Fragments d’un discours du droit international1 Fragments of a Discourse of International Law

Virginie SAINT-JAMES 

https://doi.org/10.25965/lji.620

L’« opération spéciale » déclenchée par la Russie sur le territoire de l’Ukraine en Février 2022 conduit à examiner les usages, le sens et la signification des mots « agression » et « légitime défense » en droit international.

The "special operation" launched by Russia on the territory of Ukraine in February 2022 leads to an examination of the uses, meaning and interpretation of the words “aggression” and “self-defence” in international law.

Sommaire
Texte

Introduction

Le droit est essentiellement une affaire de mots. Les mots deviennent du droit par leur source et, lorsqu’ils sont prescriptifs, posent une norme de qualification qui induit souvent une norme de comportement.

Les mots du droit ont un sens et une signification. Les deux expressions n’ont pas la même portée et ne doivent pas être considérées comme synonymes. Quand un juriste part à la recherche du sens de la règle, il s’inscrit dans une démarche objective, détachée des parties en cause. Il cherche ce qu’une expression englobe et quelle est sa portée. En revanche, lorsqu’on lui demande quelle est la signification de la règle, il se place alors subjectivement face aux parties et décrit le comportement qu’elles doivent adopter pour se situer en conformité avec la règle de droit. Le vocabulaire du droit et plus particulièrement du droit international est extrêmement tributaire de ces deux aspects.

Note de bas de page 2 :

L’indépendance de l’Ukraine fut proclamée le 24 août 1991, confirmée par le référendum du 1er décembre 1991. Le 8 décembre 1991, la dislocation de l'URSS est sanctionnée par l'accord de Minsk, signé par les dirigeants russe, ukrainien et biélorusse.

Note de bas de page 3 :

.Le protocole de Minsk (ou Minsk I) du 5 septembre 2014 signé par les représentants de l'Ukraine, de la Russie, de la République populaire de Donetsk (DNR) et de la République populaire de Lougansk (LNR) devait mettre fin à la guerre du Donbass en Ukraine orientale. L'accord a été formulé par le groupe de contact trilatéral sur l'Ukraine, composé des représentants de l'Ukraine, de la Russie et de l'OSCE. A la suite de violations multiples, les accords de Minsk II, du 12 février 2015 sont signés selon le « format Normandie » et mettent en place un nouveau cessez-le-feu.

La crise Russo-ukrainienne déclenchée le 24 février 2022, lorsque le Président de la Fédération de Russie initie une « opération spéciale » contre la République d’Ukraine, peut illustrer ce propos. Alors que les frontières entre les deux Etats remontent à 1991,2 la Guerre du Donbass a éclaté en 2014 opposant le gouvernement ukrainien à des séparatistes pro-russes et à la Russie dans l'Est de l'Ukraine. Ce conflit a fait l’objet de deux protocoles de cessez-le-feu, tous deux violés à plusieurs reprises3. Le 15 février 2022, la Douma russe demande au président Poutine de reconnaître les républiques autoproclamées de l’Est de l’Ukraine. La Russie reconnait alors officiellement les républiques populaires autoproclamées de Louhansk et de Donetsk le 21 février 2022, ce qui met fin au Protocole.

Nous choisirons ici deux expressions que l’actualité internationale impose à notre attention en 2022 : agression et légitime défense. Ces deux termes forment une sorte de « couple maudit » du droit international, ne cessant d’interférer. Ces vocables ont pourtant un devenir très différent dans la pratique, allant d’un cantonnement strict pour le premier à une dissémination préjudiciable pour le second.

1. Le cantonnement de l’Agression

Le droit international définit l’agression comme l’attaque armée déclenchée par un Etat contre un autre Etat en violation des règles du droit international. Un tel sens n’a pu être pleinement déterminé qu’à partir du moment où l’usage des armes a été interdit aux Etats. Corrélativement, le mot a pris alors une telle signification qu’il est devenu plus ou moins tabou dans la pratique du droit international, mais il resurgit à l’occasion de la crise russo-ukrainienne.

1.1. Le sens

Note de bas de page 4 :

Encore faudra-t-il attendre 1928 pour que le Pacte Briand Kellogg place la guerre « hors la loi » du droit international : https://mjp.univ-perp.fr/traites/1928briand-kellogg.html. (Le 2 septembre 2022).

Note de bas de page 5 :

Résolution 3314, Article 1, A/RES/29/3314, 14 décembre 1974, http://www.derechos.org/nizkor/aggression/doc/aggression37.html. (Le 2 septembre 2022).

L’Etat qui s’est construit sur l’appropriation de la force légitime en droit interne ne se voyait pas interdire la guerre en droit international classique. Il a fallu attendre les suites de la Première guerre mondiale pour que l’agression ait un sens, puisqu’elle repose sur une attaque en violation du droit. Ainsi l’Article 10 du Pacte de la SDN détermine que « Les membres de la Société s'engagent à respecter et à maintenir contre toute agression extérieure l'intégrité territoriale et l'indépendance politique présente de tous les membres de la Société. En cas d'agression, de menace ou de danger d'agression, le Conseil avise aux moyens d'assurer l'exécution de cette obligation4 ». Dans le cadre onusien, le sens est actuellement le même selon l’article 39 de la Charte. Mais l’ONU a estimé cette référence insuffisante et un Comité spécial fut chargé de travailler cette notion, donnant le jour à la célèbre Résolution de l’Assemblée générale des Nations unies n° 3314 du 14 décembre 1974 : « L’agression est l’emploi de la force armée contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre Etat, ou de toute autre manière incompatible avec la Charte des nations unies5 ».

Dès la détermination du sens de la notion, la signification fut si lourde de conséquences qu’elle va induire un sous-emploi du vocable dans la pratique internationale.

1.2. La signification

L’agression ouvre un double champ de responsabilité regroupé non sans ambigüité, sous le vocable unique de « crime international » et comporte une obligation de réparation, voire de punition, tant pour l’Etat que pour l’individu.

Note de bas de page 6 :

Projet d’articles de la CDI sur la responsabilité des Etats, 1976, article 19§3. Documents officiels de l’Assemblée générale, (A/56/10),12 décembre 2001, http://hrlibrary.umn.edu/instree/Fwrongfulacts.pdf. (Le 2 septembre 2022).

Note de bas de page 7 :

Art. 231. — Les Gouvernements alliés et associés déclarent et l’Allemagne reconnaît que l’Allemagne et ses alliés sont responsables, pour les avoir causés, de toutes les pertes et de tous les dommages subis par les Gouvernements aidés et associés et leurs nationaux en conséquence de la guerre, qui leur a été imposée par l’agression de l’Allemagne et de ses alliés. (souligné par nous)

Note de bas de page 8 :

In extenso :
1. Aucune considération de quelque nature que ce soit, politique, économique, militaire ou autre, ne saurait justifier une agression.
2. Une guerre d'agression est un crime contre la paix internationale. L'agression donne lieu à responsabilité internationale.
3. Aucune acquisition territoriale ni aucun avantage spécial résultant d'une agression ne sont licites ni ne seront reconnus comme tels.

Note de bas de page 9 :

Statut de Rome portant création de la Cour pénale internationale. Le crime ne fut pas défini au départ et c’est la Cour qui fut chargée d’en définir les termes dans un amendement que ne lie que les Etats qui y ont adhéré.
Article 8 bis Crime d'agression (extrait) :
1. Aux fins du présent Statut, on entend par « crime d’agression » la planification, la préparation, le lancement ou l’exécution par une personne effectivement en mesure de contrôler ou de diriger l’action politique ou militaire d’un État, d’un acte d’agression qui, par sa nature, sa gravité et son ampleur, constitue une violation manifeste de la Charte des Nations Unies.
2. Aux fins du paragraphe 1, on entend par « acte d’agression » l’emploi par un État de la force armée contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État, ou de toute autre manière incompatible avec la Charte des Nations Unies. Qu’il y ait ou non déclaration de guerre, les actes suivants sont des actes d’agression au regard de la résolution 3314 (XXIX) de l’Assemblée générale des Nations Unies en date du 14 décembre 1974 …

Note de bas de page 10 :

« Je suis convaincu qu’il existe une base raisonnable de croire que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité allégués ont bel et bien été commis dans ce pays dans le cadre des événements déjà examinés lors de l’examen préliminaire mené par le Bureau. »

  • Pour l’Etat, l’agression représente la violation d’une obligation internationale d’importance essentielle pour le maintien de la paix et de la sécurité. Il se voit alors astreint à une réparation6. On évoquera ici l’ombre du Traité de Versailles de 1919 dont le célèbre article 231 rejette toute la faute de la guerre sur l’Allemagne et conduit à des réparations que l’histoire jugera démesurées7. Une telle conception imprègne encore de nos jours le droit de l’agression. Ainsi la Résolution 3314 précitée dans son article 5, reprend l’expression « crime contre la paix » et la responsabilité subséquente8.

  • Pour l’individu, la criminalisation pénale, sous-jacente dans le Traité de Versailles, s’exprime clairement dans le Statut du TMI de Nuremberg. L’article 6 a dénommé l’agression « crime contre la paix » et incrimine le fait de « projeter, préparer, déclencher ou poursuivre une guerre d'agression ou une guerre faite en violation de traités, accords et engagements internationaux ou de participer à un plan concerté ou à un complot pour l'accomplissement de l'un quelconque de ces actes ». De nos jours, l’agression ne sera intégrée au Statut de Rome de la Cour pénale internationale que de façon restreinte et au terme d’une prudente marche par paliers9. Notons au passage que, si le Procureur de la Cour a annoncé dans une Déclaration du 28 février 2022, qu’il ouvrait une enquête sur les faits commis actuellement sur le sol ukrainien, elle ne l’est que sur le fondement de crimes de guerre et crimes contre l’humanité10.

Note de bas de page 11 :

Résolution 660 du 6 août 1990, S/RES/661(1990), (extrait) « Alarmé par l'invasion du Koweït, le 2 août 1990, par les forces militaires de l'Iraq …Constatant qu'il existe, du fait de l'invasion du Koweït par l'lraq, une rupture de la paix et de la sécurité internationales … » (souligné par nous).

Note de bas de page 12 :

Interventions de L’Afrique du Sud en Angola et Lesotho, Action de mercenaires au Benin en 1976 1977 et 1982. Voir P. Daillier, M. Forteau et A. Pellet, Droit international public, 8ème édition, p. 1099 et ss.

Il est loisible de se demander si une signification aussi lourde n’est pas contre-productive, puisqu’en conséquence les organes internationaux s’ingénient à ne pas prononcer le mot, même quand la chose est évidente. Ainsi en 1990 lorsque l’Iraq, s’empare du Koweït, le Conseil de sécurité qualifie les faits « d’invasion11 ». Dans d’autres circonstances et à trois reprises, il utilisera les mots « actes d’agression12 ». Le vocable devient alors tabou, pour ne pas mettre d’emblée au ban l’agresseur et préserver une approche du règlement du conflit.

1.3. Dans le cadre du conflit russo-ukrainien.

Note de bas de page 13 :

11 votes pour, 1 vote contre (Russie) et trois abstentions (Chine, Inde et Emirats arabes unis). La Russie, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité détient un droit de veto.

Le Conseil de sécurité fut saisi d’un projet de résolution le 27 février 2022, présenté par les Etats-Unis et l’Albanie13. Si le résultat du vote ne faisait guère de doute, la formulation rompait avec la pratique antérieure car le texte qui réaffirmait l’attachement à la souveraineté, l'indépendance, l'unité et l'intégrité territoriale de l'Ukraine à l'intérieur de ses frontières internationalement reconnues, déplorait avec la plus grande fermeté « l'agression de la Fédération de Russie contre l'Ukraine en violation de l'article 2, paragraphe 4, de la Charte des Nations Unies ».

Note de bas de page 14 :

8 situations de 1956 à 1992, P. Daillier et al, op. cit., p 946.
La résolution Dean ACHESON du 3 novembre 1950, 377, « Union pour le maintien de la paix » adoptée au moment de la guerre de Corée, attribue à l’Assemblée générale des responsabilités exercées par le Conseil de sécurité en se fondant sur l’article 11§2 de la Charte. « Dans tout cas où paraît exister une menace contre la paix, une rupture de la paix ou un acte d’agression et où, du fait que l’unanimité n’a pas pu se réaliser parmi ses membres permanents, le Conseil de Sécurité manque à s’acquitter de sa responsabilité principale dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales, l’Assemblée générale examinera immédiatement la question afin de faire aux Membres les recommandations appropriées sur les mesures collectives à prendre, y compris, s’il s’agit d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression, l’emploi de la force armée en cas de besoin, pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales ».

Note de bas de page 15 :

La Russie a voté contre la résolution 2623, mais ne peut empêcher son adoption puisqu’une majorité de neuf membres suffit dans les questions de procédure selon l’article 27 de la Charte.

Note de bas de page 16 :

Voir la Résolution en ligne : https://reliefweb.int/report/ukraine/agression-contre-l-ukraine-aes-11l1. (Le 3 septembre 2022).

Fait rarissime, à l’issue de ce refus prévisible, neuf membres du Conseil de sécurité décidaient de recourir à la Résolution 377, aux termes de laquelle l’AGNU est compétente pour discuter de toutes questions ou affaires intéressant le maintien de la paix14. Ainsi, le 27 février 2022, le Conseil de sécurité, tenant compte du fait que l’absence d’unanimité de ses membres permanents l’avait empêché d’exercer sa responsabilité principale dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales, décidait de convoquer une session extraordinaire d’urgence de l’Assemblée Générale dans sa Résolution 2623. Pour ce type de décision, le droit de veto n’est pas requis15. Réunie du 28 février au 2 mars, l’Assemblée générale adopte alors la Résolution « Agression contre l’Ukraine » par 141 voix contre 5 et 35 abstentions16. Elle y déplore sans périphrase «  l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine en violation de l’article 2 (4) de la Charte et exige que la Fédération de Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine et retire complètement et inconditionnellement toutes ses forces militaires du territoire de l’Ukraine à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues  ». Cependant, contrairement aux résolutions du Conseil de sécurité, les résolutions de l’Assemblée générale ne sont pas contraignantes, ce qui signifie que les pays ne sont pas si clairement obligés de les mettre en œuvre. Même si le vocabulaire a l’air énergique (l’assemblée « exige » à plusieurs reprises), il n’en demeure pas moins qu’elle n’a aucun moyen de contrainte vis-à-vis des Etats membres et que par suite, la signification est amoindrie et le tabou moins prégnant …

Ce phénomène de cantonnement ne touche pas la notion de légitime défense, pourtant liée à celle d’agression, loin de là…

2. La dissémination de la légitime défense

Le droit international définit la légitime défense comme le droit de réaction armée dont dispose, à titre collectif ou individuel tout Etat qui a été victime d’une agression armée. De façon inversée, la pratique va s’emparer dès l’abord de la signification du terme ; alors même que le sens n’est pas toujours pleinement éclairci. La crise russo/ukrainienne en apporte une démonstration flagrante.

2.1. La signification

Note de bas de page 17 :

CIJ, AC, 8 juillet 1996, Licéité de l'utilisation des armes nucléaires par un Etat dans un conflit armé.

Ce que les sujets du droit international retiennent est simpliste : la légitime défense signifie l’autorisation de recourir à la force armée. Il s’agit même de la seule exception licite au principe de prohibition. L’article 51 de la Charte des Nations unies dispose : « Aucune disposition de la présente charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un membre des Nations unies est l’objet d’une agression armée ». Cette conception est reçue par la jurisprudence internationale au nom du droit de l’Etat à sa survie17.

Note de bas de page 18 :

En 2015, Manuel Valls l'avait également évoqué pour bombarder des positions de l'État Islamique en Syrie : « Nous devons mieux identifier et localiser le dispositif de DAECH pour être en mesure de le frapper sur le sol syrien et d'exercer ainsi [...] notre légitime défense, comme le prévoit l'article 51 de la Charte des Nations unies ».

Note de bas de page 19 :

P. Daillier et al, op. cit., p. 1042.

Note de bas de page 20 :

Qui prévoit qu’“en cas d’agression armée sur le territoire d’un État membre, les autres États membres doivent lui porter assistance par tous les moyens en leur pouvoir”.

Cette permission est individuelle et/ou collective. Individuellement, l’Etat victime d’une agression prévient le Conseil de sécurité qu’il compte utiliser son droit de légitime défense, comme le fit le Koweït en 1990 ou la France après les attentats de 201518. Collectivement, un Etat victime d’une agression peut appeler à son aide d’autres membres de la communauté internationale. Ainsi, pour intervenir au Mali, la France avait demandé aux autorités maliennes une lettre présidentielle l'appelant à l'aide. Ainsi, Paris a pu intervenir en vertu de l'article 51 de la Charte, avec le consentement du Conseil de sécurité. Surtout, cette légitime défense peut être anticipée dans un accord international librement consenti. Dans ce cadre, une agression armée contre l’un est une agression armée contre tous, comme le prévoit l’article 5 du Traité institutif de l’OTAN19 et la “clause d’assistance mutuelle” présente dans l’article 42 §7 du Traité sur l’Union européenne20. Toutefois, si les Etats ont parfaitement compris l’usage qu’ils peuvent faire de la légitime défense, il est permis de penser qu’il n’en va pas de même du sens.

2.2. Le sens

La légitime défense internationale regroupe les mêmes caractéristiques que celle que nous connaissons en droit pénal interne.

Note de bas de page 21 :

Un petit navire battant pavillon américain, dénommé la Caroline, avait l’habitude d’effectuer des navettes sur le fleuve Niagara entre les territoires de Buffalo, aux Etats-Unis, et Navy Island, au Canada. Le 29 décembre 1837, il fut accusé de transporter des rebelles qui étaient sur le point d’envahir le territoire canadien. Alors qu’il se trouvait dans les eaux intérieures américaines, une intervention armée du Gouvernement anglais, avait eu lieu sur le territoire des Etats-Unis entrainant la destruction biens américains.

Elle fut réceptionnée en droit international l’Affaire de la Caroline en 183721 (donc chronologiquement, avant l’agression). Le Secrétaire d’Etat américain Daniel Webster dans une note diplomatique du 24 avril 1841 contestait les arguments avancés par la Grande-Bretagne, tout en admettant que la destruction de la Caroline aurait été acceptée comme relevant de la légitime défense, si et seulement si, les forces britanniques s’étaient trouvées dans « une situation de nécessité absolue de légitime défense, pressante, écrasante, ne permettant pas le choix des moyens, et ne laissant pas de temps pour délibérer ». Le sens comporte donc une double condition de nécessité et de proportionnalité que les Etats ignorent très souvent.

Note de bas de page 22 :

O. Corten et F Dubuisson, Opération « Liberté immuable » : une extension abusive du concept de légitime défense, https://dipot.ulb.ac.be/dspace/bitstream/2013/36285/1/2002.liberte.immuable.pdf. (Le 5 septembre 2022).

Un exemple classique à cet égard est constitué par l'opération Enduring Freedom du gouvernement américain pendant la guerre d'Afghanistan menée à la suite des attentats du 11 septembre 2001. La Résolution 1368 (12 septembre 2001) du Conseil de sécurité donnait carte blanche aux Etats-Unis pour intervenir au nom du « droit inhérent à la légitime défense ». L’avis majoritaire de la doctrine est que cette opération reposait pourtant à la fois sur une interprétation abusive de la notion d’agression armée dans l’imputation de l’agression selon les principes généraux de la responsabilité et sur un contournement abusif des conditions de nécessité et proportionnalité22.

Note de bas de page 23 :

Disponible en ligne : https://www.un.org/french/secureworld/ (Le 3 septembre 2022).

Surtout, le droit international n’a toujours pas réglé l’épineuse question de la légitime défense préventive, c’est-à-dire le recours à la force armée dans le but d'éliminer une menace imminente d'agression armée. Pour préciser les contours flous de cet article 51, Kofi Annan, Secrétaire général des Nations unies, avait constitué en 2004 un groupe de travail. Dans leur rapport « Un monde plus sûr : notre affaire à tous23 », les experts estiment que, « traditionnellement (...) un État menacé peut lancer une opération militaire à condition que l'agression soit imminente, qu'il n'y ait pas d'autre moyen d'écarter la menace et que l'intervention militaire soit proportionnée ».

Les exemples historiques abondent : se prétendant menacée par la France en 1914, l'Allemagne justifia son agression envers la Belgique en invoquant l'état de légitime défense préventive. De même, en 1940, elle invoqua l'attaque anglo-française imminente pour tenter de justifier son crime contre la paix internationale. A l’époque contemporaine, l’un des cas les plus célèbres est l'attaque aérienne par Israël le 7 juin 1981 contre le réacteur nucléaire iraquien de Tamuz que l’Etat d’Israël justifia par l'exception de la légitime défense préventive. Le Conseil de sécurité à l’unanimité, par sa Résolution 487 (1981), rejeta l'exception en condamnant cette attaque militaire.

La légitime défense étant quasiment la seule exception au principe de prohibition du recours à la force, les Etats y recourent de façon préventive pour tenter de masquer leurs violations flagrantes du droit international. Le sens n’est donc pas aussi fixé qu’il devrait l’être.

2.3. Dans le cadre russo-ukrainien

En ce qui concerne le conflit actuel, les positions initiales des Etats s’inscrivent dans cet imbroglio sémantique.

Curieusement, l’Ukraine ne fait que de courtes références à l’article 51 quelle n’a pas activé officiellement, laissant les USA et l’Albanie saisir le Conseil. Lors de la discussion, l’Ambassadeur Ukrainien exprime surtout devant le Conseil de Sécurité son intérêt pour les sanctions internationales. Le représentant a « demandé aux partenaires de suivre l’exemple de son pays et de rompre les relations diplomatiques avec la Russie. Il a aussi demandé aux organisations internationales d’interdire ou de suspendre la Russie, comme l’a fait aujourd’hui le Conseil des ministres du Conseil de l’Europe ». Ce qui à ce moment importe à l’Ukraine est donc la reconnaissance de l’agression, afin d’en tirer la signification criminelle.

Note de bas de page 24 :

CIJ, Ordonnance en mesures conservatoires, du23 mars 2022, Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie),
https://www.icj-cij.org/public/files/case-related/182/182-20220323-ORD-01-00-FR.pdf. (Le 5 septembre 2022).

En parallèle, la position russe peut surprendre car la Fédération de Russie quant à elle, a bien activé l’article 51. Devant la Cour internationale de justice, elle s’exprime ainsi24 : « La Fédération de Russie soutient que, en réalité, son « opération militaire spéciale » sur le territoire ukrainien est fondée sur l’article 51 de la Charte des Nations Unies et le droit international coutumier » (…). Elle « indique en outre que le fondement juridique de cette « opération militaire spéciale » a été communiqué le 24 février 2022 au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies et au Conseil de sécurité par le représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l’Organisation, sous la forme d’une notification en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations Unies. (…) « Avec l’aval du Conseil de la Fédération de Russie et conformément aux traités d’amitié et d’assistance mutuelle conclus avec les Républiques Populaires de Donetsk et de Lougansk ». Il précisait que l’opération spéciale avait pour objectif de « protéger ceux et celles qui, huit années durant, [avaient] subi les outrages du régime de Kiev et le génocide orchestré par lui ». Il ajoutait que la Fédération de Russie devait mettre fin « au génocide » perpétré contre des millions de personnes et qu’elle traduirait en justice les auteurs des nombreux crimes sanglants perpétrés contre des civils, dont des citoyens russes.

Alors que les discours du Président Poutine font fréquemment référence à l’idée d’une légitime défense préventive motivés par la crainte de l’OTAN, on constate que sa position officielle se cantonne à une revendication de légitime défense collective.

Conclusion

La vie des mots du droit international est donc parfois surprenante et nul doute que l’exercice ne puisse se réaliser dans d’autres champs disciplinaires au point que l’on pourrait envisager un jour un dictionnaire multidisciplinaire des mots de la vie internationale.