Morphologies de l’invisible

Patrizia Magli 

https://doi.org/10.25965/visible.101

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

J. Derrida, « Épreuves d’écriture », en Les Immatériaux, J. F. Lyotard (s.d.), Paris, Centre Georges Pompidou, 1985, vol. II, p. 130.

Invisible. Diaphane : donne à voir sans se montrer. [...]
Apparemment sans support et sans matière, lieu de l’apparaître
.
J. Derrida, Les Immatériaux.1

Parler de camouflage, à propos d’objets, implique que l’on considère les différentes stratégies de dissimulation mises en jeu dans cette pratique et son champ sémantique se rapportant aux actions suivantes : imiter, camoufler, cacher, celer, masquer. Cela implique aussi que l’on observe de quelle façon ces différentes variantes du camouflage portent aussi bien sur la forme que sur la matière d’artefacts qui, aptes à créer des illusions d’optique auxquelles participe la dimension esthétique, constituent souvent la forme la plus élevée du design, disons d’un « super design ».

Note de bas de page 2 :

Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964.

Aujourd’hui, le camouflage lance un véritable défi au design, et à l’architecture, c’est la recherche d’un des effets les plus surprenants : l’invisibilité. Appliquée aux objets d’usage quotidien, ou encore à l’architecture et en décoration d’intérieur, on n’entend pas, par invisibilité, ce qui est "au-delà" de l’apparence ni ce qui "n’est pas" ou qui se trouve dans un "ailleurs" inaccessible" ou encore dans un "dedans" impénétrable. On ne parle pas non plus de ce qui est infiniment petit, sans corps ni épaisseur ni matière. Par invisible nous entendons la non-visibilité de la visibilité, l’imperception de la perception. C’est l’invisible en tant qu’illusion d’optique, ce qui, bien qu’ayant présence, épaisseur et matière, glisse sous nos yeux ou encore, pour paraphraser Maurice Merleau-Ponty2, ce qui est fouillé par le regard. C’est ce qui naît peu à peu sous nos yeux et lorsqu’a lieu son entrée en scène, c’est de biais et sans bruit. C’est ce qui, tout en s’offrant à l’attention du regard, se refuse, et qui, au moment même où il s’éclipse, attire. Dans le design, donc, l’invisible n’est autre qu’un effet produit sur nos sens, par l’aboutissement d’une production sophistiquée opérant à la fois sur la forme que les objets revêtent et sur la morphologie de leur matière.

En recourant à ces pratiques du devenir invisible ou de rendre visible, l’homme n’a fait qu’affiner des techniques de camouflage très efficaces, utilisées dans le monde animal où l’invisibilité correspond à une valeur stratégique pour survivre.

Dans le mimétisme animal, la figure se confond avec le fond, est assimilée au milieu : ses contours se désagrègent et la forme se dissout. Le premier acteur d’invisibilité est la couleur. On parle alors de couleurs cryptiques comme dans le cas du lièvre arctique qui se confond avec la neige ou dans celui des sauterelles du désert australien qui se confondent parfaitement avec le sable dont elles reproduisent la granulation. En plus de l’homochromie, il existe des schémas chromatiques formés par la répartition déterminée de couleurs, disposées sur le corps de l’animal en rayons, en bandes ou par taches, qui donnent naissance à des motifs dé-figuratifs, annulent la forme du corps et ne permettent pas au prédateur de distinguer clairement sa proie, sa taille ni sa position. Ainsi, des zones de couleurs disposées de façon stratégique sur le corps de l’animal le dématérialisent à la manière de celles qu’avait indiquées le peintre américain, Abbott Handerson Thayer, vers le début du dix-neuvième siècle, par l’identification de la figure ruptive (dite aujourd’hui disruptive, discontinue).

Être discret, se confondre avec l’environnement, s’éclipser, sont des besoins vitaux de tous les organismes vivants. Mais à la différence du déterminisme du monde animal, où le geste pictural, figé pour toujours, reste identique à lui-même, dans le monde humain, l’art du camouflage est soumis à d’incessantes transformations. Dans les opérations militaires, où le camouflage est né des nécessités de la Première Guerre mondiale, il consiste à tromper le regard de l’ennemi par le biais d’un jeu compliqué de trompe-l’œil et fit appel, alors, au savoir-faire de nombreux artistes d’avant-garde. Car il ne suffisait pas de cacher l’objet, il fallait aussi tenir compte du point de vue de l’adversaire et de comment s’effectuaient ses déplacements continuels. Il était nécessaire d’utiliser une vision tridimensionnelle, élaborée simultanément de front, latéralement, de l’arrière, de bas en haut, de ras de terre vers le ciel, du ciel vers le bas, du sol, l’objet devant être vu simultanément sous différents angles. Ajoutons que le déplacement du point de vue de l’ennemi n’était pas le seul élément à prendre en compte car non seulement l’objet se déplaçait aussi mais il offrait une visibilité différente selon l’exposition de sa surface aux variations de la lumière. La question de la pluralité des focalisations constitue, probablement, l’un des trait caractéristiques du camouflage et relève de la relation qui s’établit entre la figure et le fond. C’est bien l’un des éléments qui procure, encore, à la pratique du camouflage, une sorte d’esthétique. En effet, les techniques militaires ayant évolué, l’art du camouflage s’est transféré dans d’autres domaines et a changé d’objectifs. Il se trouve dans nos villes, dans notre mode de vie ; il a abandonné les rapports conflictuels pour faire partie maintenant de la dimension esthétique de la vie quotidienne.

On recourt au camouflage pour ne pas voir, pour recouvrir, pour éloigner ce qui dérange. Dans les lieux publics, il sert à cacher les poubelles et les boîtes à ordures. On s’en sert aussi pour dissimuler les toilettes publiques, de façon si élégante parfois qu’il est difficile de les repérer même par un utilisateur particulièrement motivé. De même, on recourt au camouflage pour couvrir, à l’aide de revêtements provisoires, des façades ou des bâtiments entiers en cours de restauration. Il est utilisé pour modifier l’aspect et les caractéristiques propres d’un objet et le faire passer pour quelque chose d’autre. Mais aujourd’hui, le design, comme l’architecture contemporaine, n’a pas pour seul but de "cacher", camoufler, masquer, car il ambitionne l’invisibilité. Voyons comment.

Note de bas de page 3 :

Comme le disent Gilles Deleuze et Felix Guattari a propos du "devenir-animal" en Mille Plateaux, Paris, Les Editions de Minuit, 1980.

L’invisibilité est l’effet que produit une sorte de voisinage3 de l’objet avec son milieu, un genre d’indiscernabilité qui repose sur un continuum entre le fond et la figure. S’agissant d’artefacts ou plutôt de tests produits intentionnellement, l’invisibilité est alors le résultat d’un procès vers une fin : c’est un devenir-imperceptible.

Note de bas de page 4 :

Deleuze, Guattari, idem, p. 342.

Note de bas de page 5 :

Deleuze, Guattari, ibidem.

« Devenir perceptible veut dire beaucoup de choses – disent Gilles Deleuze et Felix Guattari – Quel rapport entre l’imperceptible (anorganique), l’indiscernable (a-signifiant) et l’impersonnel (asubjectif) ? »4. Devenir imperceptibles, pour les humains, c’est être comme tout le monde, c’est passer inaperçu aux yeux de nos voisins. Cela exige un grand talent et une attention obstinée semblable à celle mise en acte par Lord Brummel devant son miroir, lorsqu’il s’habillait. « Il y faut beaucoup d’ascèse, de sobriété, d’involution créatrice – disent toujours Deleuze et Guattari – une élégance anglaise, un tissu anglais, se confondre avec les murs, éliminer le trop-perçu, le trop à-percevoir ».5

C’est à ce type d’élégance anglaise que semblerait s’inspirer celle des animaux : les poissons-camoufleurs, comme le clandestin, ont recours à une image extérieure dont les configurations ne ressemblent à rien. Leur image extérieure comporte une perte au niveau figuratif qui les rend méconnaissables en tant qu’espèce animale, pour les premiers, et en tant qu’individu identifié, pour le second. C’est un voisin entrevu sous la forme d’une silhouette anonyme avec qui nous échangeons un bonjour vite fait, dans l’escalier de notre immeuble.

Quant aux animaux, la configuration de leur "parure" tend à un degré de "discrétion" et ne suit même pas leurs divisions organiques. Ainsi désarticulés, désorganisés, ils "font monde" avec les lignes d’un rocher, la texture du sable et des plantes. Le poisson est comme le peintre chinois : il n’imite pas, n’est pas abstrait, mais il est cosmique. Pour devenir imperceptible, il ne recherche pas la ressemblance ; comme le dit François Cheng, il tire simplement de la nature les lignes et les mouvements essentiels, procédant par traits continus et superposés. C’est ainsi que le poisson-camoufleur et le clandestin avoisinent le milieu qui les entoure. C’est, en effet, une sorte de voisinage produit par leurs zones d’indiscernabilité.

Dans le camouflage, le thème de la dissimulation ou de ce qui n’est pas immédiatement identifiable, ne relève pas du non-dit, du non visible. Exprimé, mais de biais, il est visible, mais pas de façon manifeste. Le secret contenu sous le camouflage détient bien des façons pour ne pas se déclarer ni même se faire voir. Examinons donc certaines formes de cette réticence au niveau visuel. Voyons sous quelles formes se présente l’isotopie de la dissimulation sur le plan de l’expression.

Note de bas de page 6 :

Les choses se cachent à nous de différentes façons : par occultation volontaire mais aussi par le fait d’être habitué à leur présence, comme c’est le cas du monument devenu invisible à force de l’avoir devant nous, sur la grand place de notre ville.

La pratique du non visible, de l’occulte et de son "dévoilement" engage l’observateur dans la reconstruction de "ce que l’on voit effectivement" ou plutôt de "ce qui nous est vraiment montré ou de ce qu’on a voulu montrer ou ne pas montrer". La face cachée des choses est bien là, devant nous mais elle n’est pas visible. Ou, si elle est visible, elle est méconnaissable6.

Note de bas de page 7 :

G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Les Editions de Minuit, 1980, p. 34.

L’indiscernabilité consiste à éliminer tout ce que l’importance particulière de l’individu a d’excédentaire par rapport au milieu où il s’imprègne. L’indiscernabilité, dit Deleuze : « c’est l’eccéité, dans laquelle on se glisse, et qui se glisse dans d’autres eccéités par transparence ».7

Note de bas de page 8 :

Deleuze, Guattari, ibidem.

L’application d’une de ces méthodes, dans le design, fait appel à un processus qui "à force de retrancher", "d’élaguer" tout ce qui est en trop, réduit les artefacts à une ligne abstraite pure. Le jeu entre flexibilité organique et dissimulation immatérielle sur lequel se fonde le mimétisme, dans le design d’intérieur, trouve une place privilégiée dans la conception des cuisines. Si autrefois, elles étaient reléguées dans un lieu séparé du reste de la maison, elles occupent aujourd’hui une place centrale et se présentent comme un lieu à mi-chemin entre le laboratoire culinaire et le salon. Grandes et soumises au minimalisme, ces cuisines disposent d’amples placards sur lesquels on fait même disparaître les poignées qui occupent ainsi l’épaisseur des portes. Tous les appareils ménagers sont encastrés. Là encore, la recherche a provoqué une réduction des signes au point de rendre leurs fonctions presque invisibles. Tout disparaît, tout est brillant, laminé ou laqué. Tout doit se faire invisible pour glisser entre des espaces parfaitement identifiés comme le séjour, le bureau ou le coin repas : espaces où, comme le dirait Deleuze « on glisse, et qui se glisse dans d’autres eccéités par transparence ».8

Note de bas de page 9 :

Deleuze, Guattari, idem, p. 344.

Trouver des zones d’indiscernabilité dans le design, ou encore en architecture, est une pratique textuelle qui, bien sûr, ne se limite pas à la dissolution de l’objet sous l’effet de retranchements dû à un minimalisme drastiquement épuré. Cela ne veut pas dire supprimer tout ce qui empêche de glisser entre les choses, ou comme le dit encore Deleuze : « On a supprimé de soi tout ce qui nous empêchait de nous glisser entre les choses, de pousser au milieu des choses ».9

Le camouflage consiste souvent à ne pas rendre immédiatement identifiable quelque chose, en le privant d’une forme définie mais en rendant ce quelque chose potentiellement accessible à une mise-en-forme sensible ininterrompue. Cela consiste à construire des zones d’intervalle figurant comme le mi-lieu nécessaire pour que se manifeste l’acte lui-même de perception du visible. Bien loin de revendiquer son appartenance à l’invisible ou à la transparence totale, le camouflage – figure au statut incertain de visibilité – est cet imperceptible forcément perçu.

Note de bas de page 10 :

Deleuze, Guattari, idem, p. 346.

L’imperceptible lui-même – dit Deleuze – devient un nécessairement perçu, en même temps que la perception devient nécessairement moléculaire : arriver à des trous, des micro-intervalles entre les matières, les couleurs et les sons, ou s’engouffrent les lignes de fuite, les lignes du monde, lignes de transparence.10

Prenons comme exemple une œuvre de Matisse, La Japonaise au bord de l’eau (fig. 1), datant de sa période fauve, de l’été 1905. Un tracé discontinu et fragmentaire évoque un personnage féminin assis au bord d’une rivière, absorbé par sa lecture. Il s’agit d’une représentation orientalisante de madame Matisse. Mais ce n’est pas ce qui compte ni le fait que la robe ait été transformée en kimono, mais plutôt que, par ses motifs, celui-ci assume la fonction d’embrayeur décoratif pour l’ensemble du tableau. Le motif du kimono "contamine" l’environnement qui, à son tour, contamine le motif du kimono lui-même. Une sorte de contamination plastique entre figure et fond qui provoque un effet de déterritorialisation : cette lectrice plongée dans sa lecture, tout près de la rivière, est sur le point de se dissoudre dans les fluctuations de la représentation.

Fig. 1. H. Matisse, La Japonaise au bord de l’eau

Fig. 1. H. Matisse, La Japonaise au bord de l’eau

(huile et crayon sur toile, 35,2 x 28,2 cm) © Succession H. Matisse. Photo : (D.R.)

Pour le kimono, les traits sont discontinus, sinueux, mais bien plus étroits que ceux qui constituent l’arrière-plan, même s’ils ont en commun un jeu chromatique fortement accentué : ce sont les mêmes bleus, les mêmes violets, les mêmes contrastes jaunes et orangés. La tête et le cou, très simplifiés, ont une densité figurative plus marquée grâce à la couleur que l’emploi du couteau rend plus uniforme et intense. Mais surtout, ils sont reconnaissables à cause du rapport qu’ils établissent avec l’arrière-plan. Aucun contour ne les délimite ni ne les différencie de l’arrière-plan mais, autour de la figure centrale, se succèdent des zones aux couleurs contrastées, dans divers tons de rouges et de verts, traitées de façon différente. Certaines d’entre elles, en haut à gauche du tableau et en bas à droite, sont réalisées par juxtaposition de petits rectangles de couleur, alors que d’autres, en bas à gauche et en haut à droite, sont mises en relief par un traitement chromatique différent : il s’agit de larges zébrures de couleur étalée au couteau sur la surface des rochers et près de l’eau, surtout, où elles le sont de façon plus uniforme et ondulée.

Cette succession de contrastes, qui multiplie le jeu des vibrations de couleur, évoque l’impression tactile du sable, des rochers, de l’herbe où est assise la femme en kimono. Le tableau semble retenir en partie, dans sa texture, la substance même de ce qu’il représente.

La continuité fluctuante d’un champ de forces caractérise la composition et la situe à mi-chemin entre une tension vers l’abstraction et une résistance au figuratif. Au sein de cette dissension, les figures qui apparaissent alors sont des formes inachevées et ne représentent que les moments d’une stabilisation temporaire entre l’abstrait et le figuratif. Il s’agit moins de l’absence d’une forme ou d’une figure identifiable que d’une présence dominante de couleurs contrastées qui, se confrontant avec vitalité, mobilisent les formes à la manière de tenseurs. Prises dans le mouvement de la composition, les formes sont contraintes à ne pas se clore en elles-mêmes mais le regard glisse sur elles, incessamment, de l’une à l’autre, sans trouver ni point d’appui, ni pause, ni repos. Le personnage et son environnement, tous deux traités au couteau, de manière analogue mais sans se confondre, participent du même système de vibrations dans lequel le personnage maintient sa forme propre et son autonomie, sans pourtant ne présenter aucun élément formel privilégié.

Note de bas de page 11 :

Groupe μ, Traité du signe visuel, Paris, Seuil, 1992, p. 67

Dans le portrait traditionnel, la figure et l’environnement ont tous deux leur propre "territoire", défini par un contour, qu’il s’agisse d’un contraste de couleur ou d’une ligne. Cette opération de ségrégation (comme le dit le Groupe μ)11 concerne l’organisation différentielle du champ :

Note de bas de page 12 :

Groupe μ, idem, pp. 67-68.

Sera fond ce que nous ne soumettrons pas à ce type d’attention, et qui de ce fait sera analysé par des mécanismes moins puissants de discrimination globale des textures. Les effets de cette opposition sont bien connus. (...) le fond participe du champ en ceci qu’il est indifférencié et par définition sans limite ; le fond paraît être doté d’une existence sous la figure, laquelle, dès lors, paraîtra plus proche du sujet que le fond.12

Le contour qui, en effet, a pour fonction de délimiter une figure, en signale l’importance et attire donc l’attention sur elle. Il crée une série de distinctions du genre : différencié et indifférencié, pertinent et non pertinent, important et non important, signifiant et a-signifiant. Mais dans ce tableau où ni contours, ni modelé, ni clairs-obscurs ne délimitent les différents plans, on assiste à une déterritorialisation qui non seulement annule la distinction classique entre figure et fond mais aussi la perception traditionnelle de la distance séparant la toile de son observateur. La mobilité a-focale du tableau réajuste le rôle même du spectateur, en modifie le regard qui alors abandonne un état contemplatif pour suivre la dynamique des forces en jeu dans l’œuvre. La suppression du contour montre, en effet, comme une sorte d’expansion de l’énoncé dans l’espace ; il s’agit d’un espace flou qui enveloppe et contient, en son sein, l’observateur lui-même.

C’est ce qui se passe dans de nombreux bâtiments d’architecture contemporaine comme celui de la Médiathèque de Toyo Ito ou le Musée du Louvre de Jean Nouvel dans les Émirats Arabes.

Dans l’œuvre de Jean Nouvel (fig. 2), les effets de volume, de texture, de formes et de lignes sont sous l’organisation sectorielle de l’ensemble qu’impose la lumière dont une légère variation suffit pour que formes, volumes, lignes et surfaces se déforment, se modifient, se brisent, apparaissent ou disparaissent.

Le non-distinct, l’indistinct est une figure générique, attribuée généralement à la pénombre. Dans ce cas, en revanche, ce sont les effets des taches de lumière qui dissolvent l’unité du perçu. Ce sont des figures du discontinu, dans un espace en expansion, figures qui installent, simultanément, une modalisation de l’objet et une modalisation du sujet. Si, en effet, nous nous interrogeons sur l’expérience visuelle du visiteur, nous nous trouvons face à ce que nous pourrions définir comme un état épistémique incertain de l’espace perçu. Du côté de l’espace construit, il y a, en effet, l’annulation des contrastes qui atténue les limites, fusionne les parties entre elles ou sépare ce qui devrait être uni. Même les éléments naturels – air, eau, terre – entretiennent une relation de contamination réciproque sans pourtant se fondre les uns dans les autres. De cette manière, l’objet apparaît comme modalisé aussi bien par un "ne peut être" (vu ou identifié) que par un « peut ne pas être » (vu ou identifié). Il sera donc considéré comme "indiscernable" et "incertain", mais il ne sera jamais tout à fait inconnaissable ou méconnaissable.

Fig. 2. Jean Nouvel, Musée du Louvre (Émirats Arabes)

Fig. 2. Jean Nouvel, Musée du Louvre (Émirats Arabes)

L’indistinction de l’objet se reporte sur le sujet qui met en doute ses "capacités visuelles", c’est-à-dire sa compétence et doute alors de ce qu’il voit. Le doute instaure donc un passage : celui d’un état émotif, perceptif, à un état cognitif réprobateur. Mais avant que le jugement épistémique se soit exprimé, un moment suspensif alors se déploie. La lente durée de l’attente.

Indistinction Incertitude Doute Attente

Il s’agit donc d’un invisible qui se donne à voir peu à peu comme la sécrétion d’un secret jalousement gardé. Le fait d’empêcher un sujet d’avoir un accès visuel direct sur les choses présume une incertitude qui le portera à douter non seulement de l’indistinct dans le monde des choses mais aussi de ses propres capacités d’individuation.

Toutefois, ce genre de désorientation, lorsqu’il s’instaure dans l’attente d’une forme à venir, n’a pas la connotation d’un état dysphorique. Au contraire. Les effets de tension, sous forme d’oscillations où apparaissent, tour à tour, au premier plan, un aspect visible puis un autre invisible, produisent entre l’observateur et le milieu ambiant, une relation de non discernement de l’espace, une sensation de dislocation, mais pas le dépaysement. C’est un heureux doute. C’est l’euphorie de l’égarement.

Ce lieu de l’inter-médiaire, ce mi-lieu – intervalle, instant entre l’air, l’eau et la lumière – est l’espace d’un indiscernable qui, justement, à travers ce qui apparaît lentement à la vue et prend forme progressivement dans et à partir de la zone de médiation, représente un état perceptif aurorale. C’est cet état qui met dans une sorte de communication participative le sujet et son environnement avec lequel le sujet se sent ne faire qu’un. C’est le moment ambigu "entre chien et loup", dans un mi-lieu qui ne peut être ni tout à fait neutre, ni égal à lui-même. Le camouflage en architecture constitue donc un voisinage, sans aucune présence de détermination entre des domaines nettement délimités. C’est un espace réservé à la médiation entre catégories spatio-temporelles, entre éléments naturels, entre la perception et le ressenti. En architecture, l’esthétique du camouflage est un no man’s land, car c’est, à proprement parler, le lieu de la médiation, ou encore, une distance vouée aux dieux du passage.

Article traduit par Yolande Thierry-Rossetti