Les fonctions scientifiques dans le parcours de la représentation architecturale
La présente recherche s'intéresse à la textualité des représentations planes (en ceci que leur support est une surface) de l'objet architectural dont le rôle est communicationnel (et non une aide à la conception). Il s'agit d'une thématique encore peu étudiée en ce que la sémiotique s'est, depuis Eco, intéressée, certes, à l'objet architectural en lui-même, mais non à ses représentations. Il s’agit donc d’une thématique à la fois quasi inexplorée et en adéquation avec la recherche de l'équipe du projet FRFC sur la textualité du discours scientifique.
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Si l'on excepte évidemment certains bâtiments architecturaux dans lequel l'homme ne pénétrait pas et qui n'étaient pas à sa mesure puisque destinés aux dieux.
Certes, l'architecture est, on ne peut le nier, un objet hybride puisque loin des sciences dures, elle puise ses racines dans la création artistique. Ainsi, on ne s'étonnera pas lorsque Bruno Zevi, dès les premières pages de son ouvrage Apprendre à voir l'architecture présente l'architecture comme un art au même titre que la peinture, la musique, la littérature, et la sculpture. L'architecture y est décrite comme puisant sa spécificité dans une existence tridimensionnelle, se distinguant de la sculpture en ce que « l'homme vit cette œuvre non plus uniquement de l'extérieur mais également de l'intérieur puisqu'il y pénètre, y marche, y vit »1. De surcroît, certaines représentations de l'objet architectural en devenir pourraient revendiquer le statut d'œuvre artistique.
Néanmoins, il serait réducteur d'envisager la discipline architecturale à la seule aune de sa dimension artistique car l'architecte est également à l'origine de représentations atteignant un tel degré de précision qu'elles en deviennent contractuelles. En effet, une fois la période de conception terminée, l'architecte a un rôle très important sur le chantier en tant que coordinateur des différents corps de métier. Dans ce type de communication destinée aux personnes œuvrant à la construction, l’architecte est contraint d’atteindre une objectivité et une clarté indispensables au bon déroulement du projet. Par conséquent, les futurs architectes ne peuvent se passer d'une solide formation les initiant à ce type de communication qui, tout en ménageant certaines libertés au niveau de la forme de l'expression, n'en reste pas moins inscrit dans des cadres solides et bénéficiant d'une certaine stabilité usuelle. La nécessité d'initier correctement les futurs architectes à ce type de communication, Jean-Pierre Durand, maître-assistant à l'École d'architecture de Grenoble l'a bien comprise. C’est pourquoi, dans son ouvrage intitulé La représentation du projet, il met à la disposition des étudiants en architecture des outils de communication. Bref, il nous semble légitime, face à la rigueur exigée par ce type de communication, de rapprocher la textualité de certains discours architecturaux (que nous préciserons par la suite dans cet exposé) à l'ensemble des discours scientifiques qui font l'objet de ce colloque. Néanmoins, ne perdons pas de vue le fait que la rigueur toute scientifique exigée par le métier est mise au service d'une mission de création et que, par conséquent, hormis les missions de relevés, notre corpus n’est point produit par des dispositifs d'observation scientifique – les images ne partent donc pas de la captation des données pour aboutir à la représentation visuelle des résultats de l'examen.
À présent que notre objet est défini il convient de se pencher sur les productions émises par l'architecte dans le but de communiquer à un tiers son projet. Comme signalé précédemment, le corpus étudié présente des objets qui sont entre eux assez dissemblables si l'on confronte des représentations telles que les images 1 et 2.
Figure 1
Figure 2
Réalisme et architecture
L'image 1 correspond à un fantasme récurrent de notre société moderne : celui d'une icône de plus en plus proche de la réalité. Nous entendons ici par réalisme tout dispositif visant la plus grande fidélité entre l'image et le dispositif optique. Ainsi, dessins et peintures réalistes durent rendre les armes après l'invention de la photographie en noir et blanc, laquelle s'inclina face à la photographie couleur, etc. Mais passons sur ces avancées technologiques perfectionnant de plus en plus la réalité virtuelle à laquelle Thomas A. Sebeok consacrait déjà un article une quinzaine d’années auparavant.
Le domaine de l'architecture ne fait pas exception à la règle. Il existe au sein de la profession une forme de fascination pour les nouvelles technologies permettant de rendre présente une réalité absente – ainsi, les images de synthèses et même les hologrammes sont à présent utilisés dans ce domaine. Néanmoins, ces innovations ne rendent pas pour autant obsolètes, contrairement à ce que l'on pourrait croire de prime abord, les techniques précédentes. Ainsi, tout comme à l'ère du cinéma 3D, la photo en noir et blanc et le dessin ont de beaux jours devant eux, les plans et les coupes en architecture ne sont pas prêts à disparaître au profit d'hologrammes.
Cette affirmation qui est la nôtre des beaux jours ininterrompus pour les coupes et les plans s'ancre sur le fait que les modes de représentation du corpus se répartissent de manière relativement uniforme entre les représentations scientifiques et de vulgarisation. Ainsi, si le désir d'une fidélité de l'image à la future expérience optique s'illustre dans le discours de vulgarisation – ce dernier n’était pas toujours pour autant hyperréaliste –, le discours scientifique, lui, préfère une représentation qui, comme le décrivent justement les organisateurs de ce colloque, « couple le caractère contrôlable des données avec la vérifiabilité des résultats » et « construit des processus totalement cachés à la perception » une fois l'objet fini.
Discours scientifique et discours de vulgarisation
Analysons les propriétés caractéristiques du discours scientifique en l'opposant à celui de vulgarisation tout en ayant à l'esprit bien évidemment qu'il ne s'agit ici nullement de deux discours étanches.
En premier lieu, discours scientifique et de vulgarisation se différencient par leur récepteur. D'un côté, on s'adressera au professionnel de la construction, instance théorique qui recouvre à la fois entrepreneur, carreleur, couvreur, terrassier, électricien, plombier, chauffagiste, ingénieur… bref, à toute personne participant à la réalisation du bâtiment, de l'autre au client ou à toute personne susceptible de juger l'objet architectural. Néanmoins, comme nous venons de le souligner, la frontière reste poreuse puisque certains plans, à l’instar de l’image 2, s'adressent à la fois à l'électricien (professionnel) et au commanditaire. L'observateur va donc actualiser la fonction qui préexiste dans l'image.
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Notons au passage que les icônes du mobilier qui s'inscrivent dans une coupe horizontale (que l’on appelle « plan ») ont, la plupart du temps été vraisemblablement spécifiquement développées dans le cadre de la représentation de l'espace – et plus précisément ici de l'espace habitable. Ces icônes sont souvent fort stéréotypées car en règle générale, l’architecte n’a aucune idée des meubles que choisira le maître d’œuvre.
En second lieu, la communication scientifique a pour objet une construction à effectuer et les qualités qui lui sont propres (solidité, isolation, électricité conforme...). Elle visera donc à apporter les informations utiles à la réalisation de cet objet. Le discours de vulgarisation, en revanche conçoit l'objet architectural par le biais de sa fonction : un lieu de vie. Là où le maçon se renseigne sur les dimensions, le client parle d'espace. Néanmoins, il est évident que les futures fonctions du bâtiment en déterminent certains points comme par exemple l'électricité. Ainsi, afin de rendre signifiantes les dimensions futures du bâtiment, certains plans et coupes aux cotations abstraites se voient ponctuellement pourvus de silhouettes humaines ainsi que d’icônes pour le mobilier2. Ce détail qui pourrait paraître anecdotique a en fait une vraie fonction et se tient bien éloigné de toute considération esthétique. L'enjeu est de créer un passage entre le bâtiment/objet pourvu de sa propre cohérence et les possibilités offertes par ce bâtiment/espace de vie. Jean-Blaize Grize illustre parfaitement cette problématique du passage lorsqu’il déclare « Mais ses points, ses droites, ses angles et toutes ses figures, à quoi tout cela renvoie-t-il ? Répondre sans plus que c'est à l'espace est une illusion, ou tout au moins pose un problème ». En effet, il définit l’espace comme quelque chose qui ne se dessine pas, ne se décrit pas et dont « on ne saisit finalement jamais que des configurations, c'est-à-dire des systèmes de relations entre des objets ».
Le plan de l’image 3 est destiné notamment à l’électricien afin qu’il prévoie par exemple des prises près du bureau dans une chambre et sur le mur du salon pour la télévision. Cet exemple illustre par conséquent le fait que la construction et le lieu de vie ne sont pas des classes étanches mais plutôt deux extrémités d'un même continuum sur lequel les différents agents se situent (puisque nous postulons que c'est leur regard qui actualise l'information). De ce fait, l'électricien, tout en appartenant à l’univers de la construction, sera beaucoup plus sensible au bâtiment comme futur lieu de vie que le maçon du gros œuvre.
Figure 3
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Par plan au sens large on entend toute représentation architecturale, par plan au sens strict, on désigne une projection orthogonale qui est une coupe horizontale, par coupe au sens large, on entend toute projection orthogonale s’obtenant à partir d’un plan de coupe virtuel séparant le volume en deux parties et enfin par coupe au sens strict, on désigne une projection orthogonale qui est une coupe verticale.
En troisième lieu, il convient de constater le fait que les modes de représentation se répartissent généralement entre les deux discours de la manière suivante. Relèvent du discours scientifique toutes les projections orthogonales3. Il s'agit de la représentation la plus fondamentale pour l'architecte alors que – ou devrions-nous dire puisque – la plus éloignée d'une perception en situation. Les projections orthogonales reprennent les plans (au sens strict), les coupes (au sens strict) et les élévations. Les plans et les coupes adhèrent à cette caractéristique des images scientifiques qui est celle de « construire des processus totalement cachés à la perception » – comme le définissait l’argument de ce colloque. Par exemple, une coupe peut révéler les composants d’un mur alors que cette dimension est occultée dans l’objet fini. Le discours de vulgarisation, quant à lui, s'actualise généralement dans des maquettes numériques ou dans des perspectives.
Les projections orthogonales se caractérisent par leur exacte commensurabilité avec l'objet : les données sont en effet contrôlables puisque nous possédons l'échelle, la cotation et qu’en cas de doute nous pouvons vérifier directement sur le plan avec une simple latte et un peu de calcul mental. Cette commesurabilité, est indispensable puisque comme le souligne Zevi, il est nécessaire « pour les ouvriers qui exécutent le travail de mesurer les divers éléments de la construction ». C'est d'ailleurs en raison de cette fiabilité que le plan peut devenir contractuel, contrairement au discours de vulgarisation. Ces représentations demandent d’autant plus d’attention qu'elles synthétisent parfois les informations importantes de manière assez surprenante lorsque l'on est néophyte. Ainsi, le pointillé est fréquemment utilisé pour indiquer un élément qui se situe normalement hors du champ de vision offert par la coupe. Cela permet par exemple de rappeler la disposition des fondations, d’un linteau… De même, il arrive que la coupe ne soit pas en ligne droite mais en angle. Enfin, certains symboles sont omniprésents (par exemple pour indiquer le sens des hourdis, de l’ouverture d’une porte, etc.).
- Note de bas de page 4 :
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On notera ainsi l’utilisation du grand angle dans certaines images en trois dimensions.
L’analyse des perspectives révèle combien il serait erroné de considérer la vulgarisation comme une simplification du discours scientifique. Il s’agit plutôt d’un mode de représentation différent qui permet de véhiculer des informations toutes autres comme l'esthétique du bâtiment, l'harmonie de son intérieur,… La communication étant destinée la plupart du temps à la personne qui va vivre cette architecture, on mime la future expérience optique – parfois d'ailleurs de manière totalement invraisemblable afin par exemple de séduire par une impression d'espace4. Bref, mettre sur le même plan ces deux types de représentation serait aussi erroné que de mettre sur le même plan pour un jeu de mécano les images du mode d'emploi et l'image de la boîte du jeu. Et lorsque sur un même texte visuel se trouvent des informations à la fois pour le professionnel et le client, ce sera dans le cadre des discours « scientifiques » et jamais dans le discours de vulgarisation auquel le professionnel ne touche qu'exceptionnellement.
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Esquisse produite à l'intention du client après que celui-ci ait jeté un coup d'œil dubitatif sur le plan du rez-de-chaussée.
Enfin, la dernière caractéristique que nous souhaitons mettre en exergue découle des trois premières : il s’agit du but de la communication (que nous avons déjà partiellement abordé précédemment au fil de cet exposé). Certes, les deux discours ont un premier objectif commun : s'assurer que le tiers auquel est destinée la communication comprenne au mieux le projet. Ainsi, pour la plupart des clients, dès que l'architecture se complexifie un tant soit peu, les textes visuels de vulgarisation épargnent à l'architecte de nombreuses heures d'explication qu'il aurait dû donner en complément de plans professionnels. En revanche, aucun entrepreneur ne saurait travailler sur des discours de vulgarisation qui, outre l'impossibilité de connaître les dimensions, ne donnent nullement à voir la structure du bâtiment et les matériaux à utiliser. Outre le désir de rendre accessible la compréhension du projet au tiers concerné, tandis que le discours scientifique a également pour fonction de donner des instructions techniques, le discours de vulgarisation quant à lui opère une manœuvre de sensibilisation – voire de séduction – à l'esthétique du bâtiment. Nous ouvrons ici une parenthèse pour remarquer que, si précédemment, nous avons affirmé que la quête de réalisme est corrélée à la démarche de vulgarisation et donc de séduction, cela ne veut nullement dire qu'il existe une proportionnalité croissante entre la part de « réalisme » présente dans le texte visuel et son pouvoir de séduction. Ainsi, si nous prenons une esquisse (image 3) crayonnée par l’architecte5, l'harmonie donnée à l'ensemble par l'usage du noir et blanc est un facteur de séduction indéniable tout comme l'impression d'espace résultant du point de vue invraisemblable adopté et de la quasi absence de mobilier. Selon Julien Baudoux, architecte indépendant de la région namuroise, cela implique qu’il est parfois bon de ne pas être trop précis dans les perspectives. Ainsi, le client projette ce qu'il souhaite.
Conclusion
Nous conclurons en notant qu’au sein des représentations planes de l’objet architectural, il nous semble légitime de revendiquer le statut de textes visuels scientifiques pour des représentations constitués fragments raisonnés et coordonnés du futur réel. Elles illustrent ainsi les propos de Jean-Pierre Durand lorsqu'il déclare que la fiabilité des représentations est proportionnelle au caractère restreint de son champ d'investigation et s'opposent à une vision globale et une compréhension quasi instantanée du discours de vulgarisation. Il explique en effet qu’« aucune représentation ne peut mettre en évidence à elle seule toutes les dimensions d'un projet » et qu’à l'inverse chacune est d'autant plus fiable que son champ d'investigation est limité.
Tout au long de ce modeste article, nous avons démontré que construction et lieu de vie sont deux extrémités d’un même continuum. C’est sur ce dernier que se positionne le récepteur en actualisant une partie précise de l’information contenue dans la représentation issue du discours scientifique – nous avons en effet signalé ci-dessus que c’est au sein du discours « scientifique » que se manifeste ce continuum et non dans les représentations de vulgarisation.
Enfin, notons qu’au cœur même du discours scientifique, le regard du professionnel ou de l’amateur éclairé pourra actualiser deux types de fonctions possibles, à savoir la fonction de description et celle de la contractualité. En effet, à la fonction de description d’un objet à construire, le regard du professionnel surimprime une fonction contractuelle spécifique aux éléments du bâtiment auxquels il contribue. Tandis que le discours scientifique (représenté par l’image 2) est un engagement soigneusement codifié, le discours de vulgarisation, quant à lui, esquissera ou imposera (selon le degré d’hyperréalisme) la voie pour que ce bâtiment, le néophyte puisse le fantasmer.