Entretien

avec Véronique Chable 

Entretien réalisé par Nicole Pignier 

Texte intégral

Bonjour Véronique. Vous êtes biologiste et agronome à l'Institut National de Recherche pour l'Agriculture, l'Alimentation et l'Environnement (INRAE) à Rennes. Vous travaillez sur les semences paysannes. Qu'est-ce qui vous a amenée à porter attention à ce "type" de semences et comment le définissez-vous ? En quoi consistent vos travaux ?

L’aventure a commencé il y a presque 25 ans quand l’agriculture biologique a dû s’inquiéter de la nature des variétés cultivées dans leur champ au moment où la première réglementation européenne de 1992 sur l’agriculture biologique voulait imposer des semences biologiques pour la bio. Rien n’a vraiment bougé sur le marché des semences avant 2004 ; cependant des paysans bio ont pris conscience à la fin des années 90 qu’il fallait se réapproprier l’avenir de leurs semences et surtout, celui des variétés cultivées en agriculture biologique. En effet, le XXe siècle a vu apparaître le concept de variété stable et homogène, mais aussi des métiers de sélectionneurs et de semenciers, pour la mise en œuvre du projet d’industrialisation de l’agriculture et du système alimentaire. Avant cette époque et depuis la domestication des espèces cultivées, la semence a toujours appartenu à l’agriculteur ; elle a été modelée par son environnement naturel et culturel. La semence a fait nos civilisations, elle continue de le faire pour le meilleur et pour le pire selon les projets politiques.

La première partie de ma carrière s’est passée dans le département Génétique et Amélioration des plantes, où j’animais un programme de sélection pour les producteurs légumiers bretons. J’ai ainsi pu m’interroger avec eux dans les années 2000 sur les options à considérer pour créer de véritables variétés pour la bio. La semence paysanne s’est alors imposée ainsi qu’un nouveau rapport à la recherche, avec la recherche participative.

La même question se posait sur tout le territoire et sur toutes les productions agricoles. Plusieurs groupes se sont organisés pour lancer des expérimentations à la ferme sur les choux, les blés, les maïs ou encore les tomates. En 2003, le nombre de groupes organisés était suffisant pour former le Réseau Semences Paysannes créé à Auzeville lors d’une rencontre historique avec tous les pionniers. J’y ai fait connaissance d’Isabelle Goldringer, agronome et généticienne, avec qui une longue collaboration se poursuit toujours pour soutenir les paysans à recouvrer la diversité des plantes cultivées pour des agroécosystèmes résilients, en France et en Europe.

La semence paysanne est un don, elle est libre de droit, diversifiée et évolutive, sélectionnée et reproduite selon des procédés naturels dans des conditions d’agriculture biologique, et échangeables entre tous les paysans de la planète. Elle est le contrepied de la semence dite moderne, conçue par des entreprises toujours plus puissantes pour générer du profit, soumise à une propriété intellectuelle (brevet ou certificat d’obtention végétale), stable et homogène, sélectionnée avec des moyens de plus en plus artificialisés, et dont le marché est régi par une réglementation centrée sur l’inscription à un catalogue officiel.

Nos travaux couvrent, dans une organisation participative et transdisciplinaire, des questions issues des associations paysannes investies dans le renouveau des semences paysannes, depuis la recherche de ressources génétiques, l’évaluation de stratégies de sélection à la ferme et de production de semences, l’évaluation de la qualité des produits, les négociations pour faire évoluer les réglementations, tout en mobilisant des connaissances très diversifiées comme la génétique, l’agronomie ou encore l’écologie microbienne.

L'avenir des territoires passe par nos capacités à produire des aliments « plus respectueux de l'environnement » comme on l'entend au quotidien dans la recherche, dans les médias, chez nombre de producteurs. Si la formule est largement partagée, les réalités qu'elle recouvre divergent. On note un engouement certain pour le design de biotechnologies aptes à façonner de nouvelles semences répondant sur mesure aux besoins des territoires. Pouvez-vous nous expliquer ce que recouvre le terme "biotechnologie" dans le domaine des semences ? En quoi les technologies numériques entrent-elles en compte dans le design des semences ?

Note de bas de page 1 :

Pierret, A.; Moran, C.J. (2011) Plant Roots and Soil Structure. In: Gliński J., Horabik J., Lipiec J. (eds) Encyclopedia of Agrophysics. Encyclopedia of Earth Sciences Series. Springer, Dordrecht. https://doi.org/10.1007/978-90-481-3585-1_121

Note de bas de page 2 :

Zhang, J.; van der Heijden, M.G.A.; Zhang, F.; Bender, S .F. (2020). Soil biodiversity and crop diversification are vital components of healthy soils and agricultural sustainability. Frontiers of Agricultural Science and Engineering, 7(3):236. DOI: https://doi.org/10.15302/j-fase-2020336

Note de bas de page 3 :

Sir Abert Howard (1943) An agricultural testament. Oxford University Press New York and London

Note de bas de page 4 :

Ng, E.L.; Zhang, J.L. (2019) The search for the meaning of soil health: lessons from human health and ecosystem health. Sustainability, 11(13): 3697, https://doi.org/10.3390/su11133697

Note de bas de page 5 :

Bardgett, R.D; van der Putten, W.H. (2014) Belowground biodiversity and ecosystem functioning. Nature, 515(7528): 505–511, https://doi.org/10.1038/nature13855

Note de bas de page 6 :

Wall, D.H.; Nielsen, U.N.; Six, J. (2015) Soil biodiversity and human health. Nature, 528(7580): 69–76, https://doi.org/10.1038/nature15744

La semence paysanne, par sa capacité évolutive, est intrinsèquement adaptée à son environnement et le façonne en retour, et en tout premier lieu le sol. La plante fait le sol1 et sa diversité entretient sa biodiversité2. C’était l’intuition première des pionniers de l’agriculture biologique tels que Albert Howard3. Les études les plus fines d’aujourd’hui sur la vie microbiologique du sol ainsi que celle des autres êtres vivants, ne cessent de confirmer les bases de la bio établies il y a près d’un siècle. La régulation des processus internes de l'écosystème du sol a été comparée au fonctionnement du microbiome intestinal4 dans le corps humain5. Les sols fournissent un habitat à une richesse et une diversité d'organismes, y compris des microbes, des invertébrés et des vertébrés, totalisant plusieurs milliers d'espèces par mètre cube de sol, ce qui en fait l'un des habitats les plus riches en biodiversité sur terre. Les racines des plantes, le microbiome associé et le microbiote du sol interagissent de multiples façons et remplissent collectivement de multiples fonctions, telles que l'amélioration de la disponibilité des nutriments, la santé (prévention des ravageurs et des maladies), le stockage du carbone et l'amélioration de la structure du sol et de la capacité de rétention d'eau6. Comme Howard le soulignait dans son Testament Agricole à partir de ses expérimentations dans les années 40 : « It was observed in the course of these studies that the maintenance of soil fertility is the real basis of health and of resistance to disease. The various parasites were found to be only secondary matters : their activities resulted from the breakdown of a complex biological system, the soil in its relation to the plant and to the animal -- due to improper methods of agriculture, an impoverished soil, or to a combination of both, and unsuitable seed.”

Note de bas de page 7 :

Pierret, A.; Moran C.J. (2011) Plant Roots and Soil Structure. In: Gliński J., Horabik J., Lipiec J. (eds) Encyclopedia of Agrophysics. Encyclopedia of Earth Sciences Series. Springer, Dordrecht. https://doi.org/10.1007/978-90-481-3585-1_121

Note de bas de page 8 :

Shelake, R.M.; Pramanik, D.; Kim, J.-Y. (2019) Exploration of Plant-Microbe Interactions for Sustainable Agriculture in CRISPR Era. Microorganisms.; 7(8):269. https://doi.org/10.3390/microorganisms7080269

Note de bas de page 9 :

Sandrini, M.; S., Moffa; L., Velasco, R.; Balestrini, R.; Chitarra, W.; Nerva, L. (2022) Review Article Microbe-assisted crop improvement: a sustainable weapon to restore holobiont functionality and resilience. Horticulture Research, 2022, 9: uhac160, https://doi.org/10.1093/hr/uhac16

Les plantes issues de biotechnologies ne sont donc qu’une tromperie, issue d’une conception tronquée du monde vivant. Le respecter n’est pas simplement viser à retirer les pesticides dans les pratiques agricoles de l’agriculture industrielle, mais ce sera en retrouver une vision système dans son extraordinaire complexité et interdépendance, non seulement pour protéger les écosystèmes mais d’abord pour protéger notre propre santé. L’usage des pesticides n’est que la conséquence de la déstabilisation des écosystèmes tout d’abord par la simplification, l’homogénéisation et la stabilité des écosystèmes cultivés7. Les biotechnologies d’aujourd’hui ne sont que la suite logique des démarches scientifiques entreprises pour homogénéiser et stabiliser les variétés. Finalement, les fausses promesses des biotechnologies8 ne proposent que d’essayer de résoudre les problèmes créés par la génération technologique précédente. Les praticiens de la sélection ont commencé à comprendre que la plante ne fonctionne pas seule9, mais la réponse qu’ils proposent en manipulant aussi les microorganismes, sera pire que celle de l’utilisation des pesticides.

Note de bas de page 10 :

Mauger, S.; Ricono, C.; Mony, C.; Chable, V.; Serpolay, E.; Biget, M.; Vandenkoornhuyse, P. (2021). Differentiation of endospheric microbiota in ancient and modern wheat cultivar roots. Plant-Environment Interactions, 2, 235–248. https://doi.org/10.1002/pei3.10062

Note de bas de page 11 :

Delotte, F. (2017) Yves Bertheau: ”Nous ne connaissons pas les impacts des nouveaux OGM sur l’environnement et sur l’homme”. Sans Transition, 2017, 24 février2017

Note de bas de page 12 :

https://controverses.minesparis.psl.eu/public/promo16/promo16_G6/www.controverses-minesparistech-2.fr/_groupe6/accueil/bienvenue/prise-de-conscience-des-risques-et-limites/index.html

Paradoxalement, les outils d’investigation du fonctionnement du monde vivant mettent en lumière que les plantes issues des variétés modernes ont perdu leur capacité d’interagir efficacement avec les microorganismes du sol10 (puisque sélectionnées en milieu artificiel et hors des terroirs où elles vont produire) ; et la seule solution proposée est encore d’aggraver la perturbation de sa régulation interne avec les nombreux effets collatéraux11 non maitrisés des techniques génomiques12.

Pour vous, pouvoir programmer le vivant selon les besoins, par exemple designer des graines résistantes à la sécheresse, à telle ou telle maladie, cela permet-il de produire de l'alimentation en quantité et qualité suffisantes pour nourrir les humains malgré les évolutions climatiques ? Les biotechnologies sont-elles fondamentalement des innovations par rapport aux premières manipulations génétiques ?

Note de bas de page 13 :

IFOAM : International Federation of Organic Agricultural Movements

Note de bas de page 14 :

Juska, A.; Busch, L.; Tanaka, K. (1997). The blackleg epidemic in Canadian rapeseed as a “normal agricultural accident”. Ecological Applications, 7, 1350–1356, https://doi.org/10.1890/1051-0761(1997)007[1350:TBEICR]2.0.CO;2open_in_newISSN1051-0761

Note de bas de page 15 :

McDonald, B.A.; Stukenbrock, E.H. (2016) Rapid emergence of pathogens in agro-ecosystems: global threats to agricultural sustainability and food security. Phil. Trans. R. Soc. B 371: 20160026. http://dx.doi.org/10.1098/rstb.2016.0026

Commençons par nous interroger sur la notion de maladie. En effet, dans notre culture occidentale contemporaine, il faut un coupable, un agent causant la maladie. Chez les végétaux, on les appelle les « bio-agresseurs » dans le cercle des praticiens de l’agriculture. Cependant, dans le cadre de l’agriculture biologique, seule la santé retient toute l’attention. Dans le principe de santé (l’un des quatre définis par IFOAM13 pour l’agriculture biologique), « le rôle de l’agriculture biologique, que ce soit en production, en préparation, en transformation, en distribution ou en consommation, est de soutenir et d’accroître la santé des écosystèmes et des organismes du plus petit dans le sol jusqu’aux êtres humains ». L’agriculture industrielle, avec ses cultures homogènes et la simplification des paysages, a créé des conditions propices au développement de maladies14,15. Comment imaginer alors qu’avec quelques modifications génétiques appelées biotechnologies, en perturbant profondément le fonctionnement du végétal, on peut compenser les désordres profonds des écosystèmes ?

Note de bas de page 16 :

https://www.agroforesterie.fr/agriculture-syntropique/

Les modifications du climat ont de multiples causes, mais toujours cette même absence de vision systémique ; parmi elles, la déforestation et la disparition des arbres dans les espaces agricoles. Des pionniers de la bio alertent depuis un siècle sur les catastrophes écologiques et ils sont aussi capables d’apporter des solutions. Par exemple, la reconstruction des écosystèmes met l’accent sur la gestion de l’eau avec l’agriculture syntropique16. Ernst Götsch son initiateur, montre comment à partir de la réintroduction de nombreuses espèces en s’inspirant de l’organisation des écosystèmes forestiers, il est possible de restaurer des sols et de la végétation sur des terres dégradées et appauvries. L’agriculture syntropique est conçue pour assurer une meilleure résilience du milieu et des plantes cultivées faces aux aléas climatiques. Pas de place pour des biotechnologies dans une telle démarche !

Note de bas de page 17 :

Salvucci, E. (2016) Microbiome, holobiont and the net of life, Critical Reviews in Microbiology, 42:3, 485-494, DOI: 10.3109/1040841X.2014.962478

Note de bas de page 18 :

La téosinte est une graminée endémique du Mexique qui appartient à la même famille que le maïs cultivé.

En outre, quand on évoque les biotechnologies végétales, on part d’une hypothèse spécifique sur le vivant, celle qui est aussi derrière la génétique moderne et qui prévaut depuis un siècle pour justifier et imposer la sélection végétale des labos de recherche et des semenciers professionnels. L’hypothèse est que l’hérédité est fondée sur la génétique. Or la génétique, portée par l’ADN, ne pilote et ne conserve qu’une partie de l’information héréditaire, les autres sont épigénétiques et microbiologiques17. Si nous considérons les plantes cultivées, seule la sélection paysanne respecte toutes les formes d’hérédité, la sélection moderne, avec ses variétés stables et homogènes d’une part, et ses semences reproduites hors du lieu de production d’autre part, ne transmet pas les autres supports de l’information héréditaire, épigénétique et microbiologique, pour aider les plantes à s’adapter à un environnement donné. La sélection à la ferme n’est en rien une « manipulation génétique » mais une coévolution entre l’humain (ses savoirs et savoir-faire) et le monde vivant qui constitue une ferme. D’ailleurs en biodynamie, on parle de la ferme comme d’un organisme vivant. Les biotechnologies sont en rupture par rapport aux processus vivants et ne sont le produit que de la pensée humaine et de ce qu’elle imagine du monde vivant, et n’offrent aucune possibilité d’adaptation et coévolution dans les environnements. Les civilisations ont créé leur culture à partir de l’agriculture et de la domestication des plantes. Mais aucun artifice biotechnologique n’a été capable de créer une plante domestiquée ; le saut qualitatif observé entre la téosinte18 et le maïs dans toute sa diversité n’a été possible qu’au sein des communautés paysannes. Ainsi, les biotechnologies témoignent plutôt d’une régression avec une uniformisation de la culture, invitant à cultiver les mêmes plantes sur tous les continents où les multinationales distribuent leurs mêmes semences. Le contenu des assiettes s’uniformise aussi, gommant les spécificités gastronomiques des terroirs.

Finalement, si l'on veut innover au niveau des territoires, cela ne commence-t-il pas par changer notre relation au vivant, à autrui, à la terre/Terre et donc à nous-même aussi ? Pour vous, cela commence par la nourriture paysanne (semences paysannes et puissance culturelle paysanne) ?

Note de bas de page 19 :

Le Pacte de Milan rassemble plus de 200 villes signataires dans le monde entier : il représente le premier et principal cadre pour les villes et les acteurs internationaux actifs dans la définition de politiques alimentaires urbaines pour la gestion et la gouvernance des systèmes alimentaires locaux.
https://www.milanurbanfoodpolicypact.org/

Note de bas de page 20 :

https://metropole.rennes.fr/sites/default/files/file-PolPub/PAD-engagements_2017-2018.pdf

Ainsi, faire revivre la diversité commence par les territoires où l’agriculture paysanne, avec ses semences sélectionnées et reproduites sur place, est capable de recréer des systèmes alimentaires adaptés à leurs caractéristiques climatiques et pédologiques. Elles questionnent les circuits de distribution où bien souvent les circuits très courts (AMAP- Association pour le maintien de l'agriculture paysanne, magasins à la ferme) sont des moyens privilégiés pour sensibiliser le public à la diversité. Des municipalités commencent à accompagner le mouvement notamment celles qui ont signé dans le pacte de Milan19. Parmi elle, la ville de Rennes est aussi engagée depuis 2017 dans un plan alimentaire durable (PAD)20 qui a su répondre aux attentes des élus et citoyens en favorisant l’intégration d’une alimentation saine dans les cantines scolaires. Après 3 ans, ses objectifs initiaux ont été dépassés en matière de produits bio et de réduction du gaspillage. Le PAD est complété avec un projet alimentaire territorial (PAT) signé en 2022 après une large concertation de deux années auprès des habitants de Rennes et de sa métropole (43 communes au tour de la ville) sur la question « Quelle agriculture et quelle alimentation demain dans la métropole ? ». Le PAT propose une stratégie avec des objectifs et des actions qui concernent toute la chaîne de l'alimentation : l'agriculture, la transformation, la distribution mais aussi les consommateurs ; avec un objectif de zéro-pesticides de synthèse sur le territoire à horizon 2030. Elle s’engage aussi pour une agriculture péri-urbaine, l’installation de porteurs de projets d’agriculture paysanne et la Maison des semences paysannes sur un territoire de la ville.

Note de bas de page 21 :

https://www.soilassociation.org/media/6263/living-soils-a-call-to-action-2015.pdf

Changer notre relation au vivant nous amène à considérer notre propre vie dans une complète dépendance avec la vie de tout ce qui nous entoure et par prendre très au sérieux la nature de notre alimentation. Cette alimentation est la base de notre santé et celle de notre écosystème. Lady Balfour21 a repris l’enseignement de Howard, pionnier de la bio, pour promouvoir une vision holistique de la santé. Cette phrase souvent attribuée à Howard, « The health of soil, plant, animal and man is one and indivisible », résume l’ampleur de la tâche et la responsabilité de tous. Donc, effectivement une alimentation issue de semences paysannes est la première étape pour essayer de réparer la terre et notre santé. Cependant la tâche paraît insurmontable tant notre univers culturel et économique contemporain a rendu difficile de se nourrir sainement pour tout un chacun, à la fois par le manque de prise de conscience mais aussi par un appauvrissement économique et culturel des familles en matière d’alimentation.

Les semences paysannes ne nous amènent-elles pas à faire de la science autrement que dans une posture ob-jective c'est-à-dire celle du scientifique qui se tient avec tout son appareillage théorico-technologique face à un objet d'étude comme dans une structure syntaxique transitive telle la phrase "le chat (sujet d'action) qui mange la souris (objet)" ?

Note de bas de page 22 :

https://www.researchgate.net/publication/336718055_Participatory_design_of_lentils'_cultivar_mixtures_a_PhD_project_within_LEGVALUE_H2020#fullTextFileContent ; Elisa Lorenzetti (2023) Exploiting diversity in organic lentil (Lens culinaris) cultivation: germplasm collection and cultivar mixtures, PhD Thesis, Sant’Anna School, Pisa, Italy.

Qu’est ce que la science objective ? Souvent la science dominante, sous couvert d’objectivité, oublie que tout est en interaction. Les sciences biologiques dites objectives sont souvent myopes et prisonnières du monde matériel. Cette science myope se réveille quand la biodiversité s’effondre et que le climat se dérègle. Elle n’a pas les outils pour agir. En matière de semences, au lieu d’élargir le focus, ses praticiens continuent à s’enfoncer dans le détail avec ses outils technologiques inadaptés ! Elargir le focus veut aussi dire intégrer des connaissances d’origine diverse telles les savoirs empiriques ou sensibles. C’est souvent le cas en matière de sélection paysanne. Au cours d’un travail récent de thèse22 en Italie, une expérience montre qu'il est possible d'estimer indirectement le rendement en grain de lentille à partir des observations des paysans et de traits morphologiques des plantes, qui se trouvent très corrélés aux mesures quantitatives des chercheurs. Les participants ont également mentionné des critères spécifiques pour des situations particulières suggérant que d'autres paramètres que le rendement en grain sont importants à prendre en compte pour une agriculture agroécologique.

D’autres savoirs sont plus polémiques comme par exemple, ceux apportés par les pratiques de biodynamie. De nombreuses controverses existent sur le sujet puisque les sciences biologiques dites « objectives », mais matérialistes et réductionnistes, n’ont pas les clés pour comprendre les phénomènes sous-jacents même si de nombreuses publications en rapportent les effets sans pouvoir les interpréter. Les pratiques de la biodynamie s’appuient sur des conceptions « énergétiques du vivant », comme beaucoup de médecines traditionnelles chinoises.

Note de bas de page 23 :

Chable, V. (2018) Regain des Semences Paysannes, Pour soutenir la diversification de l’alimentation en invitant à changer de regard sur le vivant, revue POUR, 2018/2 N° 234-235 : 63-72, https://www.cairn.info/revue-pour-2018-2-page-63.htm

Note de bas de page 24 :

Chable, V.; Serpolay, E. (2016) Recherche multi-acteurs et transdisciplinaire pour des systèmes alimentaires bio et locaux - A multi-actors and transdisciplinary research for organic and local food systems. Techniques de l’Ingénieur AG103 (10 janvier 2016) https://www.techniques-ingenieur.fr/base-documentaire/innovation-th10/ingenierie-et-responsabilites-42598210/recherche-multi-acteurs-et-transdisciplinaire-pour-des-systemes-alimentaires-bio-et-locaux-ag103/

Par ailleurs le renouveau des semences paysannes a été accompagné par, non seulement des connaissances plus diversifiées23, mais une organisation participative et multi-acteurs de la recherche24. Le partage des savoirs commence par le partage des objectifs et des méthodes de travail. L’agriculture industrielle s’est diffusée par un savoir descendant où le paysan est devenu un exploitant agricole appliquant des recettes conçues hors de la ferme. L’agriculture et les semences paysannes s’appuient sur des communs, des savoirs partagés et une organisation collective comme nous le vivons au sein des associations et réseaux semences paysannes. La conception collaborative du vivant imprègne aussi les humains dans leurs organisations collectives.

Le mot de la fin ?

Contrairement à ce qui est couramment affirmé dans les cercles scientifiques à propos de la neutralité et l’objectivité de la science, nous faisons ainsi l’expérience d’un rapport étroit entre la façon de concevoir le fonctionnement du vivant et celui de la vie en société. Concevoir le monde comme une ressource a été plus ou moins concomitant avec la naissance de l’agriculture. L’exploitation des ressources a atteint son paroxysme au niveau mondial. Le marché globalisé a modelé les paysages agricoles depuis le XIXe siècle avec la massification de la production. Cependant les formes d’agriculture biologique « authentique », en rupture avec toute pratique inspirée par l’agriculture industrielle, n’ont pas de marché en cohérence avec leurs valeurs. Elles se heurtent aux systèmes économiques établis pour une vision industrielle de la production et font face à des difficultés alors qu’elles devraient prendre la place des formes industrielles pour pallier les désastres écologiques en cours. Leur espace de marché cohérent reste très restreint (AMAP, magasin à a ferme, marchés de plein-vent …). Le changement ne peut venir que des territoires avec des initiatives de recherche d’autonomie par des collectivités qui accueillent déjà entre autres, des mouvements associatifs d’agricultures biologiques, de jardinage, de soutien aux semences paysannes et des cantines bio et locales. Les collectivités, elles aussi en réseau, sont proches des citoyens et sont en mesure d’accompagner des changements socio-économiques profonds pour aider les initiatives diversifiées basées sur du bon sens et sur les lois du vivant, en espérant qu’elles inspirent rapidement les politiques nationales.