Le dessin anatomique et l’image scientifique
L’article traitera le dessin anatomique dans quelques manuels d’anatomie contemporains sous différents aspects. Nous allons étudier d’abord les représentations du corps humains dans leur multiplicité : le dessin anatomique mais aussi les images corporelles réalisées au moyen des techniques les plus contemporaines. Une première partie sera consacrée à l’analyse d’un manuel d’anatomie contemporaine et aux dessins corporels qu’il contient. La deuxième partie sera axée d’une façon plus détaillée sur le statut des images du corps et sur le sens de ces mises en scène corporelles. Nous allons considérer le manuel d’anatomie en lui-même comme un texte qui se structure grâce à un dialogue continu avec ses images.
The article analyses the anatomical representation contained in contemporary manuals of medicine. We are going to analyse in detail the various representations of the human body: the anatomical structure but also the images of the body made with the most recent techniques. The first part of the article is about the analysis of a contemporary manual of medicine and about the anatomical representations that it contains. The second part is about the state of the anatomical image and about the sense of the anatomical representations. We’ll consider the manual of anatomy as a text which is structured thanks to a continual dialogue with its images.
- Note de bas de page 1 :
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M. F.-X. Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Ed. Masson, 1862, cité par P. Kamina, Anatomie clinique, Ed. Maloine, 2006, p. 8.
« La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort »
F-X. Bichat1
- Note de bas de page 2 :
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P. Kamina, Anatomie clinique, Ed. Maloine, 2006 ; A. Delmas & H. Rouvière, Anatomie humaine descriptive, topographique et fonctionnelle, Ed. Masson, 2002 ; G. J.Tortora & B. Derrickson, Manuel d’anatomie et physiologie humaines, De Boeck Université, 2009.
L’article traitera les représentations anatomiques du corps dans les manuels contemporains de vulgarisation scientifique. Les manuels étudiés sont des livres actuellement employés par les étudiants en médecine et en filières parallèles dans les différentes universités françaises. Ces livres2 sont aussi la référence pour les médecins en activité professionnelle.
- Note de bas de page 3 :
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Nous rappelons que la première année du cursus médical est centrée sur l’apprentissage et la réalisation de la part des étudiants du dessin anatomique.
À l’intérieur de ce corpus, nous allons considérer les dessins anatomiques pour deux raisons. D’une part, les dessins sont encore à l’heure actuelle les illustrations les plus nombreuses dans les livres de médecine3. À ceux-ci s’ajoutent aussi les photographies du corps dont on traitera en tant que construction du texte différente de celle qui relève du dessin.
De l’autre, leur statut diffère de celui des images réalisées au moyen des techniques les plus contemporaines comme l’IRM, la tomodensitométrie etc.
Ce travail sera divisé de la manière suivante. Une première partie sera consacrée à l’analyse d’un manuel d’anatomie contemporaine et aux dessins corporels qu’il contient. Nous commencerons par traiter de la différence entre un manuel d’anatomie et un atlas pour comprendre les spécificités de l’un et de l’autre. Ensuite, nous analyserons l’introduction d’un manuel et, en particulier, ses rapports avec les dessins corporels pour interroger les liens entre les deux. La deuxième partie sera axée d’une façon plus détaillée sur le statut des images du corps et sur le sens des mises en scène corporelles.
- Note de bas de page 4 :
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J.-J. Courtine, G. Vigarello & alii, L’histoire du corps, Tome 3. Les mutations du regard, Le XX siècle, Seuil, Paris, 2006 ; G. Vignaux, L’aventure du corps, Pygmalion, Paris, 2009 ; R. Mandressi, Le regard de l’anatomiste. Dissections et invention du corps en Occident, Ed. du Seuil, Paris, 2003 ; D. Le Breton, La Chair à vif, Métailié, Paris, 1999. La liste des ouvrages ne se veut pas exhaustive.
Les différentes manières de représenter le corps en anatomie constituent notre centre d’intérêt principal. Cette discipline relève d’une histoire et l’évolution des de ces images du corps n’est pas anodine. Pour des raisons de brièveté, nous n’allons pas nous consacrer à l’histoire du corps médical, déjà traitée ailleurs4, mais nous allons faire référence à certaines explications sur le corps pour l’explication de certaines images.
Nous allons considérer le manuel d’anatomie en lui-même comme un texte qui possède sa complexité et sa variété puis nous entrerons dans le détail des constructions corporelles.
Les livres d’anatomie appartiennent à un genre didactique qui se définit par son but : l’apprentissage de l’anatomie humaine. Le lecteur a des attentes précises, notamment l’explication des images, la mise en contexte, la clarté et la précision.
1. Le manuel d’anatomie et l’atlas
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Nous faisons référence à un atlas à titre d’exemplaire, très diffusé en médecine : R. Putz et R. Pabst, Atlas d’anatomie humaine Sobotta. Tome 1, sous la direction de A. Dhem, A. Gouazé, Ed. Technique & Documentation, 2000.
D’abord une distinction s’impose : les manuels de vulgarisation scientifique ne sont pas des atlas d’anatomie humaine5.
La différence entre les deux relève des pratiques associées à leur emploi. Cet aspect de la « consommation » des textes qui a été écarté pour ce qui concerne les œuvres d’art « classiques » resurgit ici avec toute son importance. En effet, le manuel intègre ses dessins qui revêtent une fonction illustrative, comme appui d’un texte explicatif de chaque partie du corps, en revanche, l’atlas sert de moyen d’individuation et de consultation de la partie recherchée (Fig. 1). Le lecteur sait ce qu’il veut retrouver et vérifier. Ce détail est intéressant parce que les dessins qui sont placés à l’intérieur des deux, manuel et atlas, ne sont pas différents. L’élément qui permet de les distinguer est le texte qui englobe les figures. Dans le cas du manuel d’anatomie, il ajoute des explications aux images qui possèdent un pouvoir explicatif conséquent. En revanche, dans l’atlas (Fig. 1), le texte est réduit au minimum et la fonction informative est reprise d’une façon globale, par les légendes de figures. La disposition même de l’écrit encourage cette interprétation (Fig. 2).
Fig. 1 : Extrait de Atlas d’anatomie humaine Sobotta, volume 1, 4e édition française. Sobotta et al. ©Technique et documentation Lavoisier / EM Inter
Fig. 2 : P. Kamina, Anatomie clinique, tome 1, Anatomie générale, Paris, Ed. Maloine, 2008, p. 123
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Une définition possible de genre est celle fournie par M. G. Dondero : « La partie d’un contexte qui peut être considérée commune entre un texte et d’autres textes (F. Rastier) », in L’image scientifique : de sa production à sa manipulation, p. 3, Image scientifique et ANR IDiViS : « Images et dispositifs de visualisation scientifique » coordonné par Anne Beyaert-Geslin, Université de Limoges, France. Il s’agit d’une description contextuelle parmi d’autres possibles. Genre : ce qui permet au texte de se situer dans une situation et d’assumer d’autres statuts.
Si nous ne pouvons pas parler de deux genres6 différents parce que l’un n’exclut pas l’autre, nous constatons qu’il existe des différences qui donnent lieu à des sous-genres.
Le manuel d’anatomie développe dans un ordre précis différentes thématiques : le système squelettique, articulaire, musculaire, circulatoire, tégumentaire, etc. Ensuite des sections à part sont consacrées aux membres supérieurs (de la clavicule aux os de la main) et inférieurs (de l’os coxal aux arcs de pied). Au contraire, l’atlas d’anatomie prend en considération chaque partie du corps (tête, cou, organe de la vision) et se focalise sur l’énumération de toutes les composantes qui la structurent. Par exemple, la partie intitulée « L’œil » sera composée de : les paupières et l’orbite, l’appareil lacrymal, les muscles extrinsèques de l’œil, le bulbe oculaire, etc. Le manuel donne à voir une structure plus articulée entre ses parties, à l’opposé de l’atlas qui traite chaque membre du corps comme une partie autonome et indépendante.
Il s’agit d’une structure du texte qui réserve une attention particulière non seulement à l’historique de chaque image mais aussi aux pratiques de lecture du texte. Les savoirs implicites sollicités par le manuel et par l’atlas ne sont pas les mêmes. Le premier implique un apprentissage qui a besoin d’être guidé dans le temps, l’autre une consultation basée sur un savoir (et peut-être une pratique) déjà acquis. Le premier permet une circulation du savoir ordonné que le lecteur consomme dans un parcours de lecture, le second fournit des informations hiérarchisées et « prêtes à l’usage ».
L’atlas auparavant était une nomenclature des parties du corps dont les repères n’étaient pas évidents du premier abord. Une certaine préoccupation pour la dénomination, aujourd’hui couramment acquise, était fortement présente. L’image n’avait presque aucun rôle à jouer.
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Nous définissons la pratique comme : « procès sémiotiques organisés qui se déroulent dans l’espace social ». Nous renvoyons au texte de J. Fontanille pour un usage de la pratique : « Textes, objets, situations et formes de vie. Les niveaux de pertinence du plan de l’expression dans une sémiotique des cultures », in Transversalité du Sens, Denis Bertrand & Michel Costantini (sous la direction de), Paris, P.U.V., 2007.
De plus en plus, l’image est devenue une partie essentielle des atlas et des manuels jusqu’à devenir une acquisition indirecte du savoir : l’observation et la lecture, qui sont des étapes différentes de l’image, se concrétisent en apprentissage. Il s’agit d’une pratique significative parce que la lecture de l’iconique sera une des composantes du diagnostic médical. Une des données nécessaires au diagnostic concernera la décodification d’un signe iconique. Nous parlons ici d’une instanciation du faire qui commence dans le texte, mais se prolonge bien au-delà de son contexte pour devenir une pratique7 (Fontanille, 2007). Il s’agit d’un passage d’une lecture à une traduction en pratique, à une actualisation de ce faire qui, comme le dit J. Fontanille (2008), change de niveau de pertinence. Ce rapport avec la pratique est une préoccupation du manuel d’anatomie Kamina qui affirme :
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P. Kamina, Anatomie clinique. Tome 1, Ed. Maloine, 2006, avant-propos de l’auteur.
Il est courant de dire que l’anatomie humaine ne change pas, puisque le corps semble immuable depuis des millénaires. Cependant, comme pour toute science, la connaissance d’un objet d’apparence invariable dépend non seulement du regard qu’on lui prête, de l’instrument dont on se sert pour l’étudier, mais encore de l’usage que l’on en fait8.
L’anatomie est donc partagée entre trois variables : le savoir, la technique et la mise en pratique des acquisitions. Ce processus est ordonné en crescendo et l’ensemble de ces composantes ne peut être réduit à la simple somme des trois. Par exemple, la formulation du diagnostic, comme suite logique de ce processus, prend appui sur ces trois moments.
1.1 La structure introductive du manuel anatomique et ses dessins
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Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Gallimard, 1975. Nous rappelons la mise en évidence de la part de l’auteur des critères subjectifs et objectifs qui entrent dans la création du récit historique qui pourraient bien s’adapter à celui que l’on rencontre en anatomie.
Les introductions qui se trouvent en ouverture des manuels d’anatomie plongent le lecteur directement in medias res, comme l’avait déjà souligné M. de Certeau9 (1975) pour les livres d’histoire.
Tout d’abord, les premiers tomes sont consacrés à une brève introduction, à une définition de la matière qui sert de préambule pour définir l’objet d’étude, détail qui est absent dans les atlas dont la nomenclature du corps commence de la première page. Le manuel Kamina énonce ainsi :
L’anatomie est la science des structures organisées du corps humain vivant. L’anatomie, en général, constitue une pédagogie d’observation combinant la décomposition minutieuse des structures du corps et la recomposition intellectuelle du réel. (Kamina, 2006 : 3)
Deux opérations bien distinctes sont soulignées : une procédure de découpage en parties, de division du corps et une autre de recomposition « virtuelle » de ce qui a été décomposé. Les deux opérations n’agissent pas au même niveau : l’une est une activité pratique, une application d’un savoir acquis sur le corps, l’autre une reconstruction idéale de ce qui a été recherché et/ou découvert. Nous assistons à un glissement entre ce qui a été le découpage du corps et la reconstitution de ce corps qui implique une opération d’abstraction. Ce qui semble exister est un idéal du corps que chaque décomposition minutieuse devrait atteindre ou avoir comme modèle de référence. C’est le cas par exemple de cette image (Fig. 3) qui montre la position anatomique de référence et l’axe du corps qui est le point de départ pour toute opération de mesure ultérieure.
Fig. 3 : P. Kamina, Anatomie clinique, tome 1, Anatomie générale, Paris, Ed. Maloine, 2008, p. 9. Position anatomique de référence.
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Nous citons la définition donnée par la position anatomique de référence : « Corps humain, vivant debout, les membres supérieurs pendant le long du corps, la paume des mains tournée en avant, le regard droit et horizontal. Sur un sujet couché, le fœtus et l’animal, la nomenclature reste la même ». (Kamina, idem, p. 9).
Ces deux figures humaines, disposées côte à côte, l’une photographiée et l’autre dessinée, occupent une grande partie de l’espace de la page. La juxtaposition de deux icônes est un procédé très présent dans ce manuel. La photographie sur la gauche représente une figure figée, digne d’un portrait anthropométrique10 (mains tournées) et coexiste avec un dessin du corps féminin incomplet (seul l’essentiel est montré, sans bras, le pied est mal dessiné) qui affiche l’épine dorsale, seul détail à ne pas être nommé dans le texte. Certaines parties du corps, comme le genou, ne donnent pas lieu à un commentaire. Le passage d’un regard extérieur du corps à un regard intérieur n’est pas problématique pour le jeune médecin. Les détails que nous pouvons apercevoir à l’œil nu sont légitimés par la référence au statut de la photographie, présente pour valider l’ancrage au réel. En revanche, le dessin montre le caché, l’impossible à voir. La mise en co-présence des deux techniques représentatives justifie le passage de l’une à l’autre. Cette uniformité est donnée soit par la proximité des deux images, soit par le texte qui se réfère à l’une et à l’autre sans aucun type de rupture discursive.
Pour se rendre compte de ces facilités de passage de la photographie au dessin, nous pouvons prendre pour exemple cette image (Fig. 4) :
Fig. 4 : P. Kamina, Anatomie clinique, tome 1, Anatomie générale, Paris, Ed. Maloine, 2008, p. 11. Orientation et vision des coupes transversales en imagerie médicale
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Nous rappelons que le dessin anatomique fait partie du cursus de médecine actuelle. On retrouve différents livres (par exemple, Hogarth Burne, Le dessin anatomique facile, Taschen, 1993, Köln) qui aident les étudiants à la pratique du dessin anatomique. Dans ces livres, les explications pour réaliser un dessin « correct » ne se différencient pas de celles fournies par les traités d’histoire de l’art. Certaines planches montrent clairement les références à Michel-Ange et aux critères représentatifs de la Renaissance.
À première vue, le contenu de ces dessins11 n’est pas facile à interpréter : un homme qui n’est représenté que par ses contours corporels, allongé sur une planche/ lit qui se couvre le visage et qui a une jambe pliée. Le bras et la jambe sont des obstacles à la vision, réalisés volontairement pour attirer l’attention du lecteur sur d’autres détails comme sur le rôle de la flèche. Il s’agit d’un signe indiciel qui sert à montrer la partie importante, expliquée dans sa légende. Elle est placée selon l’optique du lecteur. Elle suggère quoi et comment regarder un dessin qui pourrait ne pas être correctement interprété.
Pourquoi une photographie pouvait-elle se révéler ne pas être suffisante ici ? Le degré de référencialité du dessin ici n’est pas satisfaisant d’où le besoin d’ajouter d’autres éléments de précision comme : un cercle qui entoure l’abdomen. Cet ajout d’une couleur différente et arbitraire, pour marquer le contraste, est explicité et agrandi grâce à l’image en premier plan : la coupe transversale de l’estomac. Elle est placée face au lecteur pour des raisons de clarté, mais le texte explique que : « Les coupes transversales ou axiales de l’imagerie médicale sont des vues d’un sujet en décubitus dorsal. Ce sont des images en vision caudo-crâniale. Ces clichés regardés en verso correspondent aux schémas classiques des coupes transversales anatomiques » (Kamina, 2006 : 11).
Toutes les parties de ce dessin qui ne sont pas concernées par le regard médical font partie d’un régime de neutralité et d’invisibilité. Elles ne doivent pas « sauter aux yeux » pour mettre en évidence par contraste la section intéressée : la « coupe transversale ». Comme le soutient Mandressi (2003), le dessin relève de la spécificité de la connaissance visuelle que le mot ne peut pas remplacer. L’accent que l’auteur met sur les dessins anatomiques (qui possèdent moins une qualité scientifique et pédagogique qu’esthétique et narrative) semble s’adapter à cette image.
En outre, l’enchaînement de ces opérations ne relève pas d’une vision cohérente du corps qui est manipulé dans tous ses angles de représentation et de cadrage. Une objectivité est néanmoins construite à tout prix malgré les sauts, les chaînons manquants, les incohérences de ces représentations corporelles, légitimés par le genre médical. Une fausse capacité référentielle émerge de ces dessins. Ce qui n’est pas représenté, ni souligné, ne fait pas partie du corps et ne rentre pas dans les compétences médicales à acquérir.
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Nous renvoyons à l’esthétique de D. Hirst qui « imite » les procédures médicales pour le découpage des animaux (vaches, requins) et qui cite clairement les modèles anatomiques des écorchés du XVIIe s.
Ce qui reste implicite est une connaissance du corps que le lecteur doit posséder en tant que sujet possédant un corps. La maîtrise technique et le savoir médical s’apprennent grâce à ces manuels. Par contre, ce qui reste caché est le ressenti du corps, la reconnaissance des données sensibles que chacun peut éprouver. Toutefois, ce qui est explicité est le fonctionnement détaillé de la machine corporelle en dépit de son unité et de son fonctionnement d’ensemble qui restent dans l’ombre. Le corps montré est un corps- machine, cher à l’esthétique contemporaine, auquel de nombreux artistes s’intéressent aujourd’hui12. Un détail reste important : ce corps reste bien vivant et actif. L’anatomie est la science des structures du vivant et s’oppose à son contraire, la thanatologie. Comment les images figées traduisent-elles cette idée de vitalité ? Le dispositif médical se charge d’afficher le mouvement par différents moyens :
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la représentation la plus diversifiée des images cadrées selon les perspectives multiples : à chaque fois, le lecteur est invité à s’adapter à différentes projections, à des rotations de perspective, de cadrage, etc.
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l’emploi de la couleur qui souligne, grâce à ces contrastes, ce que le lecteur doit voir. Cela dit, les couleurs, adoptées par convention, restent pour certains organes réalistes, et pour d’autres tout à fait arbitraires.
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l’intra-texte qui est formé par la superposition des dessins et d’autres productions issues de l’imagerie médicale (IRM, tomodensitométrie). Cette alternance amène de la variation dans la pratique de l’observation. Des stimuli différents sont offerts au lecteur.
Avant de quitter les introductions, on terminera sur ces lignes citées dans l’introduction du Kamina (2006 : 3) : « Pouvoir explorer le corps est une grande partie de l’art médical (Hippocrate) ». Les manuels abondent de ces citations qui se réfèrent à la tradition de la médecine, aux pères fondateurs de la discipline et qui permettent de légitimer encore une fois de plus cette pratique qui vient de loin. C’est le cas d’autres phrases comme : « Il suffit cependant de reprendre la lecture des anciens ouvrages d’anatomie humaine de Cruveilher et de Sappy du siècle dernier et, au début de ce siècle, des traités français comme les Traités de Poirer, de Paturet ou de Testut et Latarjet pour constater que, si l’Anatomie fondamentale reste bien la même et si nous n’avons pas grand-chose à ajouter ou à modifier à ce qui a été écrit, les exigences de nos contemporains sont devenues impérieuses sur certains points qui appellent des précisions d’intérêt pratique » (Rouvière & Delmas, 2002 : VII). La citation des grands noms de la médecine reconnus dans ce domaine et l’emploi du pronom personnel « nous » englobe le lecteur dans la corporation des spécialistes qui auto-légitime la science médicale même.
- Note de bas de page 13 :
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Les choses sont en réalité un peu compliquées. Le Kamina (2006) procède à une division en sections dont chacune comprend l’ostéologie, l’arthrologie, la myologie, les vaisseaux, les nerfs, les régions. La division en tomes est maintenue mais la hiérarchisation des parties n’est plus si rigide. Le Sobotta, par exemple, présente une division qui regroupe tête, cou et membres supérieurs dans un seul volume, et tronc et membres inférieurs dans un second. Le Rouvière & Delmas procède à la séparation en trois tomes dont celui nommé « Tête et cou » est le premier, mais garde les divisions en sections établies par le Kamina.
- Note de bas de page 14 :
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À ce propos, pour la question de l’hygiène du corps et de ses codes sociaux, nous renvoyons à D. Le Breton, 1999.
Cependant, les manuels d’anatomie sont divisés en tomes, généralement organisés selon l’ordre suivant : 1) tête et cou 2) tronc 3) membres13. L’ordre entre tronc et membres peut être inversé. Cette division, explique Mandressi, est due « à un ordre de la nature et de l’enseignement » et surtout au fait que les parties plus nobles devaient, selon les théories médicales anciennes, se trouver en haut et les plus infimes en bas. Les critères de la pureté ont été à la base de cette structuration corporelle14. En effet, la connaissance précise des os et de leur enchaînement reste la base de l’anatomie par rapport à celle des muscles, des artères, etc. Une certaine priorité est conférée aujourd’hui au cerveau, au contraire des époques passées qui décrétaient le cœur comme l’organe de référence.
2. Le statut de l’image anatomique et ses représentations du corps
Ce qui a caractérisé depuis le XVIe siècle l’imagerie classique de l’anatomie est sa proximité avec la peinture académique. Les peintres s’occupaient bien avant cette période de la représentation du corps, mais le lien avec la médecine s’intensifie à cette époque. Les gravures qui mettaient en scène le corps, empruntées au monde artistique, possédaient un rôle pédagogique et scientifique. Ces images étaient caractérisées par des effets artistiques intéressants comme les muscles drapés, les torsions du tronc, la gestualité élégante, etc. L’image classique mettait au centre de ses préoccupations l’étude de la perspective et de la découverte scientifique. Les liens entre représentations artistique et médical du corps possèdent comme base commune l’apprentissage du dessin anatomique. Les différents dessins qui mettent en scène les écorchés et leurs organes internes sont très répandus.
Toutefois, bien que cette scopie ait été remplacée par d’autres, nous allons regarder l’icône suivante (Fig. 5) :
Fig. 5 : P. Kamina, Anatomie clinique, tome 1, Anatomie générale, Paris, Ed. Maloine, 2008, p. 336. Région antérieure de l’avant-bras.
L’image montre la « Région antérieure de l’avant-bras (plan profond) ». Ce qui est proposé au lecteur est l’objet disséqué, la topographie exacte de la section de l’avant-bras. Ce qui n’est pas souligné est le type de vision qui lui est appliquée : un cadrage frontal qui met en relief la profondeur de cette coupe. Les trois couches de peau s’écartent ; comme en peinture, pour souligner cette stratification. Le spectateur devrait se poser idéalement face au bras comme devant à un spectacle. Nous ne retrouvons pas un personnage montrant son bras. Néanmoins, nous avons la présence d’un instrument qui l’affiche pour lui : un gain dilatateur. Cet instrument est manipulé par un deus ex machina qui n’est pas dans l’image même, qui se résume à son faire. Aucune identité précise n’est ici évoquée pour laisser à chaque lecteur la possibilité d’être le médecin qui possède le savoir-faire de la dissection. Notons que les muscles sont gracieusement pliés et que le bras s’ouvre comme un rideau vers le spectateur. Le bras est bien vivant grâce à la pression du gain sur ses parois. L’essentiel est démontré, même si certaines parties restent floues et les veines s’interrompent aux extrémités du bras. L’effet « démonstration » est fourni aussi par les nomenclatures qui articulent au minimum le langage : pas de sujets précis, de syntaxe articulée ; seulement une liste de noms techniques abrégés qui sont liés à la figure par des nombres.
Le problème de la représentation du corps affecte encore aujourd’hui les traités d’anatomie.
- Note de bas de page 15 :
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Les sciences humaines attribuent au dessin de toutes autres caractéristiques. A ce propos, J-L. Nancy soutient que : « Le dessin est l’ouverture de la forme. Il l’est en deux sens : l’ouverture en tant que début, départ, origine, envoi, élan ou levée, et l’ouverture en tant que disponibilité ou capacité propre. Selon la première direction, le dessin évoque plus le geste dessinant que la figure tracée ; selon la seconde, il indique dans cette figure un inachèvement essentiel, une non –clôture ou une non –totalisation de la forme. Dessin participe d’un régime sémantique ou l’acte et la puissance sont mêlés, où le sens de l’acte, de l’état ou de l’étant considéré ne peut être entièrement détaché du sens du geste, du mouvement, du devenir » (J-L. Nancy, Le plaisir au dessin, sous la direction de J-L. Nancy, E. Pagliano, S. Ramond, Ed. Hazan, paris, 2007, p. 13). Comme le soutient l’auteur, la forme est l’idée, est l’intelligible. Le dessin devrait transmettre le sens et la vérité. Seulement ce dernier sens semble être attribué au paradigme scientifique.
La préface à la première édition rédigée par Rouvière est exemplaire : « A côté des figures au lavis ou à l’aquarelle, de nombreux schémas illustrent le texte. On publie trop souvent des schémas ridiculement inexacts, qui sont la caricature du modèle. J’ai soigneusement évité ce défaut ; presque toutes les figures schématiques que je présente sont, en effet, des reproductions simplifiées, mais exactes, de coupes et de préparations » (Rouvière & Delmas, 2002 : 10). L’anatomie est contrainte d’emprunter aux arts plastiques le dessin qui, par définition, est déjà une interprétation du réel, et donc sa « mauvaise » copie15. Les bords du dessin sont ici bien définis et nets comme pour contenir ce qui est montré. Les bornes montrent le signifiant pour indiquer le signifié, leur contenu. L’action suit un mouvement centripète. Le dessin est ici revalorisé d’une façon positive en montrant la réduction minimale de traits visibles et donc la facilité de compréhension de la complexité du corps. On affiche l’essentiel, ce qu’il y a à voir.
Ensuite, la préface écrite par Delmas, plus récente, ne semble pas écarter la nécessité actuelle de l’image anatomique :
L’iconographie doit, elle aussi, refléter l’esprit nouveau que nous avons souhaité apporter à cet ouvrage. Les images photographiques, radiographiques, tomodensitométriques et aujourd’hui celles qui sont obtenues par la résonance magnétique nucléaire montreront au lecteur que l’illustration des éditions antérieures qui a été conservée, était à la fois exacte, didactique, en accord avec la description. Elles apportent encore la preuve que la connaissance du corps humain de l’homme vivant est nécessaire plus encore que celle qui résultait des seules préparations anatomiques (Rouvière & Delmas, 2002 : VIII)
Le passé légitime le présent et ce dernier s’appuie sur la tradition. Le savoir médical semble être construit comme une boucle auto-référentielle. En effet, les atlas employés dans la consultation médicale, comme le Sobotta dont le premier a été rédigé en 1903, tiennent beaucoup à préciser leurs prémices. Dans l’édition de 1999, nous lisons :
Les figures polychromes de ce livre ont une valeur didactique. Les contrastes ont rarement été augmentés sauf, évidemment, lorsque les structures sont naturellement difficiles à reconnaître. Pour les divers tissus et pour les voies de conduction, les couleurs sont également différentes de ce qu’elles sont chez le vivant ou sur le cadavre frais ou embaumé. Les artères sont représentées en rouge, les veines, en bleu, les nerfs en jaune, les vaisseaux et les nœuds lymphatiques, généralement en vert.
Le dessin corporel en médecine est en tension entre sa capacité référentielle et sa capacité d’abstraction qui est justifiée par l’objet même, le corps, qui se présente « naturellement » en strates complexes et difficilement lisibles. La pratique du médecin s’articule, comme le dessin dans une tension entre l’établissement d’un diagnostic constitué par les données sensibles du corps (symptômes) du malade et les connaissances plus techniques et abstraites. La position du médecin comme interprétant permet l’ajustement entre ces deux pôles, réunis ensemble grâce à l’expérience, source primaire de validation de cet équilibre fragile. Une pratique de « bricolage » au sens de Lévi-Strauss, semble être à l’œuvre : la capacité d’agir avec « les moyens du bord » (Cl. Lévi-Strauss, 1960 : 27).
Nous allons conclure cette partie avec un exemple sur les représentations des articulations.
Les photos suivantes (Fig. 6 et 7) représentent les possibilités rotatives des articulations cartilagineuses.
Fig. 6 : P. Kamina, Anatomie clinique, tome 1, Anatomie générale, Paris, Ed. Maloine, 2008, p. 34. Articulation sphéroïde, ellipsoïde et en selle.
Fig. 7 : P. Kamina, Anatomie clinique, tome 1, Anatomie générale, Paris, Ed. Maloine, 2008, p. 35. Trois types de ginglyme et articulation trochoïde
- Note de bas de page 16 :
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La même couleur est employée dans les pages successives pour indiquer le labrum (anneau marginal qui est placé entre les articulations) et pour le disque articulaire, le ménisque et dans d’autres chapitres du livre, les muscles. Nous rappelons que les cartilages ont une couleur blanc-opale, transparente quand elles sont découpées en lamelles.
Le texte explique qu’il existe une corrélation entre la morphologie de l’os et ses possibilités rotatives qui sont illustrées à travers les dessins. La surface osseuse en blanc et le tissu cartilagineux en violet16 (ici par convention non explicitée) montrent le mécanisme de rotation qui englobe les deux. Comme nous l’avons expliqué précédemment, des indicateurs doivent s’ajouter au dessin pour le rendre compréhensible : l’axe de rotation et la direction. Ce qui ne peut pas être vu est exprimé par les potentialités de la ligne hachurée ou reformulé sous une autre perspective comme nous le voyons dans l’image ci-dessus. C’est le contexte qui entoure le dessin et qui fournit une clé de lecture. Plus le dessin rentre dans les détails du fonctionnement du corps, plus ce dernier devient invisible, abstrait et est isolé de son contexte d’appartenance. Paradoxalement, plus le manuel veut rendre « vivant » et crédible le mouvement, plus il est technique et dématérialisé.
3. Le corps entre subjectivation et objectivation
Nous avons cherché à souligner les spécificités du dessin anatomique dans les manuels médicaux et plus généralement la construction du corps dans le paradigme médical. La conception du corps qui en résulte est intéressante. Le corps lui-même recèle les causes cachées de la maladie et il est son siège. Il faut donc savoir l’interroger, d’une manière plus tactile à une époque et aujourd’hui plus virtuelle, pour comprendre ses états dysphoriques. Les différentes techniques d’exploration partent de l’idée de rendre transparent un objet qui ne l’est pas, désir exprimé par l’art contemporain qui met d’ailleurs en scène un corps immatériel. Si comme le dit Mandressi (2003 : 20) : « commence bien une sorte de médecine sans médecin et sans malade, assez sûre d’elle, de plus en plus soucieuse de l’avenir et non d’un passé irrémédiable », qui s’abstrait toujours plus de la sensibilité corporelle, l’image devient la meilleure expression de cette visibilité panoptique que le mot ne permet pas de constituer. La volonté de repérer et d’explorer la profondeur est plus que jamais d’actualité, si l’on considère que les dernières techniques comme la scintigraphie permettent de pénétrer jusqu’au quasi-déplacement moléculaire.
Toute forme de sensibilité et de vitalité fait défaut dans le dessin qui est construit comme une machine qui explique le mouvement. Le corps s’énonce tout seul, il est là pour se montrer et répondre. Le lecteur-médecin reste le seul sujet omniscient qui peut intervenir à chaque moment sur la matière inerte parce qu’il possède un savoir (étude de la médecine) et un faire (apprentissage de la technique) pour y parvenir. Ce qui reste implicite dans ces dessins corporels est l’autre terme caché : le corps sensible que l’être humain possède. Il est nié évidemment par l’anatomie qui se soucie paradoxalement d’affirmer son caractère vital, mais il est là pour permettre un parallèle continu avec le réel. Il est là comme la preuve nécessaire de ce discours anatomique qui n’arrive pas à « s’objectiviser » complètement. Le subjectif reste présent comme terme de contraste, jamais apparent, qui est là chez le médecin comme chez l’être humain en général, pour appuyer cette procédure anatomique. Nous pouvons nous abstraire du corps parce que nous en possédons un sensible. À ce propos, F. Dagognet (1984 : 104) prévient : « La maladie, réfractée par le malade, s’obscurcit déjà ; il la singularise tellement qu’il peut la rendre "méconnaissable" ».
Toutefois, le principe de l’œil et la fidélité qui lui sont encore associés, permettent la réification et la manipulation de l’objet corps selon des axes de lecture principaux : le dedans /dehors, le haut/bas, les strates multiples et l’avant/arrière. Chaque partie peut rentrer dans cette grille selon sa morphologie, sa substance, son emplacement, etc.
Le discours scientifique possède, dans notre cas, une structure à trois termes : l’image (texte au sens plus large), la pratique expérientielle et le médecin interprétant. Toutefois, ces actants appartiennent à des niveaux sémiotiques différents (texte, pratique, sujet) qui, jusqu’à ces derniers temps, étaient conçus comme séparés. En outre, l’image artistique a été interrogée sous cet aspect triadique. En effet, elle a été traitée comme autonome, dans la majeure partie des cas ou en lien avec son créateur (psychologie de l’art, problème de l’autographie). Autrement dit, elle a été étudiée pour ses caractéristiques techniques toujours désincarnées de sa source de production : le geste pictural. Pour l’image scientifique, ces trois niveaux du plan de l’expression peuvent difficilement se dissocier vu qu’ils s’entrelacent, s’englobent et se dépassent l’un l’autre.
Enfin, le discours scientifique se positionne entre deux tensions. D’une part, nous assistons au dépassement du passé nécessaire pour se projeter vers un avenir qui implique un renouvellement continu de l’imagerie transformant les images en méta-images (IRM, etc.). De l’autre, nous constatons l’exigence, pour la médecine, de se relater à un passé qui doit se réactualiser à chaque fois dans ses fondements : la certitude que le squelette du corps humain n’a pas connu de modifications consistantes.