Les images de communication chez les scientifiques : la tâche et l’outil
L’activité de communication scientifique fait appel à des tâches de monstration (description, narration), de démonstration (corrélation, comparaison) et de modélisation (morphologique, fonctionnelle et conceptuelle). À l’aide d’une taxonomie des images scientifiques, l’auteur montre que chacune de ces tâches fait appel de façon sélective à des catégories spécifiques d’images, dont les affordances sont ainsi mises à profit de façon efficace.
Scientific communication is an activity requiring tasks such as display (description, narration), demonstration (correlation, comparison), and modelling (morphological, functional and conceptual). Using a taxonomy of scientific visuals, the author shows how each one of these tasks rests on the selective use of specific categories of visuals, taking advantage of their affordances in an efficient manner.
Les images de la communication scientifique
Les images dites scientifiques ont suscité et suscitent un intérêt soutenu dans des milieux aussi divers que la linguistique, la statistique, la sémiotique, le design graphique, la psychologie, l’histoire des sciences, les sciences de la communication, l’ergonomie, etc. Le corpus auquel on s’intéresse ainsi est d’une grande richesse, tant par son abondance que par sa diversité. Paradoxalement, l’intérêt pour la chose se manifeste sans toujours tenir compte de cette diversité, et peu d’efforts auront été faits pour mieux cerner l’objet d’étude, ou tout simplement pour avancer une définition de ce que sont spécifiquement les images scientifiques, pour préciser ce qui les distingue des autres familles d’images qu’on pratique par exemple dans les arts visuels, dans l’administration, dans les affaires.
Dans le cas des images scientifiques, il faut distinguer au premier chef les images produites par des graphistes dans le cadre d’activités de vulgarisation diverses de celles qui sont créées par les scientifiques pour leurs besoins propres. Les différences quant à la conception de ces images et à leur finalité sont très marquées et elles ont reçu l’attention de chercheurs comme Jacobi (1985) et Miller (1998). Mais c’est au seul cas des images des scientifiques eux-mêmes que nous nous adressons ici.
Les images des scientifiques sont au premier chef produites par les scientifiques dans le cadre de leurs activités. Ils en sont les concepteurs et se fondent alors sur un langage graphique qui leur est propre. Ils en sont aussi les réalisateurs, dans une activité qui peut souvent tenir plus de l’artisanat ou même du bricolage que de la production professionnelle. Sans doute ne les construisent-ils pas toujours seuls. Ils ont maintenant régulièrement recours à des logiciels spécialisés, des tableurs incluant des graphiciels, des logiciels de conception graphique ou de retouche photographique. Et ils en sont aussi les destinataires, puisque c’est aux autres membres de leur communauté qu’ils les destinent, en priorité sinon exclusivement. Les images des scientifiques sont le fait d’une activité interne à la science.
Pour les scientifiques, les images sont essentiellement des outils auxquels ils recourent à différentes étapes de leur activité. Il faut déjà pourtant distinguer deux cas d’espèce. D’une part, certaines images sont dites de visualisation (MacEachran, 2004) : elles sont vouées principalement à l’exploration, à l’analyse des données. Beaucoup de ces images seront caractérisées par leur statut provisoire et ne sortiront jamais du laboratoire où elles ont été créées. Certaines sont cependant des outils complexes d’exploration des données et en particulier des relations multidimensionnelles entre des paramètres caractérisant des populations ; dynamiques, souvent interactives, elles peuvent être réalisées à des fins internes mais, de plus en plus, sont affichées en ligne et soumises à l’analyse par d’autres intéressés. Ces images reçoivent une attention croissante et nombre d’ouvrages sont consacrés aux principes de leur conception et de leur utilisation, par exemple le remarquable travail de Ware (2004). D’autres images, au contraire, plus achevées mais d’ordinaire statiques, sont nettement destinées à la présentation devant les pairs. Elles deviendront des images de communication, seront publiées dans un rapport ou un article de périodique, ou alors projetées lors d’une conférence. C’est ici essentiellement à ces images de communication que nous nous intéresserons.
Destinées à la transmission de l’information, les images de communication ont cette caractéristique qu’elles sont accompagnées d’un discours, oral ou imprimé, dont elles se démarquent toutefois de plusieurs façons. Elles occupent un espace particulier : soit elles occupent l’écran de projection, soit, dans l’imprimé, elles se limitent à une superficie donnée, physiquement séparées du texte par la mise en page, numérotées. Dans ce cas, même le texte qui les commente de façon plus immédiate, la légende, est porté hors-texte et marqué par une typographie caractéristique, souvent en plus petits caractères que le texte lui-même. Imprimé ou parlé, le texte est linéaire, les images sont des entités spatiales, qui s’étalent nécessairement dans les deux dimensions du plan. Les images scientifiques sont des « topologisations » d’information (Lemke, 1998).
La diversité des images de communication scientifique tient en grande partie à celle de leur contenu, qu’il convient d’analyser. Pareille analyse de contenu vise l’identification de la nature aussi bien que de la forme du message véhiculé. On peut ainsi distinguer trois classes d’images (Desnoyers, 2005a, 2011a).
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On suit ici l’usage courant en taxonomie qui voit les classes se subdiviser en ordres, puis en familles, en genres et en espèces.
La première classe est langagière, elle se caractérise par sa proximité avec l’écrit, dont elle emprunte les symboles alphanumériques et la conception à la typographie. Ce sont les images que nous avons rassemblées sous le nom de typogrammes, à cause de cette parenté. Il peut s’agir, dans un premier ordre1, celui des scriptogrammes, de simples messages textuels, qui d’ordinaire ne sont même pas des phrases mais plus souvent des énoncés ou des listes à puces dont la mise en page fait ressortir la structure du texte oral ; ces images sont presque essentiellement utilisées en projection. Il peut aussi s’agir d’équations portées hors-texte dans un imprimé ou sur écran. La topologisation est encore plus nette dans deux autres ordres, dont la morphologie semble d’origine métaphorique. Le deuxième ordre est celui des organigrammes, qui mettent en boîtes des éléments nominaux d’ordinaire reliés ensemble par des traits ; la métaphore originale est ici celle de l’arbre. Le troisième est celui des tableaux, qui séparent en colonnes et rangées dûment nommées des données nominales, quantitatives ou ordinales ; la métaphore originale pourrait être celle du casier ou du pigeonnier, mais d’autres dispositions amènent à nommer globalement ces figures des cellulogrammes.
La deuxième classe découle la plupart du temps de l’exploitation des données, surtout quantitatives, qui auront d’abord été assemblées dans des matrices plus ou moins complexes. Mais on renonce ici à l’utilisation du code alphanumérique pour parvenir à une topologisation qui a d’ordinaire pour cadre, réel ou virtuel, le système d’axes cartésien, calibré. On utilise aux fins de cette topologisation une analogie qui permet de convertir une valeur numérique (résultant d’une mesure, d’un décompte ou d’un calcul) en une longueur, un angle, une position dans l’espace cartésien ; c’est ce principe qui permet de conférer à cette classe d’images le nom d’analogrammes. Le code graphique (implicite) que l’on utilise repose sur le recours à quatre signes graphiques. Deux de ces signes sont utilisés dans un espace cartésien au sens strict, avec abscisse et ordonnée calibrées : le point qui signale chaque valeur unique d’un ensemble (punctigramme), le trait qui trace la relation entre deux variables (curvigramme). Dans un espace quasi-cartésien, la plage de longueur ou d’ouverture angulaire calibrée donne la mesure d’une même variable associée à des populations diverses (histogramme), ailleurs, ce sont diverses variantes d’une même figure géométrique (v.g. polygones, visages de Chernoff) qui caractérisent différentes populations : chaque dimension de la figure étant porteuse d’une variable différente, chaque population se révèle sous une figure d’une morphologie caractéristique (morphogrammes).
La troisième classe (dite des cosmogrammes) est celle qui se rapproche les plus des représentations artistiques. Il s’agit ici de donner une image descriptive d’une entité matérielle, une figuration soit d’une entité singulière ou d’un type générique. Dans l’univers scientifique, cette image se distingue par le fait qu’elle est calibrée, une marque portée en légende donnant l’échelle de la représentation. Si elle est d’ordinaire porteuse de certaines des caractéristiques spatiales et optiques des entités figurées, elle peut aussi faire appel à des techniques de transduction pour présenter dans le spectre visible des caractéristiques issues des parties non visibles du spectre (ultraviolet, infrarouge, etc.), voire d’autres formes d’énergie (acoustique, gravitationnelle, etc.). Les cosmogrammes servent à représenter des objets isolés (réigrammes) dont on veut illustrer la morphologie ou l’anatomie ; ils servent aussi à montrer des environnements complexes (topogrammes), par exemple en cartographie et en astronomie. Les deux types d’images ont appelé le développement de langages graphiques différents bien marqués, notamment en cartographie. Dans les deux cas, deux techniques sont utilisées : la photographie et la pictographie. Le choix de technique qui est fait par l’auteur a de telles répercussions qu’il est souvent pertinent de référer à la technique plutôt qu’au contenu pour analyser les cosmogrammes; c’est ce que nous ferons ici.
Cette diversité dans la nature et la forme des images n’est pas gratuite. Elle correspond à des usages divers de l’image, et une étude que nous avons effectuée en comparant les articles de quatre périodiques majeurs en ergonomie le démontre clairement (Desnoyers, 2009, 2011b). Ses résultats montrent combien, à chaque type d’article (article de revue, rapport d’enquête, présentation de résultats d’expériences, exposé méthodologique, modélisation) correspond l’usage prédominant d’un type d’image. Ainsi, les cosmogrammes photographiques sont-ils plus abondants dans les expérimentations, tandis que les pictographiques abondent dans les modélisations. Les curvigrammes et les punctigrammes caractérisent les modélisations, tandis que les histogrammes accompagnent surtout les expérimentations. Les cellulogrammes, enfin sont surtout le fait surtout des rapports d’enquête ; les équations sont nombreuses dans les modélisations, les organigrammes dans les modélisations et dans les articles de revue.
Cette diversité permet de concevoir les différentes images comme autant d’outils différents et spécialisés, permettant chacun l’accomplissement d’une tâche donnée. C’est plus spécifiquement cette relation fonctionnelle que nous illustrerons dans le présent texte. L’approche que nous utilisons ici est donc fortement marquée par l’ergonomie, la tâche globale du scientifique se trouvant décomposée en plusieurs opérations et sous-opérations ; pour chacune, nous tenterons d’identifier le ou les types d’image utilisés et les fondements de ces choix dans l’analyse des propriétés, des affordances de chacune, telles que nous les avons décrites ailleurs (Desnoyers 2009).
Tâches et opérations
On peut globalement décrire l’activité du scientifique sous trois composantes différentes. La première est constituée des activités de production du savoir, dans la diversité des contextes théoriques, méthodologiques et techniques que cela implique. La seconde est constituée des activités de communication, dans le recours à des média d’une diversité croissante. La troisième est de nature administrative et s’étend de la soumission de demandes de subvention à la gestion d’un laboratoire. C’est à la deuxième composante que nous nous adresserons ici.
Une activité de communication peut être décomposée de multiples façons : d’un point de vue fonctionnel, nous retiendrons trois opérations cruciales qui sont la monstration, la démonstration et la modélisation.
La monstration en images
La première phase de tout travail scientifique consiste, comme le dit Latour (1995), en une « mobilisation du monde », la sélection et l’appropriation d’un objet de recherche. Cette phase se traduit, en communication, par une monstration, une présentation de l’objet matériel ou conceptuel sur lequel porte l’activité. La monstration fait appel à des descriptions et à des narrations, lesquelles se traduiront par différents procédés de mise en image, par le recours à plusieurs catégories d’images.
Les descriptions les plus simples peuvent servir à présenter la morphologie externe d’une entité matérielle étudiée. Il s’agira ici d’une présentation des propriétés spatiales et optiques servant à les caractériser, à les mesurer, à les nommer, voire à les classifier. La description morphologique d’une plante peut bien sûr se faire textuellement, et toutes les Flores du monde comportent de telles descriptions, énoncés des caractéristiques de toutes les parties de la chose. La description textuelle de la Lysimachia thyrsiflora L. (Marie-Victorin, 1964) ne permettra pas, peut-être même au botaniste le plus chevronné, de reconnaître un spécimen au premier coup d’œil. Pareille description verbale, pour précise qu’elle soit, est un geste qui résulte d’un processus de dissection fine et s’exprime dans un langage très spécialisé, ce qui permet difficilement de construire une représentation visuelle. C’est évidemment la raison pour laquelle une description morphologique fait presque nécessairement appel à un des types de cosmogramme : il est inconcevable, par exemple, de produire une flore sans images. Le cosmogramme transcrit spatialement et optiquement, sur un support visuel où se délimite un champ, les propriétés spatiales et optiques de l’objet d’étude. La proximité avec l’objet est porteuse d’une « ressemblance » nettement plus marquée que ce que peut faire le texte, et l’image s’avère un outil de description morphologique et de « re-connaissance » plus efficace que le texte. Ajoutons qu’en présentation orale, une description morphologique peut aussi s’accompagner d’un scriptogramme, par exemple une liste à puces.
Si le cosmogramme est en principe efficace, sa production et son utilisation se heurtent à bien des obstacles. Des contraintes telles la distance observateur-observé, la taille de l’objet, sa visibilité pour l’œil humain imposent le recours à des artifices pour l’observation tout comme pour l’illustration, qui sont source d’une certaine dose d’indétermination. La distance impose le recours à des instruments optiques comme la lunette et le télescope, la taille trop fine impose le recours à la loupe et aux microscopes les plus divers. C’est la visibilité qui crée les obstacles les plus importants : la visualisation des propriétés électromagnétiques situées hors de notre très étroit spectre visible impose le recours à la transduction. On procède alors à une transformation analogique, calibrée, à un codage visuel d’une partie invisible du spectre émis ou réfléchi par la source (rayons X, ultraviolet, infrarouge, etc.) en lumière visible : on rend visuellement perceptible ce qui normalement échappe à l’œil. L’astronomie fournit de remarquables exemples de ce processus. Pareille transduction est bien un travestissement de la réalité, mais c’est encore la façon la plus performante que l’on ait de restituer la distribution spatiale des propriétés électromagnétiques de l’entité étudiée. La transduction peut s’attaquer à la représentation d’autres formes d’énergie non électromagnétiques, par exemple avec le sonar.
Historiquement, les cosmogrammes ont été d’abord produits à l’aide de différentes techniques pictographiques : le très large éventail des méthodes de dépôt de pigments sur une surface plane a maintenant cédé la place au dessin virtuel sur ordinateur à l’aide d’un stylet électronique. Un des avantages de ces méthodes est de permettre la représentation soit du spécimen unique, avec un « réalisme » variable, soit au contraire d’extraire le type dans une représentation plus abstraite. La photographie d’entités a permis de croire que l’on pouvait atteindre un degré de réalisme plus important, jusqu’à ce que l’on comprenne qu’elle ne présentait la « réalité » qu’à travers l’activité sélective d’un photographe et les caractéristiques techniques des appareils. C’est cependant la photographie qui a ouvert la voie à la monstration via la transduction ; le passage à la photo numérique et la manipulation des fichiers numériques ainsi créés ont ouvert la voie à des modulations considérables des représentations, qui permettent maintenant l’accès à des schématisations que seul le dessin permettait autrefois de créer.
Les descriptions toutefois ne sont pas que morphologiques. Elles peuvent se faire analytiques, et de plusieurs façons. D’une part, l’analyse peut porter non plus sur la seule morphologie externe d’une entité mais bien sur sa composition interne. Il s’agit bien ici d’une dissection virtuelle du spécimen que l’on illustre grâce à des techniques comme l’écorché, la vue éclatée, la vue en transparence (en « rayons X »), en coupes et en coupes sériées.
Il existe enfin une troisième variante de la description qui porte non plus sur l’entité prise globalement, mais sur certaines de ses caractéristiques isolées. On peut alors parler de description paramétrique et il s’agira de présenter des quantifications décrivant cette entité ou une population. La description analytique d’entités matérielles peut se faire à partir de cosmogrammes. Ainsi, en géographie comme dans d’autres disciplines, on utilisera fréquemment des topogrammes comme vecteurs d’information quantitative : un codage des zones par couleur permet de présenter des données nominales ou ordinales, l’ajout d’informations numériques ou de colonnes d’histogrammes permet de présenter des données quantitatives. Ailleurs, s’il importe de présenter des données quantitatives précises appartenant à des populations statistiques, on aura recours à des cellulogrammes, chaque case tabulaire portant une valeur chiffrée qui décrit un paramètre défini dans une colonne et une ligne. Si l’objectif du communicant est de faire voir une distribution d’ensemble, il optera pour certaines formes d’analogrammes, en particulier des histogrammes en bâtonnets pour des valeurs en chiffres absolus ou des histogrammes circulaires (« camemberts ») pour des données en valeurs relatives, en pourcentage.
Les monstrations, nous l’avons indiqué, peuvent se faire aussi au moyen de narrations. Celles-ci se distinguent des descriptions en particulier parce qu’on fait intervenir un nouveau facteur descriptif mais limitant : le temps. Les descriptions sont des instantanés, les narrations se portent sur l’évolution d’une entité ou d’un phénomène dans le temps.
Les narrations événementielles se prêtent peu à une mise en image dans le discours scientifique. Elles peuvent être « illustrées » par le recours à des instantanés situationnels ou à des mises en scène figuratives, voire par le portrait de participants. Ces « illustrations » peuvent rapprocher le récepteur du fait vécu sans nécessairement constituer un apport informationnel conséquent. Dans la narration orale, elles peuvent être complétées par de courts typogrammes, par exemple des listes à puces, que PowerPoint a rendus presque incontournables.
Mais la narration scientifique se porte aussi sur des transformations morphologiques, sur la monstration de cycles d’activité. Des montages fonctionnels de cosmogrammes permettent par exemple de décrire le cycle de vie d’un parasite ou l’évolution d’une galaxie. Ailleurs, le développement de « la méthode graphique », par exemple sous l’impulsion d’Étienne-Jules Marey (1878), a permis, grâce à la création d’une grande variété d’appareils enregistreurs, d’obtenir l’inscription de phénomènes des plus divers. Le kymographe de Ludwig et ses successeurs donnent par exemple l’inscription et la visualisation de phénomènes physiologiques comme l’activité musculaire, respiratoire ou cardiaque. Marey (1894), quant à lui, s’est attardé à inscrire le mouvement de végétaux, d’animaux les plus divers, d’abord avec des kymographes adaptés, et plus tard par la mise au point de ce qu’il appellera la chronophotographie. La technique de surimpression qu’il a développée est toujours utilisée et permet de faire l’économie de présentations cinématographiques ; elle s’avère d’ailleurs plus efficace en ce qu’elle permet, en une seule image, de donner une représentation synthétique d’un déroulement temporel.
L’évolution remarquable des méthodes de monstration nous conduit peut-être, dans certains domaines, à ce que Elkins (2008) a appelé « the end of representation ». L’auteur montre par exemple comment les chambres à bulles, qui ont servi à suivre visuellement la trace de particules subatomiques, sont maintenant remplacées par des batteries de détecteurs qui construisent directement des fichiers numériques soumis à l’analyse mathématique. La « représentation » n’est plus nécessaire, elle est désuète voire impossible dans certains domaines, compte tenu de la complexité des objets d’étude. Mais on n’en est pas encore là dans nombre de domaines, et l’image est toujours nécessaire pour pousser plus loin le travail scientifique, dans la démonstration.
La démonstration en images
Au-delà de la simple monstration, la tâche du scientifique est plus analytique et s’attaque à la démonstration, c’est-à-dire à la recherche d’explications par la mise en rapport de données différentes, que ce soit dans une démarche hypothético-déductive ou inductive. On peut distinguer au moins deux opérations différentes dans le domaine, la corrélation et la comparaison.
On entend par corrélation la mise en rapport de deux (ou plusieurs) paramètres qui décrivent chacun un aspect de l’entité ou du phénomène sous étude. On recherche ici l’effet d’une variable dite indépendante sur une autre dite dépendante. Ces recherches peuvent se faire graphiquement ou à l’aide d’outils mathématiques générant une équation, que l’on s’empressera de traduire graphiquement dans un espace cartésien. Fondamentalement, deux types d’analogrammes sont alors utilisés. Le punctigramme marque les coordonnées de chaque paire de données dans l’espace graphique. Il permet la présentation de chaque paire individuellement, illustrant bien la variabilité des résultats. Le curvigramme montre la représentation de la relation de façon plus abstraite : c’est une courbe qui peut marquer par approximation la tendance de la relation, ou mieux, le tracé exact de l’équation qui décrit la relation. Habituellement planaires, ces analogrammes décrivent les relations entre deux variables, mais on peut ajouter une troisième variable dans des représentations en perspective, voire plusieurs autres par le codage des graphèmes –par exemple en faisant varier la forme, la taille, la couleur des points d’un punctigramme selon les paramètres de la valeur inscrite.
Les activités de comparaison recourent aussi à de nombreuses formes graphiques. Le choix est effectué en fonction de plusieurs facteurs, en ce qui touche le substrat de la comparaison (e.g. comparaisons de descriptions ou de corrélations) aussi bien que le procédé (e.g. juxtaposition, superposition d’images, différentiation de données). Nous ne nous attarderons ici que sur les comparaisons réalisées à l’aide d’analogrammes.
Les comparaisons par juxtaposition peuvent faire appel à la simple présentation d’un montage comportant plusieurs punctigrammes, histogrammes ou curvigrammes, chacun cadré dans son système d’axes. Ces montages reçoivent le nom de « treillis » (Becker et al, 1996). Ils ont l’avantage de permettre la comparaison d’un nombre important d’analogrammes. Là où le nombre de populations à comparer est plus limité, on recourt à des assemblages plus simples : alignement de camemberts, assemblage vertical d’histogrammes en colonnes. Les morphogrammes constituent un cas à part : ils sont par définition des analogrammes de comparaison, et les différentes figures (polygones, visages de Chernoff) qui décrivent les paramètres de chaque population sont disposées dans un ordre choisi selon les besoins de la démonstration.
Les comparaisons par superposition se font en ramenant dans un seul cadre d’axes cartésiens deux ou plusieurs nuages de points ou courbes, identifiés par un codage couleur. On procède aussi au regroupement de deux ou trois populations de données dans un même histogramme, chaque population étant représentée par des bâtonnets d’une même couleur. Certains assemblages sont devenus des classiques, comme les pyramides des âges dans les études démographiques. La comparaison se fait ainsi dans une plus grande proximité graphique, ce qui assure une plus grande efficacité. Toutefois le nombre de populations qu’on peut ainsi comparer est limité, car il y a rapidement surcharge de l’espace graphique.
Une troisième méthode de comparaison fait appel à la différenciation. On choisit ici une population statistique de référence et, plutôt que de présenter chacune des autres populations, on évalue algébriquement les différences entre ces populations et la population de référence. L’image composée présentera la population de référence et, pour chacune des autres, les seules différences par rapport à cette référence. Ce type de présentation est d’utilisation efficace avec des histogrammes et des curvigrammes.
Mutatis mutandis, ces procédés s’appliquent aussi aux autres classes d’images. Les juxtapositions se pratiquent avec des typogrammes et des cosmogrammes, les superpositions sont possibles avec des cosmogrammes.
La modélisation en images
Les modélisations se font avec des images simples ou des montages théorisant des objets ou des systèmes conceptuels, morphologiques ou fonctionnels. On passe donc ici par essence à un certain niveau de généralisation ou d’abstraction.
La modélisation conceptuelle fait appel à l’ordre des organigrammes et sert par exemple à illustrer les relations entre des ensembles notionnels. On utilise ici en particulier des figures inspirées des « diagrammes » d’Euler ou chaque entité est représentée par une figure, d’ordinaire circulaire, les recoupements étant manifestés par le chevauchement des figures. Des organigrammes arborescents peuvent illustrer des relations temporelles, voire causales, les composantes étant alors représentées dans ce qu’on appelle en théorie des graphes des « nœuds », les relations par des traits ou des flèches qu’on peut coder par la taille, la texture ou la couleur.
La modélisation morphologique est une façon d’extraire et de présenter visuellement le type plutôt que le spécimen. Historiquement, comme nous l’avons mentionné, dans les sciences naturelles la schématisation a généralement précédé l’illustration du spécimen, faute peut-être de techniques de reproduction précise. Le développement de la photographie a révolutionné la représentation morphologique, mais en mettant l’emphase sur le spécimen individuel, pris hic et nunc. La schématisation qu’impose la modélisation se fait en abandonnant la reproduction photographique de l’individu et en la remplaçant par le dessin manuel, ou de plus en plus en conception assistée par ordinateur.
La modélisation fonctionnelle d’évolutions d’entités matérielles peut se faire à l’aide de montages de cosmogrammes. Déjà, Marey (1894) faisait succéder à ses superpositions chronophotographiques ce qu’il appelait des épures géométriques ; il s’agissait alors de tracés faits sur des repères anatomiques marqués sur un spécimen en mouvement, qui produisaient une version filtrée des chronophotographies les réduisant aux traits essentiels. On a également recours à des montages de tracés pictographiques pour illustrer les phases d’un changement. La modélisation fonctionnelle de systèmes, quant à elle, est régulièrement illustrée par des organigrammes arborescents, et par exemple dans les « diagrammes de flux » décrivant des processus industriels. L’analyse d’un système organisationnel se traduit graphiquement, le plus souvent, sous forme d’organigrammes des plus divers, depuis les schématisations arborescentes en passant par toutes sortes de variantes inspirées par les « diagrammes » d’Euler.
En somme
Le tableau 1 de la page suivante présente un bilan succinct des attributions que nous avons faites des différents types d’images aux opérations que comporte l’activité scientifique de communication. Ce bilan ne peut prétendre à l’exhaustivité, tant les activités de recherche et leur traduction graphique sont diversifiées. Mais il permet de faire ressortir certaines spécificités des relations entre opérations et images. Il illustre combien les cosmogrammes servent à de nombreuses opérations différentes ; cela est dû en bonne partie à leur remarquable diversité, que nous n’avons pas assez soulignée, et à la fréquence à laquelle, dans presque toutes les opérations (et dans tous les genres d’articles, voir Desnoyers 2009 et 2011b), on a besoin d’illustrer les entités matérielles que l’on a « mobilisées », pour reprendre l’expression de Latour (1995). Le tableau confirme aussi combien les analogrammes sont des images analytiques : à l’exception des histogrammes qui sont utilisés à des fins descriptives, ils servent essentiellement à des corrélations et des comparaisons. Les typogrammes montrent moins de spécificité. Si par exemple dans les présentations orales, les listes à puces peuvent servir à bien des fins, les cellulogrammes sont surtout le fait de descriptions, les équations de corrélation. Les organigrammes, quant à eux, sont surtout des instruments de modélisations de toutes sortes. La diversité des images scientifiques s’accompagne donc bien d’une spécificité dans l’emploi de chaque type.
Tableau 1 : Résumé des principaux usages des images de communication scientifique en fonction des opérations
Des origines vers une normalisation ?
Depuis les débuts de l’iconographie scientifique, avec entre autres les travaux de Playfair (Playfair, 1786) et de tout un ensemble d’auteurs (voir par exemple les revues historiques de Funkenhouser, 1937, Costigan-Eades, 1984, Friendly, 2006) nombre de scientifiques d’appartenance des plus diverses ont imaginé des outils graphiques destinés à la présentation de données. Chacun de ces outils a été conçu dans un contexte donné et son emploi, au cours des ans, en a empiriquement consacré des usages plus ou moins spécifiques, plus ou moins performants. Le nombre et la variété de ces formules graphiques sont considérables (voir par exemple le recensement présenté par Harris, 1999), les exigences scientifiques et graphiques de leur conception sont complexes. Il n’existe pas de synthèse de ces connaissances, l’étanchéité des disciplines concernées étant encore importante. Il n’est alors pas étonnant que les images utilisées par les scientifiques soient porteuses de tant d’erreurs. En 1984, Cleveland constatait que, dans la prestigieuse revue Science, 30% des illustrations comportaient au moins un vice de forme. Nombre d’auteurs sont arrivés à des conclusions semblables, parfois beaucoup plus alarmantes, dans différentes disciplines (voir par exemple Cooper, Schrieger et Close 2002, Hartley, 1991, Krebs et al, 2001).
Il existe certes un nombre considérable d’ouvrages traitant de la graphique en sciences, émanant souvent de spécialistes d’un des champs de connaissance ou de pratique concernés : par exemple depuis la cartographie avec Bertin (1967), la statistique avec Cleveland (1994), la psychologie de la perception avec Ware (2005, 2008), la conception graphique avec Tufte (1983), les fondements de la communication (Desnoyers, 2005b, Doumont, 2009). Le travail que nous effectuons depuis quelques années s’inscrit dans une approche complémentaire, qui se base sur l’ergonomie. Il s’agit ici de se fonder sur une analyse de l’activité des scientifiques, et plus spécifiquement de leurs activités de communication, et de mettre en rapport outils et activités pour mieux faire ressortir la diversité des opérations tout comme celle des outils. La mise en rapport des outils avec les diverses opérations permet de mieux comprendre l’utilisation effective que font les scientifiques des images, l’intentionnalité de cet usage. On constate alors combien les diverses images-outils, à cause de leurs affordances, ont des spécificités qui mènent à des utilisations caractéristiques de certaines opérations constitutives de l’activité.
C’est sans doute la somme intégrée de ces différentes approches qui permettra d’élaborer un jour une véritable grammaire de l’imagerie scientifique qui, un peu comme celle de Kress et Van Leeuwen (2006), permettra d’en mieux comprendre la conception et de mieux préciser les règles d’un emploi plus pertinent et plus efficace. L’élaboration d’une pareille grammaire sera une tâche considérable puisqu’elle exigera l’intégration, la conciliation des acquis des connaissances sur l’image (sémiotique, psychologie de la perception et de la cognition, design graphique) et des exigences de l’activité scientifique, (méthodologie, en particulier statistique). Déjà, cependant, il nous semble important que des disciplines comme la sémiotique tiennent mieux compte de la spécificité fonctionnelle aussi bien que graphique des nombreuses variantes de l’image scientifique.
Définir l’image scientifique ?
Il n’est pas de grammaire possible pour les images scientifiques si on ne parvient pas à cerner leur identité et à définir ce qui les distingue des autres types d’images. L’approche analytique que nous avons ici adoptée permet une modeste contribution en soulignant certaines caractéristiques. Nous avons proposé ailleurs (Desnoyers, 2005a, 2011b) et utilisé ici une taxonomie des images de la communication scientifique. Il convient au premier chef de rappeler que les scientifiques utilisent des types d’images qui ne sont pas spécifiques à leur activité ; cela est sans doute vrai en particulier dans les projections qui accompagnent les présentations orales et dans le recours aux scriptogrammes, aux listes à puces.
Les analogrammes et les cosmogrammes des scientifiques se caractérisent minimalement par trois traits. Ce sont d’abord des représentations d’un type particulier d’informations qui résultent d’une opération, d’une étape dans une activité de recherche scientifique, laquelle vise la caractérisation, la classification, le dénombrement, la mesure, l’analyse ou la modélisation d’une entité matérielle ou d’un processus. Ces représentations sont, comme le dit Lemke (1998), des topologisations, c’est-à-dire des traductions spatiales, sur un plan, d’entités, de processus ou de données qualitatives ou quantitatives qui en ont été extraites ; elles font de ce fait appel à un langage non verbal, fait de signes iconiques, de métaphores et de symboles assez strictement conventionnés. Enfin, dans la majorité des cas, ces images sont calibrées : les cosmogrammes comportent une indication de l’échelle de représentation, les analogrammes se construisent dans des axes gradués car, dès que la chose est possible, l’image scientifique traduit la volonté de quantification que sous-tend généralement l’activité scientifique.
L’image scientifique est un outil, elle est fonctionnelle, utilitaire. La très célèbre carte de Minard (1862) montrant l’évolution des effectifs de l’armée de Napoléon dans la campagne de Russie est considérée par Tufte (2010) comme « probably the best statistical graph ever drawn », non pas à cause de ses propriétés esthétiques, mais à cause de son efficacité communicationnelle et de la rigueur qu’elle montre dans la transcription des faits. Tufte (2006) commente longuement les principes fondamentaux qui doivent conduire à un design performant : ils tiennent à la rigueur, à l’exhaustivité, à la qualité explicative de l’information présentée, à l’emphase sur le contenu plus que sur la forme (« Contents count most of all»).
Mais au-delà de ces principes qui peuvent prétendre à une certaine universalité, il convient de ne pas perdre de vue que l’image scientifique se construit dans un milieu donné, marquée par des choix théoriques, méthodologiques, techniques aussi bien que culturels. Et comme elle n’exprime que les informations produites à une étape d’une activité de recherche, elle est aussi éphémère, son espérance de vie étant liée, dans l’univers scientifique, à la précarité du paradigme dans lequel elle s’inscrit, à l’éventuelle obsolescence des instruments et méthodes qui ont conduit aux informations présentées.