Le sublime de l'erreur
quand le renversement de la vérité relance la signification

Hamid Reza Shairi

Téhéran, Université Tarbiat Modares

https://doi.org/10.25965/as.1832

Index

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Mots-clés : erreur, signification, sublime, vérité

Auteurs cités : Denis BERTRAND, Anne BEYAERT-GESLIN, Maria Giulia DONDERO, Umberto ECO, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, Maurice MERLEAU-PONTY, Paul RICOEUR, Baruch de Spinoza, Eero TARASTI

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Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

 H. Parret, Le sublime du quotidien, Paris-Amsterdam, Hadès-Benjamin, 1988, p. 23. « La saisie esthétique est constituée précisément par ce sentiment d’une rupture dans le quotidien, celle qui engendre le plaisir du sublime. Le sublime du quotidien, c’est le quotidien accentué dans sa quotidienneté par l’expérience esthétique », idem, p. 20.

Nous vivons tous dans un monde où nous sommes sans cesse confrontés à des   représentations qui sont en énorme décalage avec leur objet, étant donné qu’elles sont filtrées par la perception ou les manières individuelles d’appréhender le monde. Cette impossibilité d’adéquation entre l’objet et sa représentation nous introduit dans de fausses idées que nous appelons erreur. Dans Le sublime du quotidien, H. Parret considère « l’idée du sublime comme fracture du quotidien, comme possibilité d’une resémantisation du quotidien »1 et pour nous l’idée du sublime de l’erreur se pose comme une fracture dans la chose dont l’accès ne peut être que partiel et inadéquat. Le sublime de l'erreur serait cette possibilité de déchosifier la chose, comme un moyen de fuir le monde vide de sens. C’est en ce sens que les gens ordinaires dont il est question dans cet essai ne sont ordinaires que parce qu’ils révèlent l’autre face de l’ordinaire. Vivre l’autre face de l’ordinaire, c’est vivre l’ordinaire à l’envers. Ainsi le sublime de l’erreur ne signifie pas rompre avec l’ordinaire afin de viser l’extraordinaire. Mais, tout au contraire, cette rupture de l’isotopie offre le moyen de se trouver aussi bien en deçà qu’au-delà de l’ordinaire. Dans cette optique peut-on suggérer que le sublime de l'erreur correspondrait à une esthétique du faux ? Et Faut-il estimer le faux comme le seul moyen de rendre la vie supportable ? Autrement dit, qu’est-ce qui fait que toute notre condition d’être dépend de l’erreur ? Pour répondre à de telles questions, nous nous donnerons une double visée : nous verrons d’une part en quoi l’erreur s’identifie au désir de l’imprévu et nous montrerons de l’autre que commettre une erreur est le passage obligé pour renaître au monde, garantir le devenir axiologique et opter pour des significations en acte et en mouvement.

L’erreur : pratique, corps et désir

Dans De l'imperfection, Greimas attirait déjà notre attention sur le fait que :

Note de bas de page 2 :

 A.J. Greimas, De l’imperfection, Périgueux, Pierre Fanlac, 1987.

« tout paraître est imparfait : il cache l'être, c’est à partir de lui que se construisent un vouloir-être et un devoir-être, ce qui est déjà une déviation du sens. Seul le paraître en tant que peut être – ou peut-être – est à peine vivable. »2

Cette remarque montre bien que tout notre lien avec quelque monde que ce soit, est fondé sur une présence incomplète et imparfaite. En effet, le monde et la chose   nous restent inaccessibles sur le plan de l'être et nous ne pouvons que nous contenter de leur paraître qui n'est qu'une représentation insuffisante et  même mutilée. Ce décalage entre ce qui est vraiment un monde et ce qu’il paraît est à l’origine de l'erreur. Et pourtant une telle erreur est nécessaire puisque c’est d’elle que dépend « notre condition d'être ».

Note de bas de page 3 :

 « … nous tirons un grand nombre de perception et toutes nos notions universelles : 1° des choses particulières que les que les sens représentent à l’intelligence d’une manière confuse, tronquée et sans aucun ordre (…) ; et c’est pourquoi je nomme d’ordinaire les perceptions de cette espèce connaissance fournie par l’expérience vague;  2° des signes, comme, par exemple, des mots que nous aimons à entendre ou à lire, et qui nous rappellent certaines choses, dont nous formons alors des idées semblables à celles qui ont d'abord représenté ces choses à notre imagination (…) ; j'appellerai dorénavant ces deux manières d’apercevoir les choses, connaissance du premier genre, opinion ou imagination ; 3° enfin, des notions communes et des idées adéquates que nous avons des propriétés des choses (…). J’appellerai cette manière d’apercevoir les choses, raison ou connaissance du second genre. Outre ces deux genres de connaissances (…), il en existe un troisième, que j’appellerai science intuitive. Celui-ci va de l idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l'essence des choses », Baruch De Spinoza, L’éthique, traduit par Saisset en 1849, http://www.spinozaetnous.org, numérisé le 04 juin 2002 par David Bosman, p. 68.

A ce sujet, Spinoza considère trois « genres de connaissance »3. Toute représentation est une représentation incomplète des objets du monde. En effet, nous n’avons accès aux choses et au monde qu’à travers nos idées et nos représentations de ces choses. Et puisque nos représentations se définissent par le fait d’être plus ou moins affecté par les choses, elles sont toutes incomplètes (premier genre de connaissance). Seules les connaissances obtenues selon  les  « notions communes » méritent d’être nommées «raison» d'après Spinoza et d’être traitées comme des idées vraies (deuxième genre de connaissance). Tous les corps matériels occupent par exemple l’espace ; ce qui constitue leur propriété commune. Ceci est valable pour la matière entière aussi bien que pour tous les fragments de la matière. Concevoir ainsi une matière à partir de son étendue dans l’espace, c’est selon Spinoza, la concevoir adéquatement.

Note de bas de page 4 :

  Baruch De Spinoza, L’éthique, idem., p. 65.

« … il y a un certain nombre d’idée ou notions communes à tous les hommes. Car tous les corps se ressemblent en certaines choses, lesquelles doivent être aperçues par tous d’une façon adéquate, c’est-à-dire claire et distincte. »4

Note de bas de page 5 :

 « … on distinguera le corps propre, c’est-à-dire, ce qui se constitue dans la sémiose, ce qui se construit dans la réunion des deux plans du langage, dans le discours en acte. Le corps propre serait donc porteur de l’identité en construction et en devenir, et il obéirait quand à lui à un principe de force directrice. », Jacques Fontanille, Soma & séma, Maisonneuve et Larose, 2004, pp. 22-23.

Pourtant une propriété commune se trouve à la fois dans la partie et le tout. Donc, la propriété commune risque de prendre le tout pour la partie aussi bien que la partie pour le tout. Et ceci est encore une représentation incomplète des choses. De plus, il n’y a que la multiplication de l’expérience qui peut isoler l’élément commun. Et l’expérience est elle-même propre d’un corps qui sent et perçoit. Or, toute perception s’avère singulière et aurait des difficultés à traiter les corps à partir de leur seule substance. En outre, tous les corps ne sont pas des corps matériels. Les corps sémiotiques qui s’identifient aux « corps propres »5  sont des corps non matériels. Et si l’on entend par la matière la substance, ni le corps humain ni l’âme ne sont pas des substances. Et enfin, les corps matériels qui ont pour la propriété commune l’étendue sont limités par l’espace, alors que les corps sémiotiques peuvent outrepasser l’espace. Tout ceci prouve que notre rapport au monde est réglé finalement par la représentation de ce monde et il ne peut être qu’incomplet.

Mais, il y a un troisième genre de connaissance, continue Spinoza, où l’objet est engendré par sa cause. C’est une forme supérieure de la connaissance humaine qui repose sur une vision immédiate des choses et qui s'interprète comme une science intuitive où une chose est connue selon sa vraie nature et dont la connaissance forme une idée adéquate. Ceci s'explique comme une puissance autonome de former des idées complètes : à la fois vision et déduction, l’idée est adéquate à l’objet. Pour éclaircir sa pensée, Spinoza soutient qu’à partir des nombres 1, 2, 3, on peut déduire intuitivement le nombre 6.  Mais, la question qui se pose ici est celle de savoir si l’on peut connaître un être naturel par sa seule intuition. Comme on le sait, l'intuition ne constitue pas le point d’arrivée dans la connaissance humaine, mais seulement le point de départ. En effet, les êtres naturels nous échappent moins par ce qu’ils ont de commun, que par ce qu’ils ont de particulier et de non commun. Le problème réside dans le fait que l’on ne peut pas réduire un être naturel à une règle et en déduire une idée. Les êtres naturels ont chacun leur propre fonctionnement et une connaissance intuitive n’est pas capable de les identifier tous par le même acte. Or, l’adéquation obtenue par l’intuition cède devant la multiplicité de fonctionnement des êtres naturels, des points de vue, des choses et des expériences, dont l’être humain ne peut point se dissocier. Dans cette perspective, l’erreur, en tant que  perception fragmentée et mutilée du sujet humain, serait ce passage obligé et inévitable pour accéder au monde et aux choses.

De fait, l’erreur ne s’identifie pas à l’ignorance qui signifie un manque de connaissance. Elle est définie dans Le petit Robert comme « état d’un esprit qui prend pour vrai ce qui est faux, et inversement », ou comme « ce qui, dans ce qui est perçu ou transmis comme étant vrai (apparence, connaissance), est jugé comme faux par celui qui parle ». Une erreur basée sur l’apparence est homologable à un « paraître », qui, du fait du manque de l’ « être » lui correspondant, doit s’estimer insuffisant. Ainsi, l’erreur est une idée  fausse que l’on se fait des choses et du monde. Et une idée fausse est une connaissance incomplète.

Note de bas de page 6 :

 Spinoza, L’éthique, idem., P. 63.

« Il n’y a dans les idées rien de positif qui constitue la forme de la fausseté (…). Or, la fausseté ne peut pas consister dans l’absolue privation (car on ne dit pas que les corps se trompent ou sont dans l’erreur, mais seulement les âmes), ni dans l’absolue ignorance ; car autre chose est l’ignorance, autre chose l’erreur. Elle consiste donc dans la privation de connaissance qu’enveloppe la connaissance inadéquate des choses, c’est-à-dire les idées inadéquates et confuses. »6.

Note de bas de page 7 :

 A-R. Mir-Assadollah, Les gens ordinaires, Téhéran, Nashr-e Markaz, 2005. Toutes les citations que nous donnons de Mir-Asadollah sont nos propres traductions du persan.

Cependant pour l’auteur iranien,Mir-Asadollah7 dont nous examinons ici l’œuvre, l’erreur ne se présente pas comme une privation de connaissance, mais surtout comme la raison de son existence. En vérité, il n’hésite pas à affirmer, au dos de la couverture d’un livre intitulé Les gens ordinaires, le fait que l’erreur constitue non seulement toute la raison de son œuvre, mais qu’elle forme en plus toutes les trames de sa vie.

Note de bas de page 8 :

 Mir-Assadollah, A.R., Les gens ordinaires, idem.

« Toutes les erreurs de ce livre sont faites délibérément ; et en  principe, l’auteur de ce livre ne commet que des erreurs dans toutes les étapes de sa vie et d’une manière tout à fait consciente. »8

Note de bas de page 9 :

 H. Parret, Le sublime du quotidien, Paris-Amsterdam, Hadès-Benjamains, 1988, p. 36.

Note de bas de page 10 :

 H. Parret considère déjà l'autobiographie comme un signe et celui-ci n'est  jamais complet et reste imparfait. "La possibilité même de l'autobiographie dépend en définitive du fait que l'écriture autobiographique, émanant d'une subjectivité qui engendre en même temps le Je-écrivant et le Moi-écrit, soit et reste nécessairement interprétative. C'est dire que l'écrit du Moi est un ensemble organisé de signes invitant à l'interprétation. L'autobiographie est un inter-texte, (…), mais, comme dans tout inter-texte, il n'y a pas vraiment une objectivité à relater, bien plutôt un signe à interpréter », Ibid., p. 36.

Cet aveu de commettre des erreurs « dans toutes les étapes de sa vie » ne peut pas être dissocié du fait que l’acte d'énonciation en fait bien partie. Pour dire comme H. Parret : « le Moi-écrit n’existe pas séparément de la masse de faits et d’événements d’une vie »9. Sans vouloir mentionner ici le fait que l’acte d'énonciation est un intertexte, nous voudrions avancer l’idée que l’énoncé ci-dessus pose la question de « l’autobiographie »10 contre l’hétéro-biographie. En effet, Mir-Asadollah rejette l’autobiographie en intégrant dans son livre une multitude d’identité et se contente d’élaborer seulement une fois l’acte d’énonciation autobiographique qu’il dénie aussitôt : « Cette  photo a été prise en 1972 et ne ressemble guère au visage actuel d’Alireza ». Cet énoncé qui apparaît toujours au dos de la couverture de l’ouvrage en question, renonce à « l’identité idem », remet en cause l’autobiographie et son existence puisque c’est l'erreur qui organise et structure tout acte de l’énonciateur.

Note de bas de page 11 :

 Seule la pratique de la chose peut être décisive dans la venue du sens:  «il faut que le sujet, sans peut-être même savoir à quoi la chose en question est censée servir, prenne l’initiative de « s’y frotter », qu’il se hasarde à l’« essayer », à mettre à l’épreuve ce qu’elle peut donner, bref qu’il entreprenne de la pratiquer, et que, moyennant cette pratique, il découvre, en acte, sa consistance, ses qualités propres, ses propriétés, ses potentialités». Eric Landowski. Avoir prise, donner prise. Nouveaux Actes Sémiotiques [ en ligne ]. NAS, 2009, N° 112.Disponible sur : <https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2852> (consulté le 08/11/2009) 

Note de bas de page 12 :

 Eric Landowski, Avoir prise, donner prise, idem.

Note de bas de page 13 :

 «  (…) aux notions de vie et d'activité, il faut joindre celle de conscience. La conscience n'est pas seulement conscience de la perception et de l'activité, mais conscience de la vie. Dans la mesure dès lors où la conscience de la vie est agréable, on peut dire que le sens profond de la philautia est désir : la propre existence de l'homme de bien est pour lui-même désirable », P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 218.

De toutes les façons, une oeuvre qui considère tout acte, soit énonciatif, soit événementiel, comme une erreur, témoigne d’un aveu métadiscursif. De fait, Mir-Asadollah nie la validité de son activité d’énonciation tout en la reliant au monde de l’expérience et aux scènes pratiques. L’acte énonciatif devient ainsi le lieu approprié pour vivre les signes à l’envers. Vivre en faisant des erreurs, c’est se mettre constamment à l’épreuve. Ce qui est homologable au fait de vivre au risque du risque, étant donné que toute « pratique »11 visant le sens  se dote d’une part du risque. «Toute pratique constructrice de sens et de valeur, souligne E. Landowski, comporte certains risques»12. Et dans une certaine mesure, commettre consciemment des erreurs, c’est s’adonner à la pratique de la pratique, puisqu’il s’agit de la mise en épreuve de ce qui a été déjà une épreuve. Une erreur se fait toujours par rapport à un fait antérieur et ne se forme pas dans le vide. Mettre une pratique à l’épreuve, c’est aussi s’aventurer à vivre la vie à l’envers. C’est exactement cela que nous appelons vivre au risque du risque : découvrir les potentialités de la potentialité. Tout se passe comme si l'erreur nouait une activité actuelle à une activité déjà réalisée de la vie. Mais quel est le rôle de la "conscience"13 dans ce lien ? C’est elle qui est responsable de l’erreur puisqu'elle mène le sujet à pratiquer sa vie selon ses propres désirs. Et c’est elle qui fait découvrir à partir de l’activité du sujet les qualités propres de la vie.

Une erreur est donc le fait d’avoir affaire à l’incomplet de l’incomplet, vu que tout activité humaine se dote d’une part d’imperfection. Et faire des « erreurs dans toutes les étapes de la vie d’une manière tout à fait consciente », comme le souligne Mir-Asadollah, signifie sur le plan modal, vouloir-savoir autrement. Et ce vouloir est interprétable comme la volonté de saisir le monde par son aspect incomplet. La richesse du sens ne dépendrait de sa vérité absolue et totale, mais aussi de sa présence mutilée, inadéquate et incomplète.

C’est dans cette sorte de présence que les valeurs trouvent l’occasion de se reproduire, de se resémantiser et de se réajuster vis-à-vis des sémiosis en acte. Etre conscient de son erreur et s’y tenir, c’est vouloir vivre dans la représentation des objets sans avoir besoin de la représentation de leur cause. Ces faussetés seraient de cette façon de nouvelles formes de créations artistique et littéraire.

Note de bas de page 14 :

 Spinoza, L’éthique, idem, p. 64.

Aussi, si l’on peut identifier l’erreur à une fausseté des idées, on se trouve confronté à la question du corps, étant donné que celui-ci est affecté à tout moment par le contact qu’il établit avec les choses. Et puisque toute pratique est une pratique du corps, elle intègre plus ou moins une part de l’erreur. Spinoza explique le rôle du corps dans l’activité interactive par la relation entre le soleil et l’être humain : tout en sachant que le soleil est situé très loin de nous, nous le sentons proche ; « cette proximité, ce n’est point que nous ignorions la véritable distance du soleil, mais c’est que l’affection de notre corps n’enveloppe l’essence du soleil qu’en tant que notre corps lui-même est affecté par le soleil ».14 Or, toute image ou représentation imaginaire fait intervenir le corps à partir duquel se crée une activité proprioceptive. Cette dernière est à l’origine d’une confusion entre vérité et erreur. On peut en déduire que toute vérité a en elle une part d’erreur ; de même que toute erreur intègre une certaine vérité. C’est cette confusion même que nous estimons à l’origine de l’élévation de tout sujet de pratique énonciative.

Note de bas de page 15 :

 Spinoza, L’éthique, idem, p. 144.

« … une image, c’est une idée qui marque la constitution présente du corps humain bien plus que la nature des corps extérieurs ; et cela, non pas d’une manière distincte, mais avec confusion. »15

Note de bas de page 16 :

 Spinoza, L’éthique, idem, p. 63.

Cette affection dévie ou enveloppe la connaissance de manière à la déformer. Ce qui signifie que le corps est en partie responsable de tout type d’erreur ordinaire ou extraordinaire. Ainsi, nous pouvons dire avec Spinoza que la fausseté des idées « consiste donc dans la privation de connaissance qu’enveloppe la connaissance inadéquate des choses, c’est-à-dire les idées inadéquates et confuses »16. Dans l’énoncé suivant, Mir-Asadollah montre comment une confusion peut en créer une autre. L’erreur de mettre au monde treize filles conduit la mère à appeler sa treizième fille Haine et cette nomination incite cette dernière à décider de n’accoucher que des filles et ainsi de suite … Aussi l’erreur permet au sujet d’abandonner les stéréotypes pour essayer autre chose et s’élever peut-être :

Note de bas de page 17 :

 Mir-Asadollah, Les gens ordinaires, idem., p. 10.

« Comme elle fut la treizième fille de la famille, sa mère la nomma Haine pour montrer sa haine de donner naissance à autant de filles. Ce passé de la famille poussa Haine à étudier sérieusement et à se faire un avenir brillant dans les sciences de laboratoire. Haine est encore célibataire. Mais, afin de réparer les erreurs de sa sotte mère, elle s’est promis de n’accoucher que des filles dans le cas où elle se marierait et de les appeler : Cadeau, Souvenir et Surprise. »17

Note de bas de page 18 :

 « Pour parler de choses qu'on veut connoter comme vraies, ces choses doivent sembler vraies. Le "tout vrai" s'identifie au "tout faux". L'irréalité absolue s'offre comme présence réelle.  (…) : le signe aspire à être la chose et à abolir la différence du renvoi, le mécanisme de la substitution. Il n'est pas l'image de la chose mais son moulage ,ou, mieux, son double », U. Eco, La guerre du faux, Paris, Grasset et Fasquelle, 1985, p. 21.  

Note de bas de page 19 :

 Eco U., La guerre du faux, idem., p. 22.

Nous constatons qu’une pratique débouche sur une autre, de même qu’une erreur en entraîne une autre. Si être nommée Haine est une erreur, décider de n’accoucher que des filles en serait une autre, étant donné que le sujet cherche à rétablir le vrai à partir du faux. Est-ce que Haine se mariera ? Est-ce qu'elle aura des enfants ? Est-ce que tous les enfants que Haine accouchera seront des filles ? Ainsi, les frontières entre le vrai et le faux se brouillent. C’est pourquoi, ce que le sujet considère comme le vrai ne peut être qu’une représentation mutilée de la chose ou bien son moulage18. Tout comme U. Eco, nous penons que pour obtenir la vérité, on est amené à pratiquer le « Faux absolu »19. De plus, cet exemple montre que l’erreur peut être à la fois la pratique d’une ouverture et d’une fermeture. De fait, se faire un avenir brillant, c’est s’ouvrir sur un monde différent ; alors que décider de n’accoucher que des filles c’est se fermer sur d’autres mondes.

Dimension éthique de l'erreur

Note de bas de page 20 :

 «Toute problématique axiologique, précise J. Fontanille, devient éthique dès lors qu’elle apprécie et définit les valeurs par rapport à l’autre. La préoccupation éthique apparaît donc dans n’importe quelle pratique individuelle, interindividuelle ou collective quand l’opérateur de cette pratique rencontre un autre, qu’il soit irréductible à ses propres intérêts, buts et enjeux, ou qu’il les partage.», J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008, p. 237.

L’exemple ci-dessus indique que l’erreur a une dimension « éthique »20 : la dévalorisation d’un monde par un sujet détermine un autre sujet à le défendre ainsi qu’à le revaloriser.

Note de bas de page 21 :

 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, idem, p. 220.

Nous sommes donc en présence d’une situation intersubjective où les valeurs entrent en rivalités. Mais, cette situation de confrontation axiologique est infinie du fait que la réparation de chaque erreur peut être elle-même la cause d’une nouvelle erreur qui demande à être reprise, remodelée et corrigée. Dans cette optique, l’erreur n’a pas de solution définitive et se conjugue comme un univers tiraillé entre des points de vue qui valorisent différemment l’univers du sens : par exemple, le point de vue du moi et celle de l’autre (ici une mère et sa fille). Le sens éthique de l’erreur réside dans le fait qu’un sujet rejette l’action de l’autre qu’il considère comme injuste et cherche à la remplacer par une action susceptible de rendre aux choses et aux hommes la valeur qu’ils méritent. Comme l’exemple précédent la prouve, pour réparer une erreur, il ne suffit pas de faire seulement des études spécialisées, mais il faut en plus s’engager dans une action humaine qui va dans le contre sens d’une action destructrice et qui peut rétablir la valeur perdue. Donc, le sujet de l’erreur doit aller dans le sens d’un dépassement de soi afin de défendre et de sauver un honneur offensé. De fait, Haine part ici de « l'estime de soi » pour aboutir à l'estime de l’autre. Selon P. Ricoeur « l’estime de soi est le moment réflexif originaire de la vie bonne. A l’estime de soi, l’amitié ajoute, sans rien retrancher. Ce qu’elle ajoute, c'est l’idée de mutualité dans l’échange entre des humains qui s’estiment chacun eux-mêmes. » 21

Cependant, il faut mentionner le fait que l’éthique ne se limite pas toujours à la relation entre un sujet et l’autre et peut concerner quelquefois le rapport du sujet à soi-même. Au dos de la couverture de Les Gens ordinaires, on voit la photo de l’auteur enfant suivie d’un énoncé : « Cette  photo a été prise en 1972 et ne ressemble guère au visage actuel d’Alireza ». Tout en voulant nous insinuer le faux (ici en raison du décalage entre le passé et le présent) en présence duquel nous nous trouvons, Mir-Asadollah s’efforce de nous prévenir que toute identité doit être rangée du côté de l’actuel et que la seule identité valable relève de l’ipséité. Cette évaluation de soi témoigne d’un écart entre le vrai et le faux et d’une confusion identitaire. C’est justement pour résoudre une telle confusion qu’il faut mettre l'identité dans le champ de l’actuel. Ce qui signifie que l’on retrouve le temps perdu dans un temps actuel, mais avec un autre visage (une autre identité). Soumis au temps, aux hasards et aux aléas de la vie, le sujet ne peut que prendre ses distances par rapport à son autre soi. Or, l’évaluation et l’estime de soi peuvent aboutir à l’estime de l’autre dans l’exacte mesure où on est témoin de son échec au niveau de "l’unité narrative", ainsi que de l’incomplétude de son être. Nous constatons que la relation de soi à soi est finalement corollaire à la dimension éthique dans le sens où l’on a besoin de l’autre pour retrouver son unité perdue.

Note de bas de page 22 :

 « Viser à la vraie vie avec et pour l'autre dans des institutions justes », Ricoeur, Soi-même comme un autre,  idem, p. 211.

En outre, nous pensons que la « perspective éthique »22 est liée à la dimension du corps. De fait, la fracture entre le soi et l'autre-soi dont parle Mir-Asadollah met l’accent sur l’inadéquation entre des identités appartenant pourtant à la dimension d’un même être. Ce constat nous renvoie encore une fois à la position d’un corps affecté par sa propre image. Même si c’est le temps qui est en partie responsable de cette confusion, puisqu’il installe entre deux instances relevant du même monde un débrayage, le corps actuel de l’auteur ne peut pas se trouver compatible à celui de son enfance. Et cette incapacité constitue une imperfection qui doit être parmi d’autres à l’origine de l’estime de l'autre. Sans cette position du corps affecté par l’image de son autre-corps, le passage à l’éthique serait impensable.

Mais, comme nous l'avons déjà précisé, toute inadéquation s’explique comme une connaissance incomplète qui fait que l’être humain ne peut avoir qu’une image mutilée de soi ; donc, cette fracture entre le soi et son autre-soi s’avère comme le signe d’une erreur inévitable. Et c’est ainsi que cette dernière se trouve à l’origine de l’estime de l'autre et par définition de l’éthique. L’autre permettrait au sujet de combler provisoirement son imperfection identitaire (La compassion de Haine avec toutes les femmes du mondes).

L’erreur passive et l’erreur active

Note de bas de page 23 :

 « La croyance pratique n'est pas un état d'âme ou moins encore une sorte d'adhésion décisoire à un corps de dogmes et de doctrines instituées (« les croyances »), mais si l'on permet l'expression, un état de corps. La doxa originaire est cette relation d'adhésion immédiate qui s'établit dans la pratique entre un habitus et le champ auquel il est accordé, cette expérience muette du monde comme allant de soi que procure le sens pratique », P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, les éditions de Minuit, 1980, p.115.

Note de bas de page 24 :

 « Les actes de reconnaissance innombrables qui sont la monnaie de l’adhésion constitutive de l’appartenance et où s’engendre continûment la méconnaissance collective sont à la fois la condition et les produits du fonctionnement du champ et représentent donc autant d’investissements dans l’entreprise collective de création du capital symbolique qui ne peut s'accomplir que moyennant que la logique du fonctionnement du champ comme tel reste méconnue », idem, p. 114.

Note de bas de page 25 :

 P. Ricoeur,  Idem.

Note de bas de page 26 :

 P. Ricoeur, idem, p. 5

On peut dans l’ensemble considérer ici deux statuts pour l’erreur. Le premier relève de l’ordinaire et renvoie à ce que Bourdieu appelle le « sens commun » ou la « croyance pratique »23.  En effet, les « gens ordinaires » dont il est question sont partout, mais ils nous échappent, car l’erreur (l’adhésion immédiate au champ social) nous empêche de voir cette autre face de la chose qui est une version fluide et existentielle de l’être. Le deuxième s’avère comme extraordinaire et nous met en présence de l’inattendu. Et cette fois l’erreur devient l’occasion de saisir cette version insaisissable de la vérité. Alors, grâce à une erreur esthétique, le pouvoir d’une représentation imaginaire et d’une construction active des objets du monde, l’autre face de la chose se révèle. De cette façon, dans le cas de Les gens ordinaires qui fait l’objet de notre étude, le passage de l’ordinaire à l’extraordinaire s’explique par le fait de passer d’une erreur passive (vouloir enregistrer passivement une chose qui nous échappe pourtant) à une erreur active (construire activement une chose à partir de son activité perceptivo-somatique). Autrement dit, il y a une erreur commune qui empêche de voir l’autre face de la vérité. C’est elle qui nous introduit dans le sens commun. C’est ce que l’on peut appeler la vérité de tout le monde ; une vérité partagée par tous qui n’est pourtant qu’une version partielle de la vérité puisque la force collective du croire fait disparaître le détail tout en affaiblissant la « logique du fonctionnement »24.  Cependant, il existe une autre erreur qui se nourrit non pas du sens commun, mais du sens particulier et qui fait constater cette version cachée de la vérité. Ceci renvoie certainement à une pratique  individuelle et spécifique ainsi qu’à une perception appropriée du monde par le  sujet de l’erreur. Magritte avait déjà écrit au-dessous de l’icône d’une pipe : « Ceci n’est pas une pipe ». La question qui se pose ici est celle de savoir comment une pipe n’est pas une pipe. Au lieu de s’adhérer à la notion commune de la pipe, nous sommes en présence d’une perception individuelle de la chose qui nous fait passer de l’erreur « symbolique », «aveugle» et non consciente à une erreur consciente. « Ceux qui veulent croire de la croyance des autres se condamnent à ne ressaisir ni la vérité objective ni l’expérience subjective de la croyance …»25. Saisir le monde par ses propres expériences, engendrer sa propre croyance, faire confiance à ses investissements personnels, vivre la chose comme l’unique occasion de rencontre, c’est rompre avec l’erreur passive pour s’allier à l’erreur active. Dans l’introduction de son livre, Mir-Asadollah26 nous fait remarquer que « les gens ordinaires sont des créatures que l’on voit partout », mais que l’on est incapable de reconnaître faute de pouvoir les saisir à partir de son expérience individuelle. C’est pourquoi l’auteur constate que son livre « est un bon guide pour reconnaître ces gens».  Cependant, comme nous avons pu le  souligner, celui-ci ne manque pas à préciser à la fin de son œuvre que « toutes les erreurs de ce livre sont faites délibérément … ». De ce point de vue, contrairement à Bourdieu, nous ne pensons pas que la construction de la croyance individuelle permette d’atteindre la vérité objective. Elle est tout simplement une voie ouverte à une erreur active à laquelle s’adhérerait un jour toute une collectivité voyant en elle une force symbolique et une croyance en actes.

Ainsi, l’erreur active se caractérise comme un signe qui, pour emprunter les termes peirciens, ne relève ni de l’icône (manque de ressemblance), ni de l’index (manque de relation de cause à effet) et ni de symbole (aucune relation conventionnelle ne le justifie), mais du manque de l’appartenance à la «croyance originaire» et à la pensée aveugle. Le sujet de l'erreur est tiraillé entre deux conceptions de la chose ; la première correspond à la chose telle qu'elle doit apparaître et le second rend compte de la chose telle qu'elle peut apparaître. A partir de l’erreur le sujet prend ses distances par rapport à la chose chosifiée tout en la transformant en chose dé-chosifiée. C'est en fait la face renversée de la chose que le sujet vit depuis l’erreur.

Note de bas de page 27 :

 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, idem., p. 170.

Du point de vue de l’activité énonciative, le sujet de l’erreur va dans le contresens de l’acte de la persuasion. Sa tâche principale ne consiste pas à convaincre quelconque inter-sujet, mais surtout à éveiller en lui le doute ou l’hésitation. C’est pourquoi l'erreur fait voir le monde depuis ses possibilités non approuvées. Elle offre des ouvertures qui peuvent changer la vision des choses. Le sujet de l’erreur est déchiré entre l'être et le non-être. Il nie sa présence pour en chercher d’autres plus compatibles à sa situation actuelle. L’être se définit ainsi comme une succession des présences qui s’interagissent. Par le biais de l’acte de l’erreur, Mir-Asadollah nous fait confronter à des figures, des actes, des présences qui n'ont rien à voir les uns avec les autres. Depuis a figure d’un très haut fonctionnaire ou diplômé jusqu’à celle d’un vagabond ou d’un mendiant, nous sommes confrontés à des figures très opposées qui ne cessent de se contredire. Une telle confrontation s’oppose à ce que P. Ricoeur appelle "permanence dans le temps" tout en évoquant la question du caractère. « Le caractère, dirais-je aujourd'hui, désigne l’ensemble des dispositions durables à quoi on reconnaît une personne. »27 Or, l’erreur active ouvre des horizons divers, introduit des déviations dans le parcours d'un sujet et remet en question le "caractère".

Note de bas de page 28 :

 J. Fontanille, Sémiotique et littérature. Essais de méthode, Paris, PUF, 1999, p. 227.

Commettre des erreurs, c’est se déposséder afin de pouvoir se posséder de nouveau dans l’actualité existentielle. C’est pourquoi Mir-Asadollah va jusqu’à nier sa photo et s'oppose ainsi à la "permanence dans le temps". Faire des erreurs est une manière de s’offrir des identités illusoires : imaginer ce qui est difficile à croire et croire à ce qui n’est qu’imaginaire. Un paradoxe se met en place : s’adonner à l'illusion pour se déposséder de soi et croire à l’incroyable afin de se posséder de nouveau. Le parcours complexe du sujet de l’erreur lui procure un statut ambigu, mais enrichissant, puisqu'il devient créatif. Tirer du non-être ce qui est homologable à l’autre face de l'être offre au sujet l'occasion de vivre l’invivable et de tenir l’intenable. Le sujet de l’erreur optimise la visée pour transformer le monde tonique en un monde atone et le rendre ainsi supportable. Dans cette perspective, le sens de la vie ne dépend point de l’authenticité, mais surtout de l’illusion authentique. En effet, faire des erreurs correspond à ce que J. Fontanille appelle la « saisie impressive » qui « consiste, tout simplement à se livrer à l’impression immédiate … »28.  

Note de bas de page 29 :

 A.J. Greimas, De l’imperfection, idem., p. 18.

Note de bas de page 30 :

 Mir-Asadollah, Les gens ordinaires, idem., p. 58.

Si l'acte de l'énonciation, comme le précise Mir-Asadollah, signifie commettre des erreurs, on peut alors en déduire que celles-ci pourraient s’identifier comme une forme de création. Ainsi, l’erreur active reconfigure le monde pour montrer son envers. Faire éclater les potentiels ignorés du langage à partir de l’erreur c'est ébaucher une voie énonciative nouvelle qui aurait tendance à se débarrasser non seulement de la pesanteur référentielle, mais aussi de l’isotopie temporelle, spatiale, actantielle et thématique. L’erreur énonciative transforme le langage en événement langagier et conduit l’événement vers l’impression de l’événement tout comme l’impression de l’« autre île » dont témoigne Greimas dans De l’imperfection29. De ce point de vu, le sens commence à exister à partir du moment où il rompt ses liens justifiés avec le monde auquel il appartient. Fakour est l’un des personnages de Mir-Asadollah qui donne des réponses aux questions qu’il ignore lui-même. Sa principale thèse peut se formuler ainsi : « est bête celui qui pose des questions dont il ignore la réponse. Est savant celui qui donne des réponses aux questions qu’il ignore lui-même »30. Donner des réponses aux questions qui n’existent pas ou que l’on ignore, n’est-ce pas renverser la logique argumentative ? Un tel renversement serait au service d’une nouvelle axiologie selon laquelle le savoir ne repose ni sur l’argumentation, ni sur la persuasion. Ainsi, à un plan de l’expression presque inexistant correspond un plan du contenu maximal. Cette asymétrie des deux plans de la sémiosis se fait par le biais de l’inversion du vrai. Dans les pages suivantes, nous verrons Mir-Asadollah nous présenter un grand pianiste, qui, au lieu de jouer du piano, sert du thé dans les grands concerts. Nous sommes en présence d’un contenu minimal corrélé à une expression maximale. Ce qui témoigne d’un changement axiologique basé sur le renversement des deux plans du langage. On peut définir la nouvelle valeur proposée soit comme la révolte du contenu contre l’expression, soit comme la révolte de l’expression contre le contenu.

L’erreur : une sanction de l’action

Note de bas de page 31 :

 «L’interprétation se doit alors d’actualiser ce qui était virtuel dans l’énoncé et de virtualiser ou – de potentialiser – ce qui était réalisé. Cela implique des régimes d’assomption énonciative du sens, qui peut dans certain cas en raison de l’inadéquation foncière du langage à son objet rester en suspens», D. Bertrand. Kitsch et dérision. Nouveaux Actes Sémiotiques [en ligne]. Actes de colloques, 2006, Kitsch et avant-garde : stratégie culturelle et jugement esthétique. Disponible sur : <https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/3252> (consulté le 24/06/2009)

L'erreur en tant que renversement du vrai fait ainsi considérer l'énonciation non pas comme une simple activité de mise en œuvre du langage, mais surtout comme un acte de destitution et de dysfonctionnement du langage dans l'exacte mesure où elle le prive de toute sa force persuasive. L'acte énonciatif de l'erreur ne cherche plus à faire croire, mais à faire ébranler. L’erreur active modifie ainsi les « modes d’existence des significations en jeu »31.  Le sujet de l’erreur est à la fois un sujet cognitif, dans l’exacte mesure où il agit « consciemment », et heuristique puisqu’il se relie à la face invisible des choses et du monde. On peut aussi définir l’acte de l’erreur, comme les exemples ci-dessus l’indiquent, comme un déchainement du sujet. En effet, si l’on admet le fait que l’identité du sujet peut dépendre en partie de la chaine syntagmatique, alors ne « commettre que des erreurs dans toutes les étapes de la vie » renvoie à une forme de narrativité où se mêlent le faire et l’être. Ce qui prouve que l’identité du sujet de l’erreur s’inscrit dans l’action aussi bien que dans l’état.

Note de bas de page 32 :

 Ibid.

Contrairement au procès narratif classique qui est censé changer le virtuel en réel, le procès narratif de l’erreur transforme le réel en virtuel. Cela implique un régime d’inadéquation narrative où l’action n’est plus au service du faire-être, mais du faire-ne-pas-être. L’action sert donc à s’échapper à la réalité tout en la renversant. Au lieu d’assumer son action, le sujet de l’erreur la déforme, la dérègle et la déracine de son monde dont il est assorti pour la dévisager ainsi que démontrer son inefficacité axiologique. De ce point de vue, l’erreur ressemblerait à une sanction de l’action. Il s’agit d’une perturbation des niveaux de faire afin de défaire l’ordonnancement habituel et usager des choses pour en proposer un nouvel ordre toujours inadéquat aux objets du monde. C’est justement pour cette raison que l’erreur diminue la tensivité et participe à rendre l’image du monde atone. Elle introduit le sujet dans une nouvelle vision du monde qui relève de l’existentiel. En d’autres termes, elle remet en question la doxa dont dépend  l’organisation de notre parcours de sens. C’est pourquoi elle a tendance à construire sa propre version de la vérité; une vérité existentielle qui révèle la face renversée des choses pour  réparer ce qui se considère comme une perte. En d’autres termes, l’erreur active est une ouverture à l’esthétique du sensible. « Ainsi, à l’inverse du schéma narratif de l’action où le manque se satisfait de sa liquidation, le schéma esthétique du sensible impose une satisfaction là où il n’y avait pas manque préalable (c’est la «révélation», l’«éblouissement») »32.

Note de bas de page 33 :

 Mir-Asadollah, Les gens ordinaires, idem, p. 72.

Dans Les gens ordinaires, Mir-Asadollah33 remarque que « être inspiré par la nature est la clé de la réussite des artistes » et par la suite, l’auteur  nous présente un grand pianiste, qui, « au lieu de jouer du piano, sert du thé dans les plus grands concerts du monde; mais il fait cet acte tout en étant inspiré de la nature ». Etre un grand pianiste et servir du thé lors des grands concerts, c’est tourner le dos à l’action artistique, c’est vivre un moment de révélation «ordinaire», c’est aller à l’encontre d’une activité tonique tout en la remplaçant par une activité atone («ordinaire) » et c’est enfin se révolter contre le plan axiologique courant.  C’est exactement cela que nous appelons la sanction de l’action, puisque l’acte de jouer du piano est marginalisé et dévalorisé. Et une telle sanction ne peut pas s’accomplir sans l’intervention de l’erreur active.

L’erreur transcendantale

L’énoncé suivant indique que quand une représentation imaginaire arrête de satisfaire les désirs de l’âme du sujet de l’erreur, elle peut être substituée par une autre représentation et prendra donc une autre allure. Nous entendons par là qu’une erreur, une fois épuisée, peut déboucher sur une autre activité d’imagination. Ce qui veut dire que l’homme va de l’erreur en erreur et c’est ainsi qu’il s’offre un caractère existentiel.

Note de bas de page 34 :

 Mir-Asadollah, idem, pp. 62-63.

Le père d’Importance fut un homme pauvre et candide. Il souhaitait que ses enfants deviennent des gens célèbres et importants. C’est pourquoi il nomma ses enfants : Pouvoir, Grandeur, Superbe, Victoire, Importance … Malheureusement, Importance ne donnait aucune importance aux souhaits de ses parents (…). Il faut ajouter que les autres frères et sœurs d’Importance  n’ont  fit aucun progrès. Déçu par ce que ses enfants sont devenus, le père d’Importance décida de  nommer son dernier enfant  Sans Importance et depuis, à chaque fois qu’il le regarde, il ne se sent point inquiet  vis-à-vis de son avenir.34

Il paraît que la première erreur pousse ici le sujet à modifier sa vision du monde et à se débarrasser de la force tensive qui pèse sur lui. Elle est en fait responsable du nouveau positionnement du sujet qui s’oriente vers la construction d’une nouvelle représentation des choses. Pourtant, rien ne garantit que celle-ci soit la meilleure solution possible à une narrativité déchue. Une décision construite sur le principe d’une première erreur ne peut conduire qu’à une deuxième erreur, puisqu’elle annule un principe, un ordre et un parcours pour activer une morale de contingence par le recours à une intensité faible et à une instanciation situationnelle. Ainsi, il est possible de voir dans l’erreur les conditions de passage à une nouvelle position des sujets. Dans cette perspective, l’erreur s’avère créative puisqu’elle est susceptible de donner lieu à une position trans-positionnelle. Ce passage d’Importance à Sans Importance n’est-il pas homologable au passage de la pipe à la non-pipe de Magritte ?

En tout cas, faire des erreurs d’une manière consciente renvoie à la modalité du savoir. Le sujet de l’erreur rompt provisoirement ses liens avec le monde physique ou l’univers du moi. Il est de cette façon en rupture avec la totalité référentielle de son parcours narratif. Par la modalité du savoir le sujet de l’erreur accède à toute « l’encyclopédie des connaissances ». Ne commettre que des erreurs d’une manière consciente équivaut donc à ce que Tarasti considère comme «l’être-en-soi».

Note de bas de page 35 :

 E.Tarasti, Fondement de la sémiotique existentielle, Traduit de l’anglais par Jean-Laurent Csinidis, Paris, L’ Harmattan, 2009, p. 122.

« L’Etre-en-soi est une catégorie transcendantale. Elle se réfère aux normes, aux idées et aux valeurs purement conceptuelles et virtuelles, qui sont les potentialités du sujet, et qu’il peut accomplir ou non. Il s’agit d’unités et de catégories abstraites ; modalité : exotactique, «devoir».35

Note de bas de page 36 :

 «La sensation est intentionnelle parce que je trouve dans le sensible la proposition d’un certain rythme d’existence, - abduction ou adduction, - et que donnant suite à cette proposition, me glissant dans la forme d’existence qui m’est ainsi suggérée, je me rapporte à un être extérieur, que ce soit pour m’ouvrir ou pour me fermer à lui. Si les qualités rayonnent autour d’elles un certain mode d’existence, si elles ont un pouvoir d’envoûtement et (…) une valeur sacramentelle, c’est parce que le sujet sentant ne les pose pas comme des objets, mais sympathise avec elles, les fait siennes et trouve en elles sa loi momentanée», M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 247.

De fait, tout le savoir à partir duquel le sujet s’adonne des stratégies régulant son parcours  de sens se trouve corrélé à de nouveau savoir relevant cette fois d’une présence d’ordre ontologique. Le savoir cognitif se voit heurté à un autre type de savoir définissable comme étatique. En fait, une fois nourri par la présence ontologique, le sujet de l’erreur cesse de se référer au savoir encyclopédique provenant de l’univers du Moi. Ainsi, il opte pour un autre savoir qui serait un mélange du cognitif, de l’affectif et de l’esthétique. Pourrait-on qualifier ceci comme le passage d’un savoir externe à un savoir interne.Sous force de la présence ontique, les savoirs précédents cèdent la place à des savoirs abstraits, événementiels, virtuels et non affirmés que Tarasti considère comme une forme de devoir. «Etre présent» au monde change la manière de voir et de sentir du sujet et lui procure un nouveau tempo qui transforme le savoir concret en savoir sensible et subjectif. C’est ce qui introduit le sujet dans une situation existentielle non stabilisée, mais révolue, débrayée et productive. L’erreur est cette « sensation »36 de vivre au rythme de la vie. C’est cette « loi momentanée » qui réconcilie l’être du sujet avec l’être du monde pour diminuer d’une part le « souci » d’existence et augmenter de l’autre l’harmonie du sentir.

« Ceci n’est pas une pipe » est le résultat de ce mouvement anti-cognitif qui s’oppose au savoir objectif, cognitif et référentiel. Ce qui pousse le sujet vers une telle négation, c’est le fait de se sentir dans l’erreur. De même que l’erreur de considérer une pipe comme une pipe pousse Magritte à considérer une pipe comme non-pipe, l’erreur de constater un livre comme un livre incite  Mir-Asadollah à voir un livre comme non-livre : en effet, « toutes les erreurs introduites dans ce livre sont faites délibérément » nous conduit à conclure que ceci n’est pas un livre, puisque l’on n’y trouve que des erreurs. D’une part l’erreur a quelque chose à voir avec tous les savoir précédents et de l’autre elle est le moyen d’outrepasser ses savoir afin de s’allier à d’autre type de savoir d’ordre transcendantal, en devenir et phénoménal. En ce sens, l’erreur est productive dans l’exacte mesure où elle nous introduit dans l’au-delà du savoir par le biais d’un débrayage cognitif.

Pourrait-on prétendre que l’erreur élève l’œuvre d’art et garantit son ascendance ? Débarrassé d’une authenticité incarnée dans une expérience narrative,  le sujet se libère pour se procurer le moyen de dépasser la dictée du monde et se créer un univers correspondant à ses propres rythmes.

L’erreur comme un temps esthétique

L’erreur ouvre un espace de dialogue entre ce que le sujet estime comme non compatible et ce qu'il propose comme une substitution à l'image défectueuse de la chose. Une dialectique du non-être et du paraître a lieu. Nous avons affaire d’un côté à la substitution et de l’autre au déplacement. Comme l’exemple ci-dessus le clarifie, Importance est substituée par Sans importance puisque le sujet cherche à s'échapper à ce qu'il considère comme non compatible à sa représentation des choses. Cette substitution participe ainsi au déplacement du sujet qui abandonne le monde de l’inquiétude et du souci pour trouver place dans l’univers de la quiétude et de la sobriété. De cette manière, l’erreur en tant qu'une nouvelle représentation non affirmée de la chose, re-modalise le sujet en lui offrant un nouveau point de fuite. Cette re-modalisation modifie aussi le parcours modal du sujet tout en le conduisant du domaine du savoir vers le domaine du devoir. Substitution et déplacement deviennent une nécessité étant donné que le tempo dans lequel se trouve le sujet ne peut plus l’aider à tenir le souffle et celui-ci ne peut plus supporter les structures de l’attente à l’intérieur desquelles est inséré son corps. C’est exactement contre ce tempo intenable que s’organise le sujet afin de donner un nouvel élan à son corps et d’empêcher son agonie. Cette orientation vers la modalité du devoir change l’attente déçue en une attente désirée. C’est cette dernière que nous avons identifiée plus haut comme « l’être-en-soi » du sujet. Cette tendance à la re-modalisation montre que le sujet ne peut pas compter éternellement sur les stratégies organisées et le parcours programmé de sa vie. Changer de tempo serait un détour dans le parcours du sujet dont la représentation imparfaite des choses que nous avons identifiée à l'erreur en est responsable.

L’erreur, comme l’a indiqué le parcours du père d’Importance, fait échapper à une temporalité narrative et objective qui se caractérise par des phases séquentielles, des procès dotés des stratégies et des programmes. De même, elle introduit le sujet dans une temporalité subjective et provisoirement supportable parce qu'elle satisfait un désir existentiel. Une temporalité, nous semblerait-il, située entre la tension de l’avant et celle de l’après, mais que l'on pourrait définir comme un renaître-au-monde. Ainsi, l’erreur fait passer de la temporalité narrative à la temporalité existentielle. Par la prise d’une nouvelle décision, le sujet de l’erreur s’élève, rompt avec la temporalité objective et se réhabilite. La nouvelle temporalité qui s’offre à lui garantit sa liberté d’être (en appelant son dernier enfant Sans Importance, le père d’Importance se soulage et met fin à ses soucis de père: il ne se sent point inquiet). L’erreur serait de ce point de vue l’autre face d’une vérité douloureuse et insupportable à laquelle il faudrait mettre fin dans l’espoir de pouvoir « se sentir sentir ». L’erreur s'attaque donc aux règles d’une narrativité programmée et s’oppose à la permanence dans le temps. Elle serait en effet définissable comme une invention du temps. Un temps esthétique. L’erreur est le temps des esthètes qui savent se soustraire à des organisations objectives et qui apportent leur sensibilité dans leur relation au monde. C’est pourquoi, il serait possible d’homologuer cette invention du temps à une temporalité heuristique interprétable comme une praxismultidimensionnellequi contribue sans cesse à la recréation en acte, du sens de la chose et du monde. L’erreur fait découvrir au sujet des particularités ignorées du monde auquel il a affaire. Elle donne lieu à une nouvelle dynamique de l’interaction qui repose sur «l’ajustement» et qui engage le sujet dans une nouvelle compétence d’ordre existentiel.

Note de bas de page 37 :

 Dans son analyse de la patine, J. Fontanille fait remarquer qu’«en tant que phénomène, la patine est donc à la fois une expression du “temps qui passe” et de l’usage inscrits sur la surface extérieure des objets, en même temps que l’expression du “temps qui dure”, ce dont témoignent la solidité et la permanence de la matière et de la structure intérieures des objets. « A la fois » et nécessairement, car le premier présuppose le second : la perception des effets du “temps qui passe” comme patine repose en effet sur un postulat de permanence et de consistance intérieure de l’objet, sans quoi il n’y aurait plus “patine”, mais, tout simplement, usure ou destruction », Soma et Séma. Figures du corps, op.cit., p. 245

C’est au risque de perdre son morceau de fromage que le corbeau des Fables deLa Fontaine a pu vivre  une représentation unique de soi dans son genre. Ce qui l’a poussé à faire l’erreur de lâcher sa proie, c’est ce désir de se sentir phénix et de vivre  son instance existentielle. Tout en voulant s’ajuster à sa fausse image, le corbeau trouve l’occasion de créer son propre temps ainsi que de savourer le plaisir d’être chanteur. L’erreur élève donc sur le plan existentiel le corbeau. Ceci indique qu’une erreur peut s’interpréter comme l’autre face de la vérité avant d’être détectée comme erreur. De même, pour le renard de La Fontaine, le faux (considérer le corbeau comme le phénix des bois) ne pouvait  jamais être aussi vrai étant donné qu’il correspondait à son désir de posséder le fromage. Ce qui montre que l’erreur en tant qu’inversion de la vérité est quelquefois plus vraie que la vérité elle-même. Ne dépendant ni du « temps qui passe » ni du « temps qui dure »37, l’erreur est ce temps esthétique que Greimas définit comme « l’heureux événement » ou « un bref instant d’indicible allégresse ». Détourner la temporalité objective, créer une déviation dans le temps, s’échapper à la permanence et à la consistance d’un temps qui tue le sentir, voici ce qui peut s’identifier au refuge dans un temps esthétique ou même hyper-esthétique puisqu’il correspond à la surprenante élévation du sujet ; un temps dû au sublime de l’erreur.

Le sublime de l’erreur

Note de bas de page 38 :

 A la fin de l’un de ses livres intitulé Stories, out of the ordinary 2, Mir-Assadollah écrit : « excusez-moi si tout ce récit n’a eu aucune utilité » (p.124) ; ceci montre encore une fois que l’auteur réalise des livres qu’il considère comme non-livre, vu qu’il fonde tout sur des erreurs d’estimation et d’évaluation. Mais des erreurs qui éveillent au plus profond de chacun de nous un désir ensommeillé.

Voir une pipe comme non-pipe (Magritte) et un livre comme non-livre38 (Mir-Asadollah) offre la possibilité de voir autant de choses que l’on veut à travers l’interaction. « Ne commettre que des erreurs » est donc le moyen de procurer une interaction infinie avec les objets du monde pour cesser de les traiter comme simples objets, mais tout au contraire en tant que source de signification inédite.

Note de bas de page 39 :

  Le  défaut de sens, « c’est la phase d’actualisation de la situation-occurrence, la phase de confrontation entre la pratique et son altérité, qui implique donc une expérience de la résistance (ou de la non-résistance), de l’étrangeté (ou de la familiarité), de la congruence (ou de l’incongruence), etc. », J. Fontanille, Pratique sémiotique, idem, p. 133.

Dans cette optique, l’erreur se qualifie comme une porte ouverte à la sensation et au plaisir. Elle débouche  d’une part sur le sens pratique dans la mesure où elle ne peut pas se réduire à voir la chose fonctionner continuellement selon les règles que les sociétés et les cultures ont tendance à lui assigner ; et elle s’ouvre de l’autre sur ce que J. Fontanille interprète comme un « défaut de sens »39. Tout doit se décider au moment de la confrontation avec l’objet du monde, sans qu’aucune solution préalable ne puisse intervenir pour déterminer la signification. Ainsi, la co-opération avec l’objet du monde peut se transformer en co-élévation du sujet-monde.

Contrairement au kitsch qui donne envie de l’original, l’erreur éveille le désir de l’imprévu, de l’événementiel, de l’imprécis et de l’incontrôlé. Elle fonctionne comme une mise à distance par rapport à l’être, qui, à force d’une itérativité hypo-sémantique et hypo-esthétique n’arrive plus à satisfaire le désir d’une signification rénovatrice et dynamique. C’est alors que le sujet est suscité à s’improviser et à s’éloigner d’un original usé et insensé afin de s’introduire dans des voies inconnues et virtuelles. C’est ce qui rend possible le passage de l’être au non-être. De ce point de vue, l’erreur entre dans la dimension véridictoire et s’oriente de l’être vers le paraître et l’illusion. Elle abandonne donc l’original pour s’emparer de l’inattendu, de l’invisible et de l’illusion. L’erreur, c’est le délire d’un sujet conscient qui du dysfonctionnement des réalités usées. C’est pour cette raison que la pipe devient non-pipe. Le sujet de l’erreur s’oppose à tout déterminisme, épouse l’aléthique et cherche à aller au-delà des caractères figés dont sont ornementés les objets (« ne commettre que des erreurs d’une manière consciente »). Dans son analyse du kitch, D. Bertrand insiste sur le fait que celui-ci « présuppose une assomption préalable du beau ». Et il continue par la suite à affirmer :

Note de bas de page 40 :

 Denis Bertrand. Kitsch et dérision. Nouveaux Actes Sémiotiques [ en ligne ]. Actes de colloques, 2006, Kitsch et avant-garde : stratégies culturelles et jugement esthétique.Disponible sur : <https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/3252> (consulté le 29/06/2010).

« Or, en y regardant d’un peu plus près, on peut considérer que ce jugement manifeste de manière corrélée une appréciation hyper-esthétique et une perception hypo-esthétique. Appréciation Hyper-esthétique, parce que le beau est littéralement incrusté, incarcéré dans l’objet, et donné par conséquent comme une de ses propriétés matérielle inhérente. La variété de beauté qu’il référentialise ainsi va jusqu’au sublime, elle est peut-être même par excellence celle du sublime, mais un sublime désormais figé, enfermé dans l’écorce d’une doxa. »40 Pour le caractère hypo-esthétique du kitsch, D. Bertrand rappelle son appauvrissement par le fait qu’il devient l’objet du commerce et tombe ainsi dans la ridiculisation.

Note de bas de page 41 :

 « Le renversement de la figure est donc un reniement du sens convenu. Plus exactement, c’est une invention par négation qui définit le stéréotype sans nom en l’intégrant à une opposition catégorielle fondée sur la contradiction. Le « stéréotype de la tête en haut » est convoqué par sa négation, le renversement permettant alors de penser ce qui échappait à la conceptualisation. Il impose une « relecture » à postériori du stéréotype qui assure sa sommation et le re-énonce. Il révèle ainsi la désémantisation du stéréotype figuratif et entreprend de le resémantiser en le livrant à de nouveaux investissements, en « redirigeant » la signification par une inversion axiologique. Ainsi le beau geste libère-t-il le devenir axiologique », A. Beyaert-Geslin, « La figure renversée. Semi-symbolisme et signification spatiale comme un méta-discours », in Research Journal of the Iranian Academy of Art, n° 12,  Téhéran, Farhangestan-e Honar, 2009, p. 23.  

Note de bas de page 42 :

 Maria Giulia Dondero. Les temporalités véridictoires dans la photo de sport Nouveaux Actes Sémiotiques [ en ligne ]. Actes de colloques, 2005, La vérité des images. Disponible sur : <https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/3377> (consulté le 29/06/2010).

Par contre, le sujet de l’erreur prend ses distances par rapport à l’original et renonce à la tendance référentielle, puisque c’est la perception hypo-esthétique fondatrice de la chose rencontrée qui pousse le sujet à s’initier dans l’erreur comme créatrice du sublime. Alors, l’erreur favorise le passage à un univers des possibles qui dénie le monde original affaibli du sens et dénudé de l’esthétique. C’est pourquoi, une telle position ne peut pas s’accomplir sans la prise de position du corps du sujet qui cherche à se libérer afin de se sentir pleinement satisfait. L’erreur génère donc un désir à partir de la relation inadéquate entre le sujet et le monde. Seule la prise de position du corps du sujet peut combler un tel désir à partir d’une force extensive responsable d’une potentialité multiple et multidimensionnelle de la signification. Tout comme A. Beyaert-Geslin,41 pour qui « la figure renversée » participe à relancer le parcours axiologique et à garantir le devenir du sens, nous pensons que l’erreur est aussi cette « inversion axiologique » qui prend en charge « la mise en mouvement de la signification ». L’erreur est ainsi créatrice de la négation et de la contingence qui font aboutir à l’illusion et à l’infini du sens. Elle construit donc sa propre version véridictoire ; dans ce cas, l’erreur est elle-même une version particulière de la vérité, puisque celle-ci dépend de la présence de l’instance du corps. Il n’y a pas de vérité indépendante et antérieure à l’activité du corps et à l’acte de l’énonciation. Dans ce cas, l’effet véridictoire, comme le souligne M.G. Dondero, est « lié au témoignage d’un événement exceptionnel, d’une temporalité décisive, entre la vie et la mort, vérité liée à un corps qui s’affirme dans sa performance »42.

On peut en déduire que toute vérité est une vérité du corps et que tout corps est affecté par un monde quelconque, et que toute affection s’ouvre sur une dimension du paraître qui débouche sur l’illusion. Or, toute vérité, nous semble-t-il, n’est que l’autre face de l’erreur ; de même que toute erreur n’est que l’autre face de la vérité.

En guise de conclusion

L’auteur iranien, Mir-Asadollah nous fait rencontrer une version nouvelle du discours littéraire qu’il nomme l’ « erreur consciente ». Contrairement à la tendance collective qui juge cette dernière négativement, l’écrivain de Les Gens ordinaires la considère comme un renversement de la vérité et une occasion du renouvellement du sens. Quand une vérité figée, stéréotypée et épuisée n’est plus capable de nourrir le sens de la vie, les deux plans de la sémiosis entrent dans une corrélation inverse afin de relancer la signification. En ce sens, l’erreur consciente s’avère comme un temps esthétique et une présence existentielle qui nous fait goûter le plaisir de bref instant de l’heureux événement. Est-ce que Adam et Hève auraient vu la terre sans commettre l’erreur de mordre dans le fruit interdit. C’est pourquoi l’erreur est une porte ouverte sur un nouveau monde et des événements heureux.

Même si ce parcours ne peut être qu’une initiation à l’étude sémiotique de l’erreur, elle montre cependant que celle-ci, loin de la description négative que l’on fait d’elle, se définit comme une force libératrice qui donne un nouvel élan au sens de la vie. C’est le passage obligé pour donner libre cours à ses désirs. Par l’erreur, la peur de mordre dans les fruits interdits est maîtrisée. Et enfin, l’erreur est ce cri énergique du nouveau-né qui veut maintenir à tout prix sa nouvelle vie sans pourtant savoir ce qu’elle vaudra et ce qu’elle pourra lui coûter.