L’eau et les Eaux Water and Waters
Ces dernières années, les chercheurs ont attiré l'attention sur l'hétérogénéité des eaux et sur la pluralité des cultures de l'eau. Leurs recherches contrastent avec la science et le discours de « l'eau » au singulier, qui sous-tend les stratégies modernes de gestion de l'eau. L'objectif du présent article est d'identifier exactement ce que nous entendons par « eaux » au pluriel, d'identifier la signification historique de ce concept et de discuter des avantages qu’il pourrait apporter en ce qui concerne la nécessité de traiter les problèmes et les défis de l’eau, actuels et émergents.
In recent years, researchers have drawn attention to the heterogeneity of multiple waters and to the plurality of water cultures. This research contrasts with the science and the discourse of "water" in the singular, which underpins modern water management strategies. The aim of the present paper is to identify exactly what we mean when we proclaim multiple waters, to identify the historical significance of this claim, and to discuss what benefits the claim might bring with respect to the need to deal with current and emerging water issues and problems.
Introduction
- Note de bas de page 1 :
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Cet article s'appuie sur des recherches précédemment publiées (Linton 2010, 2014, 2017, 2019 ; Linton et Budds 2014). Une version étendue de cet article est en préparation pour publication dans le journal Geocarrefour. Je tiens à remercier Christiane Peyron pour son aide dans la traduction.
Comme contribution à nos réflexions sur la pluridisciplinarité, je souhaite montrer que l’eau n’est pas la même chose d’une discipline à l’autre.1
Bien sûr, l'eau est abordée différemment selon les domaines de recherche ; les hydrologues et les linguistes n’envisagent certainement pas l'eau sous le même angle. Mais au-delà, je veux montrer que différentes méthodes génèrent, ou produisent, des eaux différentes. Cela représente un renversement de l'ordre habituel par lequel une méthode est appliquée à un objet pour rendre une seule interprétation de la réalité sous-jacente sur laquelle elle opère.
Cet argument reflète une affirmation plus large : que nous pouvons penser aux eaux, au pluriel, comme des phénomènes différents qui se produisent dans différents contextes, à la suite de différents types d'engagements et de pratiques. Il s'inscrit dans une approche, parfois qualifiée de « relationnelle » (West, 2020), « dialectique » (Levins et Lewontin, 1985 ; Harvey, 1996) ou « processuelle » (Whitehead, 1960) par laquelle toutes les choses - et pas seulement l'eau - sont plutôt comprises comme des événements momentanés qui se produisent au confluent de processus qui constituent la réalité sous-jacente. Comme chacun le sait depuis Héraclite, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. En outre, je veux faire valoir que considérer l'eau au pluriel, en termes de différentes eaux se produisant dans différentes circonstances, a des implications/avantages pratiques pour traiter les problèmes liés à l'eau.
Dans la première partie, nous commencerons par nous pencher sur l'histoire de l'idée de l'eau, sur la manière dont elle a été comprise comme une substance singulière à partir du XVIII siècle, bouleversant la longue tradition de la pensée et de la pratique occidentales qui consistait à considérer et à traiter les eaux au pluriel. L'idée moderne de l'eau en tant que substance singulière est née d'un ensemble de pratiques qui ont apporté de nombreux avantages aux gens. Cependant, ces pratiques ont également eu un coût, pour l'intégrité des écosystèmes aquatiques, ainsi que pour les nombreux peuples qui ont été marginalisés ou lésés par la gestion moderne de l'eau. La prise de conscience croissante de ces coûts a contribué à susciter une vague de réflexion critique parmi les chercheurs en sciences sociales et humaines. Dans la deuxième partie, nous examinerons comment cette critique s'exprime comme une nécessité de reconnaître la pluralité des eaux. Nous montrerons brièvement deux façons de considérer les eaux au pluriel : premièrement, comme des interprétations ou des représentations différentes de l'eau, et deuxièmement, comme des eaux ontologiquement différentes. La conclusion propose quelques réflexions sur la manière dont la reconnaissance de la pluralité des eaux peut contribuer à apporter des avantages pratiques aux personnes et à l'environnement.
1. Comprendre et traiter de l'eau au singulier est une invention moderne
Un moment clé de l'histoire de l'eau s'est produit au milieu du XVIIIe siècle, lorsque Lavoisier a identifié l'eau comme un composé de deux éléments qu'il a nommés ensuite « hydrogène » et « oxygène ». L'appareil que Lavoisier a utilisé pour séparer l'eau liquide en ses deux éléments constitutifs est illustré à la Figure 1. Selon notre mode de pensée habituel, en appliquant cette méthode (appelée plus tard "scientifique"), Lavoisier, dans son laboratoire parisien, a révélé/mis en évidence la véritable nature de l'eau (une nature qui préexistait à son analyse). Cependant, nous pouvons aussi voir sur cette même figure comment l'eau est devenue/a été produite comme H2O en étant soumise à des actions, à des appareils, puis à des publications et des représentations répétés qui ont eu pour effet de dépouiller les eaux des différentes essences qui les rendaient fondamentalement différentes les unes des autres et de réduire toutes les eaux du monde à une entité unique/singulière et universelle.
Figure 1 : L'appareil utilisé par Lavoisier pour séparer l'eau en hydrogène et en oxygène.
LAVOISER, Antoine. 1789. Traité élémentaire
La pratique de Lavoisier contredisait une identification beaucoup plus ancienne de l'eau comme l'un des quatre éléments de base - la terre, l'eau, l'air et le feu - décrits pour la première fois par Empédocle au Ve siècle avant J.-C. et repris ensuite par Aristote. Ces "éléments" classiques différaient radicalement du concept moderne en ce qu'ils étaient "anti-essentialistes", se manifestant comme des phénomènes ontologiquement différents dans des circonstances différentes. (Hamlin, 2000, p. 321) Ainsi, l'eau, en tant que catégorie générale de substances liquides, a été largement comprise comme se présentant sous des formes innombrables tout au long de l'Antiquité et jusque dans l'ère moderne.
Pour Hippocrate (ca. 460-377 BC), le célèbre fondateur de la science médicale, il était par exemple très important de faire la distinction entre les différentes eaux et leurs divers effets sur le corps humain, comme en témoigne son œuvre classique, « Airs, eaux, lieux ». (Glacken, 1967, pp. 82-88) Il existe des preuves d'une hostilité générale aux eaux mélangées dans la littérature classique depuis l'époque d'Hippocrate. Cette hostilité a trouvé une expression matérielle dans la structure même des aqueducs romains (Figure 2) : "La pitié envers les divinités des sources individuelles et les restrictions médicales contre les eaux mélangées auraient obligé les ingénieurs romains à acheminer les approvisionnements vers la ville par des canaux séparés, dans la mesure du possible." (Tanner, 1987, pp. 30-31) Dans son étude de l'histoire naturelle du monde connu de l'époque, Pline l'Ancien (23-79 ap. J.-C.) a catalogué une étonnante variété d'eaux en différents endroits, se distinguant par leurs diverses actions sur le corps humain. (Pliny, 1938) En effet, c'est au point de jonction de divers processus - hydrologiques, géomorphologiques, biologiques, sociaux, politiques, culturels et physiologiques - que les eaux spécifiques étaient considérées comme des phénomènes ontologiquement différents dans des circonstances et des contextes différents. Comme l'a noté l'historien Christopher Hamlin, "les eaux étaient des aspects de l'histoire des lieux". (Hamlin, 2000, p. 315)
Figure 2 : Peinture des aqueducs romains par Zeno Diemer, vers 1920. (Notez la séparation des canaux.)
Deutches Museum
Le sens dans lequel les différentes eaux existent en tant qu'aspects de l'histoire des lieux n'a jamais complètement disparu, et nous reviendrons sur cette question dans la section suivante. Pour l'instant, nous souhaitons examiner l'importance de la réalisation de Lavoisier et la façon dont elle s'est combinée avec des pratiques complémentaires pour produire à nouveau une sorte d'eau - dépouillée de toutes ses particularités locales, géographiques, culturelles et spirituelles - qui a fini par fonctionner à l'échelle mondiale. Ce phénomène a été décrit en termes d'« eau moderne » (Linton, 2010, 2014, 2017). Il comporte des représentions et instanciations de l’eau marquées par l’abstraction des circonstances et des relations sociales, historiques, écologiques et locales et sa réduction à une identité abstraite universelle susceptible d’être mesurée et convertie en une « ressource ». L’eau moderne peut être considérée comme un accomplissement intellectuel autant qu’un fait matériel, dont la principale caractéristique a été d’abstraire toutes les eaux du monde de leurs contextes locaux, sociaux, culturels, religieux et écologiques, pour les réduire à une même substance, et donc les rendre commensurables dans une optique de rationalité instrumentale au bénéfice des usages humains de l’eau. Cette réalisation est conforme à ce que R. G. Collingwood décrit : d’un monde de différences qualitatives, la méthode scientifique a effectué « la restriction de la réalité naturelle à un complexe de quantités » dans lequel « rien n’est scientifiquement connaissable, sauf ce qui est mesurable. » (Collingwood, 1945, p. 103)
La connaissance (et la mesure) de l'eau envisagée de cette manière a été intimement liée au développement et à la pratique de la science et de l'ingénierie hydrologiques (Linton, 2008). Ces pratiques ont reproduit l'eau moderne dans le monde entier, comme en témoignent des phénomènes tels que les quelque 60 000 grands barrages (d'au moins 15 mètres de hauteur) construits dans le monde (Commission internationale des grands barrages, 2020), qui contrôlent une énorme partie (au moins 80 % dans l'hémisphère nord) du débit total des cours d'eau de la planète. (Tvedt et Jakobsson, 2006, xiv). Cette maîtrise de l'eau dans le monde a profité à la plupart des gens, en permettant à des milliards de personnes d'accéder à des réserves d'eau et en fournissant de l'eau pour les activités agricoles et industrielles qui soutiennent les économies modernes, tout en limitant les dommages causés par les inondations.
Cependant, au fil des ans, on a pris conscience des coûts humains et écologiques de ces pratiques. Les révélations relatives aux effets des grands barrages sur les hommes, notamment en ce qui concerne le déplacement et la perturbation des autochtones et des populations locales marginalisées, ont suscité des doutes sur la gestion moderne de l'eau. Et les impacts écologiques néfastes du contrôle et de la manipulation de l'eau à l'échelle mondiale sont devenus de plus en plus évidents, avec « des preuves claires de pressions croissantes sur les systèmes d'eau à travers la planète, résultant de pratiques non durables d'ingénierie de l'eau, de la pollution et des facteurs de stress biotiques. » (Vörösmarty et al., 2013, p. 540).
2. De l'eau moderne aux eaux plurielles
La description ci-dessus d'un passage historique général d'un monde d'eaux multiples à un monde dans lequel l'« eau moderne » prédomine doit être nuancée : la présence d'eaux alternatives, soutenues par différents types de pratiques, a perduré, même au cœur de l'Europe moderne. L'essor de l’eau moderne « n'a pas éradiqué les "eaux" variées et spécifiques qui existent dans un endroit ou un autre et qui sont utilisées, expérimentées et conceptualisées de manière particulière » (Vogt et Walsh, 2021, p. 3). Il suffit de penser à la grotte de Lourdes, où des millions de pèlerins se sont rendus au fil des ans, contribuant ainsi à une pratique plus large d'observance religieuse et de rituels qui entretient une eau très particulière se trouvant au point de jonction des processus hydrologiques et culturels dans ce lieu particulier. Plus près de nous, ici en Limousin, les pratiques des « recommandeuses » et des générations de dévots ont entretenu les eaux des « bonnes fontaines » dans la culture populaire jusqu'à aujourd'hui (Cavaillé, 2020). (Figure 3) Parler d'un retour aux eaux plurielles est donc lié à l'intérêt grandissant des chercheurs qui appliquent des méthodes qualitatives pour étudier la multiplicité des eaux, leurs causes et leurs effets. La prise de conscience croissante des coûts environnementaux et sociaux de l'eau moderne a contribué à inspirer ce retour.
Figure 3 : Une « bonne fontaine » dans le Limousin
Photo : Jean-Pierre Cavaillé
Dans un effort délibérément destiné à revitaliser l'abstraction morte de l'eau moderne, nous avons introduit le concept de « cycle hydrosocial » comme « un processus socio-naturel par lequel l'eau et la société se font et se refont mutuellement dans l'espace et le temps. » (Linton et Budds, 2014, p. 170) L'eau circule dans le cycle hydrosocial, mais il en va de même pour les facteurs politiques, culturels et sociaux qui font de l'eau ce qu'elle est dans n’importe quel ensemble de circonstances (par exemple, une marchandise, un bien public, une substance sacrée, un objet de révérence, etc.). Le concept du cycle hydrosocial contribue, au sein des sciences sociales, à un mouvement qui s'intéresse à ce que certains décrivent comme « l'hétérogénéité florissante des eaux et des cultures de l'eau » (Vogt et Walsh, 2021, p. 1). En effet, les méthodes qualitatives des sciences sociales étant de plus en plus appliquées à l'eau et aux questions liées à l'eau, il devient impossible d'ignorer l'existence d'eaux multiples. Comme le conclut Andrea Ballestero en résumant des recherches anthropologiques récentes : « Au XXIe siècle, la réflexion anthropologique sur l'eau prendra le concept de multiplicité comme point de départ analytique plutôt que comme une révélation. » (Ballestero, 2019, p. 406)
Cette attention croissante portée aux eaux multiples peut être comprise de deux manières. Premièrement, elle reflète l’intérêt des chercheurs pour la particularité culturelle de l'eau. Par-là, il s’agit d’étudier la grande variété de significations, d'interprétations ou de visions du monde attachées à l'eau par différentes personnes dans différents lieux ou circonstances historiques. Il s'agit de l'approche la plus familière à la plupart des chercheurs, car elle conserve la notion d'une seule réalité sous-jacente, ou essentielle, qui est simplement interprétée de différentes manières par différentes personnes, la différence étant souvent comprise en termes de variabilité ou de relativisme culturel (Ingold, 2013, pp. 19-25). Ainsi, l'eau est principalement comprise comme une « ressource » par la plupart des descendants des colonisateurs européens du Canada, tandis que la plupart des peuples des Premières Nations de ce pays reconnaissent l'eau comme une force vivante, qu'ils décrivent comme « lifeblood », ou le sang de la vie (Linton, 2019). Pour nous, chercheurs, l'eau en tant que ressource et l'eau en tant que « lifeblood » sont toutes deux valables dans le sens où elles peuvent simplement être considérées comme des interprétations différentes de la réalité sous-jacente de l'eau, que nous identifions comme H2O. Le fait que toutes les significations et interprétations possibles de l'eau puissent être réduites à H2O est la marque de fabrique de cette approche du relativisme culturel. C'est une approche qui offre un grand potentiel car, après tout, les significations, interprétations, représentations, discours, etc. constituent de nombreux sujets d’étude et ont des conséquences politiques importantes.
Une deuxième façon dont les chercheurs peuvent envisager des eaux multiples peut être décrite en termes de différence ontologique ou de pluralisme ontologique (Linton, 2019). L'ontologie est la branche de la philosophie qui considère les questions fondamentales de l'être et du devenir. L'attention portée au pluralisme ontologique par les chercheurs critiques de l'eau relève d’un mouvement intellectuel connu sous le nom de « tournant ontologique » (the ontological turn), qui est en cours depuis vingt ans. Issus de l’anthropologie, de la sociologie des sciences et de la philosophie, les partisans du pluralisme ontologique évitent les explications de la différence qui reposent sur des interprétations d'une réalité sous-jacente et parlent plutôt de réalités différentes qui émergent de différents types de pratiques et de processus. Comme le décrivent Vogt et Walsh, « Cette approche est plus qu'une reconnaissance des multiples compréhensions culturelles d'un monde naturel unique, car elle soutient qu'il existe des natures multiples et distinctes qui sont culturellement produites et entremêlées. » (Vogt et Walsh, 2021, p. 4)
Parler d'eaux multiples dans ce sens peut être plus difficile à saisir, mais c'est ce que je laissais entendre dans l'introduction de cet article lorsque je suggérais que différentes méthodes produisent des eaux différentes. Cette approche implique, entre autres, de prendre au sérieux les revendications de personnes qui peuvent avoir des conceptions radicalement différentes de la nature de l'eau, ou de tout autre aspect de la réalité. Les peuples des Premières Nations du Canada, par exemple, ne se contentent pas de jouer sur les mots lorsqu'ils appellent l'eau « lifeblood », et ils ne plaisantent pas non plus lorsqu'ils affirment que l'eau est un être vivant. Comme j'ai tenté de le montrer dans d’autres publications, l'eau devient un être vivant pour eux (et en fait pour n'importe qui) lorsqu'ils s'engagent avec l’eau dans des pratiques réciproques qui engendrent un respect mutuel et des relations saines (Linton, 2019). De même, l'eau devient une autre substance avec une autre vie lorsqu'elle est soumise à une analyse chimique. Les deux peuvent être considérées comme des méthodes qui non seulement révèlent des eaux différentes, mais ont pour effet de reproduire des eaux ontologiquement différentes.
Conclusion
Je voudrais conclure par quelques réflexions sur certains des avantages pratiques de considérer les eaux au pluriel. Comme indiqué ci-dessus, l'idée moderne et abstraite de l'eau peut être associée à la fourniture d'eau à grande échelle à des milliards de personnes, ainsi qu'à la protection contre les risques liés à l'eau. Cependant, d'un point de vue pratique, la notion par défaut d'« eau » au singulier masque le fait que des eaux différentes peuvent servir à des fins différentes et qu'une approche plus efficace de la gestion de l'eau pourrait consister à affecter des eaux spécifiques à des utilisations finales spécifiques. L'ancien respect pour les eaux ontologiquement différentes et l'insistance à exprimer ce respect dans la pratique médicale antique ainsi que l'architecture des aqueducs romains servaient l'objectif pratique de faire correspondre les différentes eaux à leurs utilisations appropriées. Ainsi l'eau qui était destinée à la consommation humaine n'était pas mélangée à l'eau qui servait à abreuver les animaux, à fixer les teintures ou à produire du ciment. Vu sous cet angle, il est absurde que nous devions utiliser de l'eau traitée de qualité potable pour tirer la chasse d'eau de nos toilettes, laver nos voitures et arroser nos plantes (voir Brooks et al., 2009), et pourtant c'est le résultat logique d'une vision qui réduit toutes les eaux à une seule entité. De plus, contraint par les pratiques façonnées par l'infrastructure de l'eau de la ville moderne, l'acte de tirer la chasse d'eau, de laver les voitures et d'arroser les plantes a pour effet de renforcer l'emprise de l'eau moderne en tant qu'idée aussi bien qu'en tant que fait matériel.
Un problème similaire est que ce qui est souvent considéré comme de l'eau, et la recherche sur l'eau, est limité au paradigme établi par la vision singulière de l'eau moderne. Dans un éditorial récent (août 2021) de la revue Nature Sustainability, les rédacteurs déclarent que « la recherche sur l'eau est devenue... stagnante », notant « la répétitivité thématique des études » et soulignant « l'inquiétude que les études sur l'eau en tant que domaine puissent avoir largement abandonné le contexte historique et le changement institutionnel, suggérant qu'à mesure que les études sur l'eau sont devenues plus quantifiées et plus techniques, elles sont aussi devenues moins fondées » (Nature Sustainability, 2021). Au-delà de la critique selon laquelle cette revue a elle-même tendance à se limiter à publier des recherches basées sur des méthodes positivistes (Venot et al., en cours d'impression), le véritable problème pourrait être que nous avons largement épuisé les possibilités de l'eau moderne en tant que paradigme pour la recherche sur l'eau et la gestion de l'eau. La raison pour laquelle si peu de recherches nouvelles et intéressantes sont menées dans ce « domaine » est que celui-ci est défini de manière très limitée, ayant uniquement recours aux méthodes positivistes, et donc qui répètent et reproduisent les mêmes modèles et relations de base qui ont produit les problèmes relatifs à l'eau. Bien sûr, les chercheurs appliquant des méthodes positivistes ont et continueront d'avoir une pertinence dans un monde où les questions et les problèmes liés à l'eau semblent gagner en importance de jour en jour. Mais l'élargissement du paradigme à un champ épistémologique plus large, notamment pour prendre en compte les eaux multiples et les multiples méthodes, pratiques et engagements qui les soutiennent, offre un énorme potentiel pour comprendre et répondre à ces questions et problèmes de manière novatrice.
Un autre avantage pratique de la prise en compte des eaux plurielles et alternatives est suggéré par la récente reconnaissance juridique en Nouvelle-Zélande de la rivière Whanganui en tant que « personne ». Cet évènement fait suite à un siècle ou plus d'efforts de la part du peuple maori qui vit dans le bassin du Whanganui pour la faire reconnaître comme telle (Salmond et al. 2019). Ce changement du statut ontologique de la rivière en tant que « personne » s’est concrétisé par la création d'un organisme composé de représentants du gouvernement et des Maoris pour agir au nom de ce cours d’eau dans le décaissement des fonds publics destinés à sa protection. Le temps nous dira comment cette reconnaissance affecte la santé de la Whanganui et la qualité de la relation entre cette rivière et ses habitants, mais elle a certainement le potentiel d'améliorer les deux.
Enfin, la référence ci-dessus à la façon dont les peuples des Premières Nations du Canada considèrent l'eau - comme un être vivant - et les Maoris de Nouvelle-Zélande considèrent la rivière - comme une personne - suggère un autre avantage pratique des eaux multiples. La résolution des conflits et des différends entre les sociétés colonisatrices et les peuples autochtones sur des questions concernant l'eau et d'autres aspects de ce que nous, penseurs modernes, appelons la « nature », implique nécessairement que nous soyons capables de nous rencontrer sur un plan de compréhension qui ne dénigre aucune des deux perspectives/ontologies. Tant que nous nous en tiendrons à l'idée d'une seule réalité sous-jacente, nous serons toujours tentés de faire valoir que notre interprétation est supérieure, plus précise, plus solide, plus fiable ou autre. La seule garantie d'entamer des discussions sur un pied d'égalité est d'accepter d'emblée la possibilité d'ontologies multiples. En outre, à mesure que nous nous éveillons aux effets réels et matériels du monde que nous avons créé, du moins en partie, grâce à notre ontologie moderne qui sépare l'homme de la nature et traite celle-ci comme une ressource quantifiable et calculable, les avantages de la prise en compte de ces ontologies alternatives pourraient peut-être devenir plus évidents.