Images scientifiques, méréologie, couleur. Une mise à l’épreuve du postulat de l’exploration
L’article propose une définition particulière de l’image scientifique, la considérant comme une étape dans l’expertise d’un objet. Cette conception l’amène à comparer les dessins d’un mémoire de restauration d’une œuvre d’art et les images de bagage prises par la sûreté aéroportuaire. Il discute le mode de construction de ces images et se concentre sur la fonction de la couleur.
The article puts a particular definition of the scientific image forward and considers it a phase of an object valuation. Given that idea of the concept, it compares the drawings included in a restoration dissertation and the images of luggage provided by aerial safety, discusses their organisation and focuses on the function of colour in them.
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Si le projet de l’image scientifique consiste à faire voir ce que l’œil ne voit pas, il prolonge donc, en le spécialisant, celui de la photographie qui, à la fin du XIXe siècle, s’attachait à construire le savoir à partir de l’instrumentalisation du voir. Différents historiens ont commenté une bifurcation de la finalité de la photographie qui fut scientifique avant d’être artistique. On se reportera à Sicard (1995) ; Jean-Claude Lemagny et André Rouillé (1998) et Michel Frizot (2001).
Le postulat de l’ANR IDiViS fut de définir l’image scientifique, non pas sur un domaine tel que l’astrophysique ou la biologie par exemple, mais selon une modalisation de la perception. Ne pouvant procéder à l’observation d’un objet situé hors de sa portée, inaccessible car trop petit ou trop éloigné dans le temps, cette image procède à son exploration (Fontanille ; 2007). L’exploration se laisse ainsi décrire comme un dépassement de l’observation par modification de la proportion (grand/petit) et par un changement de mode d’existence (processuel, substantiel) qui permet d’identifier, de « récupérer » l’objet à un autre niveau d’exploration. Pour visualiser l’invisible, l’image scientifique mobilise donc un dispositif technique spécifique qui détermine ses composantes (couleurs, formes, textures) et délimite précisément ses fonctions. Elle se laisse dès lors décrire comme une image construite qui, dans la correspondance avec le monde naturel, interpose ce dispositif technique qui reformule la relation à la vérité désormais envisagée, non plus comme un accord entre l’image et ce qui est, mais comme un accord « avec ce qui par elle fait image » (Bordron ; 2005)1.
Mais une remarque s’impose dès l’abord. En effet, si notre définition de l’image scientifique renvoie avant tout à une modalisation de l’observation, on peut se demander si cette description ne circonscrit pas tout de même un territoire en faisant la part des images anciennes tenues à l’extériorité et des images actuelles susceptibles de mobiliser des technologies invasives. A cette aune, l’image de l’astrophysique produite par les technologies contemporaines serait une image scientifique mais celle des sciences naturelles d’hier n’en serait pas. Ainsi, non seulement le critère de l’exploration tend à redistribuer les valeurs à l’intérieur du champ des pratiques reconnues comme scientifiques (les images invasives seraient des prototypes, les images tenues à l’extériorité seraient des antitypes), mais il permet aussi d’admettre des représentations issues de pratiques étrangères au domaine, par exemple des images d’objets d’art, pourvu qu’elles requièrent un dispositif de visualisation faisant effraction dans l’objet pour le destituer de son statut artistique et en faire un objet scientifique. On adopte alors une toute autre approche de l’image scientifique et, au lieu de se concevoir comme un arrêt dans un défilement d’images scientifiques, celle-ci apparaît comme une étape dans l’expertise d’un objet abordé comme une boîte ouverte. Les images scientifiques ainsi produites assument le double rapport à l’exploration envisagé par Fontanille (2007), comme modification de la proportion et modification du mode d’existence.
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Il s’agit d’un mémoire de fin d’étude de l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Tours, cycle conservation-restauration des œuvres sculptées, soutenu en mai 2007. Il est consacré à la restauration de l’œuvre De Kakstoel de Patrick Van Cackenbergh, matériaux divers, 1993, Collection du Frac des Pays de Loire, Carquefou.
Je voudrais éprouver l’hypothèse d’une définition par la modalisation de l’observation en mettant à l’épreuve deux exemples d’images scientifiques assimilées : celles d’un mémoire de fin d’étude de Juliette Fayein restituant l’expertise de restauration d’une œuvre de Patrick Van Cackenbergh2 d’une part, et les radiographies de bagages par le dispositif de sécurité aérien d’autre part. Pour cet examen, on étudiera le mode d’organisation des images scientifiques d’une part et l’utilisation de la couleur d’autre part. Une image scientifique n’est pas unique, mais réfère nécessairement à d’autres pour constituer des séries. De plus, l’examen de cette caractéristique tend à révéler le rôle de la couleur comme instrument de visualisation et de manifestation des propriétés de l’objet, qui réalise les conditions épistémiques du visible et autorise l’attestation des faits.
Image scientifique vs image artistique
Une image scientifique n’est jamais unique. Pour argumenter cette propriété, une toute première approche amènerait à la distinguer de l’image artistique pour laquelle une tension entre l’unique et le multiple doit être évoquée avec d’infinies nuances. En guise de contribution à un débat qui excède le cadre de cet article, on préciserait que, non seulement l’image artistique doit être reliée aux autres images de son époque pour autant qu’elle participe à ce questionnement scientifique et artistique décrit par Baxandall (2000), mais qu’un questionnement transversal, transhistorique, la relie en outre aux œuvres d’autres époques. C’est cette instanciation collective que trahissent les erreurs d’attribution qui nous amènent à confondre certaines compositions cubistes de Picasso à Braque, parce que l’influence est mutuelle et que chacun a trouvé ce qu’il cherchait chez l’autre, mais à confondre également certaines toiles de Picasso avec celles du Greco pourtant largement antérieures, parce que le peintre des Demoiselles d’Avignon a prolongé un questionnement ancien.
Mais l’image artistique recherche aussi une communauté plus large qui se manifeste notamment par le style au sens de Wölfflin (1992) ou par la transversalité iconologique. Engagée dans le mouvement de développement du motif, l’image artistique entre en relation avec les images d’autres époques, mais se trouve de surcroît confrontée à la polyphonie des genres, tous susceptibles de se refléter dans un métadiscours artistique dont le motif pourra être un support privilégié. C’est précisément dans cette capacité à réfléchir toutes les autres images, à ouvrir d’autres possibles pour d’autres genres, d’autres pratiques et statuts que l’image artistique semble se démarquer et manifester sa disposition communautaire.
Cependant, si l’image artistique rejoint la communauté des images, elle manifeste toujours un effort de dépassement de la communauté constituée qui se manifeste aussi bien dans une capacité à « surenchérir » dans le débat que dans le principe même du métadiscours, dans sa capacité à se discuter elle-même. Dès la sémantisation et avant que ne soit évoqué l’autotélisme de l’implémentation, une instanciation individuelle la presse de « prendre les devants » pour ainsi dire. Ainsi, sur l’arrière-plan communautaire, resurgit une tension singularisante.
Si l’image artistique témoigne donc d’une tension entre le multiple et l’unique qu’il faudrait sans doute argumenter davantage, l’image scientifique méconnaît l’unicité et s’inscrit nécessairement dans une continuité qui apparaît sous deux formes principales.
Tout d’abord comme une propriété inhérente à la pratique sémiotique en général, qui relie toujours actions et textes résultant de ces actions pour les ordonner selon une finalité spécifique. Différents niveaux de pratique témoignent de cette convergence directionnelle sous la forme d’un rapport englobant/englobé. Le premier niveau correspond toujours au cours de la vie d’un sujet. Il réfère alors à une énonciation personnelle, c’est-à-dire organisée et sémantisée selon le cours de la vie d’une personne. Si le sujet s’adonne à une pratique de laboratoire, cette pratique spécifique s’inscrit, avec sa finalité propre, dans le cadre de la pratique personnelle. Latour et Woolgar (1988) ont souligné que ces pratiques de laboratoire sont loin d’être uniformes et témoignent au contraire d’actions aussi diverses que le nourrissage des animaux, la manipulation des éprouvettes et la rédaction des articles, ce qui suscite un repositionnement éthique perpétuel de la part du sujet. Bien qu’elle se laisse moins clairement définir, la continuité existentielle qui relie toutes les pratiques au travers de l’exigence éthique pourrait d’ailleurs tenir lieu d’isotopie principale subsumant toutes les isotopies locales.
Reliée à d’autres dans le parcours individuel, l’image scientifique se trouve aussi connectée à d’autres dans les pratiques collectives, et en tout premier lieu dans la vie de laboratoire. Elle s’inscrit dans une continuité existentielle, celle des pratiques individuelles et collectives, et c’est sur cet arrière-plan stratifié que s’inscrivent les pratiques contemporaines de visualisation des laboratoires.
L’imagerie constitue des chaînes d’images qui témoignent des compréhensions multiples de l’objet, d’hypothèses de travail, d’approximations ou de repentirs. Elle produit ainsi de multiples plans d’expression qui prennent sens selon la finalité de la pratique locale en même temps que dans la continuité du sens de la vie du scientifique. Au demeurant, ces approximations reflètent la continuité active des pratiques, mais présentent la particularité de conserver pour elles des images qui se trouvent dès l’abord soustraites à l’analyse.
En effet, une bonne part des visualisations reste alors hors d’atteinte pour l’analyste, à moins d’être offerte à la validation de la communauté scientifique sous la forme des images-bilan données comme résultats. Latour et Woolgar ont noté que la production d’images dans le domaine de la microscopie électronique nécessite quelque 150 pas successifs et ce chiffre permet d’envisager les quantités d’images laissées de côté pour faire place aux images-bilan offertes à l’analyse. On retrouve ainsi un paradoxe souligné par ces auteurs qui tient au fait qu’on aborde l’image scientifique en interrompant son flux alors que c’est précisément ce flux qui la caractérise (Latour et Woolgar ; 1988). Accéder au flux, c’est-à-dire aux chaînes d’images conservées par le laboratoire permettrait de découvrir différents niveaux de validation des images : un premier lot d’images soustraites qui atteste déjà d’une certaine validation collective, distinct d’un second lot correspondant aux approximations individuelles qui permet de remonter aux prémices de la chaîne.
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Cette particularité a trouvé une illustration exemplaire avec le lancement des télescopes spatiaux par l’Agence spatiale européenne, le 14 mai 2009. Ce lancement des observatoires à 1,5 million de kilomètres de la terre doit permettre de faire la cartographie du rayonnement fossile de la première lumière émise dans le cosmos, un peu plus de trois cent mille ans après le Big bang, la remontée dans l’espace coïncidant avec une remontée dans le temps.
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La terminologie des chercheurs suffit à révéler cet effort de dissociation, de désenfouissement. Comme l’indique Hélène Roussel de l’Institut d’astrophysique de Paris, « Certains objets sont enfouis dans les nuages de gaz et de poussière si denses que la presque totalité de leur rayonnement y est absorbé, pour être ré-émise ensuite en infrarouge. C’est en particulier le cas des étoiles très jeunes, qui ne sont pas encore dissociées de leur nuage-parent ». Stéphane Foucart, « Des yeux au fond du ciel », Le Monde <http://www.lemonde.fr/web>
Les images-bilan ainsi réunies sont reliées les unes aux autres par un lien isotopique qui permet de conserver un objet constant. Les chaînes d’images constituent ainsi des chaînes de références qui permettent de mettre en mémoire et de partager les données construites par le dispositif de visualisation, de mathématiser les formes ainsi rendues commensurables. Si ces chaînes de commensurabilité s’avèrent particulièrement utiles en astrophysique où, comme l’a souligné Frizot (2001), la question de l’échelle est la plus problématique, leur particularité est aussi d’associer à la représentation de l’objet céleste celle de l’espace-temps. L’image d’astrophysique procède par exfoliation du temps3. Du point de vue de la pratique de visualisation, ces images témoignent d’un souci de dé-densification d’un visible complexe dont il convient d’identifier les différents éléments avant de les ré-agencer sous la forme d’un plan d’expression lui aussi complexe4. Mais le modèle de l’astrophysique pourrait nous égarer en imposant un modèle syntagmatique qui enchaîne les images de la source de la perception vers la cible, alors que les dispositifs de visualisation instaurent aussi des dispositifs paradigmatiques ou mixtes qui mobilisent la métaphore de la marelle, ce jeu où l’on progresse du proche au lointain sur des cases ordonnées selon deux directions.
Sous ses apparences triviales, la métaphore de la marelle fournit un modèle conceptuel intéressant qui permet d’esquisser deux types de relation : syntagmatique lorsque les images développent le modus operandi attendu de l’exploration et s’ordonnent de la source à la cible et paradigmatique lorsqu’elles sont juxtaposées et proposées à la comparaison. La mixité permet en outre d’assumer les différents réglages épistémologiques et modalisations perceptives puisque l’enchaînement syntagmatique des images assume une monstration ou une présentation selon la plus ou moins grande stabilisation obtenue, alors que la disposition paradigmatique autorise les investissements conceptuels nécessaires à la description. On s’aperçoit dès lors que, si le dispositif de visualisation détermine les composantes de l’image en intervenant dans la proportion et le mode d’existence de l’objet rendu visible, la relation entre les images prend sa part dans la modalisation de l’observation puisqu’elle dispose ces images à des investissements cognitifs et des manipulations spécifiques. Le fait qu’il faille rapporter un objet, une boîte de métal ou un caillou dans le jeu de la marelle, illustre de surcroît l’effort du dispositif pour construire un régime de croyance dans lequel l’objet n’est pas seulement commensurable mais revêt aussi une évidence sensible.
Observons cette tension syntagmatique/paradigmatique dans l’expertise d’un objet de restauration et d’une valise de voyageur par les services de sécurité.
Les images scientifiques assimilées : la restauration
Les procédures de restauration des œuvres d’art permettent d’exemplifier une conception de l’image scientifique fondée sur la modalisation du voir. Celle qui s’est consacrée à l’œuvre de Patrick Van Caeckenbergh représente d’abord l’objet dans son intégrité d’œuvre d’art, comme une unité, puis dans ses diverses parties et substances restituées sous forme de données chiffrées, en déclinant les multiples matériaux. Dans cette diversité, deux grands ensembles s’imposent à l’attention qui correspondent à deux modes de présentification de l’objet, tantôt disposé à la conceptualisation (lorsque la finalité est la maîtrise conceptuelle de la forme et sa mémorisation) tantôt à la construction (lorsque la finalité est la reconstruction, ce qui suppose l’intégration des mesures et des proportions). Photographie et dessin se complètent dans ce double projet, le dessin se spécialisant dans la description.
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Michel Foucault, Les mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 2007 (1966), p. 146.
Plus précisément, le dessin se concentre sur un petit nombre de données observables. Supposé augmenter le visible, il procède en fait à des exclusions qui transforment le sensible en lignes, en surfaces, formes et reliefs. Non seulement il renonce à connaître par les autres sens que la vue (ce que Foucault résume par la formule : « observer c’est se contenter de voir. De voir systématiquement peu de choses »5) mais il exclut de ce visible construit toutes les données non-pertinentes pour se contenter des formes, de leur quantité et de la façon dont elles se distribuent dans l’espace. En ce sens, les dessins introduisent des chaînes de catégorisation qui rapportent ces données à d’autres en fonction d’une visée stratégique.
Le dessin opère donc un recentrage sémantique des données sur le sens pratique. Au demeurant, ce recentrage obéit à un banal principe d’efficacité mais en induisant une intéressante réduction des valeurs aléthiques car seule la donnée nécessaire est admise, et tous les autres traits, non-nécessaires, sanctionnés par l’axiologie de l’efficacité, sont considérés comme parasites et donc éliminés. Ainsi ces dessins scientifiques permettent-ils d’apercevoir une propriété générique de l’image scientifique qui se laisse décrire comme un énoncé descriptif discriminant, un énoncé où le visible démodalisé se résout à l’alternative du tout ou rien, à l’exposition ou la non-exposition.
Le recentrage sur le sens pratique occasionne un changement de système à chaque image, qui illustre ce que Bastide (2001) appelle le caractère « opératique » de la transformation dans la chaîne des images scientifiques : chaque image construit un nouveau système semi-symbolique. Selon le cas, les différences matérielles sont traduites au plan de l’expression par des contrastes de tonalités ou de granularités ; de même, une ligne discontinue prend une apparence régulière ou irrégulière pour renvoyer au plan du contenu soit à un effet de sens de transparence, soit à un effet de texture. Au demeurant, cette labilité des données du plan d’expression laisse craindre une certaine ambiguïté qui se trouve écartée du fait que les données ressemblantes sont affectées à des dessins différents. De la même façon que les localités de l’espace sont régulées en fonction de la stabilisation globale, les données locales sont déterminées par le système global qui distribue les valeurs relativement. Pour chaque dessin, la semi-symbolicité est donc basée sur un principe d’économie (le moins de code possibles) et de cohérence (le code signifie relativement) qui exemplifient les réquisits syntaxiques et sémantiques des systèmes notationnels de Goodman (1968 ; 184), la non-ambiguïté, la non-redondance, la disjointure et la différenciation.
Reliés les uns aux autres dans la syntagmatique de la procédure de restauration, la photographie et le dessin manifestent des statuts véridictoires distincts. Tandis que, conformément au principe autographique, la photographie réfère à l’objet particulier en apportant la caution de l’empreinte (la photographie montre par exemple l’état d’usure de la peinture), le dessin inscrit la pratique dans la généralité allographique. Ainsi, tout au long de la procédure, un va-et-vient véridictoire assure l’ancrage dans l’objet avant de s’en dégager.
Ce ré-ancrage véridictoire donné par l’alternance des dessins et des photos accompagne une déclinaison de la fiction au travers du choix des modèles perspectifs. Au demeurant, dans son effort de conceptualisation et de mémorisation, le dessin privilégie les organisations symétriques dont Changeux (2009) a montré l’importance pour la symbolisation. Cependant, cette exigence n’exclut pas une diversification des modèles perspectifs en fonction de la finalité de chaque séquence relativement à la finalité globale. Aux prémices de la procédure, le dessin de conceptualisation utilise la perspective de la Renaissance qui permet de relier l’enveloppe à la structure et donc de penser globalement l’objet, tout en profitant de son autorité de stéréotype culturel pour s’établir en fait scientifique. Ensuite, le dessin de construction recourt à une perspective cavalière lorsqu’une volumétrie doit être restituée mais il opte pour une perspective orthogonale lorsqu’il faut préciser des quantités. A chaque fois, le dessin renouvelle donc la fiction de l’objet en modifiant son statut véridictoire, le régime de croyance.
La redéfinition permanente du système occasionne en outre un repositionnement du point de vue. La perspective orthogonale situe l’observateur à l’infini alors que la perspective creusante permet de lui assigner une place précise, si bien qu’au lieu de guider l’observateur dans un parcours linéaire qui assurerait la maîtrise conceptuelle progressive de l’objet, il semble que les dessins le « baladent » allègrement d’un monde à l’autre. Tout se passe comme si chaque étape de la procédure effaçait la mémoire du discours antérieur et construisait un nouvel objet de sens, une extravagance énonciative qui n’est pas sans rappeler à nouveau la métaphore « opératique » de Bastide (2001).
La couleur opérative
Si l’on voit bien comment ces images schématisent l’objet conformément aux systèmes de valeurs déterminés par la pratique, un peu d’attention amènerait à distinguer les propriétés de l’objet de celles qui ne lui appartiennent pas, mais participent aux conditions épistémiques du visible. On sépare alors les propriétés de l’objet (formes et texture) et celles qui sont attachées à sa perception et seulement imputées par les routines perceptives et en premier lieu la couleur, elle-même dépendante de la lumière. Une image manifeste toujours à la fois les propriétés de l’objet représenté et celles du système de représentation utilisé, lequel reflète un certain rapport au monde. Dans le cas de l’image scientifique, les propriétés de la vision directe étant rompues, celle-ci n’est plus tributaire de cette qualité accidentelle de l’objet qu’est la couleur, qui devient non-nécessaire, contingente, c’est-à-dire parasite.
De nombreuses images scientifiques obtenues par des dispositifs de visualisation se passent donc des couleurs pour se concentrer sur les propriétés objectives de l’objet. C’est le cas de ces photographies montrant les microphotographies d’un agent de démoulage d’une sculpture de Rodin. Elles suivent alors la voie de la tradition tenue aux formes, aux quantités et au mode de disposition de l’objet dans l’espace, comme l’a indiqué Foucault (1966) à propos de l’histoire naturelle.
Mais l’essentiel n’est pas là car si l’image scientifique affranchit l’objet de sa couleur, celle-ci apparaît alors comme une propriété autonome pouvant être affectée à d’autres usages sémiotiques afin de dévoiler une information supplémentaire sur l’objet. Elle devient alors un instrument d’investigation et de caractérisation du visible ainsi qu’un argument rhétorique contribuant à la force persuasive de l’image. L’instrumentalisation de la couleur suit alors l’exigence descriptive de l’image scientifique : elle est manifestée si elle est nécessaire à la démonstration et proscrite comme une donnée parasite dans le cas contraire.
La couleur devient un instrument de différenciation et de manifestation de la différence rendue sensible et réalise les conditions épistémiques du visible. Pour l’observateur, la difficulté est alors d’assumer la conversion d’un système de signification qui, bien que fondé sur une propriété accidentelle de l’objet, se trouve validé par les routines perceptives, dans un système ad hoc construit par le dispositif de visualisation. Il s’agit de se défaire du paraître du sens, de renoncer à l’attendu pour l’inattendu de même qu’à un système de valeurs cautionné par la perception pour investir une fiction de l’objet. Ceci revient à renoncer à la semi-symbolicité routinière pour une semi-symbolicité fondée sur un nouvel accord du sensible et de l’intelligible. Par exemple, l’observateur doit se défaire de la systématicité semi-symbolique qui associe le rouge et le bleu à des qualités de chaud et de froid pour envisager un nouveau réglage synesthésique. Mais cet exemple ne restitue qu’une part de la difficulté, qui ne tient pas seulement à ces opérations de renoncement et d’invention d’une nouvelle sémiosis, mais au fait que l’observateur conserve nécessairement son système perceptif, son regard « vieilli » dirait Goodman (1968), lorsqu’il aborde ces nouveaux actes de langage.
Le désaccord entre le système de visualisation et le visible exploré se manifeste avec la plus grande évidence dans la compréhension de la distance qui transforme des plages de couleurs différentes en plans distincts dans la profondeur. L’invention des valeurs restant subordonnée à cet effet de sens volumétrique et plus largement aux impressions référentielles, elle ne se confronte donc pas à une béance du sens mais doit composer ou bricoler une semi-symbolicité adhérant encore à la symbolicité perceptive.
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Cette utilisation de la couleur peut être qualifiée de contrastive et réfère au système discret, fondé sur le déploiement de la gamme chromatique décrit par Tufte (1997). Elle s’oppose au système graduel qui restreint les choix chromatiques et déploie la gamme des tonalités pour ordonner les résultats.
Reportons-nous au mémoire de notre jeune restauratrice pour vérifier l’utilisation de la couleur dans le dessin. Celle-ci ne correspond pas aux propriétés extérieures de la caisse décrite, mais permet de différencier les qualités de bois utilisé (fig. notée 49). S’ajoutant aux propriétés objectives mises en évidence par le dessin, elle participe en outre à la révélation d’une propriété non-visible mais indispensable à l’expertise. Le choix des couleurs primaires marquant le plus grand contraste chromatique, il assure en l’occurrence la meilleure distinction des plages, comme la montré Tufte (1997)6. Non seulement la couleur rend visible la propriété invisible mais, autorisant l’appariement des propriétés visible (la couleur) et invisible (la matière), elle la désigne comme critère discriminant de l’analyse. Elle s’impose en somme un instrument de révélation qui rend sensible ce qui doit participer à l’intelligible.
La couleur dans le dispositif de sécurité
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Je me réfère pour ce point aux images étudiées par Vivien Lloveria, doctorant dans le cadre d’un contrat industriel du CeReS avec l’Ecole nationale de l’aviation civile de Toulouse, qui participe aux travaux de l’ANR.
Mais comment se comporte la couleur dans une image scientifique qui n’est pas un dessin, par exemple une radiographie de valise prise par les dispositifs de sécurité de l’aéroport7 ? Une différence essentielle tient à la mixité de la configuration. Contrairement à la procédure de restauration où photographie et dessin assument séparément la visualisation autographique et allographique, s’en tenant à l’objet en particulier ou à la généralité, ces images associent les deux projets. Elles restituent l’empreinte de l’objet tout en assumant l’allographisation qui stabilise la forme et rend cet objet manipulable : une densité est préservée qui superpose toutes les données. Les diverses propriétés de l’objet conservées sont filtrées par le dispositif de rayon X et converties pour les besoins de la pratique. La forme se stabilise alors en un contour plus ou moins ferme, un cerne, tandis que la texture superficielle est estompée et mise au compte d’une densité globale propre au dispositif.
Selon le principe de la radiographie médicale, l’image restitue les différences de densité matérielle. Cependant, au lieu de rendre compte de l’alternative présence/absence par une semi-symbolicité clair/sombre, ce sont les couleurs qui entreprennent d’analyser la densité et de révéler la qualité du matériau. Dans ce cas, la couleur produite par le dispositif de visualisation est à nouveau instrumentalisée comme un révélateur qui rend visible la propriété invisible.
Dans ces radiographies, la distribution des couleurs dépend de la masse atomique que les rayons X doivent traverser. Un faible numéro atomique (inférieur à 8) caractérise l’organique (présence de carbone) qu’il restitue par la couleur orange ; un fort numéro (supérieur à 15) caractérise le métal et se manifeste par le bleu ; un numéro intermédiaire (entre 8 et 15) se traduit par le vert. La couleur instrumentalisée introduit donc une axiologie qui sépare l’objet menaçant du non-menaçant, le suspect du non-suspect, le métal de ce qui n’est pas du métal. De plus, la saturation permettant d’envisager la couleur comme une intensité, son instrumentalisation permet d’évaluer a priori le degré de dangerosité et de dramatiser l’expertise.
Dans les images de sécurité des aéroports, la couleur détermine le travail d’abduction de l’expertise en introduisant des différences à la fois discrètes et graduelles, le contraste bleu/orange d’une part et l’intensité de la saturation, d’autre part. En premier lieu, l’expert se concentre sur la densité bleu foncé considérée comme menaçante parce qu’elle renvoie à la masse métallique d’une arme. Cependant cette homologation (bleu = dangereux) doit être mise en relation avec la forme de l’objet car il faut aussi que la matière incriminée soit congruente avec ses autres propriétés : un ours en peluche apparaissant en bleu sera considéré comme dangereux parce qu’il est censé ressortir en orange... Dans le travail de l’expert, la notion d’isotopie paraît donc centrale. Il s’agit toujours d’identifier des objets à l’intérieur d’une forme de vie globale, ce qui permettra, conformément à la notion de congruence, d’observer les ruptures formelles et matérielles vis-à-vis de ces formes intégratives.
Un exemple permettra de montrer plus précisément comment la couleur participe à l’abduction. Dans une image, un intrigant rectangle en forme de cassette-vidéo indique une fusion d’orange et du bleu. Cette cassette étant supposée faite de plastique, celle-ci devrait être uniformément orange mais elle présente pourtant des parties bleues, révélatrices d’une présence métallique, et surtout un disque vert renvoyant à un matériau indéterminé. La masse bleue dissimulée sous l’objet est en fait un explosif potentiel, ce que confirme le tracé d’une chaîne pyrotechnique et la présence d’un détonateur.
L’analyse de cette image montre la complexité de l’expertise qui n’impose pas seulement l’établissement d’un protocole de reconnaissance iconique pour mettre à jour des isotopies et des ruptures d’isotopies, mais doit aussi révéler les interventions des terroristes qui s’efforcent de masquer les ruptures d’isotopie matérielle par des continuités formelles. Reprenons notre exemple. Dans la cassette-vidéo, on reconnaît une bande dont la forme enroulée est en phase avec l’identité de l’objet mais il s’agit en fait d’une charge explosive qui épouse la forme de la cassette. Là où une intentionnalité adversative a adapté la forme, la coloration en bleu parvient à révéler la discontinuité isotopique. On voit donc que, si les terroristes maîtrisent la sémiosis établie par le dispositif radiographique, leur seule ressource consiste à adapter la forme des objets, par exemple en enroulant l’explosif comme une bande de cassette-vidéo. Une intervention sur la couleur reste en revanche hors de propos à moins d’envisager une falsification du matériau lui-même.
Conclusion : l’expertise et le diagnostic
Notre étude entendait soumettre deux lots d’images scientifiques assimilées à l’analyse pour valider une définition fondée sur le critère de l’exploration. Au demeurant, toutes ces images assimilées s’inscrivent dans le lieu commun de l’image scientifique parce qu’elles prospectent au-delà du visible. Cependant, celles du dispositif de sécurité apparaissent comme un cas-limite notamment parce qu’elles n’entreprennent pas de dé-densifier l’objet par un feuilletage, ce qui permettrait de prospecter son contenu pour en dévoiler les ambiguïtés, mais conservent au contraire cette densité pour la soumettre à l’analyse.
Les deux familles d’images partagent le principe de dramatisation de l’image scientifique qui retient les propriétés indispensables et exclut toutes les autres. Cependant, si cette dramatisation passe par une instrumentalisation de la couleur, son utilisation reste bien différente. Dans les images de restauration, la semi-symbolicité chromatique est remise en cause à chaque étape alors que, dans le dispositif de sécurité, elle est parfaitement établie et validée par la communauté des experts. Dans ce cas, cette semi-symbolicité est le support d’un diagnostic, c’est-à-dire d’un protocole local dont les données sont circonscrites autour d’une question unique pouvant déboucher sur une intervention pragmatique, en l’occurrence la vérification du contenu du bagage suspect. Par son caractère local, centré sur une question unique, le diagnostic de l’agent de sécurité diffère de l’expertise en restauration, procédure globale dont les résultats restent ouverts. Les deux descriptions renvoient in fine à la finalité de la pratique : le diagnostic entend mettre à jour ou vérifier une information bien précise alors que l’expertise vise la construction de la connaissance.