvre. »

Sous cet éclairage, on dira sans ambages que les technologies numériques entendent révolutionner le monde ; pour ce faire, elles prétendent créer une société plus dynamique, plus confortable, plus innovante pour sinon contenir les défis sociaux du moins les transformer en opportunités. Et, comme le disent ouvertement les auteurs de « Les GAFAM. Une histoire américaine » (2021 : 1), les GAFAM occupent une position dominante […] leur dynamique est, selon eux, celle de l’innovation, qui ne s’arrête jamais et maintient leurs concurrents en éveil. Selon Serge Gur, ces derniers

« […] transforment les systèmes d’échange, modifient les comportements sociétaux, irriguent le débat public, concurrencent les médias traditionnels, les méthodes d’enseignement, tendent à développer une sociabilité nouvelle avec les réseaux sociaux. » (2021 : 4-5)

Ainsi dit, la pandémie serait devenue dans le même temps une opportunité pour occuper encore plus d’espace, pour s’affirmer davantage et ce, dans tous les secteurs d’activités. Disons dès que les « innovations » portées par les GAFAM entendent s’imposer aux sociétés et cultures du monde ; elles engendrent par exemple le Net Art qui, depuis la seconde moitié des années 1990, désigne selon Fourmentraux1 les créations interactives conçues par, pour et avec le réseau Internet. Par opposition aux formes d’art plus traditionnelles transférées sur le réseau, les GAFAM entendent transformer tous les pans de nos sociétés ; ils construisent des smart-cities, présentées au public comme des « territoires plus durables et plus intelligents »2 ; ils développent une smart agriculture à rebours des pratiques paysannes… Nos capacités créatrices ont-elles encore la possibilité d’advenir hors du monde des GAFAM ? Cette question n’est-elle pas devenue justement un impensé autrement dit une interrogation que l’on aurait disqualifiée, évacuée de ce qu’il serait pertinent de penser ?

Dans une perspective écosémiotique, les gestes artistiques permettent de créer un lien éco-techno-symbolique entre nos sensibilités individuelles et collectives, esthèsis et esthésies. Nicole Pignier (2017 : 155) l’explique, l’être humain est capable de concevoir de nouvelles technologies tout en les associant à des gestes nourriciers :

« Dans de nombreuses cultures, y compris occidentales, les bâtisseurs ont pleinement ancré leurs manières de faire et les éléments bâtis dans l’éco-symbolique, en prenant soin de la présence de la nature en tant que cosmos, éléments naturels, mondes du vivant. »

Cependant, ces derniers, désormais, s’anesthésient (Pignier, 2017 : 155) dès lors que la continuité éco-techno-symbolique se transforme en domination techno-symbolique, coupée de l’Oïkos :

« Les systèmes scientifiques, religieux, dès lors qui excluent les « restes », ce qui ne peut être régi, réduit à leur propre fonctionnement constituent aussi des absolutismes reposant sur le principe que la réalité n’a de sens que le sens que l’on lui donne, le « on » renvoyant aux êtres humains, faisant fi de la subjectivité des plantes, des animaux et tous les organismes vivants […] faisant fi des sens multiples, toujours ré-orientés et créatifs propres au vivant. »

En outre, les GAFAM ont donné l’illusion de « favoris[er] une nouvelle sociabilité en transformant les formes et les méthodes de tous les échanges » (Feiertag O. et Alii, 2021). L’acte techno-symbolique consistant à médier numériquement voire automatiser les tâches manuelles quotidiennes s’institue au prétexte de les faciliter : remplacer le geste manuel par le « clic machinique », le rendre plus économique en temps, en énergie et plus rentable en production. Les nouveaux enjeux sociétaux qui en découlent interpellent alors quant à nos capacités à prolonger nos expériences sensibles en lien avec le vivant, les éléments naturels par des gestes et des énonciations symboliques. Ces dernières sont pourtant rendues possibles grâce à un processus de co-énonciation avec la diversité du vivant ainsi que le démontre Nicole Pignier (2020 : 54) :

« L’interrelation quotidienne aux êtres vivants, à l’eau, aux nuages, aux étoiles a laissé émerger une conscience humaine sensible au sentiment esthétique, ouverte à la contemplation. Et pour prolonger ces moments intenses, Homo a inventé les premiers instruments de musique, les premiers chants, les premières danses. »

L’art se définit en un ensemble de gestes emprunts de sensibilités multiples ; il relie les plurivers (Touam Bona, 2021) – soit tous les vivants et leurs cartographies sensibles – entre eux et à l’Oikos (Pignier, 2020). Qu’advient cette interrelation éco-techno-symbolique dès lors que nous automatisons nos gestes artistiques ? L’émergence d’une « civilisation technoscientifique » (Hottois, 2004), n’accompagne-t-elle pas l’avènement d’un art « techno-symbolique, coupé de l’Oïkos » (Pignier, 2017) ? N’y-a-t-il pas nécessité d’une recosmisation, d’un retour à la base, la terre (Berque, 2018) ?

Plusieurs mouvements artistiques contemporains créent en essayant d’allier concrètement ce que le dualisme moderne a réduit en catégories opposées (Pignier, 2020) : culture et nature, art et vivant. Au nombre de ces mouvements, on compte le bio-art, l’art biotech, l’art numérique, l’art génétique et transgénétique, etc. Arrêtons-nous un moment sur ces derniers couples : certes, les nouvelles technologies flirtent avec le domaine artistique ; mais est-il possible de considérer les programmations et manipulations techno-symboliques comme des pratiques sensibles dès lors qu’elles se coupent de la terre/Terre ?

En réduisant les pôles schémiques de la perception tels que nature/culture à des catégories sémantiques opposées, quelle place laissons-nous à la « tension contradictoire et solidaire [par laquelle] nous percevons les choses, […] nous énonçons nos relations aux choses et ce faisant […] nous travaillons, façonnons nos lieux de vie et y existons » (Pignier, 2020 : 20) ? Pouvons-nous ainsi encore parler de gestes respiratoires (Jullien, 2003), coénonçant avec la terre/Terre ?

Plus précisément, face à cette « crise de la sensibilité » (Morizot, 2020), le présent numéro d’Interfaces Numériques propose de penser les formes artistiques émergentes qui réduisent ou refondent nos liens au vivant et au sensible à travers quatre thématiques possibles :

  • Art et terre/Terre. Refonder des gestes artistiques aptes à laisser advenir des « paysages nourriciers » (Pignier, 2021) ;

  • Art et Machine. L’art comme prétexte à l’innovation : s’interroger sur ce que l’art fait à la machine et sur ce que la machine fait à l’art ;

  • Art et Culture numérique. Que deviennent les expériences sensibles sous le prisme des pratiques artistiques numériques ? ;

  • Art et Savoir-faire. Faire de la « coénonciation avec le vivant » et la terre/Terre (Pignier, 2020) une nouvelle éthique qui invite à dépasser l’opposition binaire sujet-objet en questionnant la dichotomie moderne occidentale nature/culture 

Ce dossier est ouvert aux Sciences de l’Information et de la Communications, aux Arts plastiques mais aussi à toute discipline en Art, Lettres et Sciences Humaines et Sociales. 

Bibliographie

Ardenne, P. (2019). Un art écologique : création plasticienne et anthropocène. Le Bord de l’eau.

Barbanti, R. et Verner L. (dir.). (2006). Les limites du vivant. Éditions Dehors.

Berque, A. (2018). Recosmiser la Terre. Quelques leçons péruviennes. Éditions B2.

Besnier, J.-M. (2009). Demain les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ? Éditions Fayard.

Feiertag O. et Alii (2021). Entre la nation et le marché : une histoire mondiale des grands monopoles, Les GAFAM : une histoire américaine, Questions internationales, 109, 12-18.

Fourmentraux, J.-P. (2005). Art et Internet. Les nouvelles figures de la création. CNRS Éditions.

Fourmentraux, J.-P. (2011). Net Art. Le Seuil.

Fourmentraux, J.-P. (2017). Disnovation. Archéologie de quelques dispositifs médiactivistes low tech, Techniques et Culture, 67, 280-285.

Guiatin, B. (2020). « Communautés humaines » et « espaces de vie » : contribution éco-sémiotique à l’aménagement des territoires et à la transition écologique, Les nouvelles formes de l’innovation territoriale, Hors-Série, 53-57.

Hottois, G. (2004). Philosophie des sciences, philosophie des techniques. Odile Jacob.

Jullien, F. (2003). La Grande Image n’a pas de forme. Ou du non-objet par la peinture. Seuil.

Morizot, B. (2020). Manières d’être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous. Actes Sud.

Pignier N. Robert P. (2015). Cultiver » le numérique » ? Interfaces Numériques, 4, n° 3, Volume 4 - n° 3/2015 - Dossier : Cultiver « le numérique » ? (unilim.fr)

Pignier, N. (2017). Le Design et le Vivant. Cultures, agricultures et milieux paysagers. Connaissances et Savoirs.

Pignier, N. (2020). Le sens, le vivant ou ce qui nous relie à la Terre. Interfaces Numériques, 9, https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4144

Pignier, N. (2020). Se nourrir en lien avec le vivant. Dard/Dard, 2, 53-60.

Touam Bona, D. (2021). Sagesse des lianes. Cosmopoétique du refuge, 1. Post-éditions.

Organisation scientifique

La réponse à cet appel se fait sous forme d’une proposition livrée en fichier attaché (nom du fichier du nom de l’auteur) aux formats rtf, docx ou odt. Elle se compose de deux parties :

  • Un résumé de la communication de 4 000 signes maximum, espaces non compris ;

  • Une courte biographie du (des) auteur(s), incluant titres scientifiques, le terrain de recherche, le positionnement scientifique (la discipline dans laquelle le chercheur se situe), la section de rattachement.

Le fichier est à retourner, par courrier électronique, pour le 1er octobre 2022, à guiatin1@live.fr ou fiona.delahaie@unilim.fr . Un accusé de réception par mail sera renvoyé.

Calendrier prévisionnel

  • 11 juillet 2022 : lancement de l'appel à articles ;

  • 1er octobre 2022 : date limite de réception des propositions ;

  • À partir du 15 octobre 2022 : avis aux auteurs des propositions ;

  • 1er décembre 2022 : date limite de remise des articles ;

  • 1er décembre 2022 au 1er février 2023 : expertise en double aveugle, navette avec les auteurs ;

  • 15 mars 2023 : remise des articles définitifs ;

  • Mi-avril 2023 : sortie du numéro.

Modalités de sélection

Un premier comité de rédaction se réunira pour la sélection des résumés et donnera sa réponse mi-octobre 2022.

L’article complet devra être mis en page selon la feuille de style qui accompagnera la réponse du comité (maximum 25 000 signes, espaces compris). Il devra être envoyé par courrier électronique avant le 1er décembre 2022 en deux versions : l’une entièrement anonyme et l’autre nominative.

Un second comité international de rédaction organisera une lecture en double aveugle des articles et enverra ses recommandations aux auteurs au plus tard le 1er février 2023.

Le texte définitif devra être renvoyé avant le 15 mars 2023.

Les articles qui ne respecteront pas les échéances et les recommandations ne pourront malheureusement pas être pris en compte.

Contact : guiatin1@live.fr ou fiona.delahaie@unilim.fr
Interfaces Numériques est une revue scientifique reconnue revue qualifiante en Sciences de l’Information et de la Communication sous la direction Nicole Pignier et de Benoît DrouillaT.
Présentation de la revue classée par l’HCERES (Haut Conseil de l’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur) : https://www.unilim.fr/interfaces-numeriques/

Notes

1 Jean-Paul Fourmentraux, « Net Art » in Communications, 2011/1 (n°88), p. 113-120.  

2 In www.banquedesterritoires.fr

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