Le visuel comme vecteur de modifications comportementales : le cas de l’émulation écologique Visual as a vehicle for behavioural change: the case of green nudge
L’émulation écologie est le nom donné aux nudges ayant pour objectif de permettre aux individus d’avoir un meilleur comportement vis-à-vis de l’environnement. Les nudges sont des dispositifs offrant la possibilité d’influencer les pratiques des individus sans les priver de liberté. Pour ce faire, les nudges utilisent divers biais cognitifs afin d’orienter les attitudes individuelles vers des actions plus vertueuses pour eux-mêmes, mais également pour la société de manière générale. De nombreux nudges reposent sur une modification des formants plastiques de l’objet nudgé, notamment via la mise en place de dispositifs visuels. Cet article suggère alors de s’interroger sur l’efficience des visuels afin d’influencer les comportements. Est-ce efficace ? Et si tel est le cas, comment cela fonctionne-t-il ? A l’aide d’un corpus nous allons tenter de proposer quelques pistes de réponses.
Green nudge is the name given to nudges that aim to enable people to behave better towards the environment. Nudges are devices that offer the possibility of influencing people's behaviour without depriving them of freedom. To do this, nudges use various cognitive biases to direct individual behaviour towards actions that are more virtuous for themselves and for society in general. Many nudges are based on a modification of the plastic formants of the nudged object, notably via the use of visual devices. This article therefore proposes to question the effectiveness of images in influencing behaviour. Is it effective ? And if so, how does it work ? With the help of a corpus we will try to propose some answers.
Introduction : l’émulation écologique
Afin d’introduire cette présentation, il parait pertinent de définir l’émulation écologique. Il s’agit de la dénomination recommandée par la commission générale de terminologie et de néologie depuis 2013 pour désigner les nudges à consonance environnementale.
Les premiers chercheurs à avoir mis en lumière le concept de nudge, traduit communément par « coup de pouce », sont Thaler et Sunstein (Thaler et Sunstein 2008). Ils définissent les nudges de la manière suivante :
« Un nudge est un aspect de l’architecture des choix qui modifie de manière prévisible le comportement des individus sans interdire aucune des options et sans changer significativement leurs incitations économiques. Pour être un nudge pur, l’intervention doit être facile et peu coûteuse. ».
Les émulations écologiques ont donc pour but d’infléchir des pratiques, dans les domaines environnementaux, en recourant à des procédés incitatifs, abordables, mais surtout qui n’entrainent aucune privation de liberté pour les utilisateurs. La théorie des nudges part de l’économie comportementale, qui contrairement aux théories classiques, va à l’encontre de l’existence de « l’Homo-economicus », un homme économiquement parfait visant principalement la maximisation de ses profits. En effet, l’économie comportementale admet que les individus ne sont que très rarement judicieux et n’effectuent pas toujours les choix qui leur seraient les plus bénéfiques. Les nudges vont donc reposer sur ces « irrationalités » induites par des « biais cognitifs » pour modifier les « architectures du choix » de l’individu et ainsi le diriger vers de meilleures décisions, pour lui, mais aussi pour la communauté.
Le nudge dispose d’une diffusion internationale avec des « Nudge Unit » (Halpern, Service, et Thaler 2019) présentes au sein de nombreux gouvernements. Celle de Barack Obama en 2009 a eu à sa tête Sunstein. Celle du Royaume Uni, initiée par David Cameron en 2010, la « Behavioural Insight Team » est devenue indépendante en 2014. En France, les nudges dépendent de Bercy.
Afin de clarifier davantage les nudges, nous pouvons citer :
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Des passages piétons 3D (figure 1), qui donnent l’illusion à l’automobiliste que le passage piéton est un obstacle au-dessus du sol, l’incitant ainsi à freiner à l’approche de celui-ci ;
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Des escaliers musicaux (figure 2) dont les marches ressemblent à des touches de pianos et émettent une note lorsqu’on marche dessus afin d’encourager les piétons à les utiliser plutôt que l’ascenseur ;
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Des marques de pas colorés (figure 3) menant aux poubelles pour inviter les gens à jeter leurs déchets au bon endroit ;
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Des personnages amusants (figure 4) avec une ceinture bouclée dessinée sur les sièges des autobus pour rappeler aux enfants de bien attacher leurs ceintures.
Figure 1 : Passages piétons 3D
Crédit : Radio France - Raphaël Cann
< https://www.francebleu.fr/infos/insolite/un-passage-pieton-en-3d-installe-a-reims-1510841256 >
Figure 2 : Escalier musical à la gare de Montparnasse
Crédit : < https://www.lepoint.fr/insolite/video-paris-ils-jouent-du-piano-debout-et-avec-leurs-pieds-21-02-2014-1794671_48.php >
Figure 3 : Pas au sol menant à une poubelle
Crédit : < https://www.ladn.eu/nouveaux-usages/comprendre-le-nudge-politique-marques/ >
Figure 4 : Personnage dans bus
Crédit : < https://www.fondation-maif.fr/article-2-1026.html >
1. Impact du visuel
Plusieurs nudges se basent sur l’intégration d’images et de dispositifs visuels sur ou à côté du nudge. Mais pourquoi utiliser des visuels pour modifier un comportement ? Est-ce qu’agir sur l’interface visuelle d’un objet peut permettre d’influencer le geste ? Plusieurs nudges reposent sur la transformation des formants plastiques de l’objet-nudge. Pour pouvoir répondre à notre problématique, nous allons devoir nous interroger sur le rapport entre dispositif visuel et action des individus.
Afin de vérifier l’utilité du recours à des éléments visuels, nous allons nous intéresser aux nudges qui fonctionnent en apportant une scénographie plus graphique à un objet « classique » du quotidien, comme les Poubellator ou les escaliers décorés.
1.1. L’escalier décoré
Figure 5 : Escalier décoré à Lyon
Crédit : < https://www.leparisien.fr/oise-60/transilien-veut-vous-manipuler-mais-c-est-pour-votre-bien-12-04-2016-5706291.php >
En termes d’efficacité, l’escalier décoré placé à Lyon (Figure 5), a permis une augmentation de 350 % d’utilisateurs la première semaine (effet de nouveauté) puis cette augmentation s’est stabilisée à 200 % les mois suivants (« Le « nudge », un outil pour les familles ? » s. d.). Dans un second temps les auteurs de cette étude ont simulé une panne de l’escalator pour inciter davantage, mais cela a eu pour conséquence de créer une perception négative des usagers. Tout l’intérêt du nudge est donc bien la liberté du choix individuel.
1.2. Poubelles décorées
Figure 6 : Poubelles décorées à Bruxelles
Figure 7 : Poubellator
Crédit : < https://www.bva-group.com/news/etude-de-cas-bva-ouigo/ >
Dans le cas des poubelles décorées, les résultats varient. Dans certains cas, comme à Bruxelles (Figure 6) les premiers constats sont encourageants avec notamment une période de 15 jours après l’installation du nudge avant la première constatation de pose de déchets clandestine, la nature des dépôts sauvages a également changé, les dépôts étaient variés avant et après la mise en place ils ne résumaient plus qu’a du carton (Elena 2021). Au sein de la SNCF, la pose des Poubellator (Figure 7) s’est vue accompagnée d’autres dispositifs, mais l’ensemble a permis de passer de 14 % à 0 % de situation de propreté très dégradée (BreakingWeb s. d.).
1.3. Des fonctionnements similaires
Ces nudges reposent sur une volonté de modifier le parcours de l’usager. En effet pour les poubelles décorées l’objectif est de dévier l’utilisateur de son circuit habituel en lui indiquant la présence des conteneurs à déchets. Dans le cas de l’escalier, le but est de diriger l’individu vers celui-ci afin qu’il évite de prendre l’escalator ou l’ascenseur.
Dans les deux cas, une amélioration est constatée qu’elle soit faible ou plus importante. Il est donc évident que le comportement des utilisateurs a été modifié, mais comment ?
2. Fonctionnement des visuels comme vecteur d’influence
Un des premiers éléments sur l’efficacité des visuels se retrouve dans les théories de la psychologie cognitive notamment à travers les biais cognitifs, mais nous allons également du côté de la sémiotique pour trouver davantage de réponses.
2.1. Biais cognitif
L’appellation « biais cognitifs » regroupe un ensemble de distorsions possibles entre réalité et interprétation propre à l’individu. D’après Kahneman et Tversky (Kahneman et Tversky 1979) ils permettent d’expliquer nombre de comportements jugés comme irrationnels. Kahneman (Kahneman 2013) a développé la théorie des deux vitesses de fonctionnement qui a été par la suite simplifié pour servir de base au modèle de Thaler et Sunstein (Thaler et Sunstein 2008). Le raccourci exploité pourrait se ramener au fait que les nudges existent grâce à leur faculté à utiliser le système rapide, celui qui agit sans réfléchir. Le deuxième système plus long lui permet de prendre des décisions plus raisonnées. Bien évidemment les recherches de Kahneman (Kahneman 2013) démontrent que le mécanisme des deux cerveaux est bien plus compliqué et complémentaire que ce résumé.
Figure 8 : Les deux systèmes du cerveau
Comme « biais cognitifs » nous pouvons citer : le biais de statu quo qui conduit l’individu à éprouver une réticence à la nouveauté à cause de son appréciation du rapport avantages/risques qui lui semble alors désavantageuse ; le biais d’ancrage qui entraine chez l’individu des difficultés à revenir sur la première impression qu’il a pu avoir d’un sujet ou d’une personne ; le biais de représentativité qui pousse l’individu à considérer un seul élément comme représentatif d’un ensemble ou d’une population, etc. Buster Benson a réalisé un codex des biais cognitifs qui lui a permis de les catégoriser en 4 grands groupes et 20 sous-groupes pour environ 180 biais cognitifs. Il est intéressant de noter que cet inventaire n’est pas exhaustif et que nouveaux biais sont régulièrement identifiés.
Le codex de Buster Benson octroie de noter que la catégorie « Trop plein d’informations » offre deux réponses à l’efficacité des nudges reposant sur des dispositifs visuels :
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Les choses bizarres / drôles / visuellement frappantes / anthropomorphiques sont plus marquantes que celles qui ne le sont pas
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Lorsqu’un élément change, nous le remarquons
Figure 9 : Codex des biais cognitifs de Buster Benson
Crédit : John Manoogian III
Figure 10 : Détail du codex des biais cognitifs de Buster Benson
Crédit : John Manoogian III
2.2. Création d’un processus interprétatif
Une autre réponse sur l’efficacité des visuels pourrait se trouver dans le fait que la mise en couleur d’un élément plutôt qu’un autre permet de le faire ressortir visuellement. L’objet devenu plus attrayant en étant mis en valeur par rapport à un cadre présentant des couleurs plus ternes deviendrait alors plus facilement identifiable, telle une œuvre d’art. Dans sa perpétuelle quête de sens, l’individu mobiliserait alors sa capacité d’interprétation. Car, pourquoi cet objet est différent des autres ? Dans son besoin de créer une signification, l’individu va y chercher une raison. Nicole Everaert-Desmedt (Everaert-Desmedt 2011) explique d’ailleurs à propos de l’art que :
« Pour stimuler l’investissement du récepteur, il faut d’abord que l’œuvre se fasse remarquer, qu’elle attire l’attention, qu’elle provoque une surprise. Cela dépend des caractéristiques de l’œuvre, mais également du contexte où elle se trouve : le cas du visiteur qui se rend dans un musée ou une galerie pour y voir une exposition est différent de celui du promeneur qui découvre par hasard dans l’espace public un objet ou un événement, dont il ignore le statut artistique. S’il est surpris par ce qu’il découvre, il se posera des questions, il entrera donc dans un processus interprétatif. »
Le processus interprétatif a la faculté de demander une implication corporelle. Dans le cas de l’œuvre d’art par exemple on se rapproche on tourne autour, bref on agit et c’est cela que le nudge vise.
2.3. Le visuel vecteur d’émotion : les passions
Une des autres justifications possibles à l’intérêt des dispositifs visuels en modification comportementale est son aptitude à agir sur l’affect. En effet, les travaux d’Helen Joffe (Joffe 2007) concluent :
« Il en ressort que la principale caractéristique du matériel visuel est sa faculté de susciter des émotions. ».
Provoquer des émotions ? Oui, mais dans quel intérêt ? L’approche sémiotique explique l’efficacité du visuel dans la modification comportementale par sa capacité à créer un nouveau couplage entre perception et action (Fontanille et Lairesse 2021), soumis aux lois sémiotiques des passions (Greimas et Fontanille 1991) permet d’utiliser le visuel pour produire un état émotionnel permettant de convoquer des compétences qui n’ont pas nécessité d’acquisitions préalables. En effet la théorie des passions, tout comme celle de la tensivité (Fontanille et Zilberberg 1998), permet de placer les affects au centre d’un processus signifiant qui permet à l’individu d’agir en fonction de ses états d’âme (Zilberberg 2006). En utilisant l’émotion, l’objet ainsi nudgé augmente alors sa capacité à être utilisé, en effet en ayant recours au domaine passionnel il offre un double moyen de convertir l’intention : par l’action comme le ferait un objet classique, mais aussi par l’émotion qui entrainera l’action (Fontanille et Lairesse 2021).
Conclusion : Le visuel moteur de changements des pratiques
L’efficacité du matériel visuel n’est plus à prouver, mais elle reste complexe à appréhender. Dans notre cas, les nudges jouent avec cet outil déjà bien connu des réseaux sociaux et publicistes, mais dans un but plus altruiste. À la question délicate de l’utilité de visuels dans la modification comportementale, notre étude démontre qu’un des principaux intérêts des dispositifs visuels est la création d’une émotion. Celle-ci permet alors à son tour de faciliter l’action de l’individu et donc l’inflexion de son comportement initialement prévu.