A la recherche de l’objectivité : les images dans la pratique scientifique

Valeria Giardino 

https://doi.org/10.25965/visible.390

Sommaire
Texte intégral

1. Les images dans la pratique scientifique : quelle objectivité ?

De nombreux processus de raisonnement, en particulier ceux impliqués dans la pratique scientifique, emploient des représentations visuelles et spatiales. Ces représentations sont normalement introduites pour rendre visibles les transformations de l’information dans le raisonnement et sont par conséquent plus faciles à suivre. Ce genre de facilitation est en général utile pour le scientifique qui en l’utilisant peut économiser ses efforts cognitifs. Toutefois, elle peut avoir aussi un rôle dans la diffusion de certains résultats à destination de la communauté scientifique mais également du grand public. Pour toutes ces raisons, on trouve des images partout dans l’histoire des sciences ainsi que dans la pratique scientifique contemporaine.

Pensons par exemple aux diagrammes plus ou moins informels qui sont d’usage courant dans les carnets des scientifiques. Ces diagrammes peuvent bien sûr avoir une utilisation très « personnelle », mais en même temps ils peuvent aussi être tracés avec une forme de code commun déjà partagé par la communauté scientifique. Ces phénomènes de régularités « diagrammatiques » parmi les scientifiques pourraient être évalués à l’aide d’une étude de terrain. D’ailleurs, ceux-ci ne sont pas les seuls exemples de diagrammes utilisés par les scientifiques : en effet, il paraît évident que la pratique scientifique se sert aussi d’images plus élaborées et publiques, produites par des instruments complexes comme l’IRM ou le microscope, ou par des simulations créées par les ordinateurs.

Plus généralement, les scientifiques ont souvent recours au format visuel pour traiter les données expérimentales et gérer l’information que l’on était capable de recueillir, et ce tant dans le cadre du travail de laboratoire, qui se sert de graphiques et de présentations visuelles, que dans le cadre de la publication des résultats dans les revues spécialisées ou les manuels.

Cela dit, il est pourtant vrai que toutes ces images que nous venons d’énumérer peuvent être distinguées par rapport à plusieurs caractéristiques, même si celles pertinentes pour les classifier ne sont pas claires. Nous proposons donc de nous concentrer sur deux aspects qui peuvent être utiles pour comprendre comment les images sont utilisées et quelles sont leur puissance et limites respectives. Chaque image utilisée dans la pratique scientifique est une image qui a été créée : cela implique qu’elle a été créée (i) dans un but précis et (ii) par quelqu’un ou à travers l’application d’une certaine technologie. Ces deux aspects ne doivent pas être oubliés car, comme nous le verrons plus tard, ils impliquent une certaine dualité : les images scientifiques sont des outils pour traiter et étudier un certain phénomène et en même temps elles sont aussi le produit des systèmes de représentations et de la technologie disponibles. C’est la raison pour laquelle les images peuvent assumer un rôle crucial et devenir dans une certaine mesure les lentilles à travers lesquelles le scientifique voit le monde autour de lui.

Dans l’histoire des sciences, il existe des précédents montrant comment les images ont pu changer nos habitudes perceptives et offrir une nouvelle perspective de recherche. Souvent, de nouvelles images ont ainsi correspondu à la définition de nouvelles questions et au développement de nouvelles théories. Nous pensons par exemple au progrès constitué par les dessins de Léonard de Vinci ou de Galilée.

Note de bas de page 1 :

Rossi (1999), Chapitre 4.

En effet, dans ses carnets, Léonard semble n’avoir pas vraiment distingué entre texte et dessin : les deux se suivent l’un l’autre et surtout l’un explique l’autre dans un dialogue continu. Comme Rossi (1999) l’a écrit, la curiosité de Léonard va au-delà de celle des peintres et des sculpteurs de la même période. Effectivement, ceux-ci s'intéressaient surtout à la connaissance de l’anatomie artistique ou des muscles superficiels. Au contraire, Léonard se présente davantage comme un observateur méthodique et systématique : il était convaincu que l’œil était supérieur à l’esprit. Autrement dit, l’observation minutieuse du monde réel serait supérieure aux livres et aux Écritures1. Cette idée est la force et en même temps la limite de Léonard : il dessine tout ce qu’il voit – et il voit des roches, des plantes, des animaux, des nuages, certains mouvements de l’eau et de l’air, et finalement des similarités entre corps humain et machines. Par contre, le rapport de Galilée avec ses dessins mérite d’être discuté plus en profondeur : nous allons en effet utiliser un de ses travaux dans la prochaine section pour introduire les questions épistémologiques liées à l’utilisation des images.

Dans cet article, nous allons discuter les questions suivantes. Dans quelle mesure les images utilisées dans la pratique scientifique, qui sont en même temps outils de recherche et produits de la recherche elle-même, peuvent-elles être considérées comme objectives ? De plus, quelle est la signification de parler de représentations objectives de la réalité au moyen d’images ? Ces questions nous amènerons à nous interroger sur le statut cognitif des images scientifiques ainsi que sur leur fonction cognitive par rapport à la pratique scientifique. Nous avons déjà dit que les images possèdent une certaine dualité : d’un côté, les images sont une composante de la pratique scientifique, parce qu’elles servent d’outils pour la recherche et par conséquent elles jouent un rôle dans le processus de découverte ; de l’autre, elles sont produites par cette même pratique dont elles en sont l’expression. Dans quelles mesures peuvent-elles être intrinsèquement caractérisées par cette dualité et en même temps être objectives ?

2. Les images scientifiques comme accès à la réalité

Nous allons commencer en présupposant que l’ambition des images scientifiques, comme d’autres outils utilisés dans la recherche empirique, est de saisir l’objectivité d’un certain phénomène. En général, ce que l’on demande à une image est de constituer pour nous un accès à la réalité, une réalité qui peut d'ailleurs être indistincte à l’œil nu, trop petite ou trop grande, trop proche ou trop lointaine.

Pour mieux expliquer cet aspect, nous allons utiliser pour l’instant un exemple qui se réfère à l'un des plus célèbres travaux de Galilée : les planches incluses dans son ouvrage intitulé Sidereus Nuncius. Sur ces planches, comme celle en Figure 1, Galilée publia ses dessins dans le but de représenter les différentes phases lunaires qu’il avait pu observer.

Fig. 1 Un exemple des illustrations de Galilée publiées dans le Sidereus Nuncius (1609)2

Note de bas de page 2 :

La figure est prise du site web http://www.britannica.com/EBchecked/topic-art/458717/2914/Galileos-illustrations-of-the-Moon-from-his-Sidereus-Nuncius.

Fig. 1 Un exemple des illustrations de Galilée publiées dans le Sidereus Nuncius (1609)2

Note de bas de page 3 :

Koyré (1988).

Imaginons que nous soyons en 1609. La première chose à remarquer est qu’un ouvrage comme le Sidereus Nuncius est rendu possible grâce à deux technologies très novatrices qui vont changer la science moderne : le télescope, que Galilée utilise pour observer les phases lunaires qu’il va dessiner, et la gravure, qui lui permettra de diffuser ses résultats. L’invention de la gravure possède elle aussi évidemment une importance cruciale dans un discours sur l’histoire des images scientifiques. Cependant, nous allons la mettre de côté pour nous concentrer sur le télescope et ses nouvelles images de l’univers, pourtant encore considérés comme clos3. Galilée regarde dans le télescope et copie sur ses dessins ce qu’il voit. Sur les planches, nous voyons la Lune comme elle lui apparut dans le télescope : sa surface est constituée par « un grand nombre de petites îles ». Elle apparaît aussi traversée par une ligne pas tout à fait nette, qui sépare la moitié illuminée par le soleil de la moitié dans l’obscurité. Galilée sait bien que l’œil humain peut déformer les objets qu’il observe : cela constitue d’ailleurs un risque pour l’objectivité de ses dessins. Malgré cela, il n’hésite pas à reproduire la Lune telle qu’elle lui apparaît à travers le télescope. Quel droit a le scientifique de croire que ses dessins sont objectifs ? En effet, ces dessins sont tracés par sa main et de son point de vue subjectif et pourtant il les considère tout de même comme objectifs, au point qu’ils font partie à part entière de son enquête scientifique publiée et diffusée. Sur quelle base pense-t-il que ces dessins sont fiables ?

Note de bas de page 4 :

Panofsky (1956), p. 10.

Pour répondre à cette question nous allons considérer, comme Panofsky l’a suggéré, certaines idées que Galilée a exprimées sur l’art et sur son rôle. Comme Panofsky résume bien : « [...] si l’on considère que l’attitude scientifique de Galilée influença son jugement esthétique, l’on est en droit de considérer tout autant que son attitude esthétique a influencé ses convictions scientifiques »4.

Dans une lettre extraordinaire à Ludovico Cigoli du 26 Juin 1612, Galilée exprime ses idées non conventionnelles sur l’art, elles peuvent donc nous éclairer sur sa méthodologie scientifique :

Note de bas de page 5 :

Galilée (1612), traduction française, p. 4.

[...] pour ce que plus éloignés des choses à imiter seront les moyens par lesquels on imite, plus prodigieuse sera l’imitation. [...] Pour cette raison, donc, qu’y aura-t-il de prodigieux à imiter la nature sculptrice par la sculpture même, et à représenter les saillies et les creux au moyen du relief ? Rien certes, ou pas grand-chose artificieuse au plus haut point sera par contre l’imitation qui représente le relief par son contraire, qui est le plan. Ce qui rend donc la peinture plus prodigieuse, pour cette raison, que la sculpture5.

Dans cette lettre remarquable, Galilée explique que les images à deux dimensions, typiques de la peinture, peuvent provoquer des résultats encore plus efficaces que les figures tridimensionnelles, typiques de la sculpture, bien que ces dernières soient plus distantes de l’objet d’étude.

Comment est-ce possible ? Selon Galilée, si l’artiste choisit de peindre, c’est-à-dire d’utiliser une surface à deux dimensions pour représenter des scènes à trois dimensions, il faut que sa capacité d’imiter la nature soit plus développée que celle de l’artiste qui choisit de sculpter. La métaphore que Galilée utilise est celle du comédien : imaginons un chanteur nous émouvant grâce à un chant sur les souffrances d’un amant. On peut donc penser que ce musicien-ci sera plus digne d’admiration qu’un autre essayant de nous émouvoir en commençant à pleurer très fort. Ainsi, la peinture est plus « prodigieuse » que la sculpture parce qu’elle s’exprime à travers des moyens très différents de ce qu’ils sont censés imiter. La sculpture, qui représente « les saillies et les creux au moyen du relief » est au contraire « artificieuse ». On a l’impression que l’imitation propre de la sculpture est, selon Galilée, moins intéressante parce qu’elle est dans une certaine mesure passive. En revanche, la peinture implique une sélection active dans l’image de l’information pertinente, pour transmettre un certain message. Cet aspect de subjectivité qui s’insère dans l’image devient un aspect crucial et en même temps il implique le danger de nous fournir un accès trompeur à la réalité.

Note de bas de page 6 :

Gombrich (1971).

On peut garder à l'esprit ces idées de Galilée et revenir à la manière dont il légitime l’usage de ses dessins comme témoignages de certains phénomènes qui se produisent dans le monde physique. Si l’imitation est, selon lui, d’autant meilleure que les moyens employés pour imiter sont plus éloignés de la chose imitée, alors le cas de ces dessins de la Lune vus à travers le télescope est vraiment prodigieux. Cela ne veut pas dire que le dessin est une image qui enregistre passivement le phénomène tel qu'il se présente dans la réalité. Il offre au contraire une élaboration de cette réalité. Le dessin permet d’accéder au phénomène, en offrant une clé de lecture de la réalité. On peut alors penser que Galilée est convaincu que ses dessins sont objectifs précisément pour la raison qu’ils offrent une interprétation précise du phénomène particulier constitué par la Lune éclairée par la lumière du soleil pendant les différents moments de la journée. Comme l’a souligné Gombrich, l’observateur n’a pas un œil naïf6. Au contraire, il est également un scientifique et c’est à partir de son « paradigme » qu’il est capable de donner vie et sens à l’image qu’il produit. A quel type d’objectivité se réfère donc Galilée ? Y a-t-il d’autres raisons pour penser que des images qui ont été dessinées par le scientifique même soient objectives ?

Dans la section suivante, nous allons utiliser l’exemple de Galilée pour discuter la dualité des images scientifiques et pour introduire l’existence de différentes notions d’objectivité.

3. Subjectif face à objectif : y a-t-il plusieurs notions d'objectivité ?

Dans quel sens disons-nous que les dessins de Galilée et plus généralement les images scientifiques sont caractérisées par une dualité ?

Il existe un premier sens classique dans lequel les images scientifiques expriment leur dualité en mettant en place une certaine tension entre les deux buts avec lesquels elles sont proposées. Une image scientifique a comme première ambition de cristalliser un regard sur le monde phénoménal qui soit le plus naïf possible, dans le but de « laisser être la nature telle qu’elle est ». En même temps, elle doit également s’offrir comme témoignage, c’est-à-dire apporter des preuves empiriques en faveur de la validité d’une certaine hypothèse théorique précise. En d’autres termes, les images s’offrent comme le résultat de l’observation en présentant les données rassemblées, mais elles constituent aussi des outils conçus pour accéder à la réalité du phénomène, ce qui les fait dépendre nécessairement des systèmes de représentation partagés et de la technologie employée pour les créer.

La deuxième tension est celle qui concerne leur nature même et qui révèle une forme de dualité encore plus profonde. Si nous considérons une image, elle retient toujours un élément de subjectivité résultant des choix de son auteur ou plus généralement des sujets à l'origine de sa production. Cependant, ces choix ne sont pas visibles dans l’image : ils restent implicites et dans une certaine mesure semblent disparaître.

Dans l’histoire des sciences, cette tension entre le caractère subjectif et objectif des images a été limitée et dirigée de façons différentes et ces interventions reflètent les différentes traditions qui se sont développées autour de la notion d’observation. Il faut remarquer que le « subjectif » a toujours été traité à partir des différentes conceptions de son pôle opposé : l’« objectif ».

Note de bas de page 7 :

Daston & Galison (1992), p. 82: « Objectivity is related to subjectivity as wax to seal, as hollow imprint to the bolder and more solid features of subjectivity. Each of the several components of objectivity opposes a distinct form of subjectivity; each is defined by censuring some (by no means all) aspects of the personal. The history of the various forms of objectivity might be told as how, why, and when the various forms of subjectivity came to be seen as dangerously subjective ».

Comme Lorraine Danston et Peter Galison l’ont proposé, l’objectivité est reliée à la subjectivité comme la cire au cachet, c’est-à-dire comme quelque chose qui prend forme en rencontrant son pôle opposé. Chacun des éléments de l’objectivité est opposé à une forme distincte de subjectivité parce que sa définition correspond à l’exclusion d’un ou de plusieurs aspects qui dépendent de l’individu derrière l’image. Selon ces auteurs, l’histoire des différentes formes d’objectivité peut être racontée comme la manière et les raisons pour lesquelles les différentes formes de subjectivité ont été considérées comme « dangereusement » subjectives7. En effet, toutes les différentes formes d’objectivité ont en commun cet aspect « négatif ».

Note de bas de page 8 :

Megill (1994).

Allan Megill va au-delà de cette idée du rapport entre objectivité et subjectivité et propose de considérer l’existence de quatre notions différentes d’objectivité. Ces notions peuvent être distinguées au niveau conceptuel mais en même temps elles peuvent également être connectées et dans une certaine mesure se superposer8.

Le premier sens d’objectivité est celui d’une objectivité philosophique ou absolue, c’est-à-dire la poursuite de l’idéal visant à représenter les choses telles qu’elles sont « réellement ». Cette idée d’objectivité a certainement joué un rôle central dans la tradition philosophique moderne : elle demande qu’il n’y ait aucune distorsion entre l’objet et sa représentation. Par contre, le deuxième sens d’objectivité n’est pas absolu mais disciplinaire : le standard d’objectivité est constitué par le consensus au sein d’une communauté de recherche particulière. Le troisième sens est interactionnel ou dialectique. Selon cette notion, ce qui permet la construction d’un certain objet de recherche est l’interaction entre un sujet et un objet ; dans ce cas, il existe une place pour la subjectivité de l’observateur. Enfin, la quatrième notion d’objectivité est l’objectivité procédurale, qui tend vers la pratique d’une méthode impersonnelle de recherche.

En utilisant ce schéma, nous allons discuter les questions suivantes. L’image en tant qu’outil de recherche scientifique, caractérisée par la dualité dont nous avons précédemment parlée, relève un défi : trouver l’objet approprié qui peut être considéré comme représentatif du phénomène « standard » dans un certain domaine scientifique et le représenter en préservant son caractère objectif. Mais, comme nous l’avons remarqué, l’image est une création d’un individu singulier ou d’une technologie partagée : quel est donc le rôle de ces interventions humaines ? La réponse à cette question dépend alors de la notion d’objectivité adoptée.

Dans les prochaines sections, nous allons présenter trois exemples d’images utilisées dans l’histoire de trois disciplines différentes. Pour chacun de ces cas, nous allons considérer la dualité de ces images et la (ou les) notion(s) d’objectivité qu’ils impliquent.

4. Trois exemples d’images dans la pratique de la science

4.1 Les dessins archéologiques

Note de bas de page 9 :

Lopes (2009).

Le premier exemple que nous allons considérer est issu des sciences humaines, et plus particulièrement de l'archéologie. Dominique Lopes a montré dans une étude récente que la production d’un dessin tracé par un dessinateur ayant fait ses choix expressifs spécifiques peut néanmoins donner une bonne garantie d’objectivité9.

Lopes a considéré les dessins utilisés en archéologie pour décrire les artefacts retrouvés sur des sites archéologiques. Il explique qu’en général, les archéologues préfèrent les dessins aux photographies. Cela peut paraître étrange pour les néophytes : si l’objectivité absolue des images est inversement proportionnelle à la quantité d’intervention humaine, alors ces dessins représentent des anomalies. Toutefois, il est possible que cette notion d’objectivité soit limitée et qu’il faille considérer d’autres aspects de ces dessins (au-delà du fait qu’ils sont tracés par un sujet individuel et pas par un appareil impersonnel). Nous verrons comment cet exemple peut être considéré comme un cas d’objectivité disciplinaire.

En effet, l’hypothèse de Lopes est que les dessins, comparés aux photographies, sont davantage capables de capturer les données reconnues comme pertinentes. L’étude des artefacts se base sur des informations précises. Ces informations doivent donc apparaître dans les images. Le néophyte croit naïvement qu’il lui suffit de regarder ces images pour voir l’information qu’elles contiennent. Toutefois, ces images ne sont pas simplement regardées, mais à proprement parler lues, comme si elles étaient une base de données. Par conséquent, la production d’une image efficace dépend du fait qu’elle rende explicite certaines conventions et techniques de reconstruction connues. Ces conventions font partie d’un code rigide qui ne peut être contenu dans une photographie. Au contraire, un sujet individuel – qui est à la fois dessinateur et archéologue – peut insérer ces éléments dans le dessin. Les dessins sont donc fiables parce qu’ils contiennent l’information pertinente et ils sont reconnus comme objectifs par les experts de cette discipline particulière. En revanche, l’appareil photo donne à l'archéologue un nombre de choix limité du fait qu’il transmette une image brute.

Cette considération peut également être généralisée au cas plus vaste des illustrations scientifiques. Normalement, un illustrateur scientifique n’est pas seulement un dessinateur expert mais aussi un scientifique : il faut qu’il connaisse l'ensemble des conventions utilisées par la communauté pour être capable de créer une illustration efficace. Autrement dit, cet illustrateur scientifique doit mettre en avant certaines propriétés dans son illustration, là où la photographie les représente toutes de manière indistincte.

Note de bas de page 10 :

Nous remercions Ana Bigio qui est l'auteur de ce dessin.

Considérons le cas de l’illustration scientifique présentée en Figure 210. La première réaction d’un novice sera probablement de l'évaluer du point de vue esthétique – « C’est joli ! » ou « Elle est belle ! » – puis de croire qu’elle est analogue à un dessin artistique pour lequel on essaie de représenter de la façon la plus directe et naturaliste possible « ce que l’on voit » devant nous. Mais cela n’est pas du tout le but d’un illustrateur scientifique. Son objectif est de représenter au moyen du dessin un ensemble d’informations qui soient pertinentes et qui donnent aux autres experts la possibilité de distinguer ou de mettre en rapport un certain phénomène avec d’autres.

Fig. 2 Un exemple d’illustration scientifique

Fig. 2 Un exemple d’illustration scientifique

Comme dans le cas des dessins archéologiques, ces illustrations sont objectives parce qu’elles sont le résultat de choix individuels de la part d’experts qui sont d’accord sur les règles du système de représentation en question. Une photographie n’obtient pas le même effet probablement parce qu’elle est trop « impersonnelle » et les aspects pertinents par rapport à l’objet d’étude de la discipline en question ne peuvent pas être sélectionnés dans l’ensemble de l’image. Nous sommes aussi en présence d’un cas dépassant celui de Galilée puisqu’à l'époque de ce dernier il n’existait pas encore un système de représentation stabilisé ou une communauté de scientifiques comme nous l’entendons aujourd'hui.

4.2 Les diagrammes de Feynman

Nous présentons comme deuxième exemple les célèbres diagrammes créés par le physicien Richard Feynman. Selon Feynman, ces diagrammes étaient des outils très efficaces pour représenter d'une façon unique tous les calculs complexes impliqués par son travail sur l’électrodynamique quantique. Ces diagrammes rendent possible la résolution de certaines équations parce qu’ils permettent l’exécution de ces calculs et de plusieurs inférences au moyen du diagramme, c’est-à-dire sur le diagramme lui-même. En effet, ces diagrammes, dont nous avons un exemple en Figure 3, représentent chacun différentes situations permettant le passage d’un certain état quantique à un autre : c’est sur la base de ces représentations que l'on peut alors calculer la probabilité finale de chaque transition. Nous pensons donc que les diagrammes de Feynman sont un exemple d’objectivité dialectique. En effet, dans une certaine mesure, ils forment eux-mêmes l’objet d’étude, par l’interaction entre le scientifique et la réalité physique. Il s’agit d’une forme d’interface.

Fig. 3 Un exemple de diagramme de Feynman11

Note de bas de page 11 :

La figure provient du site web http://www.answers.com/topic/feynman-diagram

Fig. 3 Un exemple de diagramme de Feynman11

David Kaiser a retracé l’histoire particulière de ces diagrammes et de leur succès au sein de la communauté scientifique. Il a suggéré de considérer comme cruciaux deux de leurs aspects.

Premièrement, il ne faut pas oublier que les diagrammes de Feynman s’inscrivent dans une tradition spécifique d’utilisation des systèmes de représentation analogues pour traiter des phénomènes microphysiques similaires. A cet égard, la communauté les considérait comme légitimes et objectifs, au sens de l’objectivité disciplinaire. Autrement dit, la proposition de Feynman de les utiliser était bien en harmonie avec les habitudes et les connaissances d’arrière-plan de la communauté scientifique de son époque.

Par exemple, la communauté scientifique avait déjà connaissance des diagrammes de Minkowski, ceux-ci ayant été introduits en 1908 pour étudier la relativité spéciale. Toutefois, les diagrammes de Minkowski sont tout à fait différents de ceux de Feynman. En effet, les diagrammes de Feynman ne sont rien de plus qu’un simple système efficace de notation. Au contraire, les diagrammes de Minkowski visent à représenter des réalités physiques : l’axe horizontal représente l’espace, et l’axe vertical représente le temps. Par conséquent, les lignes qui sont tracées sur le plan cartésien créé sont interprétées comme des trajectoires à travers l’espace et le temps. Les diagrammes de Minkowski étant très répandus, il était donc tout à fait possible de les associer avec les diagrammes de Feynman en raison de certaines caractéristiques relatives à leurs aspects comme la présence dans les deux cas d’angles à 45°. Cette association entre diagrammes de Feynman et d’autres diagrammes qui étaient présents dans la tradition de la physique de l'époque était très commune, même si en ce qui concerne les diagrammes de Feynman, il ne s’agissait pas de représentations schématiques de trajectoires réelles, mais de représentations de différents états quantiques possibles.

Kaiser montre également comment une autre image a influencé l’histoire des diagrammes de Feynman. Dans la physique de l’époque, un nouvel instrument était apparu, la chambre à bulles, qui fut inventée en 1952 pour prendre en photo les mouvements et les collisions entre particules élémentaires.

Les trajectoires qui apparaissaient dans les photos étaient normalement reproduites à main levée, de façon schématique. Dans ces images schématiques, il est possible de distinguer des lignes et des sommets de propagation, de la même manière que ce que l’on peut observer dans les diagrammes de Feynman. Encore une fois, comme dans le cas de l’association avec les diagrammes de Minkowski, les diagrammes de Feynman étaient perçus comme similaires aux autres diagrammes bien que ces derniers n’étaient pas du tout de simples systèmes de notation pour effectuer des calculs, mais des reproductions à main levée de trajectoires prises en photo.

La conclusion de Kaiser est que le succès des diagrammes de Feynman resultait de deux facteurs cruciaux et liés. D’abord, il était possible de les confondre avec d’autres images qui étaient déjà incluses dans la tradition et les habitudes des physiciens de l’époque. Deuxièmement, il y avait aussi l’illusion partagée par la communauté scientifique que toutes ces images pouvaient représenter « la même chose », c'est-à-dire les rapports effectifs entre les particules élémentaires quand elles entraient en collision.

Les diagrammes de Feynman étaient-ils objectifs ? Et si c’est le cas, de quelle notion d’objectivité parle-t-on ici ? Nous proposons de définir cette objectivité comme un exemple d’objectivité dialectique se superposant à l’objectivité disciplinaire. En effet, nous retrouvons dans ce cas des conventions partagées et des systèmes de représentation consolidés. Cependant, nous voyons aussi comment l’objet de recherche est créé au moyen des différentes représentations qui sont utilisées pour le rendre « visible ». La difficulté est qu’il faut comprendre que les trois diagrammes – de Feynman, de Minkowski, ainsi que les reproductions de photos prises dans la chambre à bulles – ne rendent pas visible le même aspect du phénomène, même si apparemment ils partagent des aspects visuels similaires. Cependant, c’est le fait qu’ils soient similaires visuellement qui a déterminé leur diffusion dans la communauté scientifique.

4.3 Les portraits de Francis Galton

Le troisième exemple que nous présenterons concerne la tentative de supprimer complètement l’élément subjectif dans une image. Le but est de réussir à obtenir une objectivité que nous avons qualifiée de procédurale. Comme nous le verrons, cela n'élimine pas la dualité de l’image. Au contraire, cela la rend encore plus artificieuse.

Nous parlons ici des photos composées de Francis Galton. Au milieu du dix-neuvième siècle, l’anthropologiste anglais Galton était convaincu que la physiognomonie souffrait de limites évidentes pour la compréhension des comportements typiques d’un groupe défini d’individus à cause du caractère arbitraire de l’image proposée par le dessinateur. Comme solution, il proposa l’application d’une procédure d’abstraction mécanique. Cette procédure avait comme point de départ une série des photographies des individus qui appartenaient déjà au groupe d'intérêt. Les photographies étaient ensuite disposées sur une feuille transparente, puis elles étaient superposées l’une sur l’autre. Un exemple du résultat est affiché dans la Figure 4 : selon Galton, ces quatre images représenteraient l’aspect « standard » du visage d’un criminel d’un type particulier, c’est-à-dire d’un voleur qui a commis des vols sans violence.

Fig. 4 Les portraits composés par Francis Galton (fin du 19e siècle)12

Note de bas de page 12 :

La figure provient du site web http://galton.org/composite.htm

Fig. 4 Les portraits composés par Francis Galton (fin du 19e siècle)12

Toutefois, la tentative de Galton d’atteindre l’objectivité a comme inconvénient de transformer plutôt l’image en une sorte de fantôme. Dans une note parue dans The Photographic News en 1888, Galton faisait allusion à ce problème en disant que dans un portait composé il fallait montrer non seulement l’agrégat de ses composantes, qui possède une réalité physique, mais aussi leur moyenne, qui correspond par contre à une fiction statistique. Cependant, le problème que Galton essaye de résoudre est un problème purement technique : comme il apparaît clairement sur la figure, superposer les images donne comme résultat final un portrait qui n’a pas de contours nets et bien définis. De plus, ce portrait final contient des ombres et des lignes anormales qui sont contenues dans les photos particulières mais qui perdent leur sens dans l’image composée. C’est pour éviter cet effet que Galton introduit la considération de la moyenne. Il suggère de mesurer les proportions entre les éléments des visages de chaque individu du groupe et d’en faire la moyenne. Le but de ces calculs était alors de rassembler des données permettant de décider de la bonne inclinaison de l’appareil photo et de la distance opportune par rapport au type du visage à représenter pour éviter que ces ombres et ces lignes ne soient créées.

Le contenu de cette note est important à considérer parce qu'il montre comment pour Galton l’objectivité à préserver reste une objectivité procédurale, obtenue à travers l’application d’une méthode conçue comme la plus impersonnelle possible et qui en même temps se base sur des calculs statistiques et sur des règles mathématiques. Ces calculs et ces règles sont utilisés dans le but d'améliorer l’utilisation et la calibration de l’instrument de mesure mis en place. En effet, Galton continue à être convaincu que, bien qu’elle implique des problèmes techniques, la superposition des photos en tant que réalité physique est une garantie d’objectivité pour l’image finale. Les données rassemblées sur la moyenne des proportions ne sont pas suffisantes : la moyenne reste une fiction statistique.

5. Conclusions

Dans cet article, nous avons présenté trois cas de pratiques scientifiques qui utilisent ou ont utilisé des images scientifiques. Toutes ces images étaient caractérisées par une dualité : elles étaient en même temps des outils scientifiques et des produits de la technologie disponible. De plus, elles peuvent toutes être considérées comme objectives, à condition d’introduire plusieurs sens de ce terme. L’objectivité, comme Galison et Danston l’ont suggéré, dépend de la valeur de son opposé, la subjectivité, c’est-à-dire les degrés d’intervention individuelle dans la production de l’image. L’objectivité absolue est aujourd’hui une utopie. De plus, la comparaison entre le cas de dessins archéologiques de Lopes et le cas des portraits composés de Galton montre que cette objectivité, c’est-à-dire la capacité de l’image de transmettre l’information pertinente relative à un phénomène particulier, n’est pas toujours assurée par l'impersonnalité de sa production. En archéologie, les mains et les yeux du dessinateur sont nécessaires et suffisants pour rendre l’image objective parce qu’il existe dans la discipline des conventions qui règlent la compréhension des dessins. En même temps, la préoccupation de Galton est de parvenir à une objectivité procédurale, qui soit assurée par l’application d’une procédure réglée et mécanique.

Pour résumer, si la science aspire à l’objectivité, elle ne peut éviter de se projeter dans l’histoire et la réalité sociale : pour comprendre la transmission du savoir, il est nécessaire d’assumer un point de vue interdisciplinaire, qui prenne en compte l’utilisation d’instruments comme les images scientifiques ainsi que les habitudes des scientifiques. Aussi la découverte de faits nouveaux doit se confronter à l’évaluation des outils technologiques disponibles dans la production et la communication des résultats.

Lorsque Galilée pointait son télescope vers le ciel et reconnaissait certains aspects de la Lune, il n’avait d’autres moyens que ses dessins pour reproduire ce que le télescope lui montrait. Au cours de l’histoire de la science, la technologie change, progresse, et finalement « donne forme » à la production scientifique. L’apparition d’une nouvelle technique offre un regard nouveau sur l’objet de la recherche et peut alors ouvrir la voie à des interprétations inédites. Perception et lecture de l’image collaborent et les contraintes subjectives et objectives des images scientifiques les situent au croisement entre science et art, théorie et tradition, jargon technique et culture partagée.

Remerciements

Nous remercions Catherine Allamel-Raffin, Anouk Barberousse et Amirouche Moktefi, pour leurs commentaires à la première version de cet article. Cette recherche était financée par le Septième Programme Cadre de la Communauté Européenne sous une Marie Curie Intra-European Fellowship for Career Development, numéro de contrat 220686-DRB (Diagram-based Reasoning).