Ian Hamilton Finlay et son jardin médiateur
Francis Edeline
Ian Hamilton Finlay, artiste écossais né en 1925, est aujourd’hui surtout connu pour son jardin de Little Sparta à Dunsyre (Cy Lanark), dont l’élaboration a débuté en 1966, il y a près de 40 ans. Parcourir ce jardin comme une collection d’œuvres distinctes serait toutefois manquer les grands concepts unificateurs qui le structurent et dont j’examinerai ci-après les principaux.
Finlay lui-même se décrit comme un artiste néo-classique. Son attitude esthétique est une protestation contre la sécularisation actuelle, au nom d’un « réarmement moral » très original, dans la mesure où il implique « une spiritualité sans religiosité ». Pour lui chacun a son rapport personnel avec le sacré, ce qui en fait un artiste foncièrement laïc. Cet « avant-gardener », comme il se désigne parfois plaisamment, manie de façon redoutable et simultanée la polémique et l’humour. Son art s’apprécie simultanément à plusieurs degrés, et consiste en une variété étonnante de « fragments » qui témoignent du refus d’une pensée unique et totalisante. Son œuvre écrite est exclusivement faite de « detached sentences » et il n’est pas étonnant qu’une de ses sources principales d’inspiration soit la philosophie présocratique.
D’une façon générale, néo-classique est à entendre selon ses deux composantes morphologiques. Le classicisme est envisagé à partir du monde gréco-romain, considéré comme l’exemple le plus achevé, le plus efficace et le plus démonstratif de ses thèses. Quant au néo- il constitue l’apport le plus original de Finlay, car c’est dans l’histoire récente qu’il prélève des épisodes susceptibles d’être superposés à la mythologie classique. Partant de la phrase de S. T. Coleridge « Nature is the Devil in a fancy waistcoat », il en propose la traduction suivante pour notre temps : « La Nature est un soldat d'assaut dans un smock de camouflage ». Un seul exemple suffira pour faire comprendre la démarche et pour faire deviner du même coup son côté dérangeant, dont Finlay a systématiquement joué, souvent de façon provocante. Voici cet exemple. Apollon était autrefois simultanément le dieu des arts et de la guerre. Il était donc, au choix, représenté avec à la main un arc ou une lyre. Ce rapprochement surprenant témoigne de la pensée particulièrement subtile des Grecs, et n’a pas manqué d’être mainte fois relevé par la suite (par exemple dans le célèbre ouvrage d’Octavio Paz : El Arco y la Lira, 1956). Mais Finlay réalise que si la lyre fonctionne encore comme emblème des arts, il n’en va plus de même de l’arc, autrefois arme par excellence et tuant à coup sûr, mais aujourd’hui simple jouet inoffensif. Pour restituer à l’antinomie sa force initiale il faut donc équiper Apollon d’une kalashnikov…
Un jardin philosophique
La mosaïque aither/OR (fig. 1) est une méditation présocratique sur la substance de l’univers. L’or désigne la sécularisation, le mercantilisme qui menace l’esprit (éther), dans une disjonction exclusive triplement marquée par le signe /, par l’opposition italique/romain et par le jeu de mots sur l’expression anglaise aither…or. La couleur et l’éclat des tesselles renforcent l’effet.
Fig. 1 I. H. Finlay avec R. Costley, aither / OR,
photo de F. Edeline
L’œuvre de Finlay implique souvent un déplacement, un processus. Ainsi en va-t-il de la promenade inspirée par ce texte de Henry Vaughan (1621-1695) :
- Note de bas de page 1 :
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Traduction : La contemplation de la mort est une sombre promenade mélancolique… un épanchement dans les ombres et la solitude… mais elle conduit à la vie.
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The / Contemplation / of death is / an obscure / melancholy / walk/
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an / Expatiation / in shadows / & Solitude //
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but it / leads unto / life //1
Ce texte en trois séquences est gravé sur autant de plaques de plomb disposées sur des stèles. A la fois lourd et austère, par son support comme par son contenu, il est lu au cours d’une progression dans une allée sombre, mais débouchant sur une clairière. C’est dans son corps et par toutes ses sensations que le visiteur intègre le message.
Dans une même perspective il n’est pas étonnant que Finlay se soit également intéressé aux Holzwege de Heidegger, ces chemins forestiers qui ne mènent nulle part, et qui grâce à cela font déboucher la pensée sur l’inattendu.
Un jardin d’Arcadie
L’Arcadie était prédisposée à servir de toile de fond à un jardin néo-classique, à partir des célèbres toiles de Poussin, lui-même un néo-classique, dans un sens très parent, quoique moins radical, du sens finléen. Le rajeunissement du mythe consistera à transformer la sépulture découverte par les bergers parmi les buissons (Et in Arcadia ego) en un char d’assaut adroitement camouflé. De nombreuses variantes existent. Dans celle de la fig. 2 (bac à fleurs, pierre, 1997, avec John Andrew) on a un vaisseau de guerre (le croiseur lourd Minneapolis) plutôt qu’un char mais la devise est claire : » Même les dieux ont habité les bois », un vers tiré d’une églogue de Virgile.
Fig. 2, I. H. Finlay avec J. Andrew Habitarunt di quoque silvas, photo de F. Edeline
Les anciens dieux habitaient, les nouveaux camouflent (v. aussi fig. 3, 1997).
Fig. 3, I. H. Finlay, In world war I…
Chez Finlay il ne s’agit jamais de citer un mythe ancien pour en constater l’obsolescence mais bien de le revivifier en en actualisant le contenu. Pour lui l’harmonie naît toujours d’un conflit et la Nature elle-même porte ces deux visages : celui d’une pastorale irénique et celui d’une violence destructrice irrésistible. La dimension pastorale pure est loin d’avoir disparu car nombre d’œuvres célèbrent la moisson, la pêche, l’apiculture, le rassemblement vespéral des moutons dans l’enclos et l’instant délicieux où le dernier animal rejoint le troupeau. C’est ici Virgile qui sert de guide… Mais l’ambiguïté guette car les ruches, leurs abeilles piqueuses et leur miel brûlant peuvent se substituer aux porte-avions d’une célèbre bataille navale (fig. 4, sérigraphie, 1997).
Fig. 4, I. H. Finlay avec R. Costley, Battle of Midway
Ovide et ses Métamorphoses, particulièrement celles qui transforment un être humain en végétal (Daphné poursuivie par Apollon et changée en laurier…) seront également des références favorites.
Les embrayeurs cosmiques
Je désigne sous ce nom un groupe d’œuvres qui ont rendu Finlay immédiatement célèbre : il s’agit des cadrans solaires et dispositifs apparentés. Dans son principe (fig. 5) le cadran solaire capte un signal issu du cosmos et le transforme en signe, c’est-à-dire lui attribue un signifié.
Fig. 5 Schéma sémiotique d’un cadran solaire
L’information fournie par le dispositif (l’heure, la saison…) est alors en quelque sorte interprétée par une devise. Telle est la forme traditionnelle de l’engin. On se souviendra que le gnomon ou style d’un cadran solaire est parallèle à l’axe de la terre et que l’appareil rend visible la rotation de celle-ci par le lent déplacement de son ombre portée.
Finlay s’y intéresse à plusieurs titres et en renouvelle puissamment le modèle. Il y apprécie bien entendu avant tout le classicisme de la tradition et s’empresse d’adopter la devise en latin. Est également important pour lui le fait que le sujet qui contemple un cadran solaire est rendu conscient des forces cosmiques dont il est le jouet passif. Il est saisi par elles. Or ces forces sont précisément (aujourd’hui en tout cas) libres de tout investissement religieux ou symbolique. Enfin jusqu’à Finlay la forme des lignes ou des ombres qui parcourent le cadran n’avait jamais été exploitée. Or ces lignes décrites par l’ombre se déplacent à la fois selon un rythme diurne et un cycle annuel, engendrant un double réseau de lignes orthogonales. Finlay, naguère un des acteurs principaux dans le mouvement de la poésie concrète, s’en avise et déploie un merveilleux et riche éventail de métaphores formelles. Verticales et horizontales s’opposent comme land et sea, le triangle de l’ombre est une voile, le gnomon un mât, le réseau orthogonal rappelle le réticule de visée des sous-marins, l’éventail des lignes horaires simule les plis du manteau de la Vierge, etc. Dans l’exemple de la fig. 6 (cadran solaire, ardoise et pierre, 1971) le gnomon est une plaque affectant la forme d’une voile, la fameuse voile noire qui doit signaler à Iseult que Tristan n’est pas à bord. Mais wind shadow (l’ombre du vent), expression maritime, désigne le cône de déventement qui s’établit derrière un voilier.
Fig. 6, I. H. Finlay avec M. Harvey, Tristram’s Sail
Le cadran solaire n’est d’ailleurs que le représentant principal d’une famille de dispositifs, tous explorés par Finlay : l’Horloge de Flore, la Harpe éolienne, le reflet dans l’eau, le poème flottant (sorte d’opérateur entropique où les lettres flottantes d’un mot se dispersent lentement sous l’effet du vent et des courants).
- Note de bas de page 2 :
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Dorénavant géré par The Little Sparta Trust.
Une visite approfondie du Jardin de Little Sparta2, ainsi nommé en référence à cette cité guerrière, permettrait d’admirer bien d’autres œuvres (il en comporte actuellement plus de cinquante), toutes explorant un aspect singulier de notre relation au paysage, au monde végétal, à notre passé culturel, à notre histoire récente… Les quelques thèmes détaillés ci-dessus ne fournissent donc qu’une vue encore partielle et tronquée, mais qui met l’accent sur cette constante de l’œuvre de Ian Hamilton Finlay : le jardin comme interface dynamique et médiatrice.