Stratégies énonciatives : comment les écritures fragmentaires ré-articulent l’architecture visuelle des œuvres cubistes

Francesca Polacci

Université de Sienne

https://doi.org/10.25965/as.1834

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : détail, écriture, fragment, peinture

Auteurs cités : Roland BARTHES, Walter Benjamin, Anne BEYAERT-GESLIN, Michel FOUCAULT, Clement Greenberg, Philippe Hamon, Gustav Kahn, Francesca Polacci, Meyer SCHAPIRO, Leo Steinberg

Plan
Texte intégral

1. Introduction

Cet essai se propose d’envisager le rôle des fragments d’écriture dans les œuvres cubistes de Picasso. Nous nous focaliserons sur un corpus assez limité, mais qui peut être considéré représentatif d’une production bien plus large ; par ce corpus, nous essayerons de répondre à certaines questions que les œuvres mêmes nous soumettent.

Tout d’abord, il s’agira d’enquêter – d’un point de vue formel – sur le genre de transformation produite par les caractères alphabétiques, notamment par une écriture fragmentaire. Cette première démarche nous conduira à aborder une seconde problématique, à savoir le rapport entre le fragment et le collage. On se demandera à ce propos si une logique fragmentaire est sous-jacente au dispositif du collage. Ensuite, le travail esthétique impliqué par les œuvres qui font l’objet de notre analyse nous amènera à comparer les deux notions de détail et de fragment. Plus précisément, nous essayerons de comprendre si ces deux différentes modalités d’agencement entre la partie et le tout – le détail et le fragment – sont effectivement présentes en même temps dans les œuvres analysées. Enfin, on se demandera dans quelle mesure le travail que Picasso réalise sur les fragments d’écriture contribue à mettre au point son système esthétique.

On le voit, les problématiques qu’on se propose d'aborder impliquent toutes, à différents degrés, des questions inhérentes à l’énonciation visuelle, qui seront explicitées au cours de cet essai. Avant de procéder à l’examen des œuvres sélectionnées à l’occasion de cette petite réflexion, je voudrais souligner que la présence de fragments de mots dans le travail picassien est strictement reliée au changement iconographique des œuvres cubistes, lequel est à son tour lié au changement d’épistémè qui marque la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle.

Note de bas de page 1 :

 À ce propos, la bibliographie est très vaste et l’œuvre la plus riche est celle de W. Benjamin, Das Passagen-Werk, Surkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1982 (tr. fr. Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des passages, Éd. du Cerf, Paris 1989). Certaines contributions prennent notamment en charge les relations entre Cubisme et culture de masse, entre autres :  cfr. T. Crow, “Modernism and Mass Culture in the Visual Arts”, in F. Frascina (ed.), Pollock and After : The Critical Debate, Harper & Row, New York and London 1985; Id., Modern Art in the Common Culture, Yale University Press, New Haven & London 1996; G. Gasparina, “Le cauchemar de Greenberg. Sur la massification de l’art contemporain”, Les Cahiers du Mnam, n. 101, automne 2007, pp. 99-120; J. Weiss, “Picasso, Collage, and the Music Hall”, in Varnedoe, K. e Gopnik, A. (eds.), Modern Art and Popular Culture. Readings in High & Low, The Museum of Modern Art, New York 1991, pp. 83-115; essais que j’ai eu l’occasion de prendre en considération au cours de ma thèse de post-doctorat, à la quelle je me permets de renvoyer, cfr. F. Polacci, Presentare la rappresentazione : il metadiscorso estetico dei collages di Picasso, Istituto Italiano di Scienze Umane, Firenze 2010.

De fait, plusieurs textes, et je pense surtout à L’esthétique de la rue, de Gustav Kahn, du 1901 et au très récent livre de Philippe Hamon, Imageries. Littérature et image au XIXe siècle (2007), témoignent de la radicale transformation de la configuration visuelle de la ville de Paris, bouleversée par la naissante culture de masse1. En ce sens, afind’illustrer la répercussion de ces transformations sur l’imaginaire cubiste, j’essaierai, bien que brièvement au cours de cet essai, d’esquisser certaines liaisons entre l'esthétique fragmentaire de Picasso et la transformation de la dimension visuelle de la ville.

2. Le collage en tant qu’opération théorique

Note de bas de page 2 :

 P. Picasso, Porte-allumettes, journal, pipe, verre, Paris, automne 1911, huile sur toile, 26x22 cm, D.-R. 433, ZII*729. Musée Picasso. L’œuvre est visible à cette adresse : http://www.culture.gouv.fr/Wave/image/joconde/0402/m504300_4c01591_p.jpg

Note de bas de page 3 :

 P. Picasso, L’éventail (« L’Indépendant »), Céret, été 1911, huile sur toile, 61x50 cm, D.-R.412, ZII*264. Collection privée. L’œuvre est visible (dans un format très petit) à cette adresse: http://www.kubisme.info/imag002/k002622k.jpg

Je me propose d’abord de répondre à la première question posée, c’est-à-dire quelle est la relation entre les fragments d’écriture et l’architecture visuelle des œuvres cubistes, en me penchant sur deux œuvres où les fragments d’écriture ne sont pas collés mais peints par Picasso. Il s’agit de Porte-allumettes, journal, pipe, verre, 19112et de L’éventail (« L’Indépendant »)3, 1911.

On ylit respectivement “SIGE” et “L’Indép”. Face à ces deux morceaux de textes, on peut choisir d’adopter une stratégie normalisante, en achevant la partie qui manque des mots, ou bien de nous focaliser sur la valeur formelle de l’écriture. Si on opte pour la première possibilité, bien que le fragment de gauche soit chargé d’une plus grande ambiguïté par rapport au second, on peut aisément ramener les deux morceaux aux titres de deux journaux, respectivement « L’Intransigeant » et « L’Indépendant ».

Note de bas de page 4 :

 Cfr. C. Greenberg “Collage” (1958) in Art and Culture. Critical Essays, Beacon Press, Boston 1961.

Pour ce qui est de la valeur formelle de ces lettres, le premier auteur ày porter attention a été C. Greenberg, dans son essaibien connu sur le collage4. Selon le critique américain les caractères typographiques ont la fonction d’identifier un plan intermédiaire entre la surface plane bidimensionelle de la toile et la structure géométrique peinte par dessus. Greenberg remarque notamment la platitude du support (en anglais on dirait « flatness »).

Note de bas de page 5 :

 Cfr. A. Beyaert-Geslin, « La typographie dans le collage cubiste » in L’écriture entre support et surface, I. Klock-Fontanille et M. Arabyan (eds.), L’Harmattan, Paris 2005, pp. 131-151.

Note de bas de page 6 :

 Cette problématique concerne aussi la signature du peintre et elle a été développée d’un point de vue sémiotique par O. Calabrese et E. Gigante, « La signature du peintre », La part de l’œil, 5, 1989, pp. 27-43 etc. Cfr. aussi le numéro monographique sous la direction de A. Chastel, “L’art de la signature”, Revue de l’Art, 26,1974 et l’essai de D. Arasse, “Signé Mantegna” in Le sujet dans le tableau, Flammarion, Paris 1997, pp.31-40.

On peut aujourd’hui ajouter quelques autres considérations à cette première contribution. Ainsi, par exemple – aspect sur lequel s’est penché A. Beyaert Geslin dans son essai « La typographie dans le collage cubiste »5 – la capacité de l’écriture de souligner la bidimensionalité du support dépend du traitement de l’écriture même. Elle n’aura une telle fonction que si elle y est insérée telle qu’un “corps étranger”, si ce n’est pas le cas elle pourra bien être mimétique avec l’architecture visuelle du tableau6.

En revenant sur ces deux œuvres, on voit bien que l’effet de sens obtenu change considérablement selon que les lettres sont peintes à la main ou au pochoir. Dans le premier cas, la subjectivité sous-tendue à l’acte d’écriture est évidente, tandis que dans le second la gestualité présupposée est suspendue pour aboutir à un débrayage énoncif : les lettres peintes au pochoir (qui miment des capitales en gothique) remplacent la gestualité de l’artiste par un élément d’automation qui va intervenir. C’est ce qui produit non seulement l’installation d’une marque de reproductibilité, mais aussi l’introduction d’une discontinuité plastique grâce à laquelle les fragments d’écriture peuvent être interprétés comme un présupposé logique au collage.

On a donc le simulacre d’un élément hétérogène, puisé dans le réel, obtenu par un travail sur les composantes plastiques aussi bien que par une précise stratégie énoncive ; simulacre qui nous demande de repenser le collage en tant qu’opérationthéorique et pas uniquement comme dépendant d’un élément collé sur le support.

3. Stratégie du fragment ou du détail ?

Note de bas de page 7 :

 P. Picasso, Bouteille, verre et journal sur une table (Un coup de Thé), Paris, automne-hiver 1912, papier collé et fusain sur papier, D.-R.542.
L’œuvre est visible (dans un format très petit) à cette adresse: http://www.bluetravelguide.com/oeuvre/O0016197.html

Note de bas de page 8 :

 Cfr. S. Mallarmé, “Crise de vers” et“Le livre, instrument spirituel” in Divagations (1897), ré-publié in Œuvres complètes, Gallimard, Paris 2003. Cfr. aussi L. Goddard, « Mallarmé, Picasso and the aesthetic of news paper », Word & Image, vol.22, n.4, october-december 2006, pp. 293-303.

Bouteille, verre et journal sur une table (Un coup de Thé), 19127, où un morceau de journal est installé dans une architecture au fusain, est une œuvre bien intéressante pour envisager la relation entre fragments d’écriture et collage. Les capitales du titre « urnal » sont bien lisibles ainsi que celles du sous-titre « un coup de thÉ», elles s’adressent au lecteur. Un des traits les plus remarquables c’est le choix du lieu exact où découper le journal. De fait, les mots qu’on lit après le découpage ne sont pas du tout accidentels : « Un coup de thé » est susceptible en effet d’instaurer une relation dialogique avec « Un coup des dés » de Mallarmé. De plus, mais nous ne nous arrêterons passur cet aspect, les allusions à Mallarmé peuvent être envisagées à plusieurs niveaux : je pense à la valeur visuelle de la typographie mais aussi aux interventions du poète symboliste à propos de la monotonie de la page de journal, uniformité qui éclate dans les œuvres de Picasso8.

Ce qui est remarquable c’est donc le résultat du découpage, opération qui est centrale pour la signification de l’œuvre et qui nous entraîne à approcher de plus près ces bouts de journal pour voir s’il s’agit de fragments ou bien de détails.

Note de bas de page 9 :

 J’esquisse une telle distinction entre détail et fragment surtout à partir du livre de O. Calabrese, L’età neobarocca, Laterza,  Roma-Bari 1987, du texte de D. Arasse Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Flammarion, Paris 1992 ; et des actes du colloque coordonné par L. Marin, Frammento/Frammentario, 15-18 jullet 1985, publié sous le titre: Semiotica del frammento, Documenti di Lavoro e pre-pubblicazioni, Centro Internazionale di Semiotica e Linguistica, serie B, 17-171-172, gennaio-febbr.-marzo 1988.

Si le détail met en discours une relation in presentia avec le tout, le fragment en revanche implique une relation in absentia. Le détail est le résultat de l’action de celui qui le réalise, donc il dépend d’un programme d’action : il présuppose un sujet qui, à partir d’un point de vue, “taille” un objet, sujet qui donc incruste une marque énonciative de son passage9.

Au contraire, le fragment, comme en témoigne aussi l’étymologie, du verbe latin frangere, casser, est le résultat d’une action accidentelle – comme le fragment archéologique montre bien – et il présuppose un mouvement inverse par rapport au détail: le tout, in absentia, doit être reconstitué par abduction. À partir de cette distinction, est-ce que les découpages des œuvres de Picasso sont des détails ou des fragments?

Si on considère détail et fragment comme deux différentes stratégies où ce qui change est la relation entre la partie et le tout, on voit que Picasso utilise dans le même temps la stratégie du détail et celle du fragment, en achevant un résultat final bien complexe puisque les morceaux qu’il a découpés sont installés dans un système sémiotique différent de celui d’origine (le tout de départ).

En regardant de plus prés cette œuvre nous voyons que la logique du détail est strictement liée à celle du fragment : le bout de journal est en effet détail par rapport au texte d’origine – notamment le journal d’où il est découpé (puisque la coupure n’est pas du tout accidentelle) – en revanche il a le statut du fragment par rapport au texte de destination, c’est-à-dire l’énoncé visuel composé par Picasso. La relation avec le tout est en effet in absentia, il faut la recomposer par abduction.

Toutefois il ne s’agit pas d’un fragment dans le sens étymologique du terme, sa forme n’est pas accidentelle. Ce n’est pas le résultat d’une rupture, mais d’une action réalisée par un sujet dont on garde les marques énonciatives. Par là, on peut dire alors que le collage met en discours une esthétique du fragment qui passe par une stratégie détaillante.

4. L’esthétique cubiste à travers le fragment

Ence qui concerne la relation entre collage et habitus culturel du début du XXe siècle, les considérations avancées jusqu’ici permettent d’ébaucher une réponse, bien que partielle.

Note de bas de page 10 :

Cfr. R. Rosenblum, “Picasso and The Typography of Cubism” in Picasso in Retrospect, Praeger Publishers, New York-Washington 1973, pp. 49-75; P. Leighten, Re-Ordering the Univers. Picasso and the Anarchism, 1987-1914, Princeton Un. Press, Princeton 1989.

Je présenterai ici une problématique très large sans avoir l’espace de l’approfondir, mais la logique fragmentaire sous-jacente aux bouts des journaux nous permet d’aborder la question d’un point de vue inversé par rapport au paradigme qui entend les œuvres d’art comme un reflet des transformations sociales, paradigme dans lequel se posent aussi certaines critiques du cubisme10. Si les morceaux de journal ou les étiquettes publicitaires sont envisagées en tant que fragment, en impliquant par là une opération d’abduction pour reconstituer le tout, alors le tout est déjà compris – au moins virtuellement – dans l’énoncé visuel. La relation entre la partie et le tout est – en ce cas – de non-conjonction, relation qui présuppose une conjonction préalable (où le fragment était encore uni à la totalité). On peut donc reconnaître un mouvement tensif entre le fragment qui est dans la chaîne du procès, ou bien dans l’énoncé visuel, et le tout qui est convoqué par présupposition logique, la part allant ainsi  inscrire une tension par rapport au tout.

Note de bas de page 11 :

 Cfr. A. Beyaert-Geslin, « La typographie dans le collage cubiste » in L’écriture entre support et surface, I. Klock-Fontanille et M. Arabyan (eds.), L’Harmattan, Paris 2005, p. 137.

Dans ce mouvement la temporalité aussi est à son tour impliquée. Notamment, la présence d’un fragment de journal convoque une double temporalité : celle du système d’origine, le journal, qui est inscrit dans un flux historique, une continuité événementielle et qui fait référence à une date spécifique du calendrier et celle de l’énoncé visuel. L’écart énonciatif est remarquable puisqu’il y a « une rupture déictique où l’ici-maintenant intègre un alors-ailleurs »11.

Note de bas de page 12 :

 P. Picasso, Verre et bouteille de Suze, Paris, automne 1912, papiers collés, gouache et fusain, 64,5x50 cm, Washington University Gallery of Art, St. Louis, D.-R. 523.
L’œuvre est visible à cette adresse: http://www.metaphorical.org/poetics/page10.html

Note de bas de page 13 :

 P. Picasso, Nature morte avec fruits, verre et journal, Avignon, été 1914, huile et sable sur toile, 34,5x42cm, D.-R. 781, Coll. David Lloyd Kreeger, Washington, D.C. L’œuvre est visible à cette adresse: http://forums.france2.fr/france2/livres/decouverte-incroyable-picasso-sujet_4795_13.htm

A la dernière question posée, c’est-à-dire dans quelle mesure le travail réalisé sur les fragments d’écriture contribue à mettre au point le système esthétique de Picasso, nous avons peut-être déjà en partie répondu. Pourtant, deux œuvres Verre et Bouteille de Suze, 191212 et Nature morte avec fruits, verre et journal, 191413 thématisent une esthétique du fragment et peuvent contribuer à dénouer une telle problématique.

Cette seconde œuvre est particulièrementimportante puisqu’elle nous propose une réflexion à propos du “visible” et du “lisible”. Deplus, bien que cette composition soit successiveau premier collage, les fragments d’écriture sont peints et non collés sur la surface.

Note de bas de page 14 :

 Cfr. M. Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Fata Morgana, Montpellier 1973.

Les lettres alphabétiques peuvent êtres lues mais elles demandent aussi à être vues : les mots que Michel Foucault consacre au calligramme sont bien déterminants, surtout là où il nous dit que le calligramme est traversé par une double possibilité de signification, puisqu’il met en discours un double regard, l’un pour le texte – adressé au « lecteur » – et l’autre pour l’image – adresséeau « voyeur »14.

Note de bas de page 15 :

 Cfr. R. Barthes, L’obvie et l’obtus. Essai critiques III, Seuil, Paris 1982, pp. 144 et 200.

Dans les œuvres cubistes de Picasso, les lettres ne se recomposent jamais en figure (comme dans le calligramme) mais elles ouvrent au caractère illisible, donc visuel, de l’écriture. À ce propos, les mots de R. Barthes sont marquants : « pour que l’écriture soit manifestée dans sa vérité (et non dans son instrumentalité) il faut qu’elle soit illisible », ou encore : « rien ne sépare l’écriture de la peinture: toutes deux sont faites du même tissu »15.

Écriture et peinture partagent le même tissu ou bien, prennent forme à partir d’un même continuum qui est découpé par deux différentes formes sémiotiques. De plus, dans cette œuvre, chaque fragment d’écriture est disposé sur un plan volumétrique différent en soulignant l’effet de décomposition formel obtenu par les facettes peintes. Picasso opère donc sur l’écriture un découpage semblable à celui accompli sur la peinture.

J’ajoute une petite considération à propos du pointillisme. On voit bien qu’il y a une stricte continuité entre cette écriture qui est mimée et la couleur pointilliste. Le grain chromatique – qui engendre les facettes – est identique au grain chromatique qui mime l’écriture.

Note de bas de page 16 :

 R. Krauss prend en considération un tel aspect du pointillisme des œuvres de Picasso dans son livre The Picasso Papers, Thames & Hudson, London 1998 et bien que l’auteur ne parle pas d’une opération méta-théorique, elle pose la question de la valeur « réflexive » de la couleur « pointilliste » cubiste.

Note de bas de page 17 :

 Cfr. L. Marin, De la représentation, Daniel Arasse et alii (eds.) 1994.

 La singulière mise en discours du pointillisme est, elle aussi, remarquable : il y a des petits points de la même couleur qui, à différence du “vrai” pointillisme, ne visent pas à obtenir un effet sur la rétine. On peut supposer donc que ces petits points signifient la couleur, en réalisant une opération d’ordre méta-théorique16. Ou bien, si l’effet visuel du pointillisme s’appuie sur la décomposition du spectre chromatique en petits points, on a iciune décomposition monochromatique qui ne peut obtenir aucun effet sur la rétine, mais qui est fonctionnelle à nous « présenter »17 la couleur. On peut émettre la même considération à propos de l’écriture qui est représentée par des petits points illisibles qui nient la fonction communicative de l’écriture même. Ainsi n’est mise en discours que la dimension plastique sous-tendueà la représentation graphique de la langue. L’écriture devient donc un lieu de réflexion théorique qui enquête sur les marges de croisement entre les deux systèmes sémiotiques engagés par le tableau.

Je reviens maintenant à Verre et Bouteille de Suze, 1912 qui thématise clairement le fragment. Au niveau figuratif on reconnaît : une bouteille avec son étiquette, où on lit “SUZE apéritif à la gentiane”, un verre, une table (l’ovale bleu) et des morceaux de journal qui entourent la table, éparpillés d’une façon qui voudrait paraître chaotique tandis que les autres en bas et à gauche encadrent la composition. Si on regarde ces bouts de journal de très près on voit qu’ils sont découpés en suivant exactement les colonnes de l’écrit. Une analyse de la distribution des formes et des ombres nous permet de reconnaître une construction visuelle plutôt complexe, car le tableau impose en même temps un regard orienté vers le bas, et un point de vue frontal par rapport au sujet observateur. La saisie perpendiculaire est activée par les bouts de journal qui entourent la table bleue et par la table même et à cet égard se révèlent notablement marquantes les ombres entre les morceaux de journal tout autour de la table.  Le verre et la bouteille bougent, eux, tout autrement, à la verticale : l’ombre à la base du verre, une virgule, contribue à donner profondeur, mais aussi la partie en fusain sur le verre et les deux morceaux noirs qui entourent la bouteille accomplissent la fonction d’ombres portées.

En fonction d’un différent traitement visuel des fragments de journal, sont activés en même temps un point de vue perpendiculaire et un point de vue frontal. C’est à partir d’une vision vers le bas que l’œuvre se pose horizontalement par rapport au sujet observateur, en engageant la position qui – en vertu d’une convention culturelle – est propre à la page écrite. Tandis que le point de vue frontalimplique une position verticale de la composition, qui est propre à la peinture.

Note de bas de page 18 :

 Cfr. W. Benjamin, “Malerei und Graphik” in Gesammelte Schriften, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main 1972. Pour un commentaire de l’essai de Benjamin, cfr. Y. A. Bois, “Présentation” a Walter Benjamin, “Peinture et graphisme” et “De la peinture ou le signe et la marque”, La part de l’œil, n.6, pp. 10-12.

Note de bas de page 19 :

 L’auteur fait référence à l’horizontalité du « flatbed », c’est-à-dire de la planche du typographe.

Note de bas de page 20 :

 L. Steinberg se penche surtout sur les œuvres de R. Rauschenberg, bien qu’il considère que le début du modernisme a eu lieu déjà avec le Cubisme.

Note de bas de page 21 :

 Cfr. M. Schapiro, Words, Scripts and Pictures: Semiotics of Visual Language, Braziller Inc., New York 1996.

Un dispositif pareil est bien remarquable en ce sens qu’il met en cause la distinction culturellement prévue entre peinture et écriture. Opposition qui a été prise en charge pour la première fois par Walter Benjamin dans son essai « Malerei und Graphik »18, où le philosophe trace une distinction entre écriture et peinture à partir de ces deux axes – horizontal et vertical – qui signent une différenciation proxémique et conventionnelle par rapport au corps du sujet observateur. Cette opposition a été reprise cinquante années plus tard par Leo Steinberg – dans son Other Criteria (1972). Il souligne un tournant moderniste véhiculé par des œuvres qu’il propose de nommer « flatbed19 picture plane » où l’horizontalité de l’écriture est engagée par la peinture20. Revenant aux papiers journal de Picasso – et dans le cadre d’une réflexion sur les implications énonciatives des fragments d’écriture – il faut souligner qu’on n’est pas à même d’établir la dominance d’un axe sur l’autre, car les deux dimensions coexistent et se trouvent en tension réciproque. Mais surtout, des bouts de journal semblables contribuent – selon leur rapport à l’architecture visuelle de l’œuvre – à activer un point de vue vertical et un point de vue horizontal, en mettant par là en cause une telle distinction. À cette tension entre deux axes il faut ajouter la pluralité de directions engagée par les chaînes alphabétiques, multiplicité de point de vue qui engendre plusieurs sujets observateurs. L’écriture en effet, à cause de sa directionalité, prévoit elle aussi un regard, donc un point de vue, comme nous l’a bien montré Meyer Schapiro21.

De plus, dans certaines parties de l’œuvre, la succession des caractères alphabétiques produit un effet de texture, en ouvrant à une dimension haptique, tactile. Par exemple les caractères situés dans le verre paraissent mimer la réfraction que subit la lumière en pénétrant un liquide. Une pareille multiplication de l’instance de l’énonciation, où un sujet observateur est obligé de déplacer son point de vue en maintes directions à la fois, nous amène à comparer, bien qu’en brièvement, ce traitement de la subjectivité à la pratique du collage, notamment à la reproductibilité qui y est sous-tendue.

Si en regardant le collage dans son ensemble, on peut souligner, en vertu des bouts de journal « déjà faits », un mouvement d’automation, qui efface – aumoins idéalement – l’instance du sujet énonciateur présupposé, en regardant ces œuvres de plus prés on peut remarquer une démarche opposée, où la subjectivité éclate dans une pluralité de marques énonciatives qui ne permettent pas de recomposer un regard unique.

Ces considérations nous permettent de répondre, au moins en partie, à la dernière question posée au début, c’est-à-dire dans quelle mesure le travail réalisé sur les fragments d’écriture contribue-t-il à mettre au point le système esthétique de Picasso ? À mon avis on peut reconnaître deux ordres de réponses, tous deux inspirées par les ébauches d’analyses proposées. Bref, d’un côté on est entraîné à considérer les fragments en tant que lieux de réflexion théorique : et c’est, bien sûr, surtout par le sondage de la valeur plastique de l’écriture que Picasso éclaircit les continuités avec la peinture.

D’autre part, avec Verre et Bouteille de Suze nous avons vu une thématisation de la dimension fragmentaire. Ou mieux, on peut dire que la totalité du journal y est déniée, puisqu’elle est convoquée par les fragments mais en même temps niée par le montage des bouts qui réalisent un effet chaotique et par lesquels les marques énonciatives se multiplient. Voilà alors que l’esthétique fragmentaire de Picasso -une esthétique qui passe par une stratégie détaillante comme on l’a dit auparavant- est soumise à un processus réflexif, puisqu’une telle stratégie est mise en discours et en même temps présentée par une démarche intransitive.

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