La solidarité des modes de représentation dans la construction du sens

Françoise Parouty 

https://doi.org/10.25965/visible.250

Sommaire
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Il s’agit là seulement de synesthésie mais elle participe du syncrétisme.

Goûtez la lumière
Respirez les couleurs... Ecoutez la fraîcheur
Caressez les senteurs
Vous êtes dans les « Jardins de l’Imaginaire ».
(Plaquette de l’office de tourisme1).

Note de bas de page 2 :

Ils sont à ce jour « uniques en Europe pour leur inscription en plein paysage et non pas dans un espace urbain », ils mettent en scène un espace idéal conçu pour une société idéale ou en tout cas idéalisée.

Le projet d’aménagement du site dit Les Jardins de l’Imaginaire, créés par Kathryn Gustafson, architecte américaine, et inaugurés en 1996 à Terrasson en Périgord, est né dans l’esprit des membres d’une municipalité qui gérait depuis un certain temps un Festival du conte du monde entier. L’idée était d’aménager un territoire jusque là en friches et dominant la ville en sa limite sud, afin de créer un lieu représentatif de telles rencontres culturelles, un espace propice aux échanges entre conteurs de tous horizons et qui garderait la dimension poétique des récits qui les faisaient s’assembler. Ceci justifie le sous-titre des plaquettes destinées aux visiteurs « un jardin à thèmes, un jardin à conter », inspiré – disent-elles – des « Jardins de l’Humanité ». Si en-deçà du philosophique, les premières utopies s’inscrivaient dans l’espace pour mieux le nier - fiction du non-lieu, de ce lieu qui n’existe pas - elles induisent aujourd’hui encore des images qui visent à la création de lieux manifestés dans divers modes d’existence. Parmi eux ces jardins prolongent des univers fictifs, mythiques, littéraires, conservant une mémoire des grands textes2.

Note de bas de page 3 :

J–M. Floch, « Syncrétiques (sémiotiques) », in Sémiotique, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, tome 2, Greimas et Courtés, Hachette U, 1986.

Note de bas de page 4 :

Sémiotique 2, entrée Syncrétiques (sémiotiques).

Leur pluriel manifeste d’emblée une probable hétérogénéité en reconnaissant des parties discrètes et cependant conjointes pour constituer le tout qui en résulte. La désignation de cet Imaginaire les catégorise en indiquant un mode d’existence où serait résolue la cohésion des espaces topologique, verbal et sensoriel, espaces où est sollicité le travail de construction de la cohérence herméneutique qui reviendrait ici à l’imagination. Ce syntagme Les Jardins de l’Imaginaire fonctionne comme un appel, embrayage premier sur ce territoire mental ; l’idée d’une culture – la métaphore siérait aux jardins – voire d’un culte de telles activités y est attachée. Toutefois JM Floch dans Sémiotique 23 rejette avec raison l’idée que « pour tel énoncé syncrétique, il y ait une énonciation verbale, une énonciation gestuelle, une énonciation visuelle… ». La pluralité des langages manifestés, dit-il, relevant d’une stratégie globale quand bien même elle « s’actorialiserait très diversement ». Il propose de voir dans les sémiotiques syncrétiques « une pluralité de substances pour une forme unique »4. Notre heuristique nous conduit à nous interroger sur une possible dissociation entre ces manifestations pour voir si elles peuvent être perçues de manière autonome.

Nous avons choisi d’avancer selon la chronologie de la conception de cet espace concret où se sédimentent les divers modes d’énonciation à inventorier : textuel, sensible, linguistique. Il faut bien segmenter pour analyser les opérations. L’objectif est de nous attacher d’abord à la strate la plus lointaine pour examiner sa nature, sa fonction et sa part dans la réalisation de l’ensemble. Elle fera l’objet d’une présentation très brève, mais essentielle : il s’agit des trois des principales sources écrites de l’image archétypale du jardin utopique.

Ensuite nous proposerons une analyse du sensible où la frontière s’avère poreuse entre le scriptural et l’iconique inscrits dans ces jardins in situ et par définition polysensoriels.

L’énoncé linguistique proféré par le guide qui accompagne obligatoirement tous les visiteurs nous conduira alors de la perception des invariants visibles à la convocation des mythes et de l’imaginaire.

Au-delà de la commodité de ce découpage théorique des trois strates chronologiques de la construction du tout, nous nous interrogerons sur la solidarité de leurs relations : tantôt juxtaposition, superposition, fusion, sans doute ou bien davantage encore : circularité peut-être dans la mesure où il nous semble que ce parcours nous situe par la nécessité du recours à la reconnaissance de divers modes énonciatifs élaborés dans la diachronie et évoqués ci-dessus : de l’écrit premier au visuel second, puis au verbal qui nous renvoie aux écritures premières se construit déjà la notion de circularité et simultanément l’interprétation opérée par le sujet-destinataire se construit hic et nunc dans la synchronie de l’imaginaire qui fait passer de l’image du cercle à celle plus complexe du kaléidoscope.

La prégnance des écrits

Existe-t-il un archétype du jardin que l’on pourrait dire utopique et quel serait-il ? Il serait en lui-même une sorte de reconstruction par sélection et transposition de traits fragmentés et récurrents de divers jardins mythiques ; il serait donc par nature hétérogène parce qu’intertextuel nourri de sources majeures et multiples. Un des intérêts de cette réalisation est justement dans cette pluralité à transcender. Partout ce jardin apparaît comme un lieu d’inscription d’une idéologie dans une forme scripto-iconique et verbale sur fond de nature. Nous avons réalisé antérieurement une étude sur les textes fondateurs que sont la Bible, le Coran et l’Utopia de Thomas More comme sur les lieux paradigmatiques virtuels ou réalisés qu’ils imposent (jardin monastique, oriental ou littéraire). Il est possible de proposer une synthèse des invariants en archétype que nous définissons comme une catégorie générale et englobante, un événement originel qui subsume toutes ses réinterprétations futures et qui fonctionne comme énoncé fondateur en débrayage spatio - temporel et protéiforme.

Voir la note complémentaire en fin d’article sur les sources textuelles des invariants qui est issue de cette première étude.

Le jardin utopique archétypal textuel, qui est déjà une première recomposition, y apparaît comme un lieu de nature domestiqué comme tout jardin, mais à des fins spécifiques. Il est :

  1. un espace clos : ceinturé d’eau ou d’abords escarpés, figure de la difficulté d’accès à une telle forme de vie puisqu’il est réservé à une minorité au statut d’exception, capable de comprendre les règles de fonctionnement de la vie communautaire

  2. un espace de confrontation des catégories : la culture l’emporte sur la nature, par essence bien sûr, mais sous la rection d’un sujet organisateur qui l’ordonne en tous ses règnes et éléments dont un majeur : le découpage du monde par l’eau

  3. un espace à fonction hédonique dominante mais conjointe à l’utile, espace syncrétique qui sollicite tous les sens

  4. un espace représentatif dont la valeur inchoative et symbolique autorise la dimension métaphysique : là se donne à voir l’image d’un monde divin ou d’un système idéal de relation entre l’homme et le monde comme entre les hommes eux-mêmes ; tous systèmes qui combleraient l’attente d’une possible existence meilleure voire de perfection.

Créer un jardin utopique à partir de telles sources revient alors à prendre en compte de nécessaires interpénétrations iconiques, plastiques et idéologiques pour constituer un montage complexe à partir de l’analyse précédente et dans lequel se situeront les effets de sens que soulève la problématique représentation de l’utopie. Nous entendons par montage

l’action d’assembler […] dans un ordre voulu et suivant un agencement donné, les pièces constitutives d’un objet ou d’une machine. Par analogie, construction d’une œuvre d’art comme assemblage de parties différentes ou de fragments (DITL, entrée montage).

Note de bas de page 5 :

Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, le Seuil, 1992, p 297-303.

A une conception quelque peu romantique et organique du jardin utopique fondé sur l’harmonie et l’indivision, se substituent les notions de discontinuité, d’hétérogénéité et de fragmentation qui induisent une heuristique méréologique. On peut concevoir ici qu’on entre dans ce que le Groupe µ appelle « une rhétorique de transformation »5 qui opère par tris et mélanges en posant la question des deux paires opposées, celles de la hiérarchisation et de la réversibilité entre les figures. La première impose une relation de domination de l’une à l’autre figure tandis que la seconde fait valoir que degré perçu et degré conçu sont également de types connus. Ils ne présentent pas de difficulté d’interprétation.

La question de la hiérarchie affecte moins l’ordre des figures représentées que la prégnance des écritures dans l’intention qui porte le projet et donc les montages. Plusieurs montages coexistent en réalité selon le point de vue envisagé. Nous en évoquerons deux pour le moment :

Note de bas de page 6 :

Le syntagme englobe les installations contemporaines dans des parcs urbains ou ces lieux mêmes traités comme œuvre d’art.

Note de bas de page 7 :

Toutefois notre point de vue n’étant pas celui d’un technicien qui se situerait davantage au stade de la mise en œuvre des signes plastiques, nous ne les prendrons pas toutes en compte, nous limitant aux données qui figurent les invariants dans l’énoncé global.

  • au niveau du conçu : dans un premier montage sont censés se retrouver les invariants textuels précédents, connus et intégrant paramètres topologiques, climatiques, géologiques, botaniques et les nombreuses contraintes qu’ils imposent sur un site particulièrement accidenté (tous les ars in situ6 sont obligés d’en tenir compte avant même toutes autres considérations). Ces données pragmatiques ont été gérées en amont par l’énonciateur singulier qu’est l’architecte en son projet7.

  • au niveau du perçu se déploie un discours multimodal et intersémiotique, fondé sur des figures connues à la fois visuelle et linguistique mais jamais autonomes puisque le texte n’est perçu qu’in situ. L’énoncé linguistique est délivré par un énonciateur délégué, le guide toujours présent, le « pilote utopien » de More, représentatif des instances plurielles municipales, culturelles et créatrices face à l’énonciataire singulier ou plus souvent collectif que sont les visiteurs.

A ces deux pôles et pour reprendre une distinction faite par les cinéastes familiers de ces notions, le montage est voulu invisible même s’il implique un découpage, parce qu’il s’efforce de masquer la discontinuité des fragments par des raccords, contrairement au montage-choc ou dialectique qui exploite les rapprochements inattendus (Eisenstein). Deux fragments rapportés l’un à l’autre par juxtaposition déterminent un sens que chaque partie ne construit que dans son rapport à l’autre et qui est le produit non d’une addition mais d’une interaction.

Les mots dans la représentation (ou que devient le modèle textuel dans l’artefact)

L’énoncé visuel est donc ce vaste montage des jardins in situ. Sur quels signes s’appuyer pour inventorier les fragments. Ils segmentent l’espace et le temps propres au parcours, les structurent et les articulent créant ainsi une quête tensive dans les figures mises en scène et orientée dès le premier moment par le discours du guide.

Ces figures dominantes valident les invariants textuels recensés précédemment :

(i) la figure de la clôture fait de ce monde un espace difficile d’accès et protégé. Il induit un parcours en forme de boucle relativement simple à la découverte de ces fragments dans une succession spatiale et temporelle qui fait la linéarité. Il présente un seul point d’ouverture où entrée et sortie se superposent, fermant la boucle en une sorte de cadre dans le cadre qui désigne ce territoire déterminé comme artefact si l’on se réfère à R. Caillois pour discrétiser le jardin :

Note de bas de page 8 :

R. Caillois, Pierres réfléchies. Gallimard, 1975, p. 20.

Un jardin n’est fait que de la nature même et doit cependant s’en écarter par une ostensible ou délicate altération qui précisément le rend jardin 8.

Note de bas de page 9 :

Le portail ainsi que les portes protégeant les sources sont l’œuvre du plasticien américain P. Fourakis.

Clôture implicite que celle naturelle de la configuration escarpée, clôture explicite que celle construite et franchissable par le seul portail9 ouvert dans la grille, elle-même triplée encore de la clôture de la boucle parcourue à l’intérieur. Clôtures superposées (escarpé vs plat, fermé vs ouvert, et ordonné vs chaotique) renforcent la fonction cadre et désigne cet espace comme lieu possible d’utopie. Fermetures-index d’une production à considérer comme un tout et qui aspectualisent le regard de l’observateur par cette fonction sémiotique avant même qu’il y pénètre. Elles inscrivent l’énoncé dans une protension en créant un débrayage spatio-temporel.

Ce tout comporte des parties aisément discrétisables grâce à des seuils, des frontières, figurées par des portes, des tunnels, des passages entre chacune, de diverses matières (végétaux, minéraux) et de diverses formes (bois tressés à l’horizontal au sol en caillebotis, fines armatures recouvertes de végétaux ou épaisse voûte de pierre…). Ces actants positionnels structurent l’énoncé visuel, et au-delà du fait qu’ils soulignent les segments issus de l’archétype et désignent ostensiblement la fragmentation comme principe de construction d’un ensemble syncrétique, ils servent de raccords qui gèrent la circulation et assurent leur cohésion.

Il s’agit donc d’un montage qui se constitue d’emprunts isotopiquement homogènes (par opposition au collage qui assemblerait des parties empruntées à d’autres énoncés de toute nature pour subsister en tant qu’hétérogènes). La composition est explicite si l’on considère les avis au seuil de chaque partie qui annoncent : « bois sacré, tunnel végétal, axe des vents, fil d’or, jardins d’eau, topiaire… » et qui renvoient à des entités naturelles issues d’autres sources fonctionnant comme des citations. Ce montage, reconnu comme local pour l’instant, vise à l’englobement de parties culturellement hétérogènes pour élaborer une unité multiculturelle. Car l’ensemble trouve une première cohérence dans la déclinaison des isotopies propres aux quatre éléments et aux règnes.

(ii) la figure de la rection du corps à corps avec les éléments crée les conditions d’une cosmogonie analogique entre un au-delà du Paradis et un ici-bas paradisiaque où est résolue la confrontation des catégories. Le culturel l’emporte sur le naturel. Sur l’eau, sur l’air, sur la terre et le feu, partout la maîtrise du destinateur est d’ordre cognitif et pragmatique opposant une forme de vie régie et ordonnée, au désordre de la nature environnante et à l’urbain qui la discrétisent de part et d’autre. Le destinateur parce qu’il retouche la création peut être considéré comme un démiurge, et dans l’énoncé global avec de multiples références à toutes sortes de transcendances divines.

(iii) la figure d’un monde syncrétique en ce qu’il joue de la polysensorialité : d’abord la vue par la diversité des couleurs qui signifie le cycle des saisons (frondaison mauve des arbres de Judée, vague verte des buis), et par l’association de formes superposables (isomorphisme de la voûte de pierre et de celle du ciel), synesthésie entre le goût et l’odorat (thym, origan, baies de genévriers), l’ouïe et on pourrait inclure ici les observations de C. Zilberberg sur la fraîcheur concomitamment couleur, éclat, son, jeu d’ombre et de lumière, température ou encore aspectualité du végétal… et enfin le toucher par synesthésie encore (effet métallique de la surface aqueuse, effet liquide de la surface vitrée de la serre, douceur des mousses, rugosité des roches)... L’agrément l’emporte sur l’utilité comme dans la plupart des jardins utopiques.

(iv) la figure de l’harmonie oriente la phorie. Elle rend possible une appréhension du Beau et du Bien : une telle logique de choix dans la sélection des valeurs ne peut qu’avoir une signification euphorique caractéristique de l’utopie. L’harmonie va vers l’abolition des tensions entre éléments du plan de l’expression pour réduire les tensions au plan du contenu.

Note de bas de page 10 :

La serre est l’œuvre de Ian Ritchie, architecte anglais qui a créé le toit et les trois grandes façades bioclimatiques de la Cité des Sciences de la Villette à Paris, le Musée maritime à Londres et le pavillon de la Reine Sophie à Madrid.

  • harmonie chromatique impressive : récurrence du bleu et du blanc sur tout le site pour l’intégrer à l’architecture de la ville (murs blancs et ardoises),

  • harmonie chromatique et botanique par démultiplication d’une espèce (feuillages des sept variétés d’érables),

  • harmonie d’éléments conjoints dans la continuité de la terre et du ciel visible dans les reflets sur le toit plat en verre de la serre10,

  • harmonie des essences manifestées dans leur complémentarité celle de la vigne et du lierre (autrefois observables ensemble sur les enseignes des tavernes : si la première enivre, le second protège de l’ivresse).

Ou encore jonctions choisies, d’ordre icono-plastique par exemple

Note de bas de page 11 :

Groupe µ, p. 160.

  • par couplages homothétiques, ceux qui concernent les propriétés éidétiques de la figure « mais non les longueurs ni l’orientation »11, c’est le cas des représentations de l’eau sur les pierres consacrées aux grands fleuves (Nil, Tigre et Euphrate, Gange et Brahmapoutre, Mississipi) ;

  • par couplages congruents, sorte d’empreintes ou calques à orientation déplacée, symbolisme du signe de l’infini déformé par projection inverse du toit de la serre et de la disposition de l’amphithéâtre

Cette mise en scène manifeste toujours la quête d’une cohésion réalisée entre les différentes parties du tout au service d’une probable cohérence que nous avons dès l’abord qualifiée d’utopique. C’est donc une idéologie qui se met en place dans un tel discours au sens que lui accorde le dictionnaire de Greimas et Courtès, de « quête permanente des valeurs », d’ «instance du parcours génératif global ». La saisie de cette architecture paysagée est bien d’ordre tensif comprise comme programme narratif riche en figures qui induit la quête d’un rapport au monde euphorique pour une forme de vie.

Si cette représentation visuelle comporte secondairement une dimension rhétorique voire didactique, celle-ci est une forme d’écriture qui s’inscrit dans la manipulation de l’espace de représentation qui est simultanément espace de manipulation de la pensée ; nous pouvons donc nous demander si cette occurrence du jardin archétypal dans la seule part visuelle de sa manifestation et réalisée par le premier montage par juxtaposition horizontale, pourrait être autonome et monosémique. Nous allons voir que le sens est synesthésique.

Le langage à l’intérieur du dispositif de représentation

Il est certain que l’énoncé visuel à lui seul n’imposerait pas avec la même force sa cohérence épistémologique et ce ne serait sans doute pas un défaut pour des Jardins – dits – de l’imaginaire. Mais dans la perspective d’une utopie canonique, les indices d’emprunts sont peut-être quantitativement insuffisants proportionnellement à la profusion des manifestations communes à la réalisation de tout jardin. Par contre l’interprétation est beaucoup plus orientée dès lors que l’énonciateur délégué, le « pilote utopien » de Th. More, propose sa grille de lecture et superpose au précédent un énoncé linguistique, outil de médiation entre le référent et l’énonciataire, qui se conjoint à l’énoncé visuel pour construire ce qui sera l’énoncé global, le montage final à la fois horizontal et vertical. Lui seul est détenteur du sens ; la fonction de cet autre montage, qu’est la superposition du linguistique sur le visuel, consiste en un resserrement de la grille interprétative qui aboutit à une production sémantique stabilisée sauf à reconnaître le contenu subjectif de la mémoire de chaque destinataire qui la convoque comme matière du discours. Cet énoncé linguistique n’est pas du tout la simple traduction d’un langage visuel dans un métalangage ; c’est dans l’interaction réciproque des deux énoncés synchrones dans les montages – l’horizontal et le vertical – que se construit une énonciation polyphonique. En somme plus l’énonciation est polymorphe, plus la saisie est monosémique, ce qui définirait le syncrétisme, du moins dans ses conséquences.

Note de bas de page 12 :

D’après Sémiotique du discours de J. Fontanille, Pulim, 1999. Voir chap. III.

Note de bas de page 13 :

Ph. Nys, Le jardin exploré. Une herméneutique du lieu. Vol.1. Les Editions de l’Imprimeur, coll. Jardins et paysages, 1999, p. 69.

Dès lors le discours12, énonciation en acte dans un ancrage déictique, s’organise explicitement à partir d’un fil conducteur, rappelant le dispositif du métier à tisser vertical connu dans le monde entier, « dispositif qui consiste en un fil entrelacé dans d’autres fils qu’il coupe à angle droit, une sorte de tresse régulatrice »13 et qui fait naître la métaphore de l’architecture du lieu ou du discours comme entrelacement de plusieurs strates plus ou moins saisissables selon le niveau considéré.

Note de bas de page 14 :

Sauf dans le cas d’œuvres de grandes dimensions qui peuvent englober ce dernier ou d’œuvres baroques aux perspectives en miroir qui peuvent représenter des objets en arrière de l’observateur.

De plus ce fil conducteur qui régit l’énonciation modalise la perception de l’énonciataire en imposant un ordre dans le parcours en boucle qui part - de et ramène - au Bois sacré qui est le fragment premier. La rection est d’autant plus forte que, si devant un tableau l’observateur reste le plus souvent extérieur à l’énoncé14, il est ici nécessairement intérieur à l’énoncé et pourrait, sans ce fil, le parcourir de bien des manières. Dans cette position il est dépourvu d’un point de vue synthétique et il a de fait un point de vue analytique où le principe des parties l’emporte sur le tout ; il doit alors s’appuyer sur le travail de la mémoire et de l’imagination pour actualiser une image.

L’énoncé linguistique qui privilégie une lecture topologique particulière, se double à chaque station du guide au seuil d’une nouvelle partie du jardin, d’une lecture symbolique. Elle est elle-même composée de segments de textes de diverses origines et juxtapose des citations, des allusions, des parenthèses en alternance avec un segment attaché à la description d’un segment de l’énoncé visuel. Ces segments résolvent partiellement la question de l’iconicité d’une idéologie comme la connaissance de la généalogie du jardin. C’est un troisième montage qui fonctionne comme le premier, les segments - descriptions faisant fonction de raccords, sur le fil conducteur annoncé et figuré dans le jardin -même.

Chaque arrêt est un geste qui est lui-même un acte d’énonciation ; chacun rythme le parcours, scande la quête et projette l’énonciataire dans un univers débrayé, dans un hors - temps et un hors - lieu par rapport aux temps et lieu de l’énonciation. D’où la tension permanente entre lieu et hors -lieu comme entre temps et hors -temps.

Note de bas de page 15 :

Nys, op. cit. p. 17.

  • Le hors - lieu est introduit dans l’énoncé par les rappels géographiques, jardins du monde fragmentés : bois sacré de Rome, canaux en croix des jardins de Babylone, arbre de Judas en Grande-Bretagne, forêts de Brocéliande et de Sherwood, jardins de l’Inde, de Vaux le Vicomte, de Versailles…

  • Le hors-temps est induit par ces mêmes rappels qui, pour être géographiques n’en sont pas moins évocateurs de civilisations antérieures. Les digressions étymologiques sur le nom de la ville de Terrasson, sur la topiaire, sur l’intérêt de Charlemagne pour les roses, le Roman de la rose ou la marque de la Préhistoire dans cette vallée de la Vézère ont la même conséquence. Elles instaurent la lenteur dans le tempo de l’énonciation, lenteur nécessaire au rêve et à la spéculation qui rend ce parcours initiatique. Ceci est d’autant plus vrai que le mouvement temporel est double :

  • selon un temps ascendant grâce à ce feuilletage des mythes et des légendes comme aux diverses conceptions du monde qu’ils délivrent à partir des règnes végétal, minéral, aquatique, ceci depuis les origines ; cosmogonies fondatrices, elles ressourcent et refondent le jardin utopique d’aujourd’hui. Il perpétue un monde païen et mythologique souvent recouvert par le modèle chrétien répandu en Occident. Le jardin apparaît alors comme un lieu de mémoire « lieu de la synthèse des arts, un lieu d’artifices parfois portés par une sorte de perfection suprême où l’illusion est plus réelle que le réel, mais aussi un lieu d’une puissance poïétique nourricière originaire »15 selon la conception de Philippe Nys.

  • selon un temps descendant grâce aux projections autorisées sur un futur proche ou lointain, modifié en raison de l’existence d’un tel lieu. Cet accès à un hors-temps -présent offrirait pour le futur une alternative possible à ce présent au tempo vif perçu comme insaisissable.

Ce temps ascendant est celui de la dynamique rétensive du souvenir des sources et s’oppose à celui de la dynamique protensive du devenir dans le temps descendant : les deux assemblés construisent un espace syncrétique dialogique où surgit la possibilité de construire un présent que serait l’être de l’artefact et du sujet qui le contemple. Hors - temps et hors-lieu partent et ramènent l’énonciataire à son propre espace-temps syncrétique car ils ont pour point de départ un indice de l’ensemble présent (bois, canal ou terrasse) qui se trouve relié à un autre de même nature et de même fonction dans un espace-temps in absentia, éloigné voire disparu voire fictif et/ou mêlant tous les modes d’existence qui se conjuguent pour le présentifier.

Note de bas de page 16 :

D. Bertrand, « Enthymème et textualisation », Langages n°137, Larousse, mars 2000, p. 41.

Ce mouvement d’extension vers un ailleurs -autrefois autorise un englobement de ce fragment à l’espace-temps présent de l’énonciation par le seul fait de sa citation et de son analogie. La lecture de cette intertextualité non spontanée mais explicite et régie, modalise la réception et donc l’interprétation en un devoir -voir dans ce lieu tous les autres lieux originels analogues à valeur archétypale. La fragmentation a pour effet la construction par englobement dans ce tissage, d’un quatrième montage, celui d’un espace ouvert aux autres jardins des autres continents et des autres cultures. Il s’agit bien d’un jardin utopique en un autre sens cette fois, puisque impossible à délimiter dans l’espace, jardin virtuel et mental beaucoup plus que phénoménologique. On voit - comme le formule D. Bertrand en termes tensifs qui soulignent les corrélations - que les variations dans les modes d’existence dans le simulacre16 fonctionnent

Note de bas de page 17 :

D. Bertrand, ibid, p 43.

comme un déploiement syntagmatique où le réalisé est appelé à se virtualiser sur le mode extensif (sans perdre pour autant sa présence) et les formes virtuelles, images ou parties immatérielles, sont appelées à s’actualiser sur le mode intensif (sans pour autant modifier leur statut au regard de la véridiction). […] Double mouvement dont l’enjeu est l’assomption émotionnelle.17

Il marque ainsi le rôle du destinataire dans la résolution des hétérogénéités et l’accès à l’esthésie.

La morphodynamique du kaléidoscope

Le discours à la fois in situ et in actu nous conduit à revenir sur la figure de la clôture qui impliquait jusque là le corrélat d’un dedans, d’un monde restreint et fini même si le regard du visiteur s’en écartait parfois spontanément. L’énoncé linguistique revient sur les oppositions topologiques : dedans vs dehors, ouvert vs fermé, infini vs fini, horizontal vs vertical, vers le bas vs vers le haut.

Note de bas de page 18 :

Nous ne pouvons pas accorder ici à bricolage, le sens que lui a donné Lévi-Strauss dans La pensée sauvage parce qu’il y désigne des arrangements d’éléments qui n’ont désormais dans leur nouveau contexte, rien à voir avec leur usage premier.

En segmentant et en ordonnant le parcours, il donne successivement plusieurs points de vue centrés, ceux de l’énonciataire qui à chaque station fait éclater son espace propre pour s’ouvrir à un espace infini renouvelé à chaque fois – d’abord à partir de son point de vue dominant sur l’espace végétal ou urbain environnant, - d’autre part sur cet espace-temps des jardins du monde. Autrement dit à partir de la boucle première, simple et régulière du parcours guidé, s’ouvrent tout autant de nouvelles boucles qu’il y a de stations : elles créent de nouveaux espaces éclatés donnant sur l’infini, sur l’horizontal, sur le bas et sur le haut, sur le virtuel et sur l’imaginaire pour conserver le syntagme initial, mais sur l’humain plus que sur le divin (le ciel était l’issue verticale, la seule issue de l’hortus conclusus médiéval qui imposait le recours à la transcendance ; ici elles sont multiples). C’est dans le montage global synchrone des énoncés horizontaux (visuel et linguistique) et des montages verticaux qui les entrecroisent que se réalise une construction - plus que circulaire - kaléidoscopique en raison de ces boucles entremêlées qui renforcent le tissage, orchestration aux allures de bricolage18 symbolique dans un espace d’autant plus utopique qu’il est hétérotopique.

Rappelons l’étymologie du terme d’optique proposé, le kaléidoscope additionne trois notions : le beau, la forme, et l’action de regarder ; le TLF le décrit comme « un instrument tubulaire contenant un jeu de miroirs et des fragments de verre mobiles, diversement découpés et colorés, produisant des figures qui varient à chaque secousse de l’appareil » et il illustre par une citation de Gide dans Si le grain ne meurt : « Parfois l’insensible déplacement d’un des éléments entraînait des conséquences bouleversantes ».

Note de bas de page 19 :

Concaténation : enchaînement des causes et des effets (des termes d’un syllogisme). Petit Robert. Terme de logique donc.

Le dictionnaire souligne ainsi la solidarité des fragments et son incidence sur la réception du tout variable en raison de la manipulation du sujet opérateur : relations de concaténation19 satisfaisantes rapportées à notre énoncé global syncrétique.

En nous fondant sur ce que nous avons dit de l’englobement, nous ajouterons que cet espace s’ouvre simultanément à l’infini des possibles expériences de projection d’un ordre du monde. En raison de ce principe de fragmentation qui régit le montage global issu des divers montages concomitants, s’ajoute une force de cohésion et de cohérence à la fois, figuré par le fil conducteur et démultiplié en boucles : cohésion plus forte désormais parce qu’il conjoint les parties en un tout homogène du fait de sa plus grande cohérence sémantique.

La rhétorique fait sens : dans ces montages, ces segments concomitants disent la proximité des conditions d’existence faites aux hommes de par le monde, même si leur habillage narratif diffère. Ils tissent entre eux des relations étroites, des sortes d’universaux qui sollicitent l’adhésion. L’alternance de séquences embrayées et débrayées correspond à ces boucles en relation explicite de type analogique. En interaction avec l’énoncé visuel qui sert d’espace-temps référentiel se construit le sens, celui d’une épaisseur temporelle et spatiale qui permet de dépasser une pure description/traduction pour donner des fondements herméneutiques fiables à la saisie de l’ensemble.

Note de bas de page 20 :

Nys, op. cit. p 148.

Note de bas de page 21 :

Ibid. p 149.

Note de bas de page 22 :

Le terme est de Nys qui à propos de Rousseau se réfère à un espace-temps non humain. p. 149.

Dans ces sphères mentales se créent à partir des jardins d’ailleurs et d’autrefois, une dynamique en profondeur, « un espace transitionnel où une société essaie de se donner une vision de son avenir »20 comme dit Ph. Nys à propos des Rêveries de Rousseau qui facilitent « une conscience dilatée jusqu’aux profondeurs de l’inconscient »21 dans une expérience d’immersion qui crée des effets, des affects propres à transformer l’observateur, ce qui est le propre de l’expérience esthétique. La transformation majeure serait de le conduire de la conscience de son individualité à celle d’une identité collective « expansée »22 dans l’espace et le temps. De la boucle réalisée aux boucles virtuelles, la sphère ouverte s’impose comme figure géométrique archétypale dont il serait intéressant de souligner le symbolisme : la dynamique de ces boucles est celle d’une révolution sur soi, d’un retour à soi du sujet percevant, à son corps sensible se déplaçant, regardant, sentant, écoutant, source et cible de sa pensée, mais après un détour par d’autres sujets, d’autres actants dans d’autres parcours narratifs analogues. Ces ouvertures plurielles le ramènent via l’énoncé global, à son intériorité qui reconstruit ce monde cosmopolite sur les valeurs induites du Beau et du Bien compris comme expression d’une fraternité, celle justement des Contes du monde entier. Cette fraternité tient d’une part à la mêmeté des actants mûs de quêtes semblables dans les mythes fondateurs, d’autre part au maintien de leur ipséité dans leurs diverses manifestations.

Note de bas de page 23 :

J–F. Bordron, « Les objets en parties », Langages n° 103, Larousse, septembre 1991, p. 55.

« Le moment d’unité »23 (J.-F. Bordron).

Un tel discours tend à faire naître un monde de perfection en prenant en compte les invariants de l’archétype mais est-ce pour autant une copie du modèle construit ? Peut-on parler de mimèsis donnant accès à la reconnaissance de « l’identité » et assurant « la stabilité » de la réalisation, deux traits qui définissent ce moment d’unité chez Bordron.

Note de bas de page 24 :

Ce peut être une explication au statut mineur de l’art des jardins pendant des siècles. Aujourd’hui encore il est plus ou moins englobé dans l’aménagement du territoire sauf quand les jardins sont classés monuments historiques, sauf si la furor hortensis qui semble se faire jour les revalorise dans cette typologie.

Il est indispensable d’apporter d’abord une précision d’importance du point de vue de l’art. Il ne s’agit pas d’une copie de la nature, mais de la copie de diverses manifestations antérieures textuelles ou pas, il s’agit donc d’une mimèsis redoublée24. Si la construction des jardins a toujours plus ou moins tenté de combler le manque du paysage mythique du Paradis perdu, cette nature au second degré imite l’art des fables dans une conception renouvelée de la mimèsis si l’on se réfère aux trois niveaux décrits par Ricoeur dans Temps et récit I  pour lequel la mimèsis I est l’expérience du monde réel comme source, la mimèsis II est le lieu de la mise en discours d’une déformation cohérente (le mythe par exemple) et la mimèsis III est le lieu de l’herméneutique.

Note de bas de page 25 :

Nys, p. 128

Or ces jardins appartiendraient selon Ph. Nys à « un art à deux temps à l’instar du théâtre, de la musique ou de la danse, c’est-à-dire comme un art où le deuxième temps celui de sa re-création est coextensif à sa création »25. De même que le théâtre est historiquement second aux mythes, né du plaisir et du besoin de réaliser sur la scène les actions racontées, le jardin utopique peut être considéré comme transposition des arts entre eux dans une mimèsis II redoublée. Il n’est alors accessible que dans un savoir partagé sur sa genèse et sa généalogie qui suppose encore une fois l’activité du sujet qui toujours participe au montage global à partir de sa mémoire et de son imaginaire.

Note de bas de page 26 :

ibid., p. 34.

Note de bas de page 27 :

Nys, p. 52, l’ekphrasis est cette technique descriptive qui consiste dans l’Antiquité « à faire l’éloge du travail de l’artiste et cela sur le modèle de la description du bouclier d’Achille chez Homère ». Chez Homère encore, cette description sert à décrire un jardin rêvé que les romains traduiront dans l’in situ.

De plus, le discours considéré appartient autant au monde sensible et changeant qu’au monde intelligible et explicite de l’utopie canonique, statut instable à la fois clos et ouvert de ce lieu mental construit dans la conscience du sujet et qui « n’est perceptible que grâce à une sorte de raisonnement hybride. »26 Ce jardin in situ peut être considéré comme une sorte de nature muette sinon morte à laquelle il faut rendre la parole. Ce faisant l’énoncé linguistique du jardin devient une sorte d’ekphrasis27 fondant sa valeur d’oeuvre d’art et touche de manière centrale à la question de la synthèse des arts effectuée dans un montage, à la

Note de bas de page 28 :

Nys, p. 52. C’est nous qui soulignons.

Fondation d’un lieu utopique d’une fraternité des arts dans la mesure où cet art ne renverrait pas seulement au mythe et au symbole du paradis perdu mais d’abord à un secret de fabrication, celui de la création artistique comme traduction des différents modes de représentation entre eux, avec au centre et comme point de départ de ce secret, le processus de la description comme incarnant un principe de traductibilité28.

L’ekphrasis ainsi comprise nous renvoie alors à la question du langage propre au jardin in situ et à ses limites comme à son herméneutique, dans une articulation entre le phénoménologique et l’herméneutique qui révèle un vide, une rupture, une incapacité de l’objet phénoménal à se suffire à lui-même pour une re-présentation de l’utopie. L’ekphrasis présentifie la dynamique essentielle à l’acte d’énonciation qui est acte de création pour ceux, énonciateur et énonciataire, qui veulent avoir accès à l’invisible.

Note de bas de page 29 :

Ibid, p. 53.

L’ekphrasis donne donc à voir, elle fait voir par la parole, elle est une technique qui re-présente ce qui est absent pour un interlocuteur, pour un tiers qui devient présent à la chose dite, à la chose re-présentée, non à la chose elle-même, même en présence de la chose. L’ekphrasis a donc notamment une fonction pédagogique, une fonction de démonstration 29.

A lire Gilles Deleuze dans sa Logique du sens, nous sommes tentée de dire que nous n’avons pas affaire à une copie -icône mais plutôt à un simulacre -phantasme. La première est une image ressemblant au modèle sur des critères externes de l’ordre du sensible et de l’esthétique. Le simulacre fonctionne davantage sur la ressemblance interne, celle de l’intelligible et de l’éthique.

Note de bas de page 30 :

G. Deleuze, Logique du sens, Editions de Minuit, Coll Critiques, 1994, p 298.

L’observateur fait partie du simulacre lui-même, qui se transforme et se déforme avec son point de vue. Bref, il y a dans le simulacre un devenir -fou […], un devenir toujours autre, un devenir subversif des profondeurs, habile à esquiver l’égal, la limite, le Même ou le Semblable : toujours plus ou moins à la fois, mais jamais égal. 30

Ceci contrairement à la copie qui limite ce devenir.

Conclusion

Note de bas de page 31 :

H. Parret, Le sublime du quotidien, chap. 7 « Le jardin », Hadès-Benjamins, coll. Actes sémiotiques, 1988, p. 173-207.

Herman Parret dans son Sublime du quotidien31 s’interrogeait

Note de bas de page 32 :

Id., ibid., p. 201.

Sur le statut de l’art des jardins dans le système des beaux-arts, notant ce fait étrange que la typologie des différentes conceptions du jardin indique que l’essence de l’art des jardins est déterminée dans les termes d’un autre art : la sculpture pour le jardin italien de la Renaissance, l’architecture pour le jardin à la française, la peinture pour le jardin anglais et la musique pour le jardin chinois 32

Note de bas de page 33 :

Id., ibid., p. 190.

Note de bas de page 34 :

Id., ibid., p. 174.

et il remarquait par ailleurs que le jardin est un art de transposition voire de « concaténation de transpositions » plus ou moins saisissable établissant là « une chaîne sémiotique bien complexe »33 qui en appelle à tous les arts simultanément puisqu’il est certain en outre que « le modèle pur n’existe pas »34. Rappelons encore que l’énonciateur est architecte et la géométrisation de cet espace est explicite comprenant des seuils, des tunnels, un arceau, des fenêtres dans la topiaire, des couloirs, des perspectives sur la ville, le quadrillage des jeux d’eau, des terrasses, des figures taillées… Mais il s’avère aussi poète : la synthèse des fonctions de l’énonciateur relève encore de cette faculté pour avoir ainsi enchâssé le site dans un contexte résolument philosophique et poétique qui accorde aux Jardins de l’imaginaire, une valeur existentielle et pathémique. Sans doute faut-il voir là une fusion entre des modalités du faire qui justifie toutes nos remarques antérieures, soulignant la dynamique tensive de l’imaginaire du sujet sollicité s’il entre dans une relation fusionnelle avec les jardins, fusion entre l’homme et le monde qui permet que se réalise l’expérience esthétique qui concerne à la fois l’œil et l’esprit. J’ajouterai « et le corps mu et ému ».

Note complémentaire sur les trois sources textuelles annoncées :

Description première, celle biblique de l’Eden. Elle apparaît dès le second chapitre de la Genèse après la création de l’univers.

8 Ensuite le Seigneur Dieu planta un jardin au pays d’Eden, là-bas vers l’est, pour y mettre l’homme qu’il avait façonné. 9 Il fit pousser du sol toutes sortes d’arbres à l’aspect agréable et aux fruits délicieux. Il mit au centre du jardin l’arbre de vie, et l’arbre de ce qui donne la connaissance de ce qui est bien ou mal. 10 Un fleuve prenait sa source au pays d’Eden et irriguait le jardin. De là il se divisait en quatre bras. 11 Le premier était le Pichon ; il fait le tour du pays de Havila. Dans ce pays on trouve un or, 12 un or de qualité, ainsi que la résine parfumée de bdellium et la pierre précieuse de cornaline. 13 Le second bras du fleuve était le Guihon, qui fait le tour du pays de Kouch. 14 Le troisième était le Tigre, qui coule à l’est de la ville d’Assour. Enfin le quatrième était l’Euphrate. » (La Genèse I, 2)

Note de bas de page 35 :

Cette nostalgie déclenche au Moyen-Âge une littérature de quête à la recherche de ces lieux prometteurs d’une vie meilleure. Plus tard l’utopie s’écarte de la religion pour investir le réel, elle laïcise alors ce modèle eschatologique du temps pour fonder une sorte de religion de l’avenir.

Les deux traits qui le caractérisent sont conjointement l’agréable et l’utile. Ils en font un lieu des origines pour le premier homme et sa descendance, ils marquent ainsi les commencements du temps ; d’autre part ce point indique les commencements de l’espace créé, à l’Orient. Ce texte majeur nous situe aux fondements de la connaissance et de la morale, et accorde d’emblée un rôle majeur à la symbolique de l’eau qui segmente le jardin à partir des quatre fleuves. L’ensemble propose les prémisses de la rêverie utopique qui nourrira la nostalgie d’un paradis originel35.

Note de bas de page 36 :

L’Abbé W. Srabon, mort en 849, décrit dans son Liber de cultura hortorum les 23 plantes composant son jardin monastique et leurs propriétés.

Le jardin monastique en découle. Une des premières traces de ce dernier nous vient du parchemin de 820 de l’Abbaye de Saint-Gall en Suisse jamais réalisé mais toujours imité et du traité de Strabon36. Si de tels jardins permettent également les soins du corps (alimentation et thérapeutique) et le plaisir, ils ont surtout une importance religieuse et symbolique. Si le monastère est un enclos de savoir face à l’ignorance du monde, le jardin monastique est un lieu de salut pour le corps et pour l’esprit.

Thierry Pécout, maître de conférences en Histoire médiévale à l’Université de Provence souligne la polysensorialité à l’œuvre dans la composition d’un tel site qui apparaît déjà entre deux temps : comme une mimèsis du monde édénique et une étape vers le Paradis à conquérir

Note de bas de page 37 :

Th. Pecout – « Quatre carrés sous la bêche des moines » in Historia thématique Des jardins témoins de leur temps. p. 11-15. N° 66. Juillet - Août 2000. C’est nous qui soulignons.

Par ses effets de lumière conjugués aux murmures des eaux, par la présence de végétaux et même d’animaux, ne serait-ce que les oiseaux, le jardin est l’image de l’ordonnancement du monde tel que l’a voulu Dieu et tel que le voient les hommes voués à Dieu. Il est un souvenir du jardin de l’Eden, mais aussi une préfiguration du jardin de tous les jardins, le paradis céleste. Plus qu’un lieu d’agrément ou qu’un espace de culture, le jardin fait partie de la vie spirituelle du monastère 37.

Lien entre le Paradis perdu et le Paradis attendu, le jardin monastique est aussi entre deux modes énonciatifs : la représentation immanente, l’image visible sur terre qui donne accès à l’invisible divin, à la perfection absolue, utopique par définition, lieu potentiel relevant d’une sphère transcendante.

Note de bas de page 38 :

G. Bazin – Jardins. La recherche du Paradis perdu. Chap. Le jardin et l’Islam, Editions du Chêne. 1999, p. 31.

Note de bas de page 39 :

Ibid. p 35.

Note de bas de page 40 :

Ibid. G. Bazin donne deux traits fondamentaux dans l’architecture du jardin de l’Islam : la primauté de l’eau et la présence du patio (même si on le retrouve dans toute les cultures de la Méditerranée).

L’utopie du jardin coranique. Dans les régions en contact avec le monde musulman, le jardin monastique s’enrichit d’apports nouveaux. Le Coran oriente le devenir du jardin oriental. Issu « d’une culture dont le fonds ancien repose sur des centaines de générations assoiffées ou qui, de temps en temps, ont bu, étendues à plat ventre, la boue saumâtre des puits »38, l’homme rêve d’eau. L’eau a donc une fonction et une position centrales dans le jardin comme dans la maison ou le palais, se manifestant de manière syncrétique (à la vue, au toucher, au goût et à l’ouïe) à la fois surface et fluide. Son paradigme est Le Generalife de Grenade aux « jets très fins, légèrement inclinés, comme pour former une herse de cristal, dont chaque retombée dans le canal produit une flaque d’argent. »39 Ils participent de cette « nonchalance, où tout invite à abandonner à l’entrée cette âpreté de l’ego et ses vaines poursuites, afin de se laisser initier à cet alanguissement, prélude à l’état de bonheur. C’est bien là le paradis tel que le décrit le Coran »40.

A ce modèle se superpose et se combine celui du jardin persan où s’implanta l’Islam,

Note de bas de page 41 :

Ibid., p. 38. C’est nous qui soulignons.

Enclos de chasse pourvu d’un belvédère, divisés en quatre parties équipollentes par des canaux qui, disposés en croix, représentent les quatre fleuves du paradis terrestre, image du cosmos, avec tous les délices de l’eau, de l’ombre, des effluves parfumées, des murmures des fontaines et des chants d’oiseaux dans les volières, avec aussi ces fruits à portée de la main, s’offrant à la gourmandise afin que tous les sens fussent satisfaits. […] le prince ne marchait pas, il se faisait porter, […] il s’arrêtait pour se livrer à cette activité de l’esprit, si difficile pour les Occidentaux que rebute l’exercice de la pensée non objective : le rêve. 41

C’est parce qu’il est un lieu d’exercice synesthésique que le jardin oriental constitue un espace favorable au développement des activités de l’imaginaire qui opèrent entre deux modes, entre immanence et transcendance. Les invariants commencent à surgir d’un modèle à l’autre, construisant progressivement la quintessence d’une manifestation intersémiotique où se joue toujours en miroir la perception implicite d’une image du monde sensible et mythique à la fois.

L’Utopia de Thomas More. Sa genèse se perd dans l’infini de l’érudition humaniste où domine notamment la leçon de sagesse délivrée par L’éloge de la folie d’Erasme et propose encore un jardin prototypique. Il est utile de rappeler que le projet de More, même s’il fut par ailleurs un grand défenseur de la foi, est sans référence à aucune transcendance et ouvre la nouvelle tradition utopiste centrée sur l’homme et sa capacité à organiser par lui-même un espace harmonieux. Le sujet apparaît comme destinateur et destinataire simultanément dans un programme narratif centré sur les modalités du vouloir.

Note de bas de page 42 :

Th. More - L’utopie. Messidor/Editions sociales, coll. Librio. 1997.

Dans le chapitre I de son Utopia42 « Des villes d’Utopie et particulièrement de la ville d’Amaurote », premier chapitre du récit en abyme dans l’ouvrage au cours duquel un étranger Raphaël Hythloday raconte son voyage dans ce pays en tous points exemplaire à ses yeux, Thomas MORE écrit en 1516 : [la scène se passe après dîner sur un banc dans un jardin, lieu désigné d’emblée comme propice à la spéculation]

Note de bas de page 43 :

Ibid., p 58.

Les habitants des villes soignent leurs jardins avec passion ; ils y cultivent la vigne, les fruits, les fleurs et toutes sortes de plantes. Ils mettent à cette culture tant de science et de goût, que je n’ai jamais vu ailleurs tant de fertilité et d’abondance réunies à un coup d’œil plus gracieux. Le plaisir n’est pas le seul mobile qui les excite au jardinage ; il y a émulation entre les différents quartiers de la ville, qui luttent à l’envi à qui aura le jardin le mieux cultivé. Vraiment l’on ne peut rien concevoir de plus agréable ni de plus utile aux citoyens que cette occupation. Le fondateur de l’empire l’avait bien compris, car il appliqua tous ses efforts à tourner les esprits dans cette direction.43

Note de bas de page 44 :

Précisons qu’il s’agit bien là des jardins attenants à chaque maison dont les occupants changent tous les dix ans pour satisfaire au « principe de la possession commune » et non des espaces municipaux tout aussi communautaires mais plus vastes et dévolus aux travaux agricoles afin d’assurer la subsistance de la population. Ces jardins sont donc essentiellement d’agrément. Ces dernières citations sont issues des pages 53-54.

Note de bas de page 45 :

J. Fontanille et A. J. Greimas- Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme. Le Seuil. 1991. (voir p. 60 sq.).

La description de ce jardin est englobée dans le chapitre sur la ville comme le jardin lui-même est englobé dans la cité fortifiée, elle-même partie de cette île difficile d’accès de par « la configuration du pays » entre écueils, autres rochers et bancs de sable, espace donc doublement clos et accessible aux seuls initiés puisque « les habitants seuls connaissent les passages navigables, et c’est avec raison qu’on ne peut pénétrer dans ce détroit, sans avoir un pilote utopien à son bord ». Les prédicats s’accumulent pour construire (avec les figures de l’excitation, de l’émulation, de la lutte) l’idée de rivalité qui illustre les rapports tensifs des hommes entre eux et d’eux-mêmes avec la nature44. Toutes les tournures superlatives procèdent du même simulacre passionnel45 : celui de l’excellence voire de la perfection, image modale euphorique proposée par le destinateur manipulateur. En somme, la mise en scène de l’utopie correspond à la réalisation d’un simulacre qui puisse être un support didactique vers une forme de vie absolue. On ne peut, plus explicitement souligner le lien entre le jardinage et l’idéologie sous-jacente, soit entre le bien -faire et le bien -penser.

Note de bas de page 46 :

Voir sous ce syntagme le titre de l’ouvrage collectif édité à L’Harmattan en 1999 : Le paysage, territoire d’intentions. Sous la direction de Ph. Poullaouec-Gonidec, M. Gariepy et B. Lassus.

Est en place désormais l’archétype que vont décliner ensuite les descriptions de société idéale comme celles de Rabelais dans L’abbaye de Thélème, de Voltaire dans son Eldorado… Les sources pourraient encore être multipliées avec les nombreux récits mythologiques de toute origine et leur cortège de dieux, déesses et nymphes de toutes sortes, esprits habitués des eaux, des pierres et des végétaux. Mais l’exhaustivité n’apporterait rien d’autre qu’un inutile inventaire puisque notre objectif n’est pas de réaliser un historique des jardins qui pour être toujours perceptibles en tant que territoires d’intention46, nous intéressent ici seulement comme modèles. L’essentiel est déjà donné dans ces trois premières références.