La recherche locale au service de la transition socio-écologique : une analyse à partir de travaux en sciences sociales Local research for socio-ecological transition: an analysis based on social sciences works
En 2021, l’Université de Limoges a fait partie des 53 premières universités et écoles signataires de l’Accord de Grenoble « Pour accélérer la transition socio-écologique de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche ». Cet accord comprend notamment l’article 2.5 « Augmenter la participation de la recherche dans l’effort de transition ». Le bilan gaz à effets de serre réalisé dans notre laboratoire à partir de la méthodologie du Labos 1point 5 nous ayant montré que les déplacements professionnels sont de loin la première source de gaz à effets de serre, nous montrons en quoi la recherche locale est une voie déterminante à soutenir pour aller dans le sens de l’Accord de Grenoble. L’argument est à la fois quantitatif (gaz émis) et qualitatif (degré d’appropriation par les acteurs et actrices des résultats de recherche).
In 2021, the University of Limoges was one of the first 53 universities and schools to endorse the Grenoble Accord "Pour accélérer la transition socio-écologique de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche". This agreement includes in particular article 2.5 "Augmenter la participation de la recherche dans l’effort de transition". The greenhouse gas assessment carried out in our laboratory using the Labos 1point 5 methodology having shown us that business travel is by far the first source of greenhouse gases, we show how local research is a decisive way to be supported in order to move in the direction of the Grenoble Accord. The argument is both quantitative (gas emitted) and qualitative (degree of appropriation by the actors of the research results).
Défaut de légitimité de la recherche locale
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Ce paragraphe s’appuie sur des ressentis liés à nos expériences personnelles et non sur une analyse rigoureuse des formes de reconnaissance des recherches locales et internationales.
J’ai toujours ressenti une pression à faire de la recherche à l’international. Pourtant ce n’était pas une motivation pour moi, plutôt désireux de comprendre toujours plus finement mon environnement proche. J’avais l’impression qu’un vrai chercheur ou une vraie chercheuse devaient se déplacer pour tisser des réseaux internationaux, a minima dans des colloques internationaux et idéalement au travers de projets de recherche internationaux : les efforts que je faisais localement pour construire une intercompréhension approfondie avec des collègues ainsi qu’avec des partenaires non issus du monde de la recherche semblaient être institutionnellement perçus comme secondaires par rapport aux activités internationales. Bien entendu, les deux échelles de recherches sont complémentaires, mais la seconde semble moins encouragée que la première dans le monde universitaire. Elle semble occuper une place croissante dans les bilans HCERES, mais l’excellence reste plus associée à la dimension internationale1.
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Mais voilà qu’en 2021, l’Université de Limoges a compté parmi les 53 premiers établissements signataires de l’Accord de Grenoble « Pour accélérer la transition socio-écologique de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche »2. Cet accord comprend notamment l’article 2.5 « Augmenter la participation de la recherche dans l’effort de transition ». On y trouve deux arguments pour renforcer la recherche locale.
Favoriser l’appropriation effective des travaux de recherche par les acteurs et actrices de la société civile (partie 1) :
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« Rendre la recherche plus visible et accessible »
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« Associer la société à la définition des programmes de recherche »
Limiter l’impact environnemental des travaux de recherche (partie 2) :
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« Développer des indicateurs »
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« Diminuer l’impact environnemental des laboratoires »
Avec plusieurs collègues en sciences sociales nous avons progressivement développé depuis 2012 une recherche ancrée dans notre territoire dans un but de transition socio-écologique. Nous en arrivons à l’hypothèse que cette recherche contribue à la fois à réduire le bilan de carbone et à améliorer l’appropriation effective par les acteurs et actrices du territoire.
1. Le temps long d’une véritable appropriation des travaux de recherche
La proximité géographique nous permet de fréquenter plus souvent des réunions et événements avec les structures dans le cadre d’observations participantes auxquelles nous pouvons nous rendre en tant que chercheurs et chercheuses comme en tant qu’habitantes et habitants du territoire (principalement sur les coopératives, les circuits alimentaires de proximité et la mobilité ferroviaire me concernant). Ceci a trois conséquences : tout d’abord, nous avons une meilleure connaissance des questions importantes pour les structures et les territoires ce qui nous permet d’affiner la construction de problématiques adaptées à leurs préoccupations dans une dynamique d’allers-retours permanents : ainsi, au final, les analyses sont plus susceptibles de les intéresser ; ensuite, nous pouvons collecter plus finement et plus facilement les données nécessaires grâce à la relation de confiance créée par les rencontres régulières ; enfin, nous pouvons identifier quand et comment partager certains résultats. C’est d’ailleurs ce dernier point qui avait motivé plusieurs d’entre nous à mettre en place ces démarches. En effet, lors de précédentes recherches, malgré des partenariats mis en place bien en avant la collecte de données autour de la co-construction des enquêtes, nous avions constaté que les résultats étaient très peu appropriés par les membres des comités de pilotage et leurs partenaires pour leurs actions. Pourtant nous avions fait l’effort d’organiser des réunions de restitution avec les partenaires, des ateliers avec des acteurs et actrices du terrain (www.proximites-obs.fr), ou encore de publier des synthèses dans des revues ou émissions de radios professionnelles (Allirot et al. 2012, Chevallier 2013a et 2013b, Pujol, 2020 ; Radio Point de Vente Collectifs, 2020).
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Note de l’auteur : coopérative qui regroupe des entrepreneurs et entrepreneuses indépendantes mutualisant une partie de leurs ressources et activités.
Se pose bien entendu la question de la possibilité de garder le recul critique scientifique malgré l’implication dans l’action et dans des relations d’interconnaissance, comme le note Olivier de Sardan (2000). Pour cela nous avons expérimenté plusieurs méthodes comme fonctionner en binôme (une personne impliquée, une personne en retrait, à l’instar de Carbonnel et al., 2023), distinguer formellement des temps de recherche et des temps de participation, amener des partenaires à co-écrire ou réaliser des entretiens successifs sur la base de différentes versions d’articles, etc. Nous nous sommes également nourris d’une vaste littérature sur la recherche action participative (notamment Ballon et al., 2019 ; Draperi, 2007 ; Greenwood et Levin, 1998 ; Houllier et Merilhou-Goudard, 2016 ; Hubert et al., 2013). Ballon (2020, p130) note pour sa part qu’en matière de projets socialement innovants, l’immersion peut être un garde-fou d’objectivité : « plusieurs chercheurs sont apparus saisis par le Projet utopique de Coopaname3 traduit par une analyse laudative restreignant sa portée réflexive, dans la mesure où des dysfonctionnements et des réalités sociales n'étaient pas considérés. Dans mon cas, mon expérience de salariée a contribué à limiter ce biais par le vécu quotidien de tensions ». Or, en matière de transition écologique, les « analyses » laudatives sont courantes et l’immersion peut donc en effet renforcer la garantie de scientificité.
Nous avons également pu constater pour nous-mêmes, en utilisant nos propres recherches ou la littérature, combien il est difficile de trouver les travaux qui puissent nous aider à prendre du recul sur nos expériences de terrain (Ballon et Chevallier, 2022 ; Chevallier et Noûs, 2021 ; Dellier et al. 2022). Cela montre que ce temps d’appropriation de la recherche est long et nécessite une interconnaissance plus facilement accessible dans le cadre d’un ancrage local. À l’échelle individuelle, le temps long nécessaire pour se comprendre localement avec des partenaires locaux peut induire que nous n’ayons plus de temps disponible pour de la recherche internationale, qu’il s’agisse de publications ou de partenariats de recherche.
2. La place des trajets dans les émissions de gaz à effets de serre
L’objectif, dans la perspective de l’Accord de Grenoble, est de montrer comment la recherche locale permet non seulement, comme nous venons de le voir, de renforcer l’appropriation par les acteurs et actrices locales mais aussi de réduire considérablement les déplacements et donc les gaz à effets de serre, puisque les déplacements lors de ces recherches sont de proximité et parfois en transports en commun ou à vélo.
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https://labos1point5.org/ consultée le 18/10/2022
Nous avons réalisé le bilan gaz à effet de serre en utilisant les outils du Labos 1point5 que nous avons présenté lors du colloque sur la transition organisé par l’Université de Limoges en 2021 (Chevallier, 2021). Le Labos 1point5 est un groupement de recherche né en 2019 dont l’objectif est de « Réduire l'empreinte de nos activités de recherche sur l'environnement ». Il compte trois principaux groupes de travail qu’il est facile de rejoindre, que ce soit simplement pour recevoir les informations ou s’impliquer chacun et chacune à son niveau : « Faciliter l’enseignement des enjeux écologiques dans le supérieur et produire des contenus pédagogiques »4 ; « Accompagner et étudier la transition écologique des labos » ; « Estimer et analyser l’empreinte carbone de la recherche ». C’est donc sur ce dernier point que nous avons focalisé notre attention en collectant les données depuis 2017 en utilisant l’outil GES1.55. Actuellement6, 519 laboratoires français ont réalisé et enregistré 902 bilans gaz à effets de serre via cet outil. Pour cet outil, la méthodologie est présentée de manière très exhaustive et transparente. Les travaux ont également permis d’améliorer la méthodologie retenue avec l’ADEME dans la réglementation française (Mariette, Blanchard, Berné, Ben-Ari, 2021).
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Dans d’autres laboratoires, ce ne seront pas nécessairement les déplacements qui pèseront le plus. Chaque laboratoire peut réaliser facilement son propre bilan gaz à effets de serre. L’avantage de le faire dans l’outil du labos 1point5 est que la méthode reconnue et adaptée à notre métier permet de constituer une vaste base de données.
L’outil comprend plusieurs modules que l’on peut renseigner séparément. Il s’est avéré que le chauffage et l’électricité ne représentaient qu’une toute petite partie du bilan de notre laboratoire Geolab (moins de 2 %). Ensuite, c’est l’achat de matériel numérique qui pèse dans notre bilan (4 %), mais 94 % des émissions de gaz à effet de serre sont liés aux déplacements dont environ 39 % pour les déplacements domicile-travail et 55 % pour les déplacements professionnels)7. Nous sommes actuellement en train d’approfondir l’analyse de tous nos déplacements professionnels, après avoir obtenu très facilement auprès de la Direction des Affaires Financières la totalité de nos ordres de mission anonymisés depuis 2010 : en effet, même si l’outil GES1.5 s’est développé en priorité avec le CNRS et l’INRAE (ainsi que l’ADEME), il s’avère que les données saisies dans SIFAC pour chacun de nos ordres de mission comportent tous les éléments nécessaires que l’on peut intégrer en peu de temps dans l’outil. Nous avions initialement réfléchi sur la période 2017-2020 mais l’effet confinement lié à la crise Covid ne permettait pas d’avoir une lecture compréhensible de l’évolution de nos émissions. L’anonymisation est d’autant plus forte que une fois les calculs faits par le logiciel, il supprime les villes d’arrivée et de départ (Figure 1).
Figure 1 : Extrait des missions telles que anonymisées par le Labos 1point5
Cette démarche a donné lieu à un atelier que nous avons organisé sur l’éco-responsabilité lors de la dernière assemblée générale de notre laboratoire en mai 2022. L’atelier a permis de réfléchir à l’intégration de l’objectif de réduction de déplacements dans la stratégie globale du laboratoire : il s’agit notamment de prendre en compte les potentielles contradictions avec l’internationalisation de la recherche, qui fait partie des exigences du métier pour prendre du recul sur nos pratiques. La réflexion approfondie sur les apports scientifiques de la recherche locale pourrait nourrir une démarche collective de réduction des gaz à effet de serre pouvant se traduire par des textes cadres pour le laboratoire (charte, contribution à la rédaction du bilan HCERES), sans le fragiliser.
Valoriser la recherche locale au titre de la transition socio-écologique
Les enjeux de transition socio-écologique devraient donc permettre à de nombreuses chercheuses et nombreux chercheurs de « bifurquer », soit en changeant de sujet, soit en passant plus de temps à travailler avec la société civile, comme le documentait le journal Le Monde dans sa Matinale du 28 juin 2022 « Ces chercheurs tentés par la bifurcation écologique ». Le risque serait que ces bifurcations aboutissent à une marginalisation des chercheurs et chercheuses concernées. Il est donc important de renforcer la reconnaissance de la recherche locale pour qu’elle ne soit pas perçue comme une sous-recherche en comparaison des recherches internationales. Bien entendu, les deux sont complémentaires, mais dans les faits, le temps étant limité, il n’est pas toujours possible de mener les deux avec suffisamment d’intensité.