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Mots-clés : couleur/ligne, déconstruction, impermanence/persistance, impertinence/pertinence, intelligibilité, métadiscours, opacité/transparence, socio-sémiotique de la culture, style, styles théorétiques, texte
Auteurs cités : Denis BERTRAND, Omar CALABRESE, Jacques DERRIDA, Umberto ECO, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, Ferdinand de SAUSSURE, Heinrich WÖLFFLIN, Claude ZILBERBERG
1. La sémiotique des styles, les styles de la sémiotique
Suite à la mort prématurée d’Omar Calabrese, plusieurs sémioticiens, en Italie comme ailleurs, se sont repenchés sur l’ensemble de son œuvre encyclopédique, dont maints aspects restent encore à explorer et développer. Véritable pilier de l’édifice intellectuel bâti par Omar, L’éta neobarocca [l’âge néobaroque] représente aussi son ouvrage le plus lu ainsi que le plus fécond de suggestions et conséquences pour cette branche de la sémiotique que l’on appelle actuellement, de façon de plus en plus insistante, « sémiotique de la culture ».
Notre défi sera d’essayer d’appliquer la dichotomie sémio-esthétique « néoclassique / néobaroque » non pas aux produits de la culture, à ses textes, mais plutôt à ses autoréflexions — qui sont aussi ses produits mais en quelque sorte de deuxième niveau — et notamment aux métalangages qu’elle développe, fait circuler, transforme, voire élimine afin d’observer, décrire, analyser ces produits, afin de parler à propos de ces textes de sorte à les resituer à l’intérieur de la sémiosphère.
Véritables architectes du sens, les sémioticiens aussi ont un style ; on s’en aperçoit de façon naïve en les lisant et en comparant, par exemple, même à l’intérieur d’une même école, M. Bertrand et M. Fontanille, M. Landowski et M. Zilberberg, etc. Peut-on saisir ces différences en des termes formels ? Ou du moins les évoquer par une sorte de méta-métalangage, lui aussi, bien évidemment, ancré à un certain style d’argumentation sémiotique ?
La dichotomie baroque – classique, élaborée par Wöllflin et ensuite actualisée par Calabrese dans la tension sémio-esthétique et culturelle néobaroque – néoclassique, n’offre pas un cadre formalisé et formalisant pour caser les différentes tournures du métalangage sémiotique, mais en revanche elle suggère une polarisation métaphorique entre deux manières différentes de concevoir le sens et ses articulations. En relisant et en réinterprétant Wöllflin, Omar soulignait déjà la possibilité de définir un style en tant que manière spécifique d’opérer des choix à travers les pôles des catégories formelles de base, c’est-à-dire en tant que style historique conçu comme l’ensemble des façons de prendre forme choisies par une époque donnée et traduites en figures. En même temps, Omar envisageait également l’existence d’un style abstrait consistant dans la logique d’ensemble des choix possibles.
Quel serait donc le style abstrait manifesté par le métalangage de tel ou tel sémioticien ? Tout en restant à l’intérieur de la sémiotique, et même dans le cadre, encore plus restreint, de la sémiotique structurale, on peut certainement détecter des polarisations qui se définissent et se nourrissent mutuellement. En paraphrasant les oppositions formelles de Wöllflin, ultérieurement formalisées par Calabrese, à savoir linéaire/pictural, surface/profondeur, forme close/forme ouverte, multiplicité/unité, clarté absolue/clarté relative, etc., il n’est pas impossible, et peut-être n’est-il pas inutile, de ranger les styles métalinguistiques le long d’un continuum multidimensionnel s’étalant entre ces couples de polarités. A quoi correspondraient-elles, au juste, dans la posture intellectuelle et analytique de la sémiotique contemporaine ?
2. Dichotomies des styles métalinguistiques
Quant à l’opposition linéaire – pictural, on peut la retrouver dans la tension entre, d’une part, une conception du sens plutôt syntaxique, qui a tendance a vider de plus en plus les contenus des éléments d’une relation voire d’un réseau et à emphatiser symétriquement, de façon croissante, le pouvoir heuristique et explicatif de la structure diagrammatique d’un phénomène de sens quelconque, en privilégiant ainsi le dessin plus que la couleur, les lignes de frontière externes et celles d’articulation interne plutôt que les nuances intérieures ; et, d’autre part, une conception du sens plutôt sémantique, où l’on cède de plus en plus à la tentation de saisir la spécificité, même la plénitude des éléments sémiotiques, saisis dans leur individualité plutôt que dans la relation avec d’autres éléments, comme nuance chromatique dont l’identité ne relève que partiellement de sa collocation dans une gamme.
Quant à l’opposition surface / profondeur, la polarisation wöllflinienne se traduirait dans la tension entre métalangages sémiotiques dont l’oscillation — on pourrait même parler de titubance ou de vibration — entre différents niveaux de pertinence de la description et de l’analyse du sens est minimale ; et métalangages sémiotiques qui, au contraire, manifestent un goût pour le vertige, dans le sens qu’ils établissent continuellement, dans le tissage du réseau métalinguistique, des relations entre éléments voire entre relations situés sur des niveaux de pertinence écartés les uns des autres. On pourrait à la limite reformuler cette dichotomie en parlant de métalangages horizontaux, qui s’en tiennent à la surface du sens, non pas dans le sens du parcours génératif — à savoir dans le sens qu’ils ne s’intéressent qu’aux niveaux superficiels de la génération sémiotique — mais plutôt dans le sens qu’ils conçoivent la semiosis par paliers compartimentés, dont la distinction, la description spécifique, et l’articulation priment sur la nécessité d’en envisager les traductions, les transformations, voire les contaminations le long de leur superposition longitudinale. De l’autre côté, on parlerait alors de métalangages verticaux, dans le sens qu’ils s’intéressent à une exploration longitudinale de la semiosis, négligeant et même compromettant l’étanchéité des paliers de pertinence métalinguistique pour se pencher, au contraire, sur le caractère métamorphique du sens, sur les aspects de sa conformation qui relèvent plus du débordement dynamique des paliers syntaxiques et diagrammatiques de la pertinence que de leur fixation statique.
La polarisation forme close / forme ouverte s’appliquerait au concept de forme dans toutes ses manifestations métalinguistiques, à commencer par la configuration topologique et morphologique caractérisant toute traduction diagrammatique des phénomènes de sens : d’une part, on trouverait alors des formes telles que le carré sémiotique, par exemple, dont la clôture est tétragone par excellence, tandis que, d’autre part, se situeraient des configurations diagrammatiques de plus en plus ouvertes, envisageant de manière croissante des prolongements voire des changements même brusques de conformation qu’on ne pourrait pas prévoir à partir des conformations déjà tracées. Toutefois, cette indétermination des frontières formelles du métalangage doit être pensée comme caractérisant non seulement ses transpositions diagrammatiques mais également comme affectant la forme même de l’argumentation. De ce point de vue, le métalangage classique, ou néoclassique, est celui qui refuse toute aposiopèse dans le souci de tout observer, tout décrire, tout expliquer, produisant ainsi un métadiscours où « tout se tient » ; le métalangage baroque, ou néobaroque, de son côté, est celui qui pratique l’aposiopèse, en revanche, presque systématiquement : l’argumentation est laissée incomplète exprès de sorte qu’elle puisse être prolongée par une imagination autre et, donc, aux effets incontrôlables.
Les métalangages néobaroques sont en outre multiples dans le sens qu’ils ont une vocation à hybrider tout le temps : dès qu’il y a fermeture, d’un corpus, d’un texte, d’une perspective analytique, d’une stratégie heuristique, d’une hypothèse explicative, le regard néobaroque cherche tout de suite une ligne de fuite alternative, introduit dans la circularité du champ argumentatif des forces aliènes qui le transforment en ellipse, voire le démultiplient en galaxie ou même en nébuleuse. L’actant observateur du métalangage néobaroque convoque donc la multiplicité en ce qu’il se scinde toujours dans une perspective au moins double, où la tension entre points de vue n’est pas vécue comme une imperfection à éliminer mais comme une condition constitutive à rechercher, dont l’absence serait au contraire un obstacle, une source d’appauvrissement. Symétriquement, mais toujours avec la possibilité d’une tension nuancée plus qu’avec la nécessité d’une opposition frontale, les métalangages néoclassiques visent à la réduction finale de la multiplicité des points de vue, entraînantaussi l’hétérogénéité des constituants métalinguistiques : l’actant observateur doit expulser de son champ d’agentivité toute source d’altérité troublante, jusqu’à s’édifier selon une topologie rigidement pyramidale, où toutes les lignes de fuite de l’observation, de la description, voire de la construction même de la machinerie textuelle convergent, de façon inexorable, vers le point métalogique habité par l’analyste.
Enfin, quant à la clarté absolue contraposée à la clarté relative, elles doivent être conçues non pas comme des qualités objectives de la construction métalinguistique, mais plutôt comme des objectifs idéaux censés orienter et aiguiser la pratique méta-discursive ; ainsi, les métalangages néobaroques auraient tendance à valoriser le manque de transparence, sans parvenir à un éloge de l’obscurité totale, bien sûr, ce qui aboutirait à une négation paradoxale de la fonction même du métalangage, mais profitant, plutôt, des différentiels de transparence et d’opacité qui caractérisent, dans la conception néobaroque, l’édifice métalinguistique. Cet édifice, en effet, ressemble moins à un dessin qu’à un théâtre, à un théâtre baroque au juste, où la position des éléments, leur colocation à l’égard des points de vue et d’agentivité multiples que le métalangage néobaroque parsème dans l’espace de compréhension, et surtout le postulat d’une atmosphère à densité et opacité variables, allant de la transparence absolue jusqu’à l’invisibilité totale, donnent lieu à toute une gamme de degrés de clarté, où le métadiscours peut à l’occasion se glisser pour gérer de façon très fine le jeu des déclarations et des allusions, des suggestions et des affirmations. Le métalangage néoclassique, de son côté, adopte comme idéal celui d’une transparence absolue, d’un panopticon cristallin dont le premier effet pragmatique serait une efficacité communicative pareillement adamantine : situé dans la topologie parfaitement régulière du métalangage néoclassique, le destinataire de son discours peut y jeter son regard partout, tel que nouveau Dante parvenu au sommet de son voyage paradisiaque.
3. Valorisation et dévalorisation des styles métalinguistiques
Saisis dans leurs caractérisations auprès des polarisations extrêmes, les deux métalangages ne peuvent qu’afficher leur version caricaturale, l’une et l’autre vouée à l’échec : un métalangage radicalement néobaroque coïnciderait avec une sorte de harakiri théorétique, défaisant toute structure méta-langagière au profit du rêve impossible d’un objet de sens qui se donnerait lui même à la compréhension, au mieux à l’apperception extatique, de façon autonome et sans truchement aucun. Mais le métalangage néoclassique aussi, dans sa variante fondamentaliste, parviendrait à une défaite symétrique de l’objet d’analyse, le remplaçant par une structure parfaite mais en quelque sorte illusoire, dépourvue de toute possibilité de suggérer un lien quelconque avec les phénomènes langagiers sous-jacents.
Ce qui importe cependant n’est pas de stigmatiser ces deux extrêmes ou de souligner, annotation pléonastique, qu’ils ne sont compréhensibles que l’un en relation dialectique à l’autre, mais plutôt de suggérer que la définition de cette dialectique ouvre des possibilités intéressantes dans plusieurs domaines et directions de recherche. En premier lieu, vis-à-vis d’une meilleure auto-compréhensionde la discipline dans la perspective d’une socio-sémiotique de la culture et des savoirs. Ainsi, on pourrait réfléchir sur les limites des continuums qu’on vient d’esquisser, notamment pour y signaler des rigidités et des points de non-retour. La sémiotique structurelle et générative d’école greimasienne accepte, par exemple, une certaine variabilité quant à la tendance à manifester une propension métalinguistique plus ou moins « néoclassique », plus ou moins « néobaroque ». Cependant, il y a comme des confins invisibles, des seuils plus que des frontières, qu’on ne doit pas franchir, quitte à se retrouver symboliquement et parfois même physiquement ostracisés des lieux cruciaux de formation de la parole sémiotique. On pourra alors introduire une certaine mesure de couleur sémantique, verticalité, ouverture, multiplicité, et opacité dans le métadiscours, mais il ne s’agira que d’épices, d’ingrédients marginaux de la recette métalinguistique, dont la saveur principale doit demeurer néanmoins le goût apollinien pour le dessin syntaxique exploré dans son horizontalité statique, dans sa fermeture tétragone, dans son caractère unitaire et adamantin.
L’auto-compréhension de ces confins doit servir non pas tellement à y revigorer les pratiques intellectuelles d’inclusion et d’exclusion, d’éloge et stigmatisation, mais à mieux situer les tendances caractéristiques de la discipline par rapport aux autres savoirs aussi bien qu’à l’égard du goût intellectuel prédominant dans un groupe social et dans ses productions culturelles. Ainsi, s’il est probablement vrai que l’on ne peut être bon sémioticien qu’en cultivant une certaine propension pour les charpentes métalinguistiques néoclassiques, il est aussi probablement vrai que la tendance ambiante est plutôt, et de manière croissante dans les dernières deux décennies, à valoriser des métalangages de plus en plus flous, jusqu’au point de situer au milieu de la sémiosphère des styles théorétiques essentiellement suicides, du moins dans le sens qu’ils proposent un éclatement pyrotechnique, bien distrayant mais tout de même une autodestruction, des critères minimaux pour la constitution d’un métadiscours.
Déjà Omar Calabrese, dressant un bilan des propositions théoriques antérieures concernant l’essence du baroque (Wöllflin, Focillon, D’Ors, Anceschi) indiquait la nécessité, pour la sémiotique, d’accompagner l’individuation de la morphologie du baroque, ou du néobaroque, par une étude de sa valorisation au sein du discours social. La nature prophétique de L’età neobarocca de Calabrese réside également dans sa capacité de saisir une tendance culturelle qui s’affirmera de plus en plus dans les trois décennies suivantes à sa publication de cet ouvrage, et dont l’une des manifestations serait, justement, une dévalorisation progressive mais inexorable du métalangage classiquement conçu au profit de visions de plus en plus néobaroques du rapport entre texte-objet et méta-texte, jusqu’au résultat paradoxal, déjà évoqué, de l’expulsion de ce dernier, par éclatement, de la sémiosphère. La valorisation extrême dont à présent jouit la construction de métalangages ultra-baroques, pétris d’emphase picturale, voire pittoresque, au détriment de l’argumentation diagrammatique, de verticalisation ondoyante, au détriment de l’exploration systématique des niveaux de pertinence, d’ouverture délabrée, jusqu’à défaire complètement les mailles de l’architecture métatextuelle, de multiplicité rayonnante, négligeant tout souci d’univocité, d’opacité mystérieuse, déclassant même la clarté de la communication à relique d’un éon épistémologique révolu, court parallèle à une marginalisation autant radicale de toute tentative de développer un métadiscours néoclassique, voire de reconduire l’exubérance néobaroque dans les limites de l’intelligibilité.
Les retombées matérielles de ce processus abstrait de valorisation / dévalorisation ne sont pas négligeables. D’une part, on assiste à la progressive centralisation de métadiscours essentiellement anti-sémiotiques ; d’autre part, on témoigne simultanément un déclassement épistémologique du métadiscours sémiotique, accusé de plus en plus par la vulgate académique d’être excessivement schématique, hiérarchique, clos, monolithique, froid, alors que les mêmes traits stylistiques qui aujourd’hui donnent lieu à cette dévalorisation donnaient lieu, jadis, à une valorisation centrée sur la capacité de synthèse, d’ordre, de rigueur, d’univocité, et d’intelligibilité de ses produits méta-discursifs. Le but d’une socio-sémiotique des cultures académiques n’est pas tellement celui de manifester de l’inquiétude ou lancer des proclamations accusant le déclin d’une tendance et la disparition d’un style de métadiscours ; probablement, en effet, ne doit-on pas s’inquiéter ni se donner de la peine vis-à-vis de processus qui, se situant au niveau de la langue plus qu’à celui de la parole, échappent au contrôle et à l’initiative des individus, voire des groupes ou des associations. Si la sémiotique resurgit, en effet, si elle redevient centrale dans les sémiosphères de nos sociétés et cultures, on devra davantage cette résurrection aux aléas des dynamiques sémiosphériques qu’à l’action efficace de tel ou tel sémioticien, de tel ou tel groupe de travail.
Spectateurs impassibles et victimes ou protagonistes, toujours malgré nous, de l’histoire, ce qui nous convient est une attitude moins héroïque et plus sage, moins protagoniste et plus détachée. Face à la perspective de son propre triomphe, ou de sa propre disparition, le sage ne se réjouit pas ; il ne s’afflige pas non plus, ni ne lutte ; en revanche, il se pose des questions typiquement sémiotiques : prisonnier comme je le suis d’une tendance macro-culturelle qui me voue au succès ou à l’échec, quelles sont les forces ingérables qui déterminent ce résultat ? D’où vient la propension de telle époque socio-culturelle à embrasser avec ferveur des constructions métalinguistiques néoclassiques à la limite de l’abstraction complète ; et d’ou vient, au contraire, la propension de l’époque suivante à défaire toute notion de métalangage dans un tourbillon néobaroque, jusqu’à réduire l’exercice théorétique même à un jeu de miroirs et de miroitements ?
La réponse la plus simple consisterait à envisager un dispositif historico-culturel de longue durée doté de quelque mécanisme de cyclicité, soit-elle une cyclicité simple, à la Vico, ou bien une cyclicité spiriforme, à la Hegel. La révolution des éons épistémologiques serait donc causée, dans la longue durée, par une alternance dont la placidité n’échapperait qu’à la perspective myope des individus, incapables de saisir le grand dessin de l’histoire à cause de l’exiguïté, et la nervosité conséquente, de leur colocation temporelle dans un hic et nunc ; ou bien serait-elle causée par une dialectique dont la promesse d’engendrer, par opposition, des versions de plus en plus perfectionnées des contradictions serait, elle aussi, invisible à la plupart des individus, aveuglés par leur petitesse.
Dans les deux cas, cependant, il s’agirait de réponses métaphysiques, qui postuleraient un dispositif de dynamisation de la sémiosphère sans le souci de le décrire ou de corroborer la présupposition de son existence et de son efficacité. Au contraire, le sémioticien des cultures, lui aussi fidèle à un certain néoclassicisme modéré, se doit d’interroger sa propre sémiosphère, considérée à la fois dans sa synchronie et dans sa diachronie, afin de trouver une réponse à la question suivante : quelles manifestations du sens peut-on considérer comme parallèles à la progressive désaffection vis-à-vis des métalangages néoclassiques ? Quels phénomènes sémiotiques peut-on, en revanche, considérer comme symétriques et analogues à l’éclatement progressif de tout métalangage dans l’orgie ultra-baroque ?
4. Persistance et impermanence des styles métalinguistiques
Je me limiterai ici à lancer des hypothèses sans pourtant avoir la possibilité de les développer de façon systématique. D’un point de vue très abstrait, on pourrait peut-être soutenir que la plupart des traits caractérisant les métalangages néoclassiques reposent sur une certaine valorisation de l’ordre : l’ordre géométrique ou géométrisant de la traduction diagrammatique de la complexité textuelle, ou même de la fabrication textuelle ; l’ordre de la séparation entre niveaux de pertinence et paliers d’analyse ; l’ordre de l’achèvement des formes, de l’unicité des sources, de la contrôlabilité des perspectives. Cependant, cette caractérisation serait fautive ou du moins partielle en ce qu’elle donnerait une lecture idéologique appauvrissante de la tension néoclassique – néobaroque ; dans la meilleure des hypothèses, cette lecture serait une version renouvelée de la cosmologie quelque peu caricaturale de Nietzsche, de l’agôn entre l’éternel apollinien et l’éternel dionysiaque. Cette interprétation négligerait le fait que 1) le néobaroque aussi à l’origine est doué d’un ordre précis, quoique sa complexité ne puisse pas être détectée d’emblée ; en effet, le plaisir esthétique du néobaroque, y compris celui du métalangage néobaroque, résiderait exactement dans le défi qu’il pose, tel un gigantesque jeu d’énigmes, à ceux qui voudraient en recomposer l’ordre et l’harmonie globaux. En outre, cette interprétation négligerait le fait que 2) le métalangage sémiotique à l’origine et surtout dans sa période de plus grande valorisation sociale, n’était pas censé aboutir à une absolutisation des structures de la sémiosphère, mais au contraire à leur relativisation, justement par l’analyse rigoureuse et parfois même pédante des régularités discursives éparpillées dans la textualité sociale.
L’hypothèse que je voudrais proposer pour rendre plus intelligible la débâcle de la sémiotique en tant qu’incarnation métalinguistique néoclassique est une autre, centrée sur l’idée de persistance. À mon avis, toutes les caractéristiques principales de l’épistème néoclassique peuvent être reconduites à un idéal de persistance. En premier lieu, la persistance de la ligne, ou plus précisément de la construction diagrammatique, par rapport à la couleur, dans le sens que le métalangage néoclassique parie sur la centralité des qualités qui persistent telles quelles dans la structure de l’objet analysé plutôt que sur la centralité des qualités qui y varient : seule la focalisation sur les premières, en effet, permet de développer un métadiscours diagrammatique. Pour donner un exemple, il suffit de penser combien la persistance de noyaux sémantiques dans la structure d’un texte doit être fondamentale pour que le métalangage greimassienpuisse la diagrammatiser comme une ligne de persistance, comme une isotopie, justement. Ce n’est pas du tout un choix obligatoire. Si l’on veut, l’exercice moderne de l’essai, qui est en quelque sorte diamétralement opposé à celui, classique, de l’analyse — dans le sens que le premier tâtonne son objet, il en sonde les irrégularités comme on sonde dans l’escrime l’imprévisibilité de son adversaire, adaptant l’outil métalinguistique à l’impersistance de l’objet, plutôt qu’en en élaborant un simulacre métalinguistique fondé sur la sélection de ses régularités — cet exercice de l’essai, donc, naît et se développe en parallèle avec l’éclosion de l’épistémè baroque, avec Montaigne notamment, avec son accent, très peu sémiotique, mis sur la mutabilité absolue des objets, sur l’ineptie d’un métadiscours qui veuille en saisir la couleur plus que la ligne.
En deuxième lieu, la persistance de l’adhésion à un seul niveau de pertinence à la fois, typique de la sémiotique, qui refuse, par exemple avec Greimas et son école, de céder à une suggestion héraclitéenne, fuyante, du sens, à la mystique de sa fluidité, et au contraire fige la semiosis dans des sections statiques, dans les paliers du parcours génératif par exemple, jusqu’à la conséquence extrême, véritable stéréotype néoclassique, de l’élimination de la dimension temporelle. Le temps comme reconstitution syntaxique, illusoire, des liens entre ces paliers ; la métamorphose comme processus secondaire, à étudier uniquement en tant que mécanisme de convocation et de conversion entre paliers, étapes parmi les plus négligées du parcours génératif, et pour cause. Dans ce cas aussi, le choix n’était pas obligé. On aurait pu mettre l’accent sur la perméabilité des niveaux de pertinences, sur l’impertinence en quelque sorte, sur l’impermanence de toute séparation entre segmentations analytiques.
Ensuite, en troisième lieu, les métalangages néoclassiques, la sémiotique ne faisant pas exception, ancrent leur discours dans la persistance de la forme. Tout le long débat de la sémiotique, surtout interprétative à la Eco, contre la déconstruction de Derrida et de ses disciples, pourrait être relu sous cette lumière : c’est notamment en défendant les limites textuelles, la forme du texte mais aussi le texte comme forme, que la sémiotique exprime son attachement à la permanence formelle, à l’idée que l’analyse serait impossible sinon en partant d’une négociation préalable qui fige de façon peut-être conventionnelle mais néanmoins définitive les frontières du regard analytique. L’idée néobaroque de la forme d’un texte qui se fait et se défait en même temps qu’il est regardé, comme obéissant à des caprices gnoséologiques inspirés par la physique contemporaine, marque la défaite de toute sémiotique car elle interdit toute possibilité d’intersubjectivité.
Quatrième lieu : la persistance comme unicité. La sémiotique a été souvent accusée de s’emparer de n’importe quel objet, de démultiplier de façon démesurée, voire impérialiste, les champs d’application et les domaines d’investigation. Cependant, c’est à un souci de multiplicité, plus que d’unicité, qu’on doit rattacher cette accusation : on reprochait et on reproche encore à la sémiotique non pas de s’enquérir d’un nombre trop élevé d’objets, mais plutôt de vouloir les soumettre tous au même regard, à un regard persistant, justement, tandis que l’on plaidait, au contraire, pour l’adoption de perspectives locales, de proximité plus que de distance, ajustées étroitement aux phénomènes tour à tour sous observation plutôt que ramenées à une source optique et intellectuelle unitaire.
Enfin, transparence comme persistance : l’épistémologie structuraliste qui anime la sémiotique ne peut se passer de détecter, dans les textes qu’elle pose comme cadres de ses opérations, des différences ; toutefois, tout se passe comme si ce postulat était intenable sans présupposer, en même temps, la possibilité du moins théorique d’une unité de mesure, d’un paramètre en d’autres mots, capable de donner une forme discursive à la différence. Dans le cadre métaphorique offert par Wöllflin, la persistance de la mesurabilité se traduit dans des conditions d’homogénéité optique : dans le structuralisme, on peut tout comparer parce que tout est situé dans une atmosphère parfaitement transparente, où la totalité des objets se situe à une distance idéale et isométrique par rapport au point d’observation.
5. Conclusion : animisme et démagogie de l’épistémologie néobaroque
Persistance de la ligne, de la pertinence, de la forme, de la perspective, de la visibilité : tous ces aspects de la persistance incarnent le modèle métalinguistique néoclassique mais sont de plus en plus marginalisés dans une sémiosphère qui, au contraire, se voue de façon croissante à l’impermanence. Je voudrais évoquer cette tendance sémiosphérique en quelque sorte contraposée à celle manifestée par les métalangages néoclassiques par une image forte, voire une provocation. La sémiosphère de plusieurs sociétés et cultures contemporaines paraît consacrée à une espèce d’animisme épistémologique généralisé, selon lequel on peine à imaginer une hypothèse de métalangage parce que la circulation même d’entités sémiotiques dans la sémiosphère, ainsi que leur création, modification, voire destruction, est sous-tendue par l’idée que chaque objet potentiel de l’attention individuelle ou collective serait en fait pourvu de sa propre rationalité, que l’on devrait par conséquent déchiffrer selon les coordonnées qu’elle-même dicte au moment de son observation. Dans une épistémologie néobaroque poussée jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes, les objets se dressent en fait en sujets, protégés chacun par un rideau de droits. Peut-on alors appliquer la méthode sémiotique, et le métalangage qu’elle produit, à l’étude d’un texte, même un texte traditionnellement conçu, un texte littéraire, par exemple ? Bien sûr que non, car il reviendra au texte lui-même de dicter, tel le destinateur subjectivé de l’analyse, les lignes et les critères de sa propre intelligibilité.
On ne peine pas à reconnaître, dans cette attitude épistémologique, le sceau de la déconstruction, celle de Derrida et de ses disciples. Il ne faut pas superposer un métalangage au texte, il ne faut pas non plus projeter l’idée même de texte ; il faut, au contraire, ajuster son regard et sa parole à une textualité diffuse, colorée, amorphe, glissante, plurivoque, multiple, dont tous les points sont des porteurs potentiels d’une intelligibilité intime, à ne pas violer par l’imposition de paramètres externes. On croirait que cette épistémologie ultra-baroque manifeste sa centralité dans les sémiosphères contemporaines, au détriment d’une vision néoclassique qui en serait marginalisée, par une valorisation de la fragmentation gnoséologique se traduisant dans un relativisme absolu. Tout au contraire ! On le répète : pour qu’il y ait du relativisme, il est nécessaire qu’il y ait la possibilité de superposer des métalangages différents, voire contradictoires, sur un même objet. De ce point de vue, c’est la sémiotique, et non pas la déconstruction, qui est garante du relativisme épistémologique. En revanche, la valorisation de l’impermanence diffusée par la déconstruction se traduit aujourd’hui, de façon paradoxale, dans l’épistémologie, de plus en plus triomphante, du « nouveau réalisme ».
L’ontologie du nouveau réalisme n’a pas été enfantée par le positivisme. Au contraire, c’est dans la linguistique de Saussure, et dans la sémiotique qui s’en réclame, que l’on cueillit les fruits les plus mûrs de l’épistémè positiviste. Ce n’est que lorsqu’on admet la légitimité de l’opération de projeter une grille métalinguistique quelconque sur un objet quelconque que l’on advient à la détermination de certains paramètres partagés d’intelligibilité. La déconstruction, de son côté, en postulant un modèle de rationalité ultra-localisée, entièrement déléguée aux idiosyncrasies des coordonnées sémiosphériques spécifiques sans la possibilité d’une régie centrale, défait le concept même de métalangage car elle plaide, en effet, pour une juxtaposition de soliloques plus que pour la superposition, et compétition, de métalangages. Mais sans métalangage tout relativisme est impossible : le texte se délabre dans un magma indistinct, où les signes parlent tout seuls au lieu « d’être parlés » par un métalangage.
Le nouveau réalisme ne fait que porter jusqu’aux conséquences extrêmes cette épistémologie de l’impermanence : « la réalité », nom que l’on attribue à l’hypostase du macro-texte émergeant des dynamiques fourmillantes de la sémiosphère, est de plus en plus élevée au rang de sujet, capable d’expression et de définition autonomes. Non plus conglomérat d’objets que le regard de l’analyste articule et étudie moyennant des hypothèses posées par des constructions méta-langagières, « la réalité » refuse la contraposition relativiste des différentes opérations d’intelligibilité car elle refuse le métalangage. Elle est son propre métalangage, local, intime, incontournable. De cette sorte, le chercheur nouveau-réaliste devient une figure presque sacerdotale, qui ne construit plus la réalité par des hypothèses méta-textuelles mais, de façon apparemment plus modeste, se borne à en évoquer la voix.
Dernière provocation : le refus d’un modèle de rationalité diagrammatique, close, univoque, transparente, jusqu’à l’éclatement de toute perspective métalinguistique au profit d’un modèle de rationalité chromatique, ouverte, plurivoque, opaque, censé restituer à « la réalité », ou mieux « aux réalités », leur propre voix, se prête au développement d’une sorte de populisme, ou de démagogie épistémologique, où des interprétations sacerdotales de « la réalité » s’affirment sous prétexte de nier la légitimité de toute interprétation.