Sans doute comme plusieurs collègues enseignants et praticiens du design, j’attendais avec grande impatience la sortie de la troisième édition des Principes universels de design. Troisième édition si l’on considère l’ajout de 25 nouveaux principes par rapport à l’édition précédente, ce qui porte désormais le compte à 150 principes de design expliqués et illustrés. Première édition, cependant, si l’on considère les importants changements aux formats intérieur et extérieur. En effet, l’ouvrage initialement conçu dans un format d’édition standard est passé à un petit format tenant dans la main. Et pourquoi pas, faut-il se dire, même si ce format réduit n’est pas plus facile à consulter que les formats précédents (peut-être même plus difficile compte tenu de la rigidité accrue de la reliure !), c’est cependant à l’intérieur que les changements sont plus manifestes et franchement plus décevants. En effet, bien qu’on ait préservé et renforcé l’effet « fiche technique », où le principe est nommé et expliqué dans la page de gauche et illustré dans la page opposée, on a complètement déstructuré les textes explicatifs et on les a remplacés par une liste de 4 à 5 énoncés. En plus de la perte sur le plan stylistique et argumentatif, cette présentation en liste – que l’éditeur justifie par le gain d’efficacité lors de la consultation – nous prive de plusieurs informations très intéressantes. De 500 mots, on passe désormais à une moyenne de 100 mots par fiche. Ce régime minceur appliqué aux contenus est décevant mais rien de comparable à la déception de constater la totale disparition des références scientifiques et techniques présentes pour appuyer chaque principe dans les éditions précédentes. Pour mémoire, rappelons que l’arrivée de cet ouvrage en 2003 allait ouvrir un nouveau chapitre dans la documentation en design. Et pour cause, les 100 principes de design présentés dans la première édition étaient systématiquement accompagnés de références scientifiques et techniques, une pratique pour le moins inhabituelle dans les ouvrages de design à ce moment. Cela permettrait aux designers de se raccrocher à des éléments tangibles de la recherche, notamment en sciences humaines et sociales. Une quasi-révolution dans le domaine.
Dans cette nouvelle édition, les auteurs laissent de côté le principe Persona, qui constituait à vrai dire bien plus une technique qu’un réel principe de design, et retirent de la nomenclature le principe Color (couleur) qu’ils vont remplacer par six nouveaux principes liés aux effets chromatiques (Black Effects, Blue Effects, Gloss Bias, Green Effects, White Effects et Yellow Effects), comme ils l’avaient fait avec le principe Red Effect ajouté à la deuxième édition. Cet enrichissement particulier est l’un des points positifs de cette nouvelle version de l’ouvrage puisque les couleurs sont des dimensions centrales dans presque toutes les spécialités du design, et un approfondissement thématique s’imposait. Malgré ces ajouts nécessaires et pertinents, l’absence des références scientifiques nous fait nous demander s’il est fondé de dire, par exemple, que les vêtements de couleur jaune diminuent l’attractivité autant chez les hommes que chez les femmes…
Certains, dont je suis, regretteront l’abandon du principe Advance Organizer, central en design pédagogique (Instructional Design) et présent depuis la première édition. Fortement appuyé par la recherche en psychologie de l’apprentissage, ce principe permettait de sensibiliser les designers à l’importance du « contenu rédactionnel » comme matériau légitime d’intervention dans leur sphère d’activités. À l’heure de la multiplication des formations en ligne et de la généralisation de la formation continue, les designers sont de plus en plus appelés à concevoir des contenus pédagogiques, et ce genre de principe, malheureusement peu connu en design graphique, de documents, d’interface, etc., nous semblait un élément structurant pour le design de contenu au sens large. Compte tenu du grand rayonnement de cet ouvrage depuis sa première édition, on regrettera la perte de ce principe, encore davantage si l’on considère la relative « faiblesse » de certains principes ajoutés. C’est le cas, notamment, du principe Phonetic Symbolism. S’il est incontestable que les sons constitutifs des mots sont porteurs de représentations – faut-il ajouter des variables à l’échelle des cultures linguistiques du monde –, il faut tout de même être prudent avant d’affirmer que les voyelles ouvertes sont associées à la féminité alors que d’autres sont associées à l’agressivité. En se référant à une langue imaginaire de la célèbre série télévisée Game of Thrones, les auteurs citent les mots Mhysa (« mère ») et Dracarys (« dragon qui crache du feu ») pour montrer que certaines consonnes plus « douces » (les sons m et sh dans Mhysa) renvoient à un concept plus féminin et que des consonnes plus « dures » (les sons dr et k dans Dracarys) renvoient à un concept plus agressif. Ces deux exemples ont été forgés d’après des mots existants dans les langues indoeuropéennes actuelles. Suivant le principe d’arbitraire du signe énoncé par Saussure, on doit admettre qu’on a ici plus à faire à un effet étymologique semi inconscient qu’à un effet de symbolisme phonétique avéré. Encore une fois, il aurait été intéressant d’avoir les sources qui appuient ce principe.
Malgré la déception, on doit se réjouir de l’ajout de plusieurs nouveaux éléments. En effet, les designers seront heureux de pouvoir nommer ce phénomène fréquemment observé où un produit de design présente des faces cachées négligées par le designer : principe Back-of-the-Dresser, nommé ainsi par Steve Jobs apparemment. On applaudira aussi l’arrivée d’un des grands espérés mais absents de la dernière édition, le principe de Gamification, de même qu’on sourira à la lecture du IKEA Effect, principe selon lequel on attribuerait plus de valeur à un objet qu’on aurait soi-même contribué à produire. Si la présence de certains principes semble plus discutable (Abbe, Apparent Motion, KISS, Magic Triangle, Saint-Venant’s Principle et Supernormal Stimulus) et peut-être attribuable à un certain besoin de remplissage (pour atteindre les 150), on doit reconnaître la pertinence de l’ajout de plusieurs principes en lien avec la cognition (Confirmation Bias, Hanlon’s Razor, Reciprocity, Root Cause, Zeigarnik Effect) ou la psychologie sociale (Crowd Intelligence, Dunning-Kruger Effect, Social Trap).