Entre l’ordre et le chaos
la précarité comme stratégie d’entreprise

Jean-Paul PETITIMBERT

https://doi.org/10.25965/as.1437

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Mots-clés : ajustement, continuité/discontinuité, entreprise, interaction, management, programmation, risque, stratégie

Auteurs cités : Erik Bertin, Giulia Ceriani, Jean-Marie DRU, Algirdas J. GREIMAS, François JULLIEN, Eric LANDOWSKI, Raymond Alain THIÉTART

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Texte intégral

Stratégie, risque, incertitude et complexité

Note de bas de page 1 :

 Erik Bertin, « Penser la stratégie dans le champ de la communication », Nouveaux Actes Sémiotiques, 89, 2003, p. 22.

Selon l’acception héritée de l’art militaire, la stratégie se caractérise par la planification et le calcul.  Elle vise à rassurer le décideur en réduisant l’incertitude quant à l’issue de ses décisions.  Elle implique l’évaluation des risques d’erreur et par suite d’échec attachés à toute décision.  Le risque étant au cœur de la question stratégique, la stratégie peut elle-même être comprise comme un moyen de le neutraliser.  Face au « règne de l’incertitude et du désordre, elle correspond à une tentative de conjurer l’incertitude et de soumettre les événements en rapprochant le plus possible l’action d’une pensée rationalisante et modélisatrice »1.  Il en va de même en matière de stratégies d’entreprise.

Note de bas de page 2 :

 Cf., entre autres, Raymond Alain Thiétart, Le management, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2012 ; id. (éd.), Méthodes de recherche en management, 3e éd., Paris, Dunod, 2007 ; id. et Jean-Marc Xuereb, Stratégie d’entreprise : concepts, analyses, mise en œuvre, Paris, Dunod, 2005 ; id. (éd.), Doing Management Research : a Comprehensive Guide, Londres, Sage, 2001 ; id. et A.C. Martinet (éds.), Management stratégique : actualité et futurs de la recherche, Paris, Vuibert , 2001.

Note de bas de page 3 :

 http://www.lesechos.fr/formations/strategie/articles/article_12_5.htm.

Note de bas de page 4 :

 Eric Landowski, « De la stratégie, entre programmation et ajustement », avant-propos à E. Bertin, op. cit., p. 8.

La présente étude a précisément pour objectif d’engager une réflexion sémiotique sur l’état actuel de la doctrine en matière de stratégies dans le domaine du management.  Plus spécifiquement, nous allons nous attacher à l’analyse d’un article de Raymond Alain Thiétart, professeur émérite à l’université Paris-Dauphine et directeur du programme doctoral du département Management de l’ESSEC, auteur de nombreux travaux en la matière2.  Il s’agira en l’occurrence de son article fondateur, daté de mai 2000, « Gérer entre l’ordre et le chaos », toujours disponible sur le site internet du magazine Les Echos3.  Cet article porte sur les politiques générales des entreprises, autrement dit sur les stratégies communément appelées « stratégies corporate » ainsi que sur leurs enjeux.  Comme l’écrivait non sans bienveillante ironie Eric Landowski à propos des stratèges modernes, R.A. Thiétart est un membre éminent de « la corporation de ces “persuadeurs” et même de ces manipulateurs par profession que sont les spécialistes du management d’entreprise »4.  Et comme on le verra, c’est au modèle interactionnel proposé, en sémiotique, par Landowski que nous confronterons les réflexions stratégiques du professeur Thiétart.

Pour un dirigeant d’entreprise, un peu comme pour le capitaine d’un navire, la stratégie consiste à fixer un cap sans savoir si le temps sera clément ou gros, à en changer si les conditions de la navigation évoluent, à déterminer de nouveaux itinéraires en cas de turbulences.  Là aussi, c’est l’incertitude qui est à la base du risque, ou à tout le moins à l’origine du risque perçu par le décisionnaire.  Et plus l’incertitude est grande, plus le sentiment d’une prise de risque croît.  Or l’incertitude est d’autant plus grande que le système qu’on a à piloter est un système complexe qui évolue dans un contexte où de nombreux acteurs, à la fois internes et externes, modifient par leurs actions les bases sur lesquelles repose la stratégie.  Incertitude et complexité sont donc étroitement corrélées : la complexité augmente le risque perçu car elle multiplie le nombre d’incertitudes.

La faillite de la stratégie classique

La stratégie étant conçue comme un art de la décision dans un contexte d’incertitude, la question initiale qui se pose est celle des causes de cette incertitude.  Le professeur Thiétart en dresse une typologie.  La première de ces causes, et non la moindre (car elle résulte des deux suivantes), tient à l’impossibilité de raisonner en termes de causalité linéaire.  La deuxième découle de l’interdépendance des parties qui constituent une entreprise : une action sur l’une de ses composantes peut avoir des répercussions non prévues sur d’autres ; d’où l’impossibilité d’anticiper les effets secondaires et les éventuels dommages collatéraux que peut induire la mise en œuvre d’une décision.  La troisième cause découle de ce que le résultat d’une action est en partie déterminé par l’environnement, donc par des facteurs externes eux-mêmes interdépendants et sur lesquels, par définition, le stratège n’a aucune prise, même s’il a recours aux services d’un observatoire de veille concurrentielle, voire d’un réseau d’espionnage industriel.

Cette interdépendance des facteurs à l’origine de l’incertitude amène naturellement les dirigeants d’entreprises à s’efforcer de les neutraliser.  L’aspiration du pilote à la sécurité le conduit alors à tenter d’imposer, intentionnellement, au système dont il a la charge un ordre arbitraire.  Pour supprimer les désordres qui menacent le fonctionnement du navire, il prend toutes sortes de mesures, le plus souvent étroitement imbriquées, mais qu’on peut, en termes sémiotiques, ramener à deux types de visées : les unes ont pour objectif de réguler le comportement des hommes, en les manipulant, les autres de contrôler le déroulement des choses, en le programmant.  Or, selon R.A. Thiétart, ce type de stratégie d’« imposition » a montré ses limites.

« [On] ne peut se satisfaire d’une stratégie traduite par un mot d’ordre pérenne ou par un plan dont les phases sont inscrites dans le marbre (…).  Dans un contexte d’interdépendance, la centralisation du pouvoir au sommet et l’idée corollaire d’une stratégie qui s’appliquerait du haut vers le bas ne peut fonctionner ».

Note de bas de page 5 :

 Cf. Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979 (entrées Destinateur, Factitivité, Manipulation).

Et cela pour deux raisons.  D’une part, le schéma stratégique de type « manipulatoire », où un destinateur transcendant définit les valeurs en jeu, fixe des normes et fait agir des destinataires qui lui sont soumis dans le cadre de parcours narratifs préétablis, a beau être l’un des plus classiques en sémiotique narrative5, il faut admettre son caractère contre-productif quand on essaie de l’appliquer à la réalité de l’entreprise aujourd’hui.  Le style du genre : « Je ne veux voir qu’une seule tête... » (objectif), « ... parce que je suis le chef... » (raison d’adhésion), « ... et qu’on se le dise ! » (tonalité), n’a plus aucune efficacité.  Il entrave les compétences des acteurs (internes) et les paralyse, empêchant l’entreprise de s’adapter à son environnement (facteurs externes).

D’autre part, du fait de la complexité des systèmes, avec son corollaire l’impossibilité de raisonner en termes de causalité linéaire, la « programmation », autrement dit la fixation de séquences opérationnelles prédéterminées est vaine elle aussi.  Les réactions en chaîne que peut déclencher une décision étant imprévisibles, les plans élaborés dans ces conditions, qu’ils soient quinquennaux ou à plus court terme, ne peuvent que rester des vœux pieux.  

Note de bas de page 6 :

 Raymond Alain Thiétart, art. cit.

La complexité des systèmes à l’intérieur desquels les entreprises évoluent incite par conséquent à opérer un véritable changement de point de vue relativement à l’idée même de stratégie, et plus radicalement à remettre en cause le mode de pensée fondé sur le déterminisme mécanique qui lui est traditionnellement associé.  Il s’agit dès lors de rouvrir le champ du stratégique et de le repenser de fond en comble : « Appréhender un phénomène sous l’angle de la complexité pousse à remettre en cause les démarches linéaires classiques, à s’interroger sur le paradigme de la commande et du contrôle et à ne plus accepter les distinctions simplificatrices de cause et d’effet »6.

De l’ordre au chaos

Partant de ce constat, l’auteur établit une typologie des situations dans lesquelles les entreprises se trouvent le plus fréquemment.  Mais surtout, poussant plus avant ses observations, il décrit la dynamique de leurs transformations et en analyse les causes.

C’est tout d’abord sous l’effet combiné de forces contraires les unes aux autres — phénomène qui caractérise en propre tout système complexe — que l’entreprise ballotte entre situations (ou états) d’équilibre et de déséquilibre :

« Certaines [forces] poussent vers l’instabilité et le désordre.  D’autres, au contraire, mènent à la stabilité et à l’ordre.  (...) la planification, le contrôle, les structures sont des forces de stabilité (…).  D’autres forces peuvent créer de l’instabilité et du désordre, comme par exemple l’innovation, l’initiative individuelle et l’expérimentation ».

Note de bas de page 7 :

 Cf. Eric Landowski, Les interactions risquées, Nouveaux Actes Sémiotiques, Limoges, Pulim, 2005, p. 61-62, 72.

L’état de stabilité représente la situation idéale d’équilibre et d’ordre à laquelle aspire tout dirigeant d’entreprise.  Conçu sur fond de congruence, un tel état crée un sentiment de maîtrise et une impression de sûreté.  Il suppose un régime de pilotage pouvant s’appuyer sur la planification et la prédictibilité, ce qui, à son tour, suppose à la fois la régularité des relations entre causes et effets et la linéarité des chaînes d’actions et de réactions entre composantes internes et externes du système.  Ne pouvant fonctionner que sur la base de la stabilité des fonctions et de la régularité des rapports, un tel régime repose, en termes sémiotiques, sur la continuité des principes de fonctionnement du champ d’interaction considéré7.  A condition d’attribuer (à tort ou à raison) ce type de propriétés — linéarité, stabilité, régularité, continuité — au domaine à l’intérieur duquel il opère, un décideur peut chercher à anticiper rationnellement les évolutions de l’élément dont il a la charge (et celles de son environnement), et, grâce à l’intelligibilité qui en découle, prévoir une politique adéquate.

Or, comme le montre R.A. Thiétart, pour ce qui concerne l’univers du management, il s’agit là d’une fiction et d’une illusion.  L’état d’instabilitéet de désordre y constitue en réalité le cas le plus fréquent.  Parce qu’elle multiplie les incertitudes, la complexité pousse en effet vers l’instabilité et rend la tâche d’un dirigeant d’entreprise de plus en plus difficile.  Sous sa forme extrême, l’état d’instabilité tend même à évoluer vers ce que notre auteur n’hésite pas à qualifier de chaos.  Il définit le chaos comme un état de désordre d’apparence aléatoire (à l’opposé de toute régularité et de toute continuité) dont l’origine se trouve dans la combinaison des forces en présence.  Un tel état représente le contraire de l’état illusoire de stabilité conçu sur fond de continuité.  Ce qui le caractérise, c’est l’imprévu, l’accident, l’éventuel et le fortuit, l’aléa.  Sémiotiquement parlant, il se définit en termes de discontinuité.

Du point de vue du pilote, l’état de chaos présente trois propriétés principales : l’imprédictibilité, l’irréversibilité et, plus important encore, l’entropie.  Ces propriétés ont globalement pour résultante le caractère stochastique des enchaînements de causes et d’effets.  La principale conséquence fâcheuse de l’imprédictibilité est que toute stratégie pérenne devient impossible : ce qu’entraînera le changement d’une variable ne peut être prévu qu’à très court terme ; et les effets sur le long terme sont totalement incertains.  L’irréversibilité, de son côté, rend les acquis de l’expérience obsolètes : une fois entré en état de chaos, toute régularité étant abolie, le système n’a aucune chance de se trouver dans une situation qu’il ait pu déjà connaître par le passé.  Pour filer la métaphore maritime, non seulement l’entreprise navigue alors comme un vaisseau à la dérive, ballotté par les flots, mais le pilote lui-même se trouve pour ainsi dire dans une « purée de pois » qui fait écran entre lui et le monde, brouillant les frontières entre les divers éléments qui le composent et l’exposant à la rencontre de réalités adventices aussi inattendues que potentiellement catastrophiques, tel l’iceberg qui coula le trop rigide Titanic.

Enfin, l’entropie rend quant à elle la tâche du pilote paradoxalement contre-productive car elle se caractérise par une corrélation inversement proportionnelle entre d’une part l’intention et les efforts fournis et d’autre part les résultats obtenus : plus un dirigeant s’acharne à supprimer les désordres, plus il ordonne, impose, programme et restructure dans le but de consolider et de sécuriser son entreprise, plus elle se fragilise et plus augmentent les probabilités de la voir sombrer.  Par un effet paradoxal et pervers, à raison même de leur visée programmatique et totalisatrice, les tentativesde stabilisation du système n’aboutissent qu’à sa fragilisation par rigidification.  Certes, elles « permettent de créer l’apparence de la certitude ».  Mais le semblant d’ordre qui en résulte risque fort de se révéler déstabilisant « dans la mesure où il induit des réponses stratégiques en décalage avec les contraintes auxquelles l’entreprise est soumise.  Il est source de rigidités et place l’entreprise dans un cadre artificiel ».

Au-delà de la description de ces états contraires — stabilité et chaos —, l’auteur s’attache surtout à analyser le processus de transition qui conduit de l’un à l’autre.  Il montre comment la transformation d’un état d’équilibre en son contraire s’effectue selon un processus entropique engendré par des « couplages » entre forces opposées.  « Ce passage se fait selon un processus de bifurcation.  Au fur et à mesure que le couplage entre forces s’accroît, le système évolue d’un état stable à un état d’équilibre périodique, puis à un état chaotique ».  Plus la stratégie reposera sur la recherche d’une conjonction entre des forces opposées qu’on cherche à unifier en un totus, plus la probabilité d’échec sera grande (ce que les anglo-saxons qualifieraient de recipe for failure).  Si par exemple l’initiative individuelle, l’innovation et la libre expérimentation, qui sont des sources de déstabilisation (car elles poussent l’entreprise en dehors du chemin programmé), sont conjuguées avec une politique de centralisation, de normeset de contrôle — qui, à l’opposé, constituent des forces de stabilité et d’ordre (parce qu’elles formalisent les relations entre acteurs et clarifient la répartition des tâches) —, les « couplages » qui en résulteront entre contraires — centralisation des initiatives, planification de l’innovation, expérimentation sous contrainte — ne pourront amener l’entreprise qu’à courir les plus grands risques.  C’est ce que le graphe ci-dessous tente de synthétiser :

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D’un point de vue plus global, la dynamique du processus d’ensemble que nous venons d’évoquer peut être schématisée à l’aide d’un carré sémiotique qui, fondé sur la catégorie continuité versus discontinuité, fait apparaître les étapes d’un parcours que nous allons tout de suite décrire.

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Accepter la discontinuité est une attitude possible.  Elle a, stratégiquement parlant, un nom : l’« attentisme ».  Notre auteur ne s’y attarde pas, et nul ne s’en étonnera.  Choisir l’attentisme, c’est en effet s’en remettre au destin, à la bonne étoile, c’est se soumettre aux caprices du sort ou pousser le fatalisme jusqu’à l’immobilisme dans l’espoir presque superstitieux que les choses s’organisent d’elles-mêmes et qu’ainsi tout s’arrange.  Pour un chef d’entreprise digne de ce nom, cette option (ou plutôt ce non-choix) représente l’attitude la plus folle, la plus insensée, celle de l’abdication, celle qui, donnant tout pouvoir au hasard, à la providence ou au karma, livre l’entreprise au risque pur ; et qui du même coup amène au déni de soi-même, c’est-à-dire de son identité de pilote.  A cette « stratégie », si tant est qu’on puisse utiliser ce terme en pareil cas, nous donnons le nom de stratégie de l’Éventualité.

Si par contre, face à l’incertitude, le pilote refuse de capituler en livrant aveuglément son entreprise aux éventuels heurs, et surtout aux malheurs probables de la discontinuité (éventualités, aléas, accidents, imprévus), il peut alors être tenté d’agir exactement à l’opposé, sur le mode volontariste, en destinateur-manipulateur.  Il cherchera alors à neutraliser les facteurs de discontinuité, c’est-à-dire à promouvoir la non-discontinuité en imposant des règles censées restructurer l’entreprise, la rendre plus solide et par là la pérenniser.  Mais du fait de la complexité du milieu environnant, ces mesures risquent de n’être elles-mêmes qu’un leurre, qu’un semblant de mise en ordre, voire une forme involontaire de sabordage du vaisseau.  Car, qu’il le veuille ou non, en fixant des réglementations et des procédures plus ou moins rigides, en définissant des projets contraignants, en planifiant la marche de l’entreprise « comme du papier à musique », un tel dirigeant zélé se posera de plus en plus en un programmateur qui, au-delà de la simple non-discontinuité, tend inéluctablement à valoriser la pure continuité, autrement dit à faire fond, de nouveau, sur l’illusoire régularité des causalités linéaires et du déterminisme mécanique.  La boucle se referme ainsi en un véritable cercle (ou, en l’occurrence, en un triangle) vicieux.

De fait, l’idéologie de la Solidité, conçue sur fond de non-discontinuité, et celle de la Sûreté, fondée sur la continuité, ne sont que les deux faces d’une seule et même conception du stratégique.  Elles ont vocation à s’articuler entre elles en s’opposant toutes les deux, l’une en tant que contraire, l’autre en tant que contradictoire, à la « stratégie » de l’attentiste qui, face à une situation chaotique, accepte la discontinuité, choisitl’Éventualité, c’est-à-dire un immobilisme que R.A. Thiétart qualifie de stérile.  Ainsi, paradoxalement, au moment même où on croit minimiser la prise de risques, soit par la rationalisation (stratégie de solidification par imposition de normes et mise en place de couplages), soit par le calcul (stratégie de sécurisation par l’établissement de programmes, de plans et de procédures régulatrices), on fait en réalité courir à l’entreprise les plus grands risques en la rigidifiant.

Les trois options stratégiques jusqu’à présent passées en revue sont donc aussi inefficaces les unes que les autres.  Ou bien elles maintiennent l’entreprise en état de désordre, ou bien elles l’y conduisent inexorablement.

Entre l’ordre et le désordre : le régime de la « précarité »

Entre les deux extrêmes que sont l’ordre et le chaos, il y a toutefois place pour un terme alternatif, autre que la politique d’« imposition ».  R.A. Thiétart le décrit comme intermédiaire « entre l’ordre et le désordre ».  Sans prétendre mettre en cause ses analyses, il nous semble que contrairement à ce que pourrait suggérer son texte, il ne s’agit toutefois ni du terme complexe du modèle que nous proposons — une sorte de position hybride — ni du terme neutre — une espèce de no man’s land — mais plutôt d’une quatrième option recouvrant un nouveau type d’action, une forme de politique alternative aux stratégies de solidification et de sécurisation : c’est la stratégie de la Précarité.

Sémiotiquement parlant, cette option s’appuie sur la non-continuité.  Valorisant le refus de la planification, elle se place en position de contradictoire par rapport à l’idéologie de la Sûreté.  En même temps, en s’opposant au « paradigme de la commande et du contrôle », elle se place en position de subcontraire face à l’idéologie de la Solidité.  Cela tout en se gardant de tomber dans le fatalisme ou l’attente de l’heureux accident (stratégie de l’Éventualité), position dont elle est pourtant logiquement vouée à se rapprocher comme le laisse entendre R.A. Thiétart en indiquant qu’elle se situe à la « limite du chaos ».  Nous y reviendrons.

Note de bas de page 8 :

 Raymond Alain Thiétart, art. cit.

Cette quatrième option intéresse d’autant plus fondamentalement la sphère de la réflexion stratégique qu’elle est par nature descriptible bien davantage en termes de séquences d’actions qu’en termes d’états ou de situations.  La logique dont elle relève est celle des systèmes auto-organisés, « systèmes dans lesquels les agents (…) n’ont pas été “programmés” pour construire une forme particulière d’organisation »8 mais où c’est au contraire, précisément, l’absence de ligne directrice et de planification qui rend possible l’apparition de formes d’organisation et d’ordre sui generis — formes dont la principale caractéristique ne peut être, justement, par construction, que la « précarité ».  Car le type d’ordre à concevoir dans ce contexte ne saurait réaliser un équilibre défini à l’avance puis méthodiquement poursuivi conformément à un algorithme préétabli.  Tout à l’opposé, il s’agit d’un ordre qui ne prend forme que dans et par la dynamique du processus interactif dont il émerge.

Note de bas de page 9 :

 Cf. Eric Landowski, Passions sans nom, Paris,PUF, 2004, p. 62-66.

En termes sémiotiques, ce qui est en jeu ici est une conception de la stratégie non plus « programmatique » mais fondée sur l’ajustement entre acteurs : c’est très exactement celle que développe Landowski quand il oppose à la syntaxe de la « jonction », de nature programmatique ou manipulatoire, une syntaxe de l’« union » en tant que régime d’interaction producteur de sens et de valeur en acte9.  Sous ce régime, l’« ordre » susceptible d’émerger ne peut pas être préfiguré a priori :

Note de bas de page 10 :

 Eric Landowski, « Jacques-le-Juste », Nouveaux Actes Sémiotiques, 115, 2012.

« [Il] résulte d’une coordination supposant, de la part des agents, la disposition à accueillir les potentialités de sens susceptibles de s’ouvrir à la faveur d’une interaction dont ni la forme ni l’issue ne sont entièrement connaissables à l’avance.  Sous ce régime, c’est la dynamique même de l’interaction qui décide seule des modalités et des finalités de son propre déroulement : à mesure qu’elle se développe, elle invente sa propre forme et instaure son ordre propre du sens et de la valeur.  Le “juste” devient alors l’effet (de sens) d’un ajustementmutuel entre deux ou plusieurs éléments »10.

Interaction et plus spécialement ajustement entre acteurs, ces notions se trouvent également au cœur des réflexions de R.A. Thiétart : « L’organisation est le fruit d’interactions et de complémentarités entre initiatives individuelles prises par ajustements successifs ».  Et comme l’auteur nous le montre, tous ces éléments se conjuguent finalement dans l’idée générale d’auto-organisation :

Note de bas de page 11 :

 Raymond Alain Thiétart, art. cit.

« (...) l’auto-organisation est un processus émergeant.  Elle se caractérise par la présence d’un grand nombre d’acteurs interdépendants qui interagissent entre eux et avec leur environnement.  Suite aux interactions entre acteurs, un ordre émergeant peut apparaître »11.

Afin de préciser ce qu’il faut entendre ici par émergence, un bref détour est nécessaire par la systémique, et plus exactement par la branche de la cybernétique.  En cybernétique, le concept d’émergence recouvre le mécanisme par lequel un processus collectif complexe nouveau apparaît comme la résultante de l’interaction de processus individuels simples, où le tout est plus que la somme des parties.  Dans un système formant un tout, aucune des composantes n’a généralement la vision ni la compréhension de l’ensemble, et pourtant les interactions et les ajustements entre elles amènent le tout à adopter la structure la plus adéquate.  Aucune des molécules d’une bulle de savon, sphère qui se forme et se maintient d’elle-même, n’a la capacité d’analyser la situation où elle se trouve, d’isoler les forces en présence, d’imaginer la forme idéale et encore moins de planifier la suite optimale d’opérations nécessaires pour constituer cette forme parfaite.  Mais en interagissant et en s’ajustant les unes aux autres, les molécules de la bulle de savon ont, ensemble, cette capacité, et par la recherche de la voie de moindre résistance elles font émerger cette forme, certes fragile, mais harmonieuse.

L’idée d’émergence est par ailleurs directement liée à une autre notion à laquelle R.A. Thiétart a recours : l’entropie, et surtout son contraire la néguentropie (entropie négative ou force de cohésion qui s’oppose à la tendance « naturelle » à la désorganisation), elle-même indissociable de la notion d’information.  En systémique, plutôt que de néguentropie on parle de disentropie, laquelle a la caractéristique précise d’entraîner un système organisé vers un niveau d’auto-organisation supérieur.  C’est Norbert Wiener qui le premier a introduit l’idée que la disentropie puisse être la mesure physique de l’information, idée qui est à la base de la méthode systémique d’analyse, dont le principe est d’aller au-delà de la causalité linéaire pour décrire les phénomènes émergeants et expliquer l’autodétermination des systèmes complexes.  En effet, la clé du mécanisme d’émergence dont parle R.A. Thiétart est la propagation (la contagion ?) d’informations d’un niveau d’abord individuel à un niveau collectif, car l’information, de quelque nature qu’elle soit, est en quelque sorte la matière première de la disentropie. — De ce détour par la systémique et la cybernétique ressortent plusieurs des caractéristiques de cette forme particulière de stratégie que nous avons baptisée la Précarité.

Vers une redéfinition de la stratégie

La première propriété de ce nouveau type d’approche stratégique est précisément l’émergence, c’est-à-dire l’auto-organisation (ou autodétermination), non planifiée, non planifiable et non explicable par l’enchaînement causal d’opérations prévues à l’avance.  En toute logique, selon la formalité du modèle socio-sémiotique que nous utilisons pour analyser la pensée du professeur Thiétart, l’émergence, en tant que caractéristique de la stratégie de Précarité, se trouve en position de contradictoire par rapport aux principes de la stratégie de Sûreté, dont effectivement elle exclut l’une des bases principales, l’idée d’une planification fondée sur la reconnaissance de régularités causales.

Note de bas de page 12 :

 Raymond Alain Thiétart, art. cit.

La seconde propriété du régime « précaire » est le corollaire de la première, à savoir la disentropie.  Par une diffusion « contagieuse » d’informations allant des parties vers le tout et de l’individuel vers le collectif selon un mouvement orienté du bas vers le haut, elle réduit le désordre en apportant au système une organisation qui se maintient, ne serait-ce que temporairement.  Il s’agit donc là de l’inversion du phénomène constaté à propos des entreprises très rationnellement organisées et dirigées du haut vers le bas.  La structure émergeante réduit le désordre du système « en lui apportant une organisation qui se maintient et ce en contradiction avec la tendance qu’ont les structures ordonnées d’aller inexorablement vers un état de désordre »12.

Enfin, la troisième propriété relève selon nous d’un domaine cousin de la systémique, celui de l’écologie, discipline qui étudie précisément les interactions entre les individus (isolés ou en groupe) et le milieu qui les entoure et dont ils font partie, ainsi que les effets de ces interactions.  Il s’agit du phénomène de résilience.  On définit la résilience comme la capacité d’un système (en l’occurrence, d’un écosystème) à retrouver un fonctionnement ou un développement normal après avoir subi une perturbation, de la même façon, mutatis mutandis, qu’en physique la résilience définit la capacité d’un matériau à revenir à sa forme initiale après avoir subi un choc.  Si le paradoxe des stratégies classiques de sécurisation et de solidification est de générer du désordre quand on croit lutter contre lui, ce type d’approche est tout aussi paradoxal : c’est dans la Précarité, à mi-chemin entre le déséquilibre et l’équilibre, entre instabilité et stabilité, que la résilience du système paraît être la plus forte et que les changements et les adaptations s’opèrent au mieux, aboutissant à une nouvelle forme d’ordre, fût-il momentané ou transitoire : « Par la création d’une instabilité interne, écrit R.A. Thiétart, le désordre offre une occasion d’explorer de nouvelles manières de faire et d’agir.  En conséquence, il facilite l’adaptation de l’entreprise à des demandes inconnues de l’environnement ».

Seule en définitive cette néo-stratégie, dans la mesure même où elle ne se définit que chemin faisant, « en avançant », met en place les conditions permettant à l’entreprise et à ses acteurs de se réaliser en tant que sujets : « La réalisation d’un objectif précis selon un chemin donné est illusoire.  En revanche, la mise en place de conditions facilitantes permettant à l’entreprise et à ses acteurs de trouver leur voie tout en avançant est une ambition moins grande, moins volontariste, certes, mais plus réaliste et qui peut être satisfaite ».  C’est là sans doute une mission moins valorisante pour un dirigeant, surtout s’il est diplômé de quelque grande école ou possède quelque MBA, mais elle est plus pragmatique et plus efficace.  Et comme le souligne l’auteur, ainsi réarticulée, « la stratégie reprend tout son sens ».

Les modalités de la néo-stratégie

L’article que nous analysons se conclut sur une série de règles à observer.  Plutôt que de les récapituler, nous allons nous attacher à les analyser à l’aide du modèle interactionnel indiqué plus haut.  Le mode de pilotage préconisé par R.A. Thiétart relève sémiotiquement, on l’a vu, du régime de l’ajustement, fondé sur la non-continuité, ou mieux (s’agissant de stratégies, et donc d’une problématique du « faire » plutôt que des « états »), de la non-continuation, ce que nous lexicaliserons comme « précarisation ».  Tout aussi paradoxalement qu’en stratégie classique, mais dans le sens inverse, il s’agit de se mettre en danger, de prendre de nombreux risques afin, précisément, d’éviter à l’entreprise de trop en courir.  Cette stratégie implique donc de multiples et nécessaires ruptures :

« (...) la complexité à laquelle l’entreprise est soumise montre les limites des recettes à succès, de l’imitation des modes de management et de la reconduction de pratiques qui ont réussi dans le passé.  De nombreux travaux ont montré que les entreprises échouent pour les mêmes raisons que celles qui ont fait leur succès dans le passé.  Les mêmes actions, qui ont fourni d’excellents résultats, se révèlent un jour être des sources d’échec. (…) Afin de faire face à ce problème, l’entreprise doit apprendre à désapprendre [c’est nous qui soulignons] afin d’éviter de tomber dans le piège de la routine et des stratégies qui ont “fait leurs preuves”.  C’est ce qu’a bien compris General Electric en mettant en place son programme “destroyyourbusiness.com” afin de remettre à plat l’intégralité de ses pratiques au regard de la révolution “Internet” ».

Dans le paragraphe ayant pour titre « Libérer les initiatives », l’auteur recommande de découpler les forces contraires que la stratégie classique s’attache, elle, à fusionner.  Le sémioticien y reconnaîtra des opérations de discrétisation et de non continuation :

« (...) afin d’éviter d’entraîner l’entreprise dans son domaine chaotique, il faut découpler les forces auxquelles elle est soumise.  Dans la mesure où il n’est pas possible de diriger seul du sommet un ensemble complexe et où l’opposition de forces contradictoires vient contrarier le déroulement stable de la stratégie, la décentralisation, l’autonomie, la liberté d’initiative et l’acceptation de déviances doivent être recherchées et favorisées ».

Note de bas de page 13 :

 Cf. Jean-Marie Dru, Disruption, Paris, Editions Village Mondial, 1997.

C’est une véritable « disruption » que les managers sont ainsi invités à mettre en place puisque l’auteur va jusqu’à les engager à valoriser les déviances13.  Dans le même esprit, il invite non seulement à remettre en cause le dogme selon lequel « le chef a toujours raison  » mais il va au-delà en incitant les entreprises à sortir des sentiers battus et à s’engager dans d’autres activités que leur métier de base.

Note de bas de page 14 :

 Raymond Alain Thiétart, art. cit., § « Favoriser le débat ».

Note de bas de page 15 :

 Ibid., § « Expérimenter ».

« Dans les contextes caractérisés par l’incertitude et la complexité, une démarche plus ouverte de choix stratégique, où le débat a lieu, où le chef n’a pas forcément raison et où les a priori peuvent être remis en cause, peut aider à la découverte de voies inhabituelles qui rompent avec les cadres de référence du passé »14.

« L’expérimentation permet de préparer l’entreprise à des futurs inconnus.  L’entreprise, en développant de nouvelles réponses, grâce à la création d’un répertoire d’expériences, peut réagir à des situations qu’elle n’a pas prévues.  Les activités qui ne sont pas directement liées à sa mission permettent ainsi d’améliorer sa capacité de réponse à la complexité et aux conditions changeantes »15.

Enfin, ce manifeste en faveur d’une véritable révolution culturelle sur fond de non-continuité s’achève sur un bouquet final qui valorise la mise en place de l’instabilité et de l’insécurité elles-mêmes au sein de l’entreprise, avec pour objectif le renforcement de la résilience du système, c’est-à-dire l’inverse de la rigidité formelle à laquelle conduisent les stratégies normatives et programmatiques classiques :

Note de bas de page 16 :

 Ibid., § « Accompagner les émergences ».

« Cette forme d’auto-organisation apparaît à la frontière du chaos et loin de l’équilibre. Dans ce cadre, l’entreprise peut remettre en question sa manière de faire et trouver ainsi les actions adéquates lui permettant de se renouveler »16.

On a là une apologie de la mise en danger, de l’insécurité et de la précarité, ou plutôt, on l’a vu, de la précarisation.  Autrement dit, le programme narratif du néo-stratège n’est autre que l’anti-programme du stratège classique : à l’imposition, il substitue l’auto-organisation ; au couplage des forces contraires, leur découplage ; à l’unification totalisatrice (totus), la discrétisation des unités (omnis).  En s’ajustant au contexte tout en laissant les acteurs s’ajuster entre eux, il cherche la résilience plutôt que la solidité.  Repoussant l’idée même de planification, plutôt que de mettre en place des normes, il valorise les déviances.  Schématiquement, on obtient le parcours suivant :

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La stratégie des « interactions risquées »

Si nous reprenons ici le titre de l’essai d’Eric Landowski, ce n’est pas seulement parce que le modèle qu’il met en place est à la base du présent travail d’interprétation, qui s’en inspire très largement même si la terminologie s’en écarte quelque peu afin de mieux correspondre à notre corpus.  C’est aussi pour mieux éclairer cette analyse qui ne porte que sur un seul texte de R.A. Thiétart alors qu’il conviendrait de l’approfondir en considérant l’ensemble de sa production.

Avec ce que nous avons dénommé Précarité, la stratégie, au dire même de R.A. Thiétart, reprend tout son sens, avons-nous déjà noté : cet éminent spécialiste du management ferait-il donc, à l’instar de M. Jourdain avec la prose, de la sémiotique sans le savoir ?  Toujours est-il que sur le terrain qui nous intéresse, Landowski et lui se rejoignent parfaitement.  En effet, si notre Précarité, promue au rang de stratégie digne de ce nom par le professeur Thiétart, correspond au type d’interaction que Landowski dénomme Ajustement, alors son « régime de sens » est celui du « faire sens, en acte », par opposition à un régime de signifiance plus classique, où « signifier », c’est « avoir une signification », d’avance encodée.  Et corrélativement, son « régime de risque » est celui de l’insécurité.  C’est ce que corrobore R.A. Thiétart lorsqu’il affirme que « cette forme d’auto-organisation apparaît à la frontière du chaos » (« au seuil de l’accident », dit Landowski dans son introduction déjà citée au travail d’Erik Bertin), là où « tout est possible et se trouve en mouvement ».

Note de bas de page 17 :

 Les interactions risquées, op. cit., p. 72.

Rappelons l’articulation de la problématique interactionnelle de Landowski17 :

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On se rend compte de la valeur heuristique de ce modèle dès qu’on admet, avec R.A. Thiétart, que contrairement aux pilotes de style sécuritaire ou consolidateur, qui obéissent à la logique de la jonction, le pilote précariste (si ce néologisme est permis) ne cherche ni à fonder ses options sur le calcul et la quantification ni à guider l’équipage par la communication unilatérale d’objets cognitifs (mots d’ordre, valeurs ou philosophie d’entreprise, procédures ou plans de toutes sortes).  Tenant de la stratégie interactionnelle de l’ajustement, ses options prennent une coloration plus qualitative et son mode de gouvernance un caractère plus dialogique :

Note de bas de page 18 :

 Raymond Alain Thiétart, art. cit., « En guise de conclusion ».

« Nous passons de la mesure industrielle au cousu main, de la démarche planifiée à l’artisanat, du volontarisme à l’adaptation, des certitudes à l’imagination.  Pour ce faire, le dirigeant de l’entreprise complexe navigue entre l’immobilisme et le chaos, là où les émergences sont possibles, où les changements se font»18.

Note de bas de page 19 :

 Cf. « En deçà ou au-delà des stratégies, la présence contagieuse », Passions sans nom, op. cit.

Partant de cette convergence de pensée entre les deux chercheurs, on peut spéculer sur les compétences nécessaires à la mise en œuvre de ce type particulier de stratégie.  Il y a fort à parier que les rapports que le dirigeant « précariste » établit avec « l’autre » — collaborateur, concurrent, client, consommateur, ou encore environnement au sens large — sont eux aussi d’ordre qualitatif.  Suivant Landowski, ils doivent être le fruit non pas de la communication d’objets-messages ponctuels mais de contacts directs, à effet « contagieux »19.  Ils supposent une compétence esthésique qui permette de « sentir» l’autre.  Cette compétence, cette aptitude à appréhender les qualités sensibles de l’autre, Landowski en distingue deux types : la sensibilité réactive et la sensibilité perceptive.  C’est de la seconde que notre précariste devrait avoir le don pour saisir les variations du contexte interne (composantes de l’entreprise, ressources humaines) et externe (environnement, concurrents, consommateurs), et surtout pour les interpréter et leur donner sens.

Mais il semble qu’il faille également doter notre pilote d’une seconde aptitude, celle de faire-sentir, c’est-à-dire de communiquer (non pas au sens traditionnel de la syntaxe de la jonction mais au sens esthésique de l’union et de la contagion) cette sensibilité à l’autre, du moins si cet autre fait partie de son navire, afin que chaque composante de l’entreprise, chaque partie du tout, puisse s’ajuster aux autres.  Il favorisera donc, à tous les niveaux, l’établissement d’une dynamique interactionnelle fondée sur la réciprocité du sentir.  Dans le langage courant du management, on dira qu’il lui faut être un dirigeant « intuitif», et de plus « bienveillant», ce que R.A. Thiétart confirme indirectement : « Il crée les conditions qui favorisent l’émergence de nouvelles stratégies et formes d’organisation, il instaure une véritable dialectique, il expérimente, il offre des espaces de liberté tout en conservant en tête enjeux et sens de l’action ».

Les connivences en profondeur entre les deux approches ne s’arrêtent pas là.  Il est clair par exemple que lorsque le spécialiste du management parle de l’obsolescence du « paradigme de lacommande et du contrôle », ce qu’il remet en cause est l’intentionnalité d’un destinateur-manipulateur, celle de notre stratège consolidateur, en même temps d’ailleurs que de celle de son destinataire, en l’occurrence visé en tant que sujet à manipuler puis à sanctionner.  Les normes et les règles fixées comme « garde-fou» pour limiter les risques, telles que l’auteur les évoque dans sa critique des stratégies traditionnelles, relèvent de la même logique.  Elles renvoient au système de valeurs mis en place par un dirigeant qui, se posant en destinateur tout puissant, place corrélativement son entreprise en position de sujet-destinataire collectif censé accepter ses directives et invité à s’y soumettre.  Il s’agit donc bien là, dans la perspective du modèle socio-sémiotique, du régime interactionnel de la manipulation (et de son corollaire la sanction).

De leur côté, les « recettes à succès », si chères au stratège sécuritaire, de même que la « reconduction de pratiques qui ont réussi par le passé », attitude tant dénigrée par R.A. Thiétart, s’appuient sur la conviction que les mêmes causes ne peuvent que produire les mêmes effets, c’est-à-dire sur l’idée de la régularité(en l’occurrence d’ordre causal plutôt que symbolique) des processus interactionnels dans le cadre desquels il prend ses décisions.  Plus généralement, les efforts de planification et de prévision stigmatisés tout au long de l’article mais communément déployés par les chefs d’entreprise qui pensent pouvoir garantir la sûreté des résultats de leur politique sur la base de raisonnements ancrés dans la croyance au déterminisme, à la stabilité du monde, à la linéarité et à la congruence entre actions et réactions, relèvent très exactement du régime interactionnel de la programmation.

Enfin, même si R.A. Thiétart ne développe que fort peu ce dernier point, il est tout aussi évident qu’à ce qu’il qualifie d’attentisme et d’immobilisme stérile devant l’imprévisible correspond le régime sémiotique de l’assentiment face à l’aléa, de l’acceptation du risque pur, de l’insensé : le chef d’entreprise fataliste (ou « éventualiste », selon la terminologie que nous proposons) s’en remet au hasard et ne fait tout au plus qu’un calcul de probabilité, soit mythique, s’il est superstitieux et croit en sa baraka, soit mathématique, mais sans vraiment aller au-delà du pile ou face.

On peut dès lors synthétiser notre rapprochement comme suit, en homologuant au modèle sémiotique à la fois les thèses de l’article analysé et les interprétations que nous en avons données :

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Pourquoi avoir conservé dans ce schéma l’ellipse de Landowski au lieu des traditionnelles flèches du « carré sémiotique » ?  C’est qu’une remarque de R.A. Thiétart nous y incite fortement : lui-même en effet ne décrit-il pas le processus de passage du chaos à l’ordre — et vice versa — comme un cycle ?  L’entreprise étant une « organisation dont l’équilibre est instable », son équilibre « se maintient jusqu’à ce qu’une nouvelle perturbation entraîne une autre séquence d’adaptations vers un équilibre transitoire ».  Il s’agit donc bien, pour l’auteur, d’un continuum.  Les séquences et les phases de transition qui le composent demanderaient sans doute à être décrites et analysées plus finement, mais leur nature itérative semble clairement établie.

Par ailleurs, on remarquera que si l’articulation du modèle de Landowski met en évidence deux « constellations », celle de l’aventure (du côté de l’ajustement et de l’accident), et celle de la prudence (du côté de la manipulation et de la programmation), nous avons adjoint à cette catégorie celle qui oppose la confiance à la méfiance.  Certes, il est des chefs d’entreprise aventuriers et d’autres plutôt prudents, mais en matière de management il nous semble pouvoir considérer, sans grand risque, que la prudence de certains dirigeants est essentiellement fondée sur une forme de méfiance : méfiance à l’égard des événements d’une part, lorsqu’ils manipulent leur entreprise en traçant son destin à grands coups de « visions », de « mission statements », de « valeurs d’entreprise » et autres déclarations d’intention, et d’autre part méfiance vis-à-vis de leurs collaborateurs lorsqu’ils les programment et planifient leurs actions afin de s’assurer que la troupe reste bien « dans les clous » au lieu de dévier du chemin tracé.  Inversement, il est fort probable que le dirigeant aventurier fasse plutôt montre de confiance, soit dans le cours des choses s’il se laisse guider par sa bonne étoile, soit dans ses collaborateurs s’il a la sagesse de considérer que leur « lâcher la bride », c’est à la fois leur donner la possibilité de se réaliser en s’ajustant entre eux, et donner par là même, à l’entreprise, les meilleures chances de s’ajuster à son environnement.

Le paradigme stratégique aujourd’hui

Note de bas de page 20 :

 Le même rapprochement était déjà esquissé in Erik Bertin, « Penser la stratégie dans le champ de la communication », art. cit.

In fine, on trouve dans l’essai du professeur Thiétart une distinction ancienne et bien connue, celle qui oppose la tradition occidentale et la tradition chinoise en matière de stratégies.  En quoi la mise en rapport de ces « traditions », même envisagées, comme c’est souvent le cas, de manière sommaire, sinon cavalière, éclaire-t-elle le débat stratégique actuel à propos de l’entreprise20 ?  Dans quelle mesure peut-on superposer des oppositions entre « écoles », ou du moins entre styles de pensée stratégique si éloignés ?

Note de bas de page 21 :

 Erik Bertin, art. cit.

Note de bas de page 22 :

 Ibid.Sur ce point, cf. surtout les travaux de François Jullien et en premier lieu sonTraité de l’efficacité, Paris, Grasset, 1997.

Note de bas de page 23 :

« Si d’un côté manipuler les hommes, et de l’autre manœuvrer les choses, écrit Landowski, constituent des procédures qui ont toutes chances d’être opératoires tant qu’on les applique dans des contextes respectivement intersubjectifs (et en dernière instance politique) et interobjectifs (ou technologiques), en revanche on prend de grands risques sur le plan de l’efficacité (sans parler de questions de morale) dès qu’on entreprend de les détourner, autrement dit lorsqu’on essaie ou bien de manipuler (magiquement) les choses comme si elles étaient des hommes — des sujets — ou bien, pire sans doute à tous égards, lorsqu’on prétend manœuvrer (technocratiquement) les hommes comme s’ils n’étaient que des choses, c’est-à-dire des objets et non des sujets ».  Cf. aussi, Id.,  La Société réfléchie, Paris, Seuil, 1989, p. 235.

Sans doute est-il justifié de faire correspondre à la tradition militaire occidentale l’école de management classique dans la mesure où, pour conjurer l’incertitude et contourner le risque, elle privilégie un geste purement volontariste de maîtrise et d’unification, voire d’uniformisation, conduisant à « s’acharner à imposer à la réalité un plan conçu à l’avance »21.  Quant à l’école de management moderne, celle dont R.A. Thiétart est une figure de premier plan — école qui, inversement, préconise de renoncer à une totale maîtrise des choses et des hommes, de valoriser au contraire la pluralité, de cultiver les déviances et l’insécurité dans l’espoir qu’elles produisent un ordre nouveau —, c’est plutôt de la tradition militaire chinoise qu’il faudrait (pour autant que nous la connaissions) la rapprocher : comme elle, elle tend à « s’appuyer sur ce qui est porteur dans une situation »22.  Selon cette hypothèse, le devoir — et le savoir-faire — du vrai stratège face à un problème serait non pas de choisir la solution la moins risquée (à court terme), celle consistant, comme dit Landowski, à « manœuvrer (technocratiquement) les hommes comme s’ils étaient des choses »23 mais, à l’opposé, d’accepter une relative insécurité, de s’exposer à certains risques en organisant les conditions favorables à la pleine réalisation des acteurs en tant que sujets, quitte à les voir remettre en cause ses propres choix initiaux, mais aussi, ce faisant, quitte à ouvrir en contrepartie la possibilité d’une nouvelle situation d’équilibre.

A cette superposition de catégories idéologiques et stratégiques, il est tentant d’en ajouter une dernière.  Il nous semble en effet qu’on trouve, sous-jacente au texte de R.A. Thiétart et à un niveau sans doute plus profond, l’opposition entre deux visions de l’entreprise, ou, un peu pompeusement et en cédant à la mode, entre deux « visions du monde ».  Aux stratégies classiques en quête de Solidité (via la manipulation)et de Sûreté (via la programmation), c’est-à-dire conçuesselon le modèle militaire de tradition occidentale, correspondrait une vision mécaniste de l’entreprise.  Selon cette axiologie, l’entreprise serait une machine de guerre dont il s’agit de bien huiler les rouages et de programmer correctement le fonctionnement en vue de dominer le marché, lui-même considéré comme un champ de bataille où « les sujets sont des objets ».Aux stratégies modernes valorisant, à la manière du modèle dit « de tradition orientale », la Précarité (via l’ajustement)correspondrait au contraire une vision d’inspiration biologique.  Vue sous cet angle, l’entreprise serait un organisme vivant, en interaction avec son environnement, capable de s’adapter aux conditions changeantes du marché, à son tour considéré comme unécosystème où « les sujets sont des sujets ».

On peut rassembler ces diverses hypothèses en les hiérarchisant et les enchâssant schématiquement comme suit :

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En guise de conclusion

Reste maintenant à aller plus loin.  Entre autres points à approfondir, il nous semble qu’il y aurait lieu de préciser la définition de la compétence esthésique de notre pilote ajusteur et précariste et celle des rapports qu’elle entretient avec la typologie des modalités du croire-être (croire ou ne pas croire aux autres, à sa bonne étoile, à la régularité des phénomènes, à soi-même, etc.), du devoir-être (caractère nécessaire, éventuel, ou fortuit attribué aux « événements »), voire du croire-devoir-être, elles-mêmes liées à la question de la fiducie (méfiance vs confiance) ci-dessus rapidement évoquée en relation avec les deux « constellations » du modèle interactionnel.

Restent aussi en suspens toutes les questions relatives aux connivences que nous avons à peine abordées entre la cybernétique, voire l’écologie, et la définition sémiotique des régimes de sens et d’interaction : disentropie et syntaxe de l’union, et, à l’inverse, entropie et syntaxe de la jonction ; ou encore, propagation de l’information et contagion, nature esthésique ou cognitive de l’information diffusée, « mesurée » par la disentropie, phénomènes émergeants et ajustements, ajustements et résilience, etc.

Note de bas de page 24 :

 Voir le dossier rassemblé ici-même, sous ce titre, par Giulia Ceriani et Eric Landowski, Actes Sémiotiques, 116, 2013.

Pour peu que la sémiotique ose s’aventurer avec confiance dans cette terra incognita qu’est la science des systèmes et accepte d’y ajuster sa pensée et ses outils sans crainte de tomber pour autant dans le chaos, l’horizon, pour ne pas dire le « programme », est vaste et prometteur.  L’exemple n’est-il pas donné par R.A. Thiétart lui-même lorsqu’il « prend le risque » de sortir des autoroutes de la pensée stratégique classique et remet — fécondement — en cause les conventions de sa propre discipline ?  Bel exemple d’une « pertinente impertinence » !24

Note de bas de page 25 :

 Friedrich Wilhelm Nietzsche, Also sprach Zarathustra, Prologue, §5.

Quand bien même le sémioticien courrait à son tour ce danger, ne doit-il pas rester « l’homme léger », dégagé de toute transcendance, fût-elle celle de ses principes, libre et ouvert d’esprit, que Nietzsche appelait de ses vœux et définissait comme devant « avoir un grand chaos en soi-même pour accoucher d’une étoile qui danse »25 ?