Le numérique au service de la valorisation des compétences des jeunes adultes Skills development of young adults: toward a digital enhancement

Marion COVILLE ,
Olivier RAMPNOUX 
et Bruno VÉTEL 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4974

Cette contribution questionne les modalités d’apprentissage des jeunes utilisateurs d’interfaces numériques. À la suite d'Auray (2016), nous analysons les aptitudes à maîtriser les environnements numériques, en discutant la typologie en 4 compétences qu’il propose. Parmi elles, nous nous focalisions surtout sur la compétence dite géographique. Elle regroupe 2 sous-compétences : topologique, une position d’action tactique réorientée de proche en proche et cartographique, une position d’action stratégique et surplombante envisagée en présence de connaissances exhaustives sur une situation. Pour mener ce travail comparatif, nous croisons les apprentissages inscrits dans deux domaines institutionnalisés : l’université et la santé. Des données empiriques issues de deux enquêtes menées dans ces contextes permettent de compléter l’analyse des inégalités sociales face au numérique par celle des handicaps cognitifs liés à l’autisme et physiques liés à des douleurs chroniques.

This paper discusses the modalities of learning among young users of digital interfaces. Following Auray (2016), we deepen the analysis of skills to master digital environments by taking up and discussing the 4 skills typology he elaborates. Among them, the geographical one gathers 2 sub-skills: the topological one, a tactical action adjusted from near to near and the cartographic one, a strategic and overhanging action taking account of exhaustive knowledge on a situation. In order to carry out this comparative work, we cross-reference learning in two institutionalized fields: university and health. Empirical data from two surveys conducted in these contexts make it possible to complete the analysis of social inequalities toward digital technology with that of cognitive disabilities related to autism and physical disabilities related to chronic pain.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

L’acronyme DIME identifie 4 risques liés au numérique : la Désorientation face à la profusion quasi illimitée de l'offre. L’Insécurité sociale liée aux relations réticulaires qui fragilisent les acquis liés aux statuts sociaux. La Manipulation mutuelle qui peut déboucher sur un trauma psychologique, par exemple en cas d'arnaque. Enfin, l’Excitabilité qui complique l’interruption des activités, par exemple l’exploration incessante ou l’hyperfocalisation.

Quelles sont les modalités d’apprentissage des jeunes utilisateurs d’interfaces numériques ? Auray (2016) identifie des compétences essentielles à l’usage du numérique lorsqu’elles permettent d’en maîtriser certains risques1. Nous reprenons ici son analyse des compétences qui permettent la maîtrise des environnements numériques. Sa typologie distingue 4 compétences : managériale (la maîtrise des affects en société), sociale (le réseautage), herméneutique (la compréhension du contexte de production d’une information ou d’un objet technique) et géographique (le type de relation entre l’action et son contexte). Cette dernière regroupe 2 sous-compétences : topologique, une position tactique où l'action est réorientée de proche en proche et cartographique, une position stratégique et surplombante où l’action est envisagée en présence de connaissances exhaustives sur une situation. Nous croisons à cet effet les apprentissages inscrits dans deux domaines institutionnalisés : l’université et la santé, pour lesquels nos échantillonnages sont relativement homogènes en fonction de l’âge et des lieux de résidence.

Note de bas de page 2 :

Accessible au lien suivant : https://www.univ-poitiers.fr/campus-explorer/

Note de bas de page 3 :

L’échantillonnage est détaillé dans le tableau 1 de l’annexe.

Note de bas de page 4 :

Cette étude était à visée exploratoire pour accompagner CCCP durant le développement de l’application.

Nous abordons d’abord un premier terrain portant sur le serious game Campus Explorer (CE)2, conçu par l’entreprise française CCCP pour l’Université de Poitiers. Il vise à la formation aux logiques d’intégration et de travail des étudiants à l'université, tout en prenant en compte les questions des différences cognitives et du handicap. 65 élèves de classes de Première et de Terminale3 ont participé à des sessions de jeu pour lesquelles nous avons pu faire quelques observations de parcours, qui permettent de capter « à chaud » leurs réactions, complétées par la réponse à un questionnaire4.

Nous observons que les utilisateurs sont incités à mobiliser des compétences géographiques des deux sous-types (cartographique et topologique). Elles leur servent à la résolution d’énigmes, au repérage dans l’espace du campus et à la réalisation des différentes formalités d’entrée à l’université. Autant de tâches qui entraînent à s’informer sur les codes sociaux et les règles administratives de l’université en toute sécurité, préservant de toute anxiété. Il s’avère que selon les compétences cognitives d’accès du joueur (Auray, 2016), l’aisance d’accès à l’université diffère. Cela nous amène à discuter l’intérêt du serious game pour la prise en charge des inégalités et des situations de handicap liées au Trouble du Spectre Autistique (TSA).

Note de bas de page 5 :

Les entretiens ont été réalisés dans le cadre du mémoire de master d’Inès Giffrain intitulé Les nouvelles technologies dédiées à la santé des femmes. Le cas des applications de suivi de cycle menstruel. sous la direction de Marion Coville.

Note de bas de page 6 :

L’échantillonnage est détaillé dans le tableau 2 de l’annexe.

Nous abordons ensuite un second terrain consacré aux applications smartphone de suivi des cycles menstruels. Les jeunes utilisatrices développent une nouvelle connaissance de leur corps, de leur santé et de leur sexualité (Lavoie-Moore, 2017). Ce travail s’appuie sur une étude du design des 10 principales applications de suivi des cycles menstruels, une ethnographie en ligne basée sur l’usage quotidien de ces applications entre 2018 et 2020 et sur l’observation de groupes d’usagères présents sur Facebook. L’analyse est complétée par 15 entretiens menés en 20205 auprès d’utilisatrices âgées de 18 à 24 ans6. Les utilisatrices interrogées utilisent principalement Clue et Flo, des applications qui revendiquent respectivement 13 millions et 100 millions d’utilisatrices.

Afin de minimiser l’incertitude des menstruations et les risques liés à la fertilité, ces applications incitent à mobiliser des compétences managériales et herméneutiques. Les enquêtées identifient et surveillent leurs sensations corporelles et leurs affects, puis les enregistrent en se conformant aux termes imposés dans l’application. Dans le cas de symptômes douloureux inexpliqués ou de maladies chroniques mal connues, les enquêtées déploient également une compétence topologique : face à ces difficultés de compréhension liées à leur propre corps, elles mènent l’enquête, récoltent des indices, les saisissent dans l’application puis interprète et manipule des données visuelles pour établir elles même des relations. Nous discutons ici des compétences individuelles et collectives qu’elles développent pour « traduire » leur expérience corporelle dans les cadres prévus par l’application numérique, évaluer la fiabilité des informations de santé fournies et mobiliser les connaissances acquises.

Dans quelle mesure le numérique, au travers de l’agencement de mises en forme visuelles spécifiques, parvient-il à pallier certaines inégalités sociales, genrées et cognitives ? Nos résultats permettent de nuancer et de compléter les conclusions d'Auray, qui ne traitent que des inégalités sociales et n'articulent sans doute pas suffisamment, en contexte numérique, les compétences cartographique et topologique. Les terrains que nous mobilisons permettent de discuter l’articulation de ces compétences au regard d’enjeux d’inclusion numérique (Robinson et al., 2015) combinés avec une prise en charge des inégalités liées au handicap et au genre.

2. Le serious game Campus Explorer

Note de bas de page 7 :

Rapport statistique du Service Handicap Étudiant de l’université de Poitiers, 2020.

Note de bas de page 8 :

À titre d’exemple, le programme Phares (Par-delà le Handicap Avancer et Réussir ses Études Supérieures), créé en 2008 par l’ESSEC et la MAIF.

La loi de 2005 pour l'égalité des droits et des chances incite les établissements de l’enseignement supérieur à mettre en place des dispositifs pour accueillir des étudiants en situation de handicap. Pourtant, seuls 600 étudiants sont suivis par le pôle handicap de l’université de Poitiers7, alors même que sur le territoire du Poitou-Charentes, près de 10 000 élèves en situation de handicap sont scolarisés dans l’enseignement secondaire. Il existe déjà des programmes8 qui favorisent l’accès aux études supérieures pour les jeunes handicapés, pour autant la poursuite des études est loin d’être « naturelle ».

Note de bas de page 9 :

Programme national d'inclusion universitaire pour les personnes autistes qui répond à un PIA3 (Programme d’Investissement d’Avenir – troisième vague lancée par le gouvernement en 2018).

Depuis 2018, l’université est engagée dans une démarche « Aspie Friendly »9 pour en faciliter l’intégration aux personnes avec des TSA. Cette démarche part de questions a priori simples : comment se déplacer à l’université, comment s'y orienter et se repérer, comment accéder aux informations utiles et y appréhender les interactions sociales ? C’est dans ce contexte que l’Université de Poitiers a développé un serious game (Djaouti et al., 2011) appelé Campus Explorer (CE), un logiciel ludique destiné à lever des freins à l’accès universitaire, particulièrement chez des jeunes avec des TSA (Chambres, 2018). Le parti pris est donc de prendre en compte les inégalités cognitives, par exemple telles qu’Auray (2016) les identifie.

Concernant l’attractivité de CE auprès des lycéens, le parti pris est de profiter de l’engouement des jeunes pour les escape games : des entreprises proposent à des groupes de plusieurs personnes enfermés dans un local de résoudre des énigmes pour s’en évader. Ces activités se développent en Europe depuis les années 2010. Depuis 2017, le succès de la série des boîtes de jeu Unlock ! (Space Cowboys, 2013) montre que la dynamique ludique des escape games ne s’est pas essoufflée. CE s’inscrit dans ce contexte en tant que serious escape game « inversé » : il a pour objectif, non pas comme pour un escape game de sortir d’un lieu clos, mais bien de rentrer dans une université, au sens propre comme au sens figuré.

CE cherche donc à favoriser la socialisation des néo bacheliers à l’enseignement supérieur. Durant le processus de conception logicielle auquel nous avons participé, les différentes versions du jeu ont été soumises à des tests d’usage et de jouabilité avec des étudiants et des lycéens, afin d’affiner autant que possible les choix de game design et de level design.

Il ressort que parmi les difficultés auxquelles sont confrontés les étudiants, ceux avec des TSA sont particulièrement pénalisés par les formalités d’inscription, le repérage dans un espace géographique beaucoup plus vaste que le lycée, ou encore l’appréhension des espaces numériques de travail. L’appréhension de ces situations peut grandement dégrader les conditions d’apprentissage et d’étude, voire dissuader de s’y engager.

Le fait de ne pas être épaulé comme dans le secondaire, en raison d'une présence moindre d’adultes référents, engendre beaucoup de peurs et de freins pour se projeter dans des études. L’exemple suivant illustre les difficultés auxquelles CE peut palier :

Dans Campus Explorer j’ai découvert que le fait de pouvoir enfin travailler que le domaine qui m’intéresse et ne plus avoir les autres matières que j’aime pas, c’est ce qui me donne envie d’aller à l’université (Léa, Lycée 2).

Léa attache ici beaucoup d’importance à la possibilité de choisir les domaines de connaissances qu’elle va pouvoir étudier, la découverte de cette possibilité renforce donc sa motivation à poursuivre des études supérieures universitaires. Pouvoir ainsi découvrir par anticipation les conditions dans lesquelles un projet d’étude s’inscrit est un gage de sécurité pour beaucoup d’enquêtés. Un des objectifs globaux de CE a donc été de déjouer le réflexe d'autocensure et de donner des clés pour oser s'engager dans des études supérieures. Au travers de CE, le joueur peut donc appréhender les changements en amont, anticiper les difficultés auxquelles il sera confronté au cours de ses études, et ainsi s’acculturer avec ces formes de socialisation spécifiques.

2.1. Les points de design inclusifs de Campus Explorer

Le modèle dominant de production des serious games consiste à « faire passer l'amère potion du savoir avec la carotte du jeu » (Lavigne, 2016). Campus Explorer (CE) privilégie à cet effet des situations de tâtonnements et de mise à l’épreuve (Greenfield, 1994). Il vise donc à renforcer les compétences sociales et géographiques (cartographique et topologique) identifiées par Auray. Pour cela, trois points de design structurants ont été mis en œuvre.

Le premier consiste à proposer différentes formes d’interactions avec des personnages non joueurs. Cela afin d’inciter le futur étudiant à aller vers les autres sur le campus, à identifier les différentes personnes qu’il sera amené à croiser dans sa scolarité, comme le personnel administratif, les enseignants, mais aussi d’autres étudiants et des tuteurs. Cet ensemble d’acteurs propose des formes d’interactions sociales diverses, donne des indices pour parvenir à « entrer » au sein de l’université au cours de missions comme celles représentées ci-dessous.

Figure 1 : Exemple de missions à réaliser pour réussir à « rentrer » dans l’université

Figure 1 : Exemple de missions à réaliser pour réussir à « rentrer » dans l’université

Les missions proposées correspondent comme ici aux principales questions que se posent les lycéens qui souhaitent poursuivre au sein de l’université. Le futur étudiant s’aguerrit et conforte des habiletés sociales importantes : identifier les rôles de différentes personnes-ressources, se familiariser avec le vocabulaire et les demandes de ces personnes. Mais aussi se sensibiliser à l’importance des relations sociales avec les pairs pour se repérer. Il s’agit donc ici de mobiliser une compétence essentiellement sociale.

Le deuxième point de design consiste à ponctuer la progression d’énigmes à résoudre lors des déplacements sur le campus. Le joueur collecte progressivement des indices qu’il doit organiser pour progresser dans le jeu et ainsi il se construit une représentation surplombante du campus, il construit progressivement sa propre cartographie de cet espace de vie comme la capture d’écran suivante le montre.

Figure 2 : Carte générale du campus utilisée pour se déplacer. En couleur les zones connues, en grisé le « brouillard » recouvrant les zones inexplorées se lève à l’approche du joueur.

Figure 2 : Carte générale du campus utilisée pour se déplacer. En couleur les zones connues, en grisé le « brouillard » recouvrant les zones inexplorées se lève à l’approche du joueur.

Le joueur peut découvrir les lieux clés de sa vie étudiante : localisation géographique des endroits où se trouvent les personnes ressources et il apprend à l’avance les trajets pour s’y rendre. Cette appropriation de l’espace sur un campus aussi vaste se fait par l’exploration et la visite de proche en proche de différents lieux. Cela conforte une compétence topologique. Au final, le moment où l’énigme est résolue correspond à la mise en visibilité d’une partie vaste et cohérente du territoire de jeu. Cela permet donc d’accéder à une vue d’ensemble exhaustive du territoire de jeu, qui sera par la suite réactivée en situation réelle sur le campus. Au travers de CE les joueurs craignent cette dispersion géographique et parfois cela suscite des craintes comme celle-ci :

Le campus à l’air super grand, je ne sais pas si je vais pouvoir m’y retrouver, c’est compliqué (Yann, Lycée 2)

Malgré ce type d’appréhension, le serious game encourage à exercer d’abord la compétence topologique en toute sécurité dans le jeu, puis débouche sur une vue cartographique plus en phase avec le fonctionnement cognitif des personnes autistes. En effet, elles ont un besoin d’anticiper et d’éviter toutes formes d’incertitudes en maîtrisant dès que possible toute l’information nécessaire pour agir en autonomie.

Le troisième point de design permet de rejoindre le cercle des experts du jeu rassemblés au sein du « Cénacle ». Autrement dit, au fur et à mesure qu’il progresse dans le jeu l’étudiant avec des TSA peut devenir tuteur d’autres étudiants ayant les mêmes difficultés. Ce dernier point est à mettre en lien avec les stratégies déployées au sein de l’université pour développer le mentorat et l’accompagnement tout en adoptant une aptitude à prendre en compte la diversité. Il s’agit ici de faciliter et d’accélérer les transferts des compétences précédentes entre personnes autistes.

CE permet de préparer des personnes autistes à certaines difficultés géographiques et sociales, mais dans un environnement numérique relativement sécurisant. Elles vont y acquérir des informations sur l’environnement universitaire et également apprendre à s’orienter de plusieurs manières sur le campus. Pour s’orienter, la compétence topologique est a priori complexe à appréhender pour des personnes autistes, mais suivant Auray, le contexte numérique garantit l’égalité de la maîtrise topologique quelque soit la classe sociale des lycéens. Par ailleurs, la mise à disposition ultérieure d’une cartographie exhaustive du campus lève d’éventuelles difficultés causées par des TSA.

Nous allons désormais nous pencher sur le cas d’une application sans finalité ludique, pour laquelle les défis à résoudre ne sont pas inventés par les concepteurs. Ces derniers se contentant de proposer des solutions pour gérer et pour produire des connaissances sur son propre fonctionnement physiologique.

3. Les applications de suivi menstruel

Popularisées au cours des années 2010, les applications de suivi des cycles menstruels proposent aux utilisatrices d’entrer un certain nombre de données de santé pour recevoir en échange notifications et conseils (Chen 2017, Epstein, 2017, Lupton, 2013). Les motivations d’usage sont variées : mieux connaître son corps, être avertie de l’approche des règles, augmenter les chances de concevoir ou réduire le risque de grossesse, ou encore suivre une maladie chronique (Coville, 2022). Enfin, cet usage se massifie dans un contexte de crise de confiance envers la pilule contraceptive, qui engendre une recherche de nouvelles techniques de gestion du cycle (Bajos et al., 2014).

La démocratisation de l’usage du smartphone et la conception de capteurs individuels favorisent l’émergence d’une pratique de quantified self, c’est à dire l’autosurveillance de ses activités quotidiennes et de ses fonctions biologiques (nombre de pas, rythme cardiaque, nutrition, taux de glucose…) pour les traduire en données numériques quantifiables (Dagiral, 2017 ; Granjon, Nikolski, & Pharabod, 2012 ; Lupton, 2013).

Pourtant, ces services ont négligé l’expérience des menstruations en raison notamment d’une attention focalisée sur un usager standard de sexe masculin (Dagiral, 2006 ; Van Oost, 2003 ; Wachter-Boettcher, 2017). Ce n’est qu’à partir de 2013 que des dispositifs numériques conçus pour accompagner les femmes dans leur sexualité, leur santé ou leur parentalité se développent. Les plus nombreux et les plus utilisés sont les applications smartphones de suivi du cycle menstruel, comme celle présentée ci-dessous.

Figure 3 : Présentation de l’application Flo sur le PlayStore de Google

Figure 3 : Présentation de l’application Flo sur le PlayStore de Google

Les concepteurs valorisent l’empowerment des femmes par une meilleure connaissance de leur corps. Cette nouvelle offre de technoservices (Clarke et al., 2000) enchevêtre des idéaux féministes d’émancipation avec l’information médicale, les technologies numériques quotidiennes et l’expérience d’un corps sexué. C’est ici par des pratiques de surveillance et de contrôle du corps que l’utilisatrice produit des connaissances.

3.1. L’incertitude comme motivation principale des usages

L’usage de ces applications intervient dans un contexte d’incertitude, lié à une controverse sociotechnique sur les risques associés aux pilules contraceptives de 3eᵉ et 4eᵉ générations, qui émerge en 2012. Le recours à la pilule diminue alors de 50 % à 41 % (Bajos, Rouzaud-Cornabas, Panjo, Bohet, & Moreau, 2014). C’est par exemple le cas de Blandine qui a arrêté la pilule. Elle télécharge alors une application :

J’en avais marre, je ne voulais plus d’hormones dans mon corps […] En fait ça faisait 6 ans que je prenais la pilule. Donc j’étais hyper réglée je savais que le lundi matin j’avais mes règles, ça durait tant de jours et ça recommençait […] J’avais des règles qu’étaient pas du tout abondantes, ça durait 3 jours max, donc pas chiantes du tout. Sauf que là j’ai arrêté fin décembre, depuis j’ai eu des règles naturelles que deux fois, donc forcément j’ai du retard, mon corps est en train de trouver son cycle naturel quoi. (23 ans, utilise l’application Flo)

Alors que la pilule produit des cycles « artificiels » et contrôlés, son arrêt s’accompagne de troubles qu’il faut à nouveau appréhender, comme les règles irrégulières, les douleurs ou l'acné. Les enquêtées motivent leurs usages par l'« imprévisibilité » de leur corps suite à l’arrêt de la pilule qu’elles cherchent à réguler.

L’application me dit « là à telle date tu vas avoir tes règles ». Donc je me prépare mentalement à me dire que les sorties seront limitées [rires]. Même par rapport à tout ce qui est sexualité ou autre, j’anticipe tout le temps. Par exemple si je pars en week-end, ça me permet de me fixer. (Lila, 21 ans, utilise l’application Clue)

Lila met en valeur les conséquences sociales qu’entraînent ses menstruations et la douleur qui les accompagne. D’autres enquêtées, qui utilisent ces applications dans une visée contraceptive, identifient ainsi les périodes où un rapport hétérosexuel non protégé est possible sans risque de grossesse. La gestion d’un fonctionnement corporel incertain et ses possibles conséquences est une motivation d’usage centrale pour les jeunes femmes rencontrées.

3.2. Traduire une expérience, interpréter des données

Le suivi du cycle menstruel n’est pas nouveau. Avant d’utiliser une application, les enquêtées notaient souvent d’une croix rouge la date et la durée de leurs règles dans un agenda scolaire ou un calendrier dédié. Ce changement se justifie par des critères attentionnels : la possibilité de recevoir des notifications de rappel à l’arrivée des règles ainsi que le plus faible risque d’oublier d’inscrire les données. C’est ce qu’explique Amélie :

Le calendrier ne me prévenait pas lorsque mes règles allaient arriver. Et maintenant c'est sur téléphone donc c'est beaucoup plus pratique alors qu'avant avec le calendrier... il était dans un coin dans ma chambre et il ne fallait pas que je l'oublie. Alors que mon téléphone je l'ai toujours sur moi. (18 ans, utilise l’application Flo)

Cette numérisation demande aux utilisatrices de déployer des compétences spécifiques. Utiliser une application de suivi menstruel consiste en premier lieu à inscrire la date des menstruations pour être notifiée de l’approche des prochaines règles. Néanmoins, le design incite à renseigner un maximum de données, en promettant une meilleure précision et des conseils personnalisés. Il est alors possible d’indiquer des manifestations physiques et psychiques traditionnellement associées au cycle menstruel, comme l’état du moral ou celui du désir sexuel, le syndrome prémenstruel, les douleurs à la poitrine, les maux de tête ou encore les crampes utérines. Au-delà de la seule notification des règles, ces services numériques proposent en effet d’objectiver une expérience personnelle en transformant les sensations et les affects en données quantifiables.

Or, si de nombreuses applications de quantified self utilisent des capteurs, par exemple le bracelet connecté FitBit pour l’activité physique, celles dédiées au suivi menstruel délèguent la collecte des données à l’utilisatrice. Il s’agit d’une compétence herméneutique, c’est-à-dire une capacité à comprendre les conditions de production des savoirs et des informations. En effet, les applications de suivi menstruel reposent sur une activité de médiation de la part de l’usagère, qui, en plus de mener l’enquête et de collecter des données, doit traduire son expérience subjective et corporelle selon les cadres définis par l’application. Pour ce faire, l’utilisatrice doit aussi être capable de comprendre les attendus scriptés (Akrich, 2006) dans le design de l’interface graphique.

Les jeunes femmes doivent donc être capables d’identifier, de surveiller et de gérer des sensations corporelles. Cette compétence herméneutique doit s’articuler finement avec une compétence managériale de gestion de ses affects basée sur la gestion sociale des affects dans des environnements numériques.

3.3. Usage stratégique et usage exploratoire

Notre enquête permet d’identifier deux usages, planifié et exploratoire, qui demandent des compétences différentes. Le premier usage correspond au script imaginé par les concepteurs : l’utilisatrice a un objectif précis, comme être prévenue de la date de ses prochaines règles, ou de sa période de fertilité. L’application envoie des notifications comme sur les illustrations suivantes.

Figure 4 : Différentes images mettant en avant les fonctionnalités prédictives de l'application Clue sur

Figure 4 : Différentes images mettant en avant les fonctionnalités prédictives de l'application Clue sur

L’utilisatrice adopte une position stratégique qui suppose au préalable qu’elle note dans l’application la date de ses menstruations. Il s’agit d’outils de prédiction permettent la visualisation du cycle en cours et la notification d’évènements proches et importants. L’objectif est clair et facile à accomplir en suivant des indicateurs codant l’expérience corporelle, par exemple une durée des menstruations considérée comme « normale ».

Le second usage est exploratoire, il s’accompagne d’un objectif de connaissance plus générale de son corps. Cela s’appuie sur l’ajout d’informations diverses dans le « calendrier » de ces applications. L’illustration suivante représente la fonctionnalité dans Flo.

Figure 5 : L’ajout d’informations hétérogènes au « calendrier » de l'application Flo sur lesquelles repose une position topologique

Figure 5 : L’ajout d’informations hétérogènes au « calendrier » de l'application Flo sur lesquelles repose une position topologique

Cet usage caractéristique du calendrier est bien décrit par Lise à propos de Flo :

Je ne prenais plus la pilule, en fait Flo me permettait de clarifier les informations qu’il y avait sur mon cycle et je redécouvrais mon corps à travers ça. Par exemple je savais que quand j’ovulais j’avais beaucoup plus de libido. Quand j’allais avoir mes règles, j’avais mal au ventre une semaine avant et généralement je me disais « tiens j’ai mal au ventre c’est bizarre » et je regardais Flo et je voyais que j’allais avoir mes règles dans une semaine ». (21 ans)

Elle explique ici que ses questionnements émergent avec la perception des sensations corporelles, elle les renseigne dans l’application, ce qui lui permet d’établir des corrélations avec son cycle menstruel. On retrouve cette pratique chez les personnes présentant des symptômes douloureux et inexpliqués, ou atteintes de maladies chroniques comme l’endométriose. L’expérience corporelle constitue alors une énigme résolue par tâtonnement grâce à la collecte d’indices. Par exemple, Clara nous explique avoir découvert un lien entre ses maux de tête et l’ovulation :

Il y a un moment où j’avais l’impression d’avoir mal au crâne tout le temps, enfin au moins une fois par mois. Et du coup c’est grâce à l’appli que je me suis rendu compte que j’avais tout le temps mal la veille de l’ovulation. (22 ans)

D’autres douleurs comme celles causées par l’endométriose débouchent sur les mêmes usages. Dans tous ces cas, les jeunes femmes mènent l’enquête et mobilisent l’application comme un outil de journalisation et d’analyse des données. En effet, ces applications permettent de récolter des données hétérogènes - médicales, physiologiques, psychologiques, sexuelles ou contextuelles - et de les visualiser afin d’établir des rapprochements entre elles. L’identification de sensations et d’affects et leur traduction dans l’application sont des compétences encore plus mobilisées dans le cadre d’une résolution d’énigme.

Les jeunes femmes que nous avons rencontrées se trouvent bien souvent démunies face à leurs symptômes et ont des difficultés à les corréler à des habitudes ou à des événements. En fonction de leurs intuitions, elles consignent des douleurs et des événements du cycle menstruel, ainsi que d’autres évènements de leur choix. Peut-être est-ce lié à mon alimentation ? À ma consommation d’alcool ? Puis-je diminuer mes symptômes en augmentant mon activité physique ? Ces hypothèses se développent au fur et à mesure et mobilisent une compétence topologique, c’est-à-dire une capacité à agir de proche en proche et à inventer une orientation au fil de son action.

Si la position stratégique mobilise avant tout les outils de prédiction, cela n’est pas d’une grande utilité lorsque les jeunes femmes cherchent à résoudre une énigme. La position topologique va de pair avec une orientation vers ce qui est déjà advenu : pour trouver des réponses, les utilisatrices naviguent dans l’historique de leur cycle, à la recherche de motifs récurrents. Pour autant, cet usage n’est pas complètement indépendant des politiques de l’application. Mais en même temps, comme ces historiques sont difficiles à parcourir pour y opérer de nouveaux rapprochements interprétables, elles se simplifient la tâche en s’orientant en même temps en fonction des tableaux de bord prédictifs fournis par l’application.

4. Conclusion

En résumé, dans les 2 cas étudiés, les technologies numériques participent bien au renforcement des interactions sociales pour les publics visés. Dans le premier terrain, les concepteurs du serious game parviennent à prendre en compte des difficultés sociales et cognitives d’étudiants autistes, ainsi que la manière dont l’environnement universitaire façonne une situation de handicap (Albrecht, 2001). La finalité étant l’amélioration de l’accès aux études supérieures. Le second terrain montre que des applications smartphone aident à produire des connaissances sur une expérience souvent ignorée, voire taboue : celle des menstruations et, plus généralement, de la santé et de la sexualité des jeunes femmes (Bobel et al., 2020).

Ces deux enquêtes peuvent être mises en perspective avec certains terrains explorés par Auray. L’un d’eux évoqué dans le chapitre 5 de l’ouvrage (Auray et Vétel, 2016) appréhende la maîtrise du fonctionnement des échanges marchands dans le jeu en ligne massivement multijoueur Dofus, un environnement social et économique très complexe, et souvent socialement stratifié (Vétel, 2018). Dans Dofus, un design du jeu sophistiqué favorise des activités exploratoires, comme la flânerie et la curiosité, prédisposant à l’usage de compétences topologiques. Le travail d’Auray montre que la compétence topologique est relativement indépendante de l’apprentissage familial et scolaire. Or, elle serait désormais largement acquise pour les jeunes grâce à leurs usages du numérique. La compétence topologique dépendrait donc peu des classes sociales et favoriserait ainsi une forme d’égalitarisme en contexte numérique.

Notre enquête complète ce travail en explorant les potentialités qu’offre ce type de compétence liée au numérique pour l’inclusion d’autres publics minorisés. Nous montrons notamment que la mobilisation des compétences géographiques est plus complexe que prévue dans le cas de nos deux logiciels, dont l’un s’adresse en priorité aux personnes autistes et l’autre aux jeunes femmes. Ils partagent une mise en relation systématique de deux manières d’appréhender son voisinage : soit narrative et historicisée grâce à la consultation d’un journal de bord, soit panoptique grâce à un tableau de bord synthétique.

Pour le serious game Campus Explorer, le logiciel tente dans un premier temps d’exercer à la compétence topologique, alors qu’elle n’est pas facile à maîtriser pour les personnes autistes. Puis après la résolution d’énigmes, le jeu octroie une vue d’ensemble du territoire en guise de récompense. Cela est justifié, car la compétence cartographique mobilisée en dernier lieu est plus cohérente avec la cognition des autistes. On observe ici une tentative des concepteurs d’acculturer des autistes aux compétences topologiques. La restitution cartographique ultérieure ayant alors un rôle réflexif à visée pédagogique. Le serious game met donc en relation étroite compétences topologique et cartographique.

Dans le second cas, les applications de suivi menstruel proposent en standard de mobiliser la compétence cartographique. Sur la base des indices renseignés par les enquêtées, les applications calculent des corrélations et présentent les résultats au travers de vues d’ensemble présentées sous forme de tableaux de bord synthétiques. Ces applications permettent aussi de mobiliser la compétence topologique. Les enquêtées utilisent alors un journal de bord simple renseigné avec des indices que l’application ne sait pas interpréter en raison de leur nature trop hétérogène. Ces enquêtées plus curieuses que la moyenne exploitent alors une spatialisation graphique du temps pour réaliser elles-mêmes des rapprochements et créer du sens. Ces usages bricolés entretiennent cependant des relations étroites avec les résultats consultés dans les tableaux de bord synthétiques. Les compétences topologique et cartographique sont donc ici aussi étroitement liées.

Note de bas de page 10 :

L’exploration et la curiosité restent dans le cas du serious game mobilisées sur une plage d’exercice, pour une sensibilisation temporaire aux logiques cognitives majoritaires. Concernant l’application de suivi menstruel, l’exploration intervient sous la forme d’un contournement par une minorité d’utilisatrices du script prévu par les concepteurs de CCCP, la sous-mobilisation des logiques exploratoires est donc surtout liée au design de l’application.

L’alerte liée à la compétence cartographique et la vigilance liée à la compétence topologique ont donc tendance à dessiner deux régimes attentionnels interdépendants, privilégiés par l’agencement des deux publics minorisés que nous avons étudiés au travers des usages de deux logiciels10. L’égalitarisme est bien privilégié, car les publics étudiés sont spécifiquement aidés, mais cela ne s’appuie pas en premier lieu sur la compétence topologique, car les autistes la maîtrisent mal et les utilisatrices d’application de suivi menstruel privilégient les tableaux de bord synthétiques. L’égalitarisme intégré aux logiciels que nous avons étudiés ne s’étend donc pas aux classes sociales des utilisatrices et utilisateurs.