Etude sémiotique d’une communication fondée sur la contextualisation et les processus : du rôle des représentations symboliques et pratiques rituelles de la franc-maçonnerie

Céline Bryon-Portet

Directrice de la communication à l’INP-ENSIACET
Chercheur au CRISES

https://doi.org/10.25965/as.1833

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : cadrage, communication, modalisation, mythe, pratique, processus, rituel, symbole

Auteurs cités : Palo Alto, John AUSTIN, Gregory BATESON, Jean BAUDRILLARD, Daniel Beresniak, Ray Birdwhistell, Pierre BOURDIEU, Gilbert Durand, Bruno Etienne, Jacques FONTANILLE, Gilbert Garibal, Arnold Van Gennep, Pierre de Saint Georges, Ernst Von Glasersfeld, Erving GOFFMAN, Dell Hymes, Bernard Lamizet, Pascal Lardellier, Claude LÉVI-STRAUSS, Irène Mainguy, Marshall MCLUHAN, Jean-Louis Le Moigne, Edgar MORIN, Charles MORRIS, Alex Mucchielli, Alain Pozarnik, François RASTIER, Ferdinand de SAUSSURE, Lucien Sfez, Victor TURNER, Francisco VARELA, Gianbattista Vico, Paul WATZLAWICK, Yves Winkin

Plan
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Arnold Van Gennep, Les Rites de passage. Etude systématique des rites, Paris, A et J. Picard, 1992.

Note de bas de page 2 :

 Victor Turner, Le Phénomène rituel. Structure et contre-structure, Paris, PUF, 1990.

Note de bas de page 3 :

 Pierre Bourdieu, « Les Rites comme actes d’institution », in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 43, juin 1982 (pp. 58-63).

Depuis les études menées par le folkloriste Arnold Van Gennep1 ou encore par l’anthropologue Victor Turner2, l’on sait que la plupart des rites fonctionnent selon un schéma séquentiel et interviennent à des moments disruptifs et transitoires de l’existence (naissance, puberté, mariage, mort…), raison pour laquelle les notions de seuil, de passage et de liminalité y sont essentielles. Ils réalisent de manière symbolique un « avant » et un « après », ou bien préfèrent consacrer la séparation entre ceux qui ont vécu le rituel, et ceux qui ne le vivront jamais, comme l’a montré Pierre Bourdieu dans son article intitulé « Les rites comme actes d’institution »3.

Note de bas de page 4 :

  Jacques Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008.

Cependant, rares sont les pratiques rituelles qui ont élaboré un degré de complexité aussi important que celui conçu par la franc-maçonnerie, au point d’intégrer dans un système symbolique évolutif, où chaque nouvelle phase re-modalise la phase précédente en requalifiant le contexte dramaturgique de l’adepte et les éléments signifiants qui le structurent. Dans le rituel maçonnique, en effet, tout est volontairement agencé pour faire sens, mais aussi pour faire évoluer ce sens, en l’inscrivant dans un dispositif représentationnel et communicationnel de nature processuelle, ainsi que nous allons le montrer. A travers ce travail, nous espérons ainsi contribuer à enrichir l’étude sémiotique des pratiques (et plus précisément la sémiotique des pratiques de médiations), que des chercheurs comme Jacques Fontanille4 ou François Rastier ont développée.

Cadrage et recadrage par le contexte

Le cadrage spatio-temporel de la sacralité

Née en plein siècle des Lumières, la Franc-maçonnerie met la communication – comprise dans toutes ses acceptions, c’est-à-dire à la fois comme moyen de diffusion d’informations et de transmission de valeurs, mais aussi comme procédé d’échanges interpersonnels et vecteur d’image institutionnelle, forgeant des médiations symboliques et structurant les relations sociales – au centre de ses préoccupations. Cette communication, comme nous le verrons, privilégie tout particulièrement la dimension non-verbale et l’aspect symbolique. Son approche est aussi fortement marquée par la contextualisation. Le sens des paroles et des postures corporelles des adeptes, en effet, varie en fonction de la situation. S’il est vrai que la compréhension de tout acte de la vie quotidienne est inséparable des conditions de sa réalisation, cela est encore plus perceptible au cours des cérémonies maçonniques, car le principe même de leur fonctionnement repose sur la notion de cadrage / recadrage.

Note de bas de page 5 :

 Erving Goffman, Les Cadres de l’expérience, Paris, éditions de Minuit, 1974.

Note de bas de page 6 :

  Pour nombres de folkloristes et d’anthropologues (Arnold Van Gennep en fait partie), cérémonie et rite ont pratiquement le même sens, et les deux termes sont utilisés de manière interchangeable (à ce sujet, voir Martine Segalen, Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan, 1998, p. 8).

Rappelons-le, le cadrage – concept largement développé par les membres de l’école de Palo Alto, Gregory Bateson et Paul Watzlawick notamment –, est l’ensemble des interactions qui structurent et constituent un contexte de référence global (ce dernier comprenant les relations entre les acteurs en présence et la ponctuation des séquences qu’ils établissent entre eux, les codes sociaux utilisés, l’environnement spécifique dans lequel s’inscrit un événement, etc.). De cette trame découle une situation de communication, qui s’accompagne d’un certain nombre d’interprétations, de représentations et de conduites humaines. Tous ces paramètres forment des schèmes, à partir desquels les éléments, insignifiants lorsqu’ils sont considérés isolément, prennent un sens. Le terme de cadrage n’est d’ailleurs pas sans rappeler la terminologie photographique et cinématographique, et indique clairement que ces schèmes équivalent à des angles de vue particuliers, dont la nature a des implications sur perception que l’on a d’une scène, d’un sujet ou d’un objet. Erving Goffman, l’un des pères fondateurs de l’interactionnisme symbolique, étudia lui aussi ces « cadres » dans lesquels se déroule toute expérience5, et qui peuvent se superposer à d’autres cadres, créant ainsi différents degrés de cadrage. Dans Frame analysis, il distingue entre les « cadres primaires » (« naturels » ou « sociaux ») et « les cadres transformés » (par « modalisation » ou par  « fabrication »). A savoir que les cadres transformés par modalisation, c’est-à-dire par un processus de transcription qui change l’interprétation d’une situation, ou plutôt le sens que celle-ci avait dans un cadre primaire, sont limités par des indices spatiaux et temporels. La cérémonie, par exemple, qui peut être de nature rituelle6, est l’une des cinq catégories de modalisation recensées par Goffman.

Note de bas de page 7 :

 Référence est encore faite, ici, au Rite Ecossais Ancien et Accepté.

Or, l’activité maçonnique s’ouvre officiellement sur une série de cadrages, et plus précisément de cadres transformés par modalisation. Les marques indicielles les plus évidentes de ce cadrage sont relatives à l’espace et au temps. Avant de démarrer la cérémonie, le Vénérable Maître, qui dirige la loge, commence par demander au Second Surveillant quel est le premier devoir d’un Surveillant en Loge, ainsi que le veut le Rituel du Rite Ecossais Ancien et Accepté. Et celui-ci de répondre qu’il convient de s’assurer que le Temple est « couvert » - c’est-à-dire clos, tenu à l’abri des regards indiscrets –, puis de quitter provisoirement la loge afin de vérifier que la porte des locaux est fermée. Après une série de questions-réponses composant diverses séquences, le Vénérable Maître demande l’heure au Second Surveillant. Il lui est alors répondu « Il est midi »7, et ce quelle que soit l’indication que donnent les montres des participants. La raison en est simple. Les francs maçons ne se réfèrent pas au temps "réel", à la donnée objectivement mesurable des scientifiques ou même du commun des mortels, mais à un temps sacré, ou à tout le moins rituel. La réponse est donc symbolique et il convient d’en interpréter la signification.

Note de bas de page 8 :

 Traduit en français par Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970.

Note de bas de page 9 :

  Toujours au Rite Ecossais Ancien et Accepté.

Ces échanges verbaux ont donc pour objectif de poser le contexte, de faire prendre conscience aux adeptes qu’ils doivent progressivement abandonner les us et coutumes du quotidien pour adopter un comportement différent, proprement maçonnique et rituel. Le cadrage qu’ils mettent en place établit une limite stricte entre Espace-Temps profane et Espace-Temps sacré, étant entendu que la voie initiatique consiste à quitter les premiers pour s’engager dans les seconds. Cette limitation, inhérente au principe de cadrage, est également cohérente avec la logique de sacralisation que revendique la franc maçonnerie, si l’on veut bien se souvenir que le terme « sacré », issu du latin sacer, signifie « séparé ». La loge ou le temple (selon les rites), au sein duquel œuvrent les adeptes, matérialise cet espace et ce temps sacrés. Les paroles du vénérable Maître aident à cette institution du temple comme lieu privilégié, car elles ont une dimension performative, en adéquation avec la pragmatique anglo-saxonne, et plus précisément celle que John Austin définit dans son ouvrage intitulé How to do things with words8. Ainsi en est-il lorsque le Vénérable maître annonce : « Nous ne sommes plus dans le monde profane »9. La forme déclaratoire (à la fois déclarative et déclamatoire) de la phrase accomplit la rupture, elle consacre le "fait" maçonnique. Alors, et alors seulement, les francs maçons commencent leurs travaux.

Note de bas de page 10 :

 Gregory Bateson, Les Cadres de l’expérience, Paris, éditions de Minuit, 1974 (p. 246).

Note de bas de page 11 :

 Gilbert Garibal, Devenir franc-maçon. L’initiation, le symbolisme et les valeurs maçonniques, Paris, éditions de Vecchi, 2005, pp.125-126.

Un recadrage inverse est effectué à la fin de la cérémonie, à l’heure symbolique de « minuit », qui clôt les activités sacrées et réintègre les maçons dans le monde profane. Enfin, au cours même de la cérémonie, de nombreux signaux interviennent pour exprimer le passage d’un cadre à un autre, ou encore d’une séquence à une autre. Les coups de maillet du Vénérable Maître, qui rythment le déroulement de la tenue, invitent les participants à se lever et à s’asseoir tour à tour (à « entrer dans l’orchestre », selon l’heureuse métaphore de Gregory Bateson), accompagnent l’ouverture et la fermeture des travaux, font partie de ces « conventions de phasage »10 décrites par Goffman. Le franc-maçon Gilbert Garibal exprime très clairement cette idée : « Pour quelle raison cette suite de déplacements à pas comptés dans la loge, de séquences alternées, "debout-assis", imposés aux assistants et qui rythment la tenue ? D’abord pour provoquer une scission, une cassure avec l’extérieur, pour s’isoler du "monde profane" d’où chacun arrive encore imprégné de l’agitation. Puis, du fait même de cette séparation, et par opposition, pour sacraliser enfin le lieu et réunir les frères dans un semblable état d’âme, une unité spirituelle ». Un peu plus loin dans le texte, l’auteur précise que le caractère répétitif et rassurant du rituel « favorise le "lâcher prise" des participants », et ce « jusqu’à les faire "changer de plan" et entrer dans un "ici et maintenant" spécifique ».11

Changement de degrés, changement de grades et rotativité des rôles maçonniques : des éléments de re-modalisation

Note de bas de page 12 :

 Alex Mucchielli, Etude des communications : Approche par les processus, Paris, Armand Colin, 2004 (p. 21).

Note de bas de page 13 :

 Dans Bernard Lamizet, La Médiation politique, Paris, L’Harmattan, 1998 (pp. 18-20).

Note de bas de page 14 :

 Plus largement, Bernard Lamizet définit la médiation comme « l’ensemble de formes et de moyens par lesquels les acteurs individuels s’approprient dans leurs pratiques sociales et par la mise en œuvre d’un certain nombre de rites et de formes les structures collectives caractéristiques et fondatrices de la sociabilité » (La Médiation politique, Paris, L’Harmattan, 1998 (p. 37)).

Si l’aspect spatio-temporel du contexte est déterminant, d’autres aspects contextuels participent également de ce cadrage. Le professeur Alex Mucchielli comptabilise sept types de contextes, parmi lesquels « le contexte physique et sensoriel », « le contexte des positions respectives des acteurs », et « le contexte de référence aux normes et règles collectivement partagées », en plus des deux contextes précédemment cités12. Or, tous ces aspects sont manifestes durant les cérémonies maçonniques. Concernant le contexte physique et sensoriel et le contexte de référence aux normes, on peut citer la tenue vestimentaire et les accessoires des francs maçons (gants, tabliers, vêtements sobres, etc.), par exemple, qui rappellent la situation extraordinaire dans laquelle se trouvent les adeptes lorsqu’ils communiquent – et communient – dans le temple. Notons d’ailleurs que ces indices vestimentaires font partie des « médiats de la personne » décrits par Bernard Lamizet13, c’est-à-dire des formes relatives à une image sociale de la personne et à sa représentation dans l’espace public, traduisant son appartenance à une communauté.14

Note de bas de page 15 :

  Le sol de la loge est composé de carreaux blancs et noirs, disposés à la façon d’un damier, et appelé « pavé mosaïque ».

Le décorum, lui aussi, évoque le caractère exceptionnel de cet événement bimensuel et contribue à sa « mise en scène » – terme éminemment goffmanien – : deux colonnes connues sous le nom de « Jachin » et « Boaz » encadrent le plus souvent l’entrée du temple, trois piliers baptisés « Sagesse », « Force » et « Beauté » supportent des « petites lumières » au centre de la loge, un tapis, un pavé mosaïque15 et des outils (maillet, ciseau, règle, équerre, compas, niveau…) jonchent le sol et l’autel, le soleil, la lune et l’étoile éclairent l’Orient et l’Occident. La position des francs maçons, enfin (lesquels ont les bras, les mains et les pieds mis « en équerre », c’est-à-dire formant des angles droits), ainsi que les règles qui encadrent la prise de parole et exigent des postures corporelles spécifiques, ajoutent au procédé de contextualisation. Avant l’ouverture des travaux, le rituel invite d’ailleurs le Vénérable Maître à effectuer la vérification de ces normes. Parmi les « devoirs » qui incombent aux officiants figure celui qui consiste à « s’assurer que tous les assistants sont francs maçons ». Ces derniers doivent alors se mettre « à l’ordre » et faire « le signe ». Ces postures et gestes particuliers manifestent (au sens phénoménologique du terme) la culture maçonnique, la différencient et la rendent donc reconnaissable. Mais il y a plus : ces éléments de cadrage conditionnent les adeptes. Ils suscitent, tout du moins, un comportement particulier. Le corps, contraint par un maintien exigeant et inconfortable dont les modèles sont la verticale et l’équerre, affiche une tenue exemplaire. En ce sens, il est un signe de rigueur de la réflexion et de rectitude morale, et la favorise également en l’inscrivant dans un cercle vertueux, à la façon d’un tuteur qui redresse un végétal.

Note de bas de page 16 :

 La célèbre phrase de Ray Birdwhistell, « être membre, c’est être prévisible », s’applique parfaitement au rituel maçonnique.

Le contexte des positions respectives, quant à lui, se révèle extrêmement complexe et subtil. Le cérémonial maçonnique, en effet, inscrit dans la prévisibilité et la régularité du rituel16, fonctionne comme un jeu de rôles. Chaque officier occupe une place particulière dans la loge, et à cette place correspondent des fonctions précises et des conduites associées (le Vénérable Maître, par exemple, siège à l’ « Orient » de la loge et « oriente » l’assemblée des francs maçons, puisqu’il dirige les tenues…). Cependant, il convient de souligner que ces rôles et conduites ne sont guère figés, car au sein même du cadre maçonnique existent des contextes différents, des opérations de recadrage successives, tant sur le court terme (au sein d’une même cérémonie), que sur le moyen terme (lors des changements de grade des francs maçons) et le plus long terme (lors des changements de fonctions du collège des officiers, notamment). Ces changements s’appuient sur des re-modalisations, dont nous allons livrer quelques exemples concrets.

Note de bas de page 17 :

 Sur la notion d’initiation, on se reportera avec profit à l’ouvrage de Bruno Etienne, professeur des universités spécialiste des religions, grand islamologue et également franc maçon : L’Initiation, Paris, Dervy, 2002.

Lorsqu’une personne s’engage dans la maçonnerie, elle participe à une cérémonie d’intronisation que l’on peut ranger dans la catégorie des rites de passage tels que définis par Arnold Van Gennep, durant laquelle elle est initiée. Elle découvre alors les objets et symboles maçonniques, ainsi que les codes verbaux et non-verbaux qui régissent l’institution. Mais le rituel d’initiation se veut avant tout une action de modalisation. Le futur adepte doit oublier les réflexes relevant du monde profane (il doit « laisser les métaux à la porte du temple », ainsi que le dit métaphoriquement une expression consacrée par le Rite Ecossais Ancien et Accepté) et se familiariser avec son nouvel environnement. Ce cadrage est tellement fort et singulier, il implique tellement de modifications comportementales, qu’il est représenté comme une mort, suivie d’une renaissance17. La mort symbolique, évoquée par le crâne qui se trouve dans le « cabinet de réflexion », traduit l’abandon de l’ancien cadre qui était celui du profane, et la renaissance exprime son insertion dans un nouveau cadre de vie (cette mort-renaissance de l’initié sera d’ailleurs répétée et véritablement actualisée lors du passage au 3ème grade, à travers le mythe d’Hiram, personnage auquel le futur Maître s’identifie). Mais le parcours du franc maçon ne fait que commencer, ainsi que le rappelle le mot « initiation », venant du latin « initium », qui signifie « commencement ». Un chemin long et difficile –  semé d’efforts, de remises en question, parfois de doutes – s’ouvre à lui.

Note de bas de page 18 :

  Jean Baudrillard, Le Système des objets, Paris, Gallimard, 1968.

Au cours de ce cheminement, il est amené à gravir différents degrés au sein desquels lui sont conférés différents grades. Ceux-ci sont sanctionnés par des cérémonies qui introduisent, chaque fois, une re-modalisation, ou tout au moins des variantes par rapport à la modalisation précédente. C’est ainsi qu’au cours des phases transitoires qui accompagnent l’accession aux trois principaux grades (à savoir le grade d’Apprenti, correspondant au 1er degré, le grade de Compagnon, correspondant au 2ème degré, et le grade de Maître, correspondant au 3ème degré), le franc maçon découvre de nouveaux symboles, mais aussi de nouvelles règles, de nouveaux « mots, signes et attouchements », et de nouveaux objets. Si l’Apprenti apprend à manier le ciseau et le maillet pour dégrossir sa pierre brute, le Compagnon, quant à lui, ajoute dans sa besace règle, levier, niveau et perpendiculaire… Bien plus que des outils, ces derniers, investis d’un imaginaire proprement maçonnique, ne sont plus de simples objets de la société de consommation, mais sont dès lors soumis à une sémiotique, en accord avec la thèse de Jean Baudrillard18, et deviennent des symboles à part entière. Autre exemple, l’Apprenti est tenu au silence, exercice difficile qui l’oblige à apprendre l’écoute de l’autre, la patience et l’introspection, tandis que le Compagnon recouvre une partie de l’usage de la parole, et le Maître la totalité de cet usage. Autant de paramètres qui traduisent une re-modalisation manifeste.

Note de bas de page 19 :

  Le tapis de loge change, l’étoile flamboyante et la lettre G apparaissent, par exemple.

Note de bas de page 20 :

  Irène Mainguy, Les Initiations et l’initiation maçonnique, Paris, Editions maçonniques de France, 2001.

Note de bas de page 21 :

 Alain Pozarnik, A la lumière de l’acacia. Du profane à la maîtrise, Paris, Dervy, 2000 (p. 20).

En outre, à chaque degré est associée une distribution particulière de l’espace et du temps. Par exemple, au Rite Ecossais Ancien et Accepté, les coups de maillet du Vénérable Maître et des deux Surveillants sont au nombre de trois au 1er grade, au nombre de cinq au 2ème degré, et au nombre de sept au degré supérieur. Le nombre varie selon les rites, mais le principe demeure similaire, puisque le rythme diffère d’un degré à l’autre. Loin de représenter de simples détails, ces éléments ont pour but de transformer la représentation, la réflexion et la conduite des adeptes. Ils sont porteurs d’un certain état d’esprit. Cela participe en fait d’un phénomène de progression sur lequel nous reviendrons lorsque nous analyserons l’aspect processuel de la communication maçonnique. Il faut enfin préciser que des passages d’un degré à un autre degré peuvent s’effectuer au cours d’une même cérémonie, qui se trouve alors macro-séquencée. Des indices tangibles marquent alors le changement de cadre opéré. Le décorum, lui aussi, est modifié en conséquence. Par exemple, lorsque les adeptes passent du 1er degré au 2nd degré au cours d’une tenue, le décorum se métamorphose : certains objets disparaissent de la scène, d’autres apparaissent19. La gestuelle des francs maçons change également : la position des bras et des mains, ainsi que les pas rituels, ne sont pas les mêmes. Irène Mainguy, responsable de la bibliothèque maçonnique du Grand Orient de France, résume parfaitement cela : « Le chemin de la Connaissance est parsemé de repères hiérarchiques qui sont autant de changements d’état, de nouveaux regards, de transformations intérieures »20. Quant à Alain Pozarnik, ancien Grand Maître de la Grande Loge de France, il déclare que « toutes paroles et toutes actions prennent un sens différent selon l’angle sous lequel nous les considérons ».21

Note de bas de page 22 :

  Information recueillie dans un atelier du sud-est de la France, appartenant à la Fédération Mixte Internationale Le Droit Humain.

Note de bas de page 23 :

 Sur ces notions de rapports symétriques / complémentaires, cf. Yves Winkin (sous la direction de), La Nouvelle communication, Paris, Seuil, 1984.

Sur le plus long terme, la franc-maçonnerie se caractérise par la rotativité des rôles sociaux tenus par ceux qui constituent le Collège des officiers, et de l’inscription de ces rôles dans l’espace sacré. L’exemple le plus frappant est celui du Vénérable Maître qui, après avoir dirigé la loge à l’Orient pendant deux ou trois ans, prend la place du Couvreur, à l’Occident, lorsque le temps de son Vénéralat est écoulé. Il passe ainsi de la lumière à l’ombre, de l’autel surélevé du temple à la porte qui se situe en contrebas, d’un poste dominant à un poste d’exécution22. Il en va de même pour l’Orateur et le Secrétaire, qui échangent leurs positions à droite et à gauche du temple, mais aussi leur fonction, orale pour l’un, et scripturaire pour l’autre. Cette rotation permet aux adeptes d’entretenir des relations à la fois complémentaires et symétriques entre eux23, au sein de la communauté maçonnique. Complémentaires, car les membres se voient distribuer fonctions prescriptives ou fonctions exécutoires, et symétriques, car cette distribution se fait sur fond d’égalité (le « niveau », l’un des outils du franc-maçon, prend alors tout son sens), et est amenée à faire alterner les rôles (en empêchant un éclatement du système auquel des escalades symétriques finiraient par être fatales, cette alternance s’apparente d’ailleurs fortement au principe d’équilibrage par autocorrections successives que Norbert Wiener décrit à travers le « feedback négatif »).

Note de bas de page 24 :

 Harold J. Leavitt, « Some effects of certain communication patterns on Group Performance”, Journal of Abnormal and Social Psychology, 46, 1951 (pp. 38-50).
Cité par Yves Winkin, Anthropologie de la communication. De la théorie au terrain, Paris, éditions du Seuil, 2001 (pp. 38-39).

Il va de soi que chaque rôle nouvellement endossé entraîne un recadrage. L’on perçoit là l’un des traits essentiels de la spécificité du rituel maçonnique, qui effectue une re-modalisation par rapport aux cérémonies rituelles antérieures, à la façon d’une histoire comportant plusieurs chapitres liés entre eux. Tel n’est pas le cas, par exemple, du rite de passage lié aux funérailles dans la religion chrétienne, ou encore d’un rite d’institution telle qu’une cérémonie de remise de diplômes universitaires. En effet, si ceux-ci effectuent une opération de cadrage par rapport à un « avant » cérémonial, ils recadrent rarement le contexte et les éléments d’un rite antérieur (le rite des funérailles n’effectue pas un recadrage du rite de mariage ou de baptême, la remise des diplômes ne recadre pas le bizutage qui l’a précédé quelques années auparavant). La perception de chaque cérémonial maçonnique est différente pour cette simple raison que le point de vue adopté (« la ponctuation », selon le mot de Gregory Bateson), est, lui aussi, différent des précédents. La signification attribuée à un fait est inséparable de l’angle de vision, à son tour partiellement déterminée par l’organisation du groupe, comme l’ont montré des chercheurs du MIT, Harold Leavitt notamment24. Le modèle de communication induit par l’organisation matérielle du groupe fait varier, en effet, le mode de transmission et de compréhension de l’information.

Les divers niveaux de l’interprétation symbolique : une communication « feuilletée »

Note de bas de page 25 :

  Sur ce point, voir Tvetan Todorov, Théories du symbole, Paris, éditions du Seuil, 1977 (p. 195 notamment).

Note de bas de page 26 :

  Sur les dimensions sémantique, syntaxique et pragmatique telles que définies par Charles Morris, on pourra se reporter à Umberto Eco, Le Signe, Bruxelles, éditions Labor, 1988 (p. 41).

Tout système symbolique implique un recadrage par rapport à la réalité et au sens originel que les objets possèdent dans la vie quotidienne. Mais si cette règle n’est pas l’apanage de la franc-maçonnerie, cette dernière y souscrit, plus que toute autre institution peut-être, dans la mesure où le mode symbolique est son mode d’expression privilégié (« Ici, tout est symbole », est-il dit au futur franc maçon lors de sa cérémonie d’initiation au Rite Ecossais Ancien et Accepté, dans certains ateliers). Ainsi un triangle n’est-il pas une simple figure géométrique, en franc-maçonnerie, mais représente-t-il une conception ternaire de l’homme (esprit-âme-corps) et de l’univers, un principe équilibrant dépassant le dualisme primaire en vue de l’unité, assimilable au divin, en accord avec les théories qui mettent en exergue la motivation unissant le signifiant et les signifiés du symbole25, par opposition à l’arbitraire de ces deux faces du signe linguistique, tels que Ferdinand de Saussure l’a révélé. De la même manière, le soleil placé à l’Orient du temple n’est pas seulement l’astre du jour, il représente également la connaissance, la vérité… Il en va de même pour la lune, les colonnes surmontées de grenades, les équerres et les compas qui ornent la loge. Le franc-maçon perçoit donc des triangles et des étoiles dans le monde profane, mais voit autre chose que des figures à trois côtés et des luminaires célestes lorsqu’il se trouve dans le temple, grâce au cadrage qui est effectué avant toute cérémonie, mais aussi au principe de codage / décodage qui sous-tend tout le travail maçonnique. Les symboles maçonniques mobilisent simultanément les trois dimensions du signe distinguées par Charles Morris26. Le soleil, par exemple, sera considéré par le franc-maçon dans sa dimension sémantique, mais aussi syntaxique (par rapport à la lune, notamment) et pragmatique, puisqu’il invite l’adepte à rechercher la lumière de la connaissance.

Note de bas de page 27 :

 Gilbert Durand, L’Imagination symbolique, Paris, PUF, Quadrige, 2004, et Les Mythes de la franc-maçonnerie, Paris, Dervy, 2002.

Note de bas de page 28 :

  Cf. Une Logique de la communication, Paris, Seuil, Points essais, 1979.

Mais si cette approche symbolique est déjà, en elle-même, un recadrage par rapport au réel, notamment en ce qu’elle introduit une dimension imaginaire dans le travail des adeptes27, elle est aussi marquée par une série d’opérations de recadrage internes tout au long du parcours maçonnique. Semblable à une lettre ou à un mot n’acquérant son sens que dans la phrase ou le texte au sein duquel ils s’insèrent, l’interprétation du sens de chaque symbole, en effet, dépend du contexte dans lequel il s’inscrit, accréditant ainsi l’une des thèses communicationnelles fondamentales du groupe Watzlawick, Beavin et Jackson, sur la coexistence de l’aspect « relation » du message, aux côtés de l’aspect « contenu »28. Ainsi l’étoile sur laquelle est inscrite la lettre « G », n’a-t-elle pas la même signification pour le franc maçon lorsqu’il est Apprenti, puis lorsqu’il est Compagnon et enfin lorsqu’il est Maître. Car au cours de la cérémonie dite « d’augmentation de salaire », durant laquelle l’initié passe au grade supérieur, certains symboles reçoivent un nouvel éclairage. Des éléments de compréhension supplémentaires sont livrés à l’adepte. La lettre « G », jusqu’alors mystérieuse, devient moins sibylline lorsque l’on sait qu’elle évoque la Géométrie (cet art si cher aux grecs que le fronton de l’Académie de Platon pouvait annoncer la fameuse phrase « que nul n’entre ici s’il n’est Géomètre », et que les francs maçons continuent d’honorer à travers le « Grand Architecte de l’Univers »), ou encore « God », mot anglais qui désigne Dieu et rappelle les origines anglo-saxonnes de la franc maçonnerie.

Note de bas de page 29 :

 A ce propos, Gilbert Durand précise : « Ne pouvant figurer l’infigurable transcendance, l’image symbolique est transfiguration d’une représentation concrète par un sens à jamais abstrait. Le symbole est donc une représentation qui fait apparaître un sens secret » (L’Imagination symbolique, Paris, PUF, Quadrige, 1964 (p.18 et p.10).

Les recadrages successifs inhérents au chemin maçonnique correspondent donc à d’incessants changements des éléments de référence (les éléments de référence de l’Apprenti sont le chiffre trois, le travail d’apprentissage et le silence, ceux du compagnon au 2ème degré sont le chiffre cinq, le voyage et la parole partiellement recouvrée). Or, ces changements de références viennent s’ajouter à la polysémie naturelle de toute approche symbolique, nécessairement marquée par une herméneutique, ainsi que l’a longuement relevé Paul Ricœur dans Le Conflit des interprétations. Telle est d’ailleurs la ligne de démarcation majeure entre une approche conceptuelle, fondée sur une logique diaïrétique, une rationalité binaire, un principe de contradiction hérité de l’axiomatique aristotélicienne et favorisant la production de messages univoques ; et une approche symbolique, qui intègre l’implicite, la connotation, se définit par une densité et une profusion de sens possibles, et donc par une certaine plurivocité29. Les augmentations de références qui viennent se greffer à différentes étapes du parcours de l’adepte accroissent la subtilité de toute situation maçonnique, déjà complexifiée par la pluralité de niveaux d’interprétations (et de significations) que recouvre, en soi, chaque symbole.

Note de bas de page 30 :

  Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992 (pp. 417-418).

Note de bas de page 31 :

 Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie. Mythes et sociétés, Paris, Albin Michel, 1996.

Note de bas de page 32 :

 Charles Mauron, Les Grands mythes fondateurs de la franc-maçonnerie, Paris, Dervy, 2005 (p. 101 et suivantes, puis p. 54).

La communication maçonnique a ceci de particulier qu’elle additionne les significations liées aux divers contextes que crée le rituel, au lieu de les séparer ou de les faire évincer les unes après les autres, selon la vision linéaire habituelle du récit. Dans la même veine, il convient de souligner que si les mythes maçonniques possèdent bien une dimension diachronique en ce qu’ils déroulent une histoire, la dimension synchronique prévaut cependant, dans la mesure où plusieurs mythes coexistent, se faisant écho les uns aux autres et se complétant mutuellement, comme l’a noté Gilbert Durand30. En outre, la synchronie est d’autant plus grande que ces mythes sont marqués par la répétition, formant ainsi des « mythèmes », soit des groupes de mythes traitant de thèmes parents et constituant des invariants (ce sont d’ailleurs ces invariants qui maintiennent une certaine cohérence symbolique, évitant à la polysémie de se transformer en discordance). Cela se conçoit aisément lorsqu’on prend en compte la prétention à l’universalité et à l’intemporalité qui anime la Franc-maçonnerie, éprise d’idées archétypales. Redondants les uns avec les autres, les mythes maçonniques reposent sur le concept de variation, au sens musical du terme. La méthode mythodologique, conçue par Gilbert Durand31, consiste précisément à repérer les répétitions, les jeux synecdotiques et les confluences morphologiques des mythes. Dans son ouvrage intitulé Les Grands mythes fondateurs de la franc-maçonnerie, il remarque ainsi le système mythique formé notamment par le mythe d’Hiram, le mythe chevaleresque (haut grade de « Grand Elu Chevalier Kadosch…) et le mythe des templiers, mettant en scène le paradigme du Juste persécuté, puisqu’on retrouve l’idée d’un meurtre crapuleux perpétré par trois scélérats, et d’un appel à la vengeance. Il s’agit donc bien d’une sorte de métaphore obsédante, au sens où l’entend Charles Mauron, témoignant d’un « processus mythogénique ».32

Note de bas de page 33 :

 Cité par Yves Winkin, Anthropologie de la communication. De la théorie au terrain, Paris, éditions du Seuil, 2001 (p. 68)

Note de bas de page 34 :

 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958 (« Structure des mythes », p. 254).

La définition que les théoriciens de la communication donnent généralement du contexte doit être par conséquent infléchie lorsqu’on considère cette notion à la lumière de la spécificité maçonnique. Yves Winkin déclare avec raison que pour Gregory Bateson, « le "contexte" pourrait être défini comme l’ensemble des informations permettant de restreindre le nombre de significations possibles d’un mot, d’un acte, d’un événement »33. Mais il semble que cette définition ne soit que partiellement vraie au sein de l’institution que nous étudions. Car si le contexte maçonnique permet d’écarter certaines significations (le sens littéral que prend un mot ou un objet dans la vie profane, par exemple), il faut se souvenir que chaque contexte renvoie également à d’autres contextes, toujours prégnants dans l’esprit du maçon, de même que chaque signification renvoie à d’autres significations, parallèlement et simultanément, grossissant ainsi le champ sémantique au lieu de le réduire. L’image que Claude Lévi-Strauss utilise à propos du mythe en général, lorsqu’il affirme que la forme de ce dernier est « feuilletée »34, s’applique parfaitement à la franc-maçonnerie et à ses rites de passage, qui requalifient les éléments du réel. Composée de strates superposées les unes aux autres, mieux, imbriquées entre elles et en interaction permanente, la maçonnerie forme un système à la fois stable et évolutif, qui n’est pas sans rappeler la régulation artificielle des homéostats de William Ross Ashby.

Une dynamique communicationnelle

Pratique rituelle et démarche initiatique : une conversion progressive par des processus communicationnels

Note de bas de page 35 :

 Alex Mucchielli, Etude des communications : Approche par les processus, Paris, Armand Colin, 2004 (p.17).

Ce qu’il est important de saisir, c’est que l’opération de recadrage, dont nous avons vu qu’elle était prégnante en franc maçonnerie, s’inscrit dans une problématique du changement. A ce propos, Alex Mucchielli, spécialiste des approches constructivistes, précise : « Recadrer, pour Watzlawick, c’est donc redéfinir la situation ou passer à une méta-vue de la situation dans le but de changer le sens des rapports entre les acteurs. La notion de "recadrage" est ainsi fondamentale pour toutes les études sur le changement de comportement. Pour modifier une conduite il s’agit essentiellement de modifier le système dans lequel la conduite est mise en œuvre car, dans le contexte modifié, la conduite en question prend un autre sens qui n’apparaît plus alors comme pertinent à l’acteur »35. La manipulation des contextes change donc la perception des acteurs et les représentations qu’ils se forgent de la réalité. Partant, c’est la façon d’agir des sujets qui s’en trouve modifiée.

Note de bas de page 36 :

 Jean-Louis Le Moigne, Etude des communications : Approche par les processus, Paris, Armand Colin, 2004 (p. 23).

Si les notions de cadrage / recadrage sont essentielles à la communication maçonnique, ainsi que nous nous sommes efforcé de le démontrer, il en est une autre qui n’est pas moins importante et qui demeure étroitement liée à la première : à savoir la notion de processus. Alex Mucchielli déclare qu’ « un processus est une transformation qui ajoute de la valeur ». S’appuyant sur les recherches de Jean-Louis Le Moigne, il rappelle également qu’un processus « est toujours défini par son exercice et son résultat. Il y a processus lorsqu’il y a, au fil du temps, modification de la position et de la forme d’un phénomène dans un référentiel. ». Et de conclure : « S’interroger sur les "processus de la communication", c’est ce demander ce qui se transforme – pour que le sens prenne corps ou évolue – lorsqu’une  communication  a  lieu ».36

Dans la vie profane, chaque situation de communication, certes, est singulière. Mais les changements de cadre se font naturellement et inconsciemment. A l’inverse, la franc-maçonnerie opère une rupture volontaire et manifeste entre différents cadres de l’expérience. Elle met en scène, au sens dramaturgique du terme, des épisodes différents, caractérisés par des cadrages spécifiques. Les recadrages maçonniques ne sont ni dus au hasard, ni gratuits. Ils poursuivent un objectif déterminé et engendrent une dynamique. Mieux, une progressivité, caractéristique de toute démarche initiatique et procédant par gradation. Cette approche processuelle a déjà été relevée lorsque nous avons mentionné les passages de degrés de l’adepte. Au début de cette étude, dans un but de simplification, nous nous sommes contenté de citer les trois grades principaux constituant les loges dites « bleues » (Apprenti, Compagnon et Maître). A présent, notre analyse des processus nous amène à préciser que ceux-ci sont suivis de « hauts grades ». Pour être facultatifs, ces « ateliers supérieurs » n’en sont pas moins étonnants par la richesse des symboles qu’ils construisent, étape par étape. Le Rite Ecossais Ancien et Accepté, connu sous l’acronyme R.E.A.A, ne compte pas moins de 33 grades. Il va de soi que le dernier de ces degrés ne peut s’atteindre qu’après plusieurs décennies de labeur, et que la plupart des francs maçons ne l’atteigne jamais…

Note de bas de page 37 :

 Bruno Etienne, L’Initiation, Paris, Dervy, 2002.

Note de bas de page 38 :

 Ainsi que le fait remarquer Jean Cazeneuve, « ce qui est communiqué n’est pas nécessairement intégré à la personnalité » (Les Communications de masse, Paris, Denoël-Gonthier, 1976 (pp. 92-101). Or, les pratiques rituelles ont précisément pour but d’intégrer ce qui est communiqué à la personnalité…

Le rituel maçonnique constitue la base de cette communication processuelle. Les degrés qu’il comporte, et qui sont comme autant de marches que l’adepte gravit lentement, au fil des ans, n’ont pas seulement pour but de faire progresser le franc maçon dans sa connaissance des symboles, et dans l’approfondissement des significations qu’il construit autour de ces derniers. Ils visent, avant tout, à réaliser un perfectionnement moral et spirituel de l’adepte, lequel, en tant que pierre d’un édifice social qui le dépasse, participe ainsi du perfectionnement global de l’humanité. La « métanoïa », cette conversion du regard et de l’être que l’ethnologue et franc-maçon Bruno Etienne considère comme la finalité de toute voie initiatique37, est l’effet escompté à travers cette « approche par les processus », pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Alex Mucchielli. La conversion de l’être est en grande partie rendue possible par l’incorporation (au sens étymologique) que suppose toute pratique rituelle, au sein de laquelle une information n’est pas une simple donnée objective mais un élément subjectivé, grâce au vécu de l’expérience38. Notons d’ailleurs que le passage au grade de Compagnon fait intervenir les cinq sens de l’adepte : celui-ci voit, touche, écoute, sent et goûte même une pomme.

Note de bas de page 39 :

 Pascal Lardellier, Théorie du lien rituel. Anthropologie et communication, Paris, L’Harmattan, 2003.
Cf. également François-André Isambert, Rite et Efficacité symbolique, Le Cerf, 1979.

Note de bas de page 40 :

 Sur cette règle des « B », cf. René Guénon, Aperçus sur l’initiation, Paris, éditions Traditionnelles, 2004 (6ème édition corrigée).

Par ce procédé, le corps s’approprie une réalité extérieure, une vérité d’abord superficielle et abstraite, pour la faire sienne. Il devient non seulement un vecteur de communication, mais aussi le creuset matriciel d’une transmutation radicale, prouvant ainsi l’efficacité de la communication processuelle, et plus précisément de la communication par le rituel, dont Pascal Lardellier a analysé les effets performatifs39. C’est à la lumière de ce catalyseur corporel indispensable à toute métanoïa ou conversion psychique, qu’il faut comprendre la déroutante des règle des « B », selon laquelle il ne faut être ni bègue, borgne, boiteux ou bossu pour être accepté en franc-maçonnerie40. Cette conception maçonnique rejoint à bien des égards les thèses de nombreux chercheurs contemporains, à commencer par Edgar Morin et Francisco Varela, co-auteurs d’un ouvrage intitulé L’Inscription corporelle de l’esprit. Le port des accessoires maçonniques doit aussi se comprendre dans ce sens. Comme le déclare Daniel Beresniak dans son ouvrage Rites et Symboles de la franc-maçonnerie, « porter un tablier comme l’artisan, c’est se définir comme un artisan. C’est donc intégrer son état d’esprit, son approche de la réalité ».

Note de bas de page 41 :

 Pascal Lardellier,Théorie du lien rituel. Anthropologie et communication, idem, p. 83.

Mais si le corps peut jouer ce rôle catalytique, c’est bien parce que le décorum crée les conditions psychosomatiques indispensables à toute modification profonde. Dans sa Théorie du lien rituel, Pascal Lardellier s’attarde sur ces « shifters » ou « embrayeurs » que « constituent les éléments tangibles du dispositif ». Et il remarque avec raison que « le décorum rituel est plus qu’un simple décor : de sa matérialité perceptible, de son organisation spatiale, découlera l’instauration d’un contexte, qui va agir pour produire du symbolique et opérer des transformations sociales et institutionnelles »41. Cette opérativité du rituel, que Claude Lévi-Strauss fut l’un des premiers à mettre en exergue dans son Anthropologie structurale, fait dire à de nombreux adeptes que la franc-maçonnerie actuelle ne saurait être seulement spéculative, contrairement à ce qu’il est souvent affirmé lorsqu’on la compare à celle que pratiquaient les bâtisseurs de cathédrales. Et l’on peut ainsi mesurer l’écart qui sépare la voie maçonnique de celle que proposent certaines religions révélées, dans lesquelles la vérité se reçoit au lieu de se construire.

Note de bas de page 42 :

 Paul Watzlawick, Une Logique de la communication, Paris, Seuil, 1972.

Note de bas de page 43 :

 Sur cette question de l’intentionnalité des formes communicationnelles, essentielle au sein des problématiques formulées par le Collège invisible, et surtout de Ray Birdwhistell et de Dell Hymes, cf. Yves Winkin, Anthropologie de la communication. De la théorie au terrain, Paris, Seuil, 2001 (pp.105-106).

A travers son rituel, la franc-maçonnerie accorde une place extrêmement importante à la communication non-verbale, notamment kinésique et proxémique. Pour autant, cette communication non lexicalisée ne s’inscrit pas totalement dans la catégorie de la communication analogique, telle que Paul Watzlawick l’a définie42, ce paralangage souvent inconscient qui accompagne tout langage. Malgré sa nature analogique (pieds, bras et mains formant une équerre), la gestuelle maçonnique, en effet, se rapproche davantage de la communication digitale en ce qu’elle représente un code pré-déterminé, une langue conventionnelle, et cela même si elle ne possède pas toutes les nuances et les possibilités qu’offre l’oralité (c’est d’ailleurs à cause de cet aspect lacunaire que chaque nouveau signe maçonnique appris par l’adepte est suivi d’une explication verbale). Bien plus que de gestes, il s’agit donc bien de signes. Leur dimension volontariste, intentionnellement signifiante, est indéniable, comme c’est le cas avec le langage des signes utilisé par les sourds-muets43. Précisons cependant que l’intentionnalité de ces messages gestuels n’implique pas une conscience totale, de la part de l’adepte, de tout ce que ceux-ci peuvent recouvrir en termes de représentations. Car lorsque l’adepte prononce des phrases dictées par le rituel, il n’en comprend pas toujours le sens dès l’abord, tenu qu’il est d’interpréter et de forger progressivement le sens du monde qui l’entoure via un processus de réflexivité, d’acquérir, enfin, cette « compétence communicative » décrite par Dell Hymes, soit l’ensemble des connaissances que tout individu doit posséder lorsqu’il devient membre d’une communauté. D’autre part, l’efficacité du rituel n’intervient que progressivement, par sa répétition dans le temps.

Constructivisme de la réalité et des relations humaines

Le processus communicationnel par lequel la franc-maçonnerie s’efforce de transformer la vision et le comportement de l’initié s’effectue, ainsi que nous l’avons vu, par le biais d’interprétations successives. Cette herméneutique permanente s’inscrit dans une approche constructiviste, et œuvre dans deux domaines : celui d’une construction de type épistémologique, ayant trait à la représentation de la réalité, et celui d’une construction du lien social, axé sur les relations humaines. Cette double orientation, épistémologique et sociale, rappelle d’ailleurs la bipolarité de la Franc maçonnerie, qui se présente elle-même comme une « institution philosophique et philanthropique ».

Note de bas de page 44 :

 Gilbert Garibal,Devenir franc-maçon. L’initiation, le symbolisme et les valeurs maçonniques, Paris, éditions de Vecchi, 2005, p.121.

Les images et outils ayant trait au métier de la construction, qui abondent dans le temple et le rituel maçonniques, prennent dès lors une valeur toute particulière et s’insèrent dans une métaphore englobante. Ciseau, maillet, équerre, compas, règle, niveau, fil à plomb, règle, perpendiculaire, pierre brute et pierre cubique, références au mythe d’Hiram et à l’édification du temple de Salomon, participent de la construction intérieure – spirituelle et morale – de l’initié, lui-même reproduction miniature du macrocosme, et dont les francs maçons louent le « Grand Architecte ». Le nom que s’est donné l’institution n’est pas fortuit, et ce n’est pas par hasard que la maçonnerie spéculative a forgé ses symboles et son rituel en s’inspirant des principes traditionnels de la maçonnerie opérative, que les bâtisseurs de cathédrales se transmettaient de générations en générations pendant la période médiévale, sur une base métaphorique, en accord avec la thèse que Jean Baudrillard développe dans Le Système des objets. Mais la portée de ces éléments architecturaux n’est pas seulement métaphorique. Elle traduit une véritable volonté constructiviste et s’efforce de créer les conditions d’ouverture de l’esprit de l’adepte pour que ce dernier s’engage dans la voie de la transformation, ainsi que le souligne Irène Mainguy dans un ouvrage intitulé Symbolique des outils et glorification du métier. Aussi Gilbert Garibal a-t-il raison de faire remarquer que « le cadre de la construction » est le cadre qui « sert de conducteur » à toute la démarche maçonnique44, et ceci même s’il possède de multiples variations, propres à proposer  différents  angles  de  vues.

Note de bas de page 45 :

 L’Invention de la réalité. Contributions au constructivisme, dirigé par Paul Watzlawick, Paris, éditions du Seuil, 1988 (pp. 19-43).

Note de bas de page 46 :

 Dans L’Invention de la réalité. Contributions au constructivisme, dirigé par Paul Watzlawick, Paris, éditions du Seuil, 1988 (p.41, pp. 38-39).

Note de bas de page 47 :

  La mise à l’ordre est une posture corporelle particulière, qui exprime une grande rectitude : le corps est droit, les pieds, les bras et les mains y sont en équerre.

Si la franc-maçonnerie a choisi une approche symbolique, c’est précisément parce que le symbolisme permet, par sa dimension polysémique et le travail d’interprétation qu’il implique, une reconstruction progressive de la réalité. Les thèses développées par l’école de Palo Alto se révèlent très éclairantes lorsqu’on étudie le constructivisme maçonnique. Dans l’ouvrage collectif dirigé par Paul Watzlawick, intitulé L’Invention de la réalité. Contributions au constructivisme45, Ernst Von Glasersfeld soutient l’idée que le monde n’est pas une entité que l’homme se contenterait de lire et d’interpréter, mais un ensemble de représentations que l’individu élabore patiemment. Il s’appuie notamment sur les écrits de Gianbattista Vico, l’un des premiers penseurs constructivistes qui affirmait dans De Antiquissima Italorum Sapientia, au 18ème siècle, que « la vérité humaine est ce que l’homme connaît en le construisant, en le formant par ses actions ». Lorsqu’il soutient que « la connaissance devient alors quelque chose que l’organisme construit dans le but de créer un ordre dans le flux de l’expérience – en tant que tel, informe – », ou encore évoque « une conscience capable d’assimilation peut construire des régularités et établir un ordre même dans un monde complètement chaotique »46, Ernst Von Glasersfeld n’est pas éloigné du franc-maçon, soucieux de faire advenir « ordo ab chao » et qui, pour ce faire, commence par se mettre lui-même « à l’ordre ».47

Note de bas de page 48 :

 Ernst Von Glasersfeld,L’Invention de la réalité. Contributions au constructivisme, dirigé par Paul Watzlawick, Paris, éditions du Seuil, 1988 (p. 39).

Il est d’ailleurs significatif de constater qu’Ernst Von Glasersfeld utilise lui-même une métaphore relevant de la construction matérielle, très proche des images franc-maçonniques, pour souligner l’analogie existant entre le travail physique d’un artisan maçon et le travail cognitif d’un sujet pensant, et ce afin de faire comprendre au lecteur que la connaissance humaine, la représentation que l’individu a de son environnement, est partiellement déterminée par le "matériau" utilisé : « un maçon qui construit exclusivement avec des briques arrive tôt ou tard à la conclusion que, là où sont prévues des ouvertures pour des fenêtres et des portes, il doit faire des cintres qui soutiennent le mur au-dessus de ces ouvertures. Et, si le maçon croit alors avoir découvert une loi régissant un monde absolu, il fait exactement la même erreur que Kant qui pensait que toute géométrie doit être euclidienne. Quels que soient les éléments de construction que nous choisissons, qu’il s’agisse de briques ou d’éléments d’Euclide, ils déterminent toujours des contraintes et des limites »48.

Note de bas de page 49 :

  Alain Pozarnik, A la lumière de l’acacia. Du profane à la maîtrise, Paris, Dervy, 2000 (p. 21).

Note de bas de page 50 :

  En partie seulement, dans la mesure où la part d’interprétation qui l’accompagne peut faire légèrement varier les point de vues entre les individus.

De la même manière, la série de cadrages et de recadrages que l’institution maçonnique met en place, et que nous avons précédemment étudiée, entre dans cette perspective. La théorie des constructivistes radicaux possède cependant l’inconvénient de réduire la connaissance de l’individu à une expérience purement subjective, et en faisant fi de l’impact que le milieu dans lequel celui-ci évolue peut avoir sur la formation de sa pensée et de son être, ce qui peut aboutir à un relativisme stérile, où tout vaut et s’équivaut. Or, la franc-maçonnerie semble vouloir éviter cet écueil. Ainsi Alain Pozarnik s’interroge-t-il : « Chaque conscience fragmentée reflète un ordre fragmenté du monde ; autant d’être humains, autant de critères de compréhension et de valeurs. Comment dans ces conditions trouver l’unité universelle ? »49. Trouver cette unité universelle reviendrait à éviter un vain relativisme. Or, la franc-maçonnerie s’efforce de contourner cet obstacle en rassemblant l’ensemble des adeptes autour d’un rituel et de symboles communs, créateurs de lien, mais aussi en ancrant leur expérience et par conséquent leur point de vue à un contexte particulier (lequel les détermine en partie50). Le concept d’ « énaction » développé par Francisco Varela est peut-être plus pertinent encore que les théories avancées par les constructivistes radicaux pour éclairer les enjeux et la conception qui sont ceux de la franc-maçonnerie, dans la mesure où il tente de concilier expérience subjective et influence environnementale. Le franc-maçon, en effet, fait reposer sa quête initiatique sur une « cognition incarnée » et une action adaptative de l’esprit et du corps au milieu que l’institution construit dans l’enceinte sacrée du temple, en accord avec les vues du biologiste et philosophe chilien (à cette différence près, toutefois, que l’initié s’adapte à un environnement artificiel, volontairement créé pour favoriser son évolution). En ce sens, le  processus  maçonnique  se  définit  bien  comme  une  « autopoïèse ».

Note de bas de page 51 :

  Bernard Lamizet, La Médiation politique, Paris, L’Harmattan, 1998 (p. 29 et p. 119).

Au plan relationnel, l’action structurante qui opère sur les sujets en présence est tout aussi cruciale. La franc-maçonnerie, en effet, s’efforce d’améliorer les échanges interpersonnels à l’intérieur du temple, afin d’instaurer un vivre-ensemble pacifié au sein de la société. Les travaux en loge sont donc l’occasion, pour les adeptes, de renforcer ce « Fœdus » ou « représentation symbolique du lien social » longuement étudié par Bernard Lamizet51, spécialiste des médiations en tous genres. La relation des membres de l’atelier se construisent progressivement, autour de symboles tels que « les lacs d’amour » qui ornent les murs du temple pratiquant le Rite Ecossais Ancien et Accepté, mais également autour d’actions fédératrices comme la « chaîne d’union », durant laquelle les maçons se recueillent tout en se tenant la main et en formant un cercle, ou encore les « agapes », moment de partage et de convivialité. De cette communion est censé résulter l’« égrégore », ou « esprit de groupe ». Plus concrètement encore, le Fœdus maçonnique se traduit par la forte solidarité dont témoignent les adeptes de la confrérie, et qu’ont en partage la plupart des institutions fermées, au rang desquelles on peut citer l’armée. Cette entraide fraternelle fait d’ailleurs partie du serment que chaque nouvel initié prononce. Elle est aussi à l’origine de nombreuses critiques, car l’entraide des « frères » et « sœurs », selon la terminologie consacrée, se noue autour d’un véritable réseau et peut parfois engendrer des appuis dans le domaine professionnel.

Note de bas de page 52 :

Jean Baudrillard, La Communication, mythe et circularité, intervention au Colloque du CNCA (Conseil National de la Communication Audiovisuelle), 1986.

Note de bas de page 53 :

 Cf. Philippe Breton, Le Culte de l’Internet. Une menace pour le lien social ?, Paris, la Découverte, 2000.

Note de bas de page 54 :

 Marshall McLuhan, Pour Comprendre les média. Les Prolongements technologiques de l’homme, Paris, Mame / Seuil, 1968.

« La communication succède donc en quelque sorte à la communion. Là où l’échange entre les hommes n’est plus spontanément réglé par un consensus informel, il faut produire un dispositif formel, un artefact collectif qui assure la circulation du sens », affirme très justement Jean Baudrillard52, dont la thèse est d’ailleurs assez proche de celle développée par Lucien Sfez dans sa Critique de la Communication. Cette phrase nous semble résumer parfaitement le projet de la Franc-maçonnerie. Mais à l’inverse des TIC, la communication maçonnique n’enferme pas les individus dans la sphère privée, dans une communication technologique où tout se ferait à distance. Au contraire, elle entreprend de ré-humaniser les rapports interpersonnels, de rétablir un lien social en voie de désagrégation53. Chez elle, la communication se doit de rétablir la communion. Pour ce faire, elle privilégie le médium le plus « froid » qui soit – selon la distinction établie par Marshall McLuhan54 –, à savoir le spectacle direct que constitue la cérémonie, et dans lequel les spectateurs sont aussi des acteurs. Cette participation maximale des communicants explique en partie l’efficacité des pratiques rituelles maçonniques (que ne permet pas, par exemple, les media « chauds »), et corrobore l’analyse goffmanienne, qui a mis en évidence l’importance de la dimension théâtrale des rites, c’est-à-dire la mise en spectacle qui accompagne leur déroulement.

Note de bas de page 55 :

 Paul Watzlawick, Une Logique de la communication, idem, pp.47-48 notamment.

Note de bas de page 56 :

 Sur cette insertion des objets « sémiotisants » dans le système communicationnel, cf. Yves Winkin, Anthropologie de la communication. De la théorie au terrain, Paris, éditions du Seuil, 2001 (p.102).

Note de bas de page 57 :

  Dans Pierre de Saint Georges,Communication & Organisations, n° 4, 1993 (p. 70-93).

La communication maçonnique s’inscrit dans une perspective éminemment constructiviste et systémique. Ses messages jouent sur une incessante polyphonie. Ils sont verbaux, posturaux, matériels, contextuels, et chacun d’eux complète et précise le sens des autres, en accord avec la définition d’une communication élargie, telle que la donne Paul Watzlawick, par exemple, dans Une Logique de la communication55. La franc-maçonnerie confère ainsi une extension maximale au concept de communication. La pratique communicationnelle ne saurait avoir seulement une dimension lexicale, au sein de cette institution. Les gestes des adeptes et les objets du temple eux-mêmes sont intégrés dans le système communicationnel, puisqu’ils recouvrent une fonction de sémiotisation56. Cette approche rejoint à bien des égards la conception de Ray Birdwhistell et d’autres chercheurs du Collège invisible vis-à-vis d’une « communication intégrative », qui ne se limiterait pas à un simple moyen, mais formerait un véritable système culturel. Plus récemment, des chercheurs tels que Pierre de Saint Georges ont poursuivi le développement de cette conception élargie de la communication. Ainsi cet auteur soutient-il l’idée que toute entreprise «  "se communique" par l’organisation et l’utilisation de l’espace, la gestion du temps, les symboles d’appartenance, les échanges verbaux et non-verbaux, les accessoires professionnels, la couleur des murs, la disposition interne et externe des bâtiments, la profondeur des moquettes, les bruits, les odeurs, les toilettes, la cantine ou le restaurant… »57. Ce contexte culturel de l’organisation est tout particulièrement prégnant et significatif au sein de l’institution maçonnique, car il a été délibérément pensé et instauré dans une optique communicationnelle, ainsi que nous avons tenté de le démontrer.