Exploration des freins et des facilitateurs à l’utilisation des dispositifs médicaux numériques en kinésithérapie pédiatrique : étude qualitative transversale Exploration of Barriers and Facilitators to the Use of Digital Medical Device in Pediatric Physiotherapy: A Cross-Sectional Qualitative Study

Natacha BREBAGARANE 
et Anne-Laure GUINET 

https://doi.org/10.25965/rse2r.329

Contexte : La rééducation pédiatrique nécessite une approche globale, tout en s'appuyant sur des exercices ludiques conformes aux théories de l’apprentissage moteur. Dans ce but, les dispositifs médicaux numériques (DMN) ont montré leur efficacité clinique, mais leur utilisation par les thérapeutes reste limitée. Il paraît alors crucial d'explorer les freins et les facilitateurs à leur intégration en pratique clinique courante.
Méthode : Une enquête transversale s’appuyant sur un questionnaire rédigé conformément à la liste CHERRIES a été conduite auprès de kinésithérapeutes exerçant en pédiatrie, au premier semestre 2024. Les questions ont été élaborées en se basant sur une analyse préliminaire de la littérature.
Résultats : 39 réponses ont été analysées. Parmi les répondants, 63% ont accès à au moins un DMN et 73% les utilisent régulièrement. Les principaux facilitateurs mis en avant sont relatifs à l’intérêt des DMN en termes d'augmentation de la motivation (63%), de l'adhérence (63%) et de la participation des enfants (54%). En revanche, l’efficacité thérapeutique est parfois remise en question. Les barrières incluent le manque de temps pour se former et utiliser ces outils, leur complexité technique, le coût élevé et les risques liés à l’exposition des enfants aux écrans. Seulement 15,4% des répondants ont suivi une formation spécifique.
Conclusion : La méconnaissance des DMN est la première cause freinant leur acquisition et leur utilisation. Permettre une levée des barrières et optimiser les facilitateurs en proposant des formations spécifiques et un accompagnement global des thérapeutes, par des experts numériques, basé sur une stratégie de "knowledge translation" seraient nécessaires pour favoriser leur intégration.

Context: Pediatric rehabilitation requires a comprehensive approach, relying on playful exercises that align with motor learning theories. To this end, digital medical device (DMDs) have shown clinical effectiveness, but their use by therapists remains limited. It seems crucial to explore the barriers and facilitators to their integration into routine clinical practice.
Method: A cross-sectional survey using a questionnaire prepared according to the CHERRIES checklist was conducted among physiotherapists practicing in pediatrics in the first half of 2024. The questions were developed based on a preliminary literature review.
Results: 39 responses were analyzed. Among the respondents, 63% have access to at least one DMD and 73% use them regularly. The main advantages highlighted are increased motivation (63%), adherence to therapy (63%), and children's participation (54%). However, therapeutic effectiveness is sometimes questioned. The barriers include lack of time to train and use these tools, technical complexity, high cost, and risks associated with children's screen exposure. Only 15.4% of respondents had specific training.
Conclusion: Lack of knowledge about DMDs is the primary reason hindering their acquisition and use. Overcoming barriers and accelerating facilitators by offering specific training and comprehensive support for therapists based on a "knowledge translation" strategy would be necessary to promote their integration.

Sommaire
Texte

Introduction

Les enfants atteints de handicaps neuromoteurs présentent des déficiences affectant les fonctions organiques et structures anatomiques. Ces troubles sont à l’origine d’une diminution de leurs capacités et peuvent entraîner une dégradation des activités et de la participation individuelle et sociétale [1]. Pour limiter leur évolution, il est nécessaire de mettre en place une intervention, la plus précoce possible, en s'appuyant sur un large éventail de traitements et de thérapies, plus ou moins invasifs, dont la kinésithérapie [2].

La prise en charge kinésithérapique pédiatrique doit se baser sur les ingrédients ayant montré leur efficacité pour la récupération motrice, à savoir la pratique d’exercices thérapeutiques à un volume suffisant, définie comme une dose minimale d'entraînement de 5 heures par semaine [3, 4] et la progression de la difficulté [5]. Il existe en effet une forte association entre le défi (niveau de difficulté) et la motivation [6]. Le retour d'information (feedback) doit aussi être intégré aux exercices car il joue un rôle crucial dans l'amélioration de l'apprentissage moteur et de la motivation [7]. Un niveau élevé de motivation augmente à la fois la participation des enfants et l'adhésion au traitement [8]. En outre, la thérapie doit être spécifique à la tâche, contextualisée et orientée vers un objectif. Le but est de maximiser le processus d'apprentissage et faciliter le transfert en vie quotidienne. Ainsi, une récente méta-analyse révèle que les interventions motrices améliorant significativement la fonction sont l'entraînement à base d'observation de l'action, l'entraînement bimanuel, la thérapie par contrainte induite, l'entraînement intensif de la marche sur tapis roulant [9, 10]. Parmi les protocoles validés pour les enfants atteints de paralysie cérébrale, citons les nombreux travaux de Bleyenheuft, sur la thérapie bimanuelle intensive main-bras sollicitant les extrémités inférieures (HABIT-ILE), basée sur des stages intensifs de dix jours minimums, avec plus de 90 heures d'activités fonctionnelles et ludiques [3].

Prendre efficacement en charge un enfant en rééducation est un défi majeur, du fait de la spécificité et de la diversité des pathologies, de la longévité de la prise en charge liée à la chronicité de la maladie et de l’évolution de l’enfant au cours de sa croissance. Ainsi, une étude, qui s'est intéressée à la participation aux soins de kinésithérapie en pédiatrie, met en avant trois principales raisons conduisant à un arrêt, donc un échec, du suivi kinésithérapique [11] : un renoncement au soin du fait d’un accès insuffisant par manque de structures pédiatriques à proximité du domicile ; un manque de confiance et une difficulté à nouer du lien entre l’enfant et le thérapeute ; une implication insuffisante liée à une perte de motivation et d’engagement. Notre rôle, en tant que kinésithérapeute, est de proposer une stratégie globale comprenant l’adoption d’une attitude ludique, adaptée à l’enfant, tout en proposant une thérapie efficace, dans laquelle l’enfant (et les proches) constatent une progression positive des capacités fonctionnelles et une amélioration de la participation [11].

Les jeux numériques sont devenus l’une des formes de divertissement les plus populaires, chez les enfants et les adolescents. Selon les dernières données européennes, 71% des enfants âgés de 6-10 ans, 80,5% des enfants âgés de 11-14 ans, jouent régulièrement aux jeux vidéo [13]. En France, ils sont 93% âgés de 10-17 ans à s’adonner à ce loisir [14].

Le numérique en rééducation est diffusé par l’intermédiaire des dispositifs médicaux numériques (DMN), définis comme des “instruments, appareils, équipements ou des logiciels destinés à être utilisés chez l’être humain à des fins, de diagnostic, de prévention, de contrôle, de traitement, d’une maladie ou d’une blessure” (Code de la Santé Publique, articles L5211-1 à L5233-1), et est encadré au niveau européen par le Règlement (UE)2017/745. Leur déclinaison dans le domaine de la rééducation est multiple [15], selon le niveau d'immersion et le principal dispositif d'entrée. Citons les applications mobiles ou les jeux vidéo actifs développés pour des consoles de salon ou des casques de réalité virtuelle/augmentée, les salles immersives (CAVE), les appareils de biofeedback utilisant des capteurs de mesure pour capter et renvoyer au patient certaines réponses physiologiques. Tous ces DMN permettent de réaliser des exercices ciblant différentes fonctions telles que la motricité fine, globale, la coordination, la rééducation cognitive en stimulant à la fois la mémoire et l’attention. De plus, ils permettent de combiner les principaux éléments de la motivation en proposant des tâches stimulantes, une pratique variable, la fixation d'objectifs réalistes et des aspects de compétition tels qu'un système de récompense. Le point commun de ces outils est d’offrir de nouvelles possibilités en rendant les séances plus interactives, motivantes et personnalisées.

L’efficacité clinique des DMN a été largement investiguée. Les récentes revues systématiques concluent que leur usage en complément de la rééducation classique, permet une amélioration des capacités fonctionnelles, de l’équilibre et du maintien postural, des capacités de marche [16, 17]. Des essais randomisés ont montré à la fois une efficacité sur les paramètres de marche, de l’équilibre ou encore de la préhension, mais aussi sur et l’autonomisation chez les patients, améliorant ainsi leur activité en vie quotidienne et leur participation [18, 19, 20].

Cependant, l’usage clinique des DMN reste limité, marquant une disparité entre les preuves scientifiques et la pratique clinique [21]. Il existe très peu d'études sur l’utilisation du numérique par les thérapeutes [22, 23]. L’étude de Guénette Banerjee est l’une des seules études récentes ayant interrogé les professionnels à ce sujet [24].

Méthode

Objectif de l’étude

Mesurant le fossé existant entre la pratique et la recherche, et sachant désormais l’intérêt thérapeutique des DMN pour les patients, il semble désormais pertinent d’explorer les barrières et les facilitateurs à leur utilisation par les thérapeutes en pratique courante dans le champ de la rééducation pédiatrique.

Description de la population

Cette recherche est une étude transversale prospective basée sur une enquête en ligne visant une population constituée de Masseurs-Kinésithérapeutes Diplômés d’Etat (MKDE) exerçant dans le champ clinique de la pédiatrie en France. Les questionnaires incomplets ou dont les réponses ne sont pas exploitables (hors sujet) sont exclus de l’analyse.

Mode de diffusion et de sélection

Le questionnaire a été créé via la plateforme SurveyMonkey® et a été diffusé, entre Janvier et Mars 2024, via les réseaux professionnels (Ordre National des Masseurs-Kinésithérapeutes, Association Française de Kinésithérapie Pédiatrique), les réseaux sociaux (groupes de discussion dédiés à la kinésithérapie et à la pédiatrie sur les plateformes Facebook® et Instagram®) et par courrier électronique auprès de cliniques, centres de rééducation et cabinets libéraux spécialisés en pédiatrie.

Le questionnaire a utilisé la liste de recommandations CHERRIES pour les enquêtes en ligne dans le but de garantir une présentation méthodique de la conception et de l’analyse des résultats [26]. Les directives réglementaires de la Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés et notamment l'article 116.I de la Loi Informatique et Libertés, ainsi que l'article 9 du Code Civil concernant le "droit au respect de la vie privée" ont été respectés.

L’outil méthodologique

Le questionnaire comportait 40 questions au total. Selon les réponses, des sous-parties étaient disponibles aux répondants ou non. Il se composait de plusieurs types de questions : fermées, ouvertes, à choix unique et à choix multiples. Certaines étaient facultatives. Ainsi, le questionnaire se présentait en trois parties :

Partie 1 (10 questions) : Informations sur la pratique professionnelle générale et le rapport personnel avec le numérique ;

Partie 2 (19 questions) : Interrogation sur les connaissances, l’accès et l’utilisation des DMN dans la pratique professionnelle ;

Partie 3 (11 questions) : Identification et argumentation à propos des facilitateurs et des barrières à l’usage des DMN dans la pratique professionnelle.

L’analyse des résultats

Les données recueillies ont été soumises à une analyse qualitative et quantitative réalisées avec Excel®.

Résultats

Participants

Au total, 44 réponses ont été collectées. Cinq participants ont été exclus car ils ne répondaient pas aux critères d’inclusion, notamment en raison de profils inadéquats (une psychomotricienne, deux MKDE n'exerçant pas en pédiatrie) et de deux questionnaires incomplets. (Tableau 1).

Tableau 1 : Caractéristiques générales des participants

Variable

Valeur

Age (moy, sd)

32,3 (13,2)

Année de diplôme (moy, sd)

2009 (11,2)

Expérience en pédiatrie (moy, sd)

7,2 (4,2)

Structure d’exercice (n, %)

Mixte : 16 (36.36%)

Hôpital : 16 (36.36%)

Cabinet libéral : 9 (20.45%)

Clinique : 2 (4.55%)

Utilisation personnelle du numérique pour se divertir

Souvent: 17 (45.9%)

Rarement: 13 (35.1%)

Jamais: 2 (5.4%)

Toujours: 2 (5.4%)

Utilisation du numérique pour jouer avec des enfants dans un contexte personnel

Non: 31 (81.6%)

Oui: 7 (18.4%)

L’échantillon final se compose de 39 MKDE, exerçant tous en France en pédiatrie, 84,6% sont titulaires d’un diplôme français. Le groupe d’âge majoritaire est celui des 20-30 ans (43,6%). 41% des répondants exercent une activité mixte, 21% en cabinet libéral et 36% en clinique ou hôpital. Parmi eux, 53,5% ont une expérience en rééducation pédiatrique depuis plus de 5 ans.

Formations suivies

Concernant les formations suivies, 69,3% (n=27) des MKDE ont suivi au moins une formation spécifique dans le domaine de la pédiatrie après leur diplôme. En formation initiale, seulement 5,1% (n=2) ont suivi un cours sur l’utilisation thérapeutique du numérique, et, 10,3% (n=4) en formation continue. Ils rapportent que ces formations se sont concentrées principalement sur la réalité virtuelle et sur les capteurs connectés avec ajout de biofeedback.

Les dispositifs médicaux numériques en pratique clinique pour la rééducation

Connaissance

Parmi les répondants, 60,5% (n=23) ont déclaré savoir que les DMN peuvent être utilisés à des fins thérapeutiques en rééducation. Les dispositifs connus sont très variés et mélangent sans distinction à la fois les technologies, les outils et/ou les applications et/ou supports numériques. Les plus cités par les thérapeutes sont, par ordre décroissant, les jeux vidéo actifs délivrés à travers des outils de réalité virtuelle ou réalité augmentée, les applications sur écran liées à l’utilisation d’un tapis roulant (34,1%), les mesures de performance recueillis avec des appareils connectés (montre, smartphone, podomètre, accéléromètre...) (26,8%), les capteurs de mouvement via les appareils de biofeedback (24,4%). (Figure 1).

Figure 1. Connaissance des DMN par les thérapeutes.

Figure 1. Connaissance des DMN par les thérapeutes.

Accès

Dans la population incluse, 63,2% (n=24) ont déclaré avoir accès aux DMN. Ce résultat varie en fonction des lieux d’exercice. Ainsi, les professionnels exerçant en clinique/hôpital sont plus nombreux que les libéraux à y avoir accès (86,8% contre 62,5%). Parmi les professionnels ayant accès, les DMN à leur disposition au moment de l’enquête sont cohérents avec ceux qu’ils connaissent, à savoir les jeux vidéo actifs et applications (n=11), délivrés avec des supports technologiques tels que les consoles de jeux (n=5), les smartphones (n=5), les capteurs de mouvement (n=4), la réalité virtuelle (n=4), les tapis roulant avec un écran (n=3), les montres connectées (n=2), la réalité augmentée (n=1), ainsi que d'autres outils (n=7) tels qu'un mur d'activité connecté et des ordinateurs équipés de logiciels dédiés à la rééducation.

De manière surprenante, au sein des structures d’exercice il faut distinguer deux cas d’accès : les DMN "accessibles à tous les thérapeutes" (n=8), et ceux "réservés à quelques praticiens" (n=8). Cette politique d’accès restreinte n’est pas expliquée par les répondants.

Pour les professionnels ne disposant pas d’un accès aux DMN, ils précisent ce manque par différents arguments : le manque d'intérêt personnel pour le numérique (n=4), le manque de connaissances des DMN existants, un manque de compétences professionnelles pour les utiliser correctement (n=3) et d'autres raisons pratiques (n=5) telles que la non-propriété du lieu d’exercice (les thérapeutes questionnés ne sont pas responsables des achats d’investissement de matériel) et l’âge des patients inadapté pour l'utilisation du numérique.

Utilisation

Les 24 professionnels ayant accès aux DMN au moment de l’enquête ont été soumis à des questions supplémentaires afin de connaître la fréquence et le cadre d'utilisation. Une grande partie d’entre eux les utilise environ une fois par semaine (n=7). Les objectifs thérapeutiques ciblés sont la rééducation motrice, la rééducation de la marche et de l'équilibre. Certains professionnels déclarent les utiliser essentiellement pour l’aspect ludique et innovant, pour varier les exercices, sans pour autant y associer une recherche d’efficacité clinique.

Identification des barrières et des facilitateurs à l’utilisation des dispositifs médicaux numériques

Les résultats de la classification des barrières et facilitateurs issus de la littérature [27] montrent que l'utilisation des DMN en kinésithérapie peut être entravée ou facilitée par plusieurs facteurs intrinsèques et/ou extrinsèques au thérapeute, au patient et au lieu d’exercice présentés en Figure 2. Les résultats de cette catégorisation montrent que "La complexité technique", "Le temps d'adaptation”, “La mise en place du matériel", "La confidentialité et la sécurité des données des patients" et "L'espace disponible" sont davantage perçus comme des obstacles ; alors que “L’engagement et la motivation des patients" ainsi que "La standardisation des appareils" sont identifiés comme des facilitateurs. Les autres affirmations sont plus discutées et ne font pas consensus.

Figure 2. Classification des barrières et des facilitateurs à l’utilisation des DMN en pratique clinique courante..

Figure 2. Classification des barrières et des facilitateurs à l’utilisation des DMN en pratique clinique courante..

A la question ouverte concernant les barrières, l’analyse des verbatim et de l’occurrence des mots met en évidence quatre principaux thèmes :

  • Difficulté organisationnelle liée à l'intégration et la mise en œuvre pratique des DMN, avec notamment un besoin de temps de formation et de changement d'habitudes pour les professionnels (cité 7 fois)

  • Coûts élevés : budget pour l'achat, la maintenance, la formation (cité 6 fois).

  • Complexité et manque de connaissance pour choisir et utiliser les DMN (cité 4 fois)

  • Réticences en lien avec le temps d'écran excessif pour les enfants (cité 2 fois) et la protection des données personnelles (cité 2 fois)

Sur les facilitateurs, les thérapeutes déclarent que le développement de formations dans ce domaine (cité 8 fois), l’accessibilité financière liée à la baisse des tarifs (cité 4 fois), la mutualisation de l’usage au sein d’un même cabinet (cité 2 fois) et l'acceptation des outils par les thérapeutes et par les patients sont les principaux thèmes évoqués spontanément. D’autre part, les thérapeutes mettent en avant les avantages liés aux DMN tels que l’augmentation de la motivation (86,96%), l’adhérence au traitement (73,91%) et la participation des patients (91.30%). Ils se montrent plus partagés sur les effets rééducatifs, 56.52% estiment que les DMN permettent une rééducation globale du patient mais seulement 21,74% d’entre eux déclarent que celle-ci est efficace (Figure 3).

Figure 3. Que permet l’usage des DMN en rééducation : avis des thérapeutes.

Figure 3. Que permet l’usage des DMN en rééducation : avis des thérapeutes.

Discussion

Les enjeux de la formation au numérique en santé

Une proportion importante de répondants (64,1%) utilise les DMN dans leur pratique clinique. Ce questionnaire a atteint la population souhaitée, les réponses recueillies témoignent d’une expérience vécue et d’un usage réel des DMN, mais apporte aussi le point de vue de professionnels n’y ayant pas accès.

Le point le plus important mis en évidence comme étant une barrière à l’utilisation des DMN concerne la méconnaissance de ces outils, à la fois sur l’aspect technique et pratique, sur les conditions de mise en place et l’intérêt clinique. Les résultats de l’enquête révèlent un manque crucial de professionnels formés dans ce domaine, ainsi un nombre très limité de professionnels a été formé à l'utilisation thérapeutique des DMN en formation initiale (n=2) ou en formation continue (n=4). Les thérapeutes confient leur ignorance face à ces DMN, à la fois techniquement (“on ne sait pas comment ça marche”), cliniquement (“on ne sait pas quel outil utiliser ni pour quel objectif”, “on ne sait pas si c’est utilisable pour toutes les pathologies”), et scientifiquement (“on ignore s’il y a des protocoles validés”, “on se demande si c’est efficace”). Une approche pour lever cette barrière est la nécessité de renforcer la formation initiale des kinésithérapeutes pour que chaque nouveau diplômé ait un socle de connaissances solide. Point important, dès la rentrée 2024, la formation à la santé numérique fera partie intégrante des études en kinésithérapie, à raison de 28 heures sur trois ans. Elle devra aborder cinq domaines de connaissances et compétences : les données de santé, la cybersécurité en santé, la communication en santé, les DMN en santé et la télésanté [29]. L’intégration de ces apprentissages en formation initiale permettra d’intégrer dans le monde professionnel 3000 nouveaux kinésithérapeutes par an sensibles au numérique en santé sur les 80000 exerçants actuellement [30]. La formation continue ne doit cependant pas être négligée. Les objectifs français en termes de formation au numérique en santé sont très ambitieux. Il s’agit de former 10% des professionnels déjà en exercice d’ici 2027. Malheureusement le constat sur le terrain est encore loin de cet objectif, en 2021, seuls 0,1% des professionnels de santé était formés au numérique en santé [28]. Une récente enquête menée à la demande du Ministère de la Santé Publique a montré que 66% des professionnels de santé considèrent “le manque de temps” et “une méconnaissance de l’offre de formation” comme les freins principaux à la formation continue au numérique en santé et plus de 50% des répondants “une offre de formation trop dispersée et peu structurée” et “le manque de prise en charge financière”. Un facteur facilitant pourrait être la création d’une plateforme unique répertoriant l'ensemble des formations disponibles dans le domaine numérique. Il serait également souhaitable d’encourager les CHU, les cliniques, les centres de rééducation et les cabinets libéraux, dans la démarche de développement professionnel continu afin de maintenir une mise à jour constante des connaissances des équipes (recours au compte personnel de formation, généralisation de congés de formation, organisation de session de formation collective).

Les enjeux de l’efficacité clinique démontrée

La nécessité pour ces DMN de poursuivre la démonstration de leur efficacité clinique est fondamentale afin qu’ils puissent être considérés par les thérapeutes comme des outils complémentaires pertinents. En effet, les résultats de cette enquête montrent que pour la grande majorité, les thérapeutes l’utilisent pour varier leur pratique, apporter un aspect ludique à la séance dans le but d'augmenter la motivation du patient, sans toutefois leur accorder une efficacité clinique. Pourtant les études montrent bien une augmentation de la motivation, l’adhésion, et la participation aux soins [31, 32]. Les effets sont même bien plus larges, l’efficacité des DMN dans l’amélioration des capacités motrices des patients de tous âges atteints de pathologies diverses a été démontrée [16, 17, 19, 20]. Pour transmettre cette information, des stratégies sont mises en avant, comme le transfert de connaissances (“knowledge translation”). Ce concept a été exploré comme une méthode efficace pour combler le manque d'utilisation et de connaissance des nouvelles technologies [33]. Pour favoriser cette diffusion des connaissances parmi les cliniciens, le recours à des experts en santé numérique serait pertinent [34]. Ces professionnels joueraient un rôle essentiel dans la promotion de la santé et la transition vers une pratique basée sur les preuves en renforçant le lien entre la recherche et la pratique clinique [35]. Pour cela, ils mettraient en œuvre diverses interventions, telles que des formations, des rencontres avec les acteurs concernés et la publication de supports d'information [36, 37, 38]. L'introduction d'un expert santé numérique, intermédiaire entre l’ingénieur, le chercheur, le formateur et le clinicien, visant à identifier les besoins et sensibiliser la population cible à l'utilisation des DMN pourrait constituer une solution prometteuse, afin d’intégrer les DMN en pratique clinique. En effet, il est montré qu’une nouvelle recommandation de santé ou un nouvel outil est pleinement adoptée en pratique clinique, à des vitesses différentes, selon les moyens mis en œuvre et l’accompagnement financier, humain et politique dont elle bénéficie [39]. Il s’agit, la plupart du temps, d’un processus graduel, dont les nombreux facteurs qui influencent ou non leur adaptation ont été étudiés et des solutions ont été proposées [40, 41, 42].

Une mise en place facilitée par des critères unanimement partagés…

Les résultats de cette enquête font apparaître une appétence contrariée pour le numérique en santé résumée par le verbatim “On est pour mais on n’a pas les moyens (humains, matériels, financiers, temporels, compétences)”. Dans une stratégie affichée de déployer le numérique en santé il s’agira de s’appuyer sur les facilitateurs mis en avant par les thérapeutes eux-mêmes. Le premier qui est évoqué concerne la motivation des patients (92,4%), qui joue un rôle important dans l’engagement au soin à long terme chez l’enfant [43, 44]. Les DMN devront donc inclure des éléments de jeu favorisant et entretenant la motivation. Selon la taxonomie du jeu de Toda [45], les plus efficaces sont la “novelty”, intrinsèquement liée aux nouveautés qui se produisent dans l'environnement, par l'ajout de nouvelles informations, de contenu ou de nouveaux éléments de jeu [46], mais aussi les “acknowledgements”, rétroactions extrinsèques félicitant les joueurs pour leurs actions spécifiques, sans oublier le contexte fictionnel à travers le “narrative” et le “storytelling” indispensable pour l’identification du joueur [47].

… qui doit lever les barrières signalées par les professionnels de terrain

Le coût élevé de certains DMN (60,4%), l'espace (56%), le temps disponible pour leur installation et leur appropriation (63,7%) sont les principales barrières résistantes. Dans la littérature, ces mêmes barrières sont retrouvées. Les articles expliquent que le manque de ressources entrave l’idée de s’intéresser aux DMN [48, 49]. Les principales barrières sont soit d’origine financière, lié au coût très élevé des DMN et la présence d’incertitude sur le retour sur investissement à long terme, soit d’origine organisationnelle avec une résistance au changement des pratiques habituelles et des problèmes face à l’intégration des DMN dans les processus de soins existants. Il est donc essentiel de se pencher sur ces aspects pour rendre les facilitateurs plus forts que les barrières et ainsi encourager leur adoption en pratique courante. Les solutions peuvent être nationales, avec des politiques en faveur de l’investissement dans le numérique en santé (France 2030, appel à projet Tiers Lieux d’expérimentation en Santé…) ou régionales ou locales. Par exemple, le CHU de Toulouse a développé un service Toulouse Santé Numérique ayant pour objectif de fédérer l’écosystème local et inventer les solutions numériques de demain au service des patients et professionnels de santé.

Dernier point, de nombreux professionnels expriment des réserves, voire s'opposent, à l'utilisation du numérique chez les enfants pour réduire leur exposition aux écrans. Cependant, il convient de distinguer la vidéo passive et l'implication physique dans un jeu sérieux encadré par un professionnel de rééducation. D’autant plus que les études démontrent que les DMN permettent de réduire le temps de sédentarité, ce qui a un impact bénéfique sur l'état physique et mental de l'enfant, en réduisant l'obésité et la prédisposition à la dépression [50]. Cette confusion pourra être comblée par les formations et l’intervention des experts en santé numérique.

Limites de l’étude

L’échantillon minimum pour être représentatif des thérapeutes exerçant en pédiatrie ne peut être calculé car leur nombre total est inconnu. Il faut donc considérer l'étude comme une étude pilote. Cette étude présente aussi un biais de mesure car le questionnaire utilisé n'a pas été validé, ainsi des questions pourraient être imprécises ou non adaptées.

Conclusion

Les enfants pris en charge en kinésithérapie reçoivent des soins à long terme qui doivent être efficaces pour améliorer leurs déficiences et incapacités, tout en étant ludiques pour correspondre à leurs besoins de jeu et à leurs centres d'intérêt. Avec l’avènement du numérique dans le domaine de la rééducation, il paraît crucial d’adapter notre pratique clinique en intégrant de nouveaux outils. Cette enquête fait le constat que les DMN sont utilisés de manière hétérogène. Leur efficacité clinique a été montrée, il convient de renforcer les stratégies de formation pour lever la barrière principale qui est la méconnaissance. L’intervention préalable à l'investissement dans chaque structure de soin d’un expert Numérique en santé pour identifier les besoins, choisir le bon outil et former les professionnels pourrait favoriser une meilleure intégration des DMN.

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Pour citer ce document

BREBAGARANE N, GUINET A-L. Exploration des freins et des facilitateurs à l’utilisation des dispositifs médicaux numériques en kinésithérapie pédiatrique : étude qualitative transversale. RSE2R [Internet]. 2024 [cité 21 nov. 2024];(2). Disponible sur : https://doi.org/10.25965/rse2r.329

Auteurs
Natacha BREBAGARANE
IFMK EFOM Boris Dolto
Anne-Laure GUINET
1. Fondation Ellen Poidatz, pôle Recherche et Innovation, Saint-Fargeau Ponthierry, FRANCE
2. INSA Lyon, Laboratoire LIRIS, Équipe SICAL, Lyon, France
Licence
Creative Commons License

CC BY-NC-SA 4.0

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