Sémiotique et culture : l’objectivation et la participation

Ahmed Kharbouch

Faculté des Lettres, Oujda

https://doi.org/10.25965/as.1843

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : autonomie, hétéronomie, holisme, identité, individualisme, objectivation, participation

Auteurs cités : Roland BARTHES, Émile BENVENISTE, Abdelkader Bezzazi, Pierre Boudon, Jean-Claude COQUET, Émile DURKHEIM, Michel FOUCAULT, Sigmund FREUD, Algirdas J. GREIMAS, Claude Hagège, Stuart Hall, Claude LÉVI-STRAUSS, Bronisøaw Malinowski, Marcel MAUSS, Maurice MERLEAU-PONTY, Louis-Marie Morfeaux, Georges Mounin, Hendrik Josephus Pos, Luis PRIETO, Alfred Reginald Radcliffe-Brown, Joëlle Réthoré, Paul RICOEUR, Max Weber

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Texte intégral

Précisions préliminaires

En tant que sémioticien marocain, nous voulons dans cet exposé assez bref et qui, par conséquent, ne fait pas justice au sujet traité, convier le lecteur à réfléchir à la question suivante : que peut apporter la sémiotique à l’intelligibilité des cultures en général et à celle de la culture marocaine en particulier ? A ce sujet, il n’est pas inutile de rappeler que certains vont même jusqu’à critiquer le fait d’adopter la perspective sémiotique pour aborder la culture marocaine ou d’autres cultures non occidentales, dans la mesure où, pour eux, la sémiotique, tout comme les autres sciences de l’homme, relève de ce qu’ils appellent la « science occidentale », c’est-à-dire du savoir honni de l’ancien colonisateur et de l’actuel dominateur « impérialiste ».

Note de bas de page 1 :

 Voir la traduction française assez récente d’un ensemble de ses articles sous le titre significatif Identités et Cultures. Politiques des Cultural Studies, Paris, Editions Amsterdam, 2008.

Outre le fait que le savoir est universel et que toutes les civilisations ont pu y contribuer, nous pensons que la sémiotique permet une approche plus sereine et moins politisée de la culture en général et d’une culture non occidentale en particulier comme fait signifiant et significatif. C’est en cela que la sémiotique est différente de ce courant de pensée anglo-américain appelé « Cultural Studies » développées principalement, depuis les années soixante, par l’Anglais, d’origine jamaïcaine, Stuart Hall1. En effet, si la sémiotique se conçoit avant tout comme « théorie de la signification » ou comme « théorie du langage », c’est-à-dire adoptant la perspective de la production et de la saisie du sens dans les différentes pratiques sociales, les « Cultural Studies », elles, visent essentiellement à rendre compte des rapports de pouvoir dans la sphère culturelle. En cela, il nous semble que les travaux de Stuart Hall et de ses épigones à travers le monde ressemblent, par plusieurs aspects, à ceux de Michel Foucault. Mais, en plus, ils mettent en avant l’idée que l’analyse des relations qu’entretiennent dans une société, ce que Hall appelle la « politique de la représentation » et « la politique de la signification », doit déboucher, dans un ordre d’idées militant, sur la volonté de transformer les dynamiques du pouvoir que la représentation et la signification impliquent. Cela suppose, en fin de compte, que le chercheur interviendra politiquement dans le champ social.

Note de bas de page 2 :

 Algirdas Julien Greimas, « Entretien », Langue française, 61, Paris, Larousse, 1984, p.127.

La sémiotique, elle, n’a pas tant d’ambition et, si elle se conçoit comme une école de lucidité, dont « l’enjeu idéologique est de mener à une responsabilisation »2, elle se voit surtout comme une interrogation incessante portant sur la manière dont la société se met en scène et projette ses fondements idéologiques dans les pratiques signifiantes dont ses membres sont les agents conscients ou inconscients.

1. Significatif ou signifiant ?

Dans cet ordre d’idées et en deçà de toute intention militante, la question pertinente que nous devons nous poser, tant il est vrai que l’enjeu fondamental de tout savoir est, selon un mot judicieux de Claude Lévi-Strauss, de poser « les vraies questions », est donc : que peut apporter la sémiotique (ou la sémiologie, le nom importe peu à un certain niveau) à l’étude des phénomènes culturels ? Quels éléments en son sein constitueraient un gain supplémentaire d’intelligibilité par rapport aux études sociologiques ou historiques, par exemple ?

Une première réponse est que la sémiotique comme théorie de la signification essaie, par rapport à la sociologie ou à l’histoire, de circonscrire et d’identifier les fondements des phénomènes culturels d’abord et avant tout comme faits signifiants, et non seulement comme significatifs, dans le cadre d’une organisation systématique plus ou moins perceptible clairement par le participant ou l’observateur.

Note de bas de page 3 :

 Georges Mounin, Introduction à la sémiologie, Paris, Minuit, 1970, pp.11-15.

Note de bas de page 4 :

 Pour Mounin, l’entreprise sémiotique de Roland Barthes doit être comprise comme une sorte de « psychanalyse sociologique » (Ibid, p.197). Le jugement que porte Greimas sur cette « aventure sémiologique » (Barthes) n’est pas loin de celui de Mounin : « l’analyse sémiologique, d’inspiration connotative » cherchait « ses fondements : soit dans une certaine forme de psychologie – et l’on voit alors la sémiotique-objet (…) devenir le ‘signifiant’ pour le psychanalyste, soit dans une certaine sociologie – et l’on a vu alors la sémiologie devenir la justification, après coup, d’une théorie des idéologies » (Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 377).

Nous devons marquer ici une pause pour revenir sur la portée des termes « signifiant » et « significatif ». Comme on le sait, dans les années soixante et soixante-dix, dans le champ de la sémiologie, un débat a eu lieu entre, disons pour faire vite, les tenants d’une visée théorique à la manière de Luis Prieto et de Georges Mounin d’un côté et ceux qui adoptaient les conceptions de Roland Barthes, de l’autre. Georges Mounin a essayé de les différencier3 en parlant de deux « sémiologies » : à côté d’une « sémiologie de la communication » qui étudie les faits signifiants, c’est-à-dire ceux qui se présentent à nous comme des signes avec un aspect signifiant (= qui signifie quelque chose) et une face signifiée (= le quelque chose qui est signifié), il y a, selon lui, une « sémiologie de la signification », moins rigoureuse et plus impressionniste, qui ne s’intéresse aux faits humains qu’en tant qu’ils sont significatifs, c’est-à-dire que lorsqu’ils constituent pour le chercheur des sortes de symptômes ou d’indices d’un soubassement idéologique latent ou inconscient4.

Note de bas de page 5 :

 Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, pp. 9-10.

Note de bas de page 6 :

 Georges Mounin, op.cit., p.199 et sv.

Note de bas de page 7 :

 Claude Lévi-Strauss, De près et de loin (entretiens avec D. Eribon), Paris, Odile Jakob, 1988 (1990), p.228.

Note de bas de page 8 :

 Georges Mounin, Introduction à la sémiologie, idem, p.14.

Nous croyons cependant que cette distinction est stérile et n’a pas lieu d’être. En effet, en tant que théorie de la « signification », la sémiotique (ou sémiologie) se doit de prendre en considération aussi bien les faits « signifiants » renvoyant à une instance d’énonciation que les faits « significatifs » impliquant une instance de réception. De ce point de vue, on dira que la « sémiologie de la communication » s’intéresse à la production de la signification et, dans ce cas, le point pertinent est de savoir comment se constitue le signe ou, plus généralement, l’ensemble signifiant dans le procès de communication reliant un individu à un autre individu ou le groupe social à l’individu. Quant à la « sémiologie de la signification », on peut dire qu’elle met l’accent sur l’interprétation des signes ou des ensembles signifiants qui ne sont ainsi retenus que parce qu’ils sont « significatifs » pour l’instance de réception, ce qui suppose un jugement de valeur ou disons une « évaluation » sur l’importance du statut sémiotique du phénomène étudié. Ainsi en va-t-il de Roland Barthes qui, au seuil de l’analyse textuelle de Sarrasine de Balzac, estime qu’il faut d’abord établir un critère de l’évaluation des textes.5 De même, Claude Lévi-Strauss, autre tenant de la « sémiologie de la signification » selon Georges Mounin6, estime que s’il voulait faire l’analyse d’un texte, il choisirait « un poème de Baudelaire, non les paroles d’un chansonnier »7. Mais à y bien réfléchir, la « sémiologie de la communication » procède elle aussi à un semblable choix évaluatif en ne retenant que les phénomènes supposés régis par une « intention de communication » renvoyant à un « code » permettant la compréhension8.

Note de bas de page 9 :

 Sur la distinction entre « reconnu » et « compris », voir Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale II, Paris, Gallimard, 1974, pp.64-65.

Note de bas de page 10 :

 Ce concept, à nos yeux fondamental pour toute étude de la sémiosis « en acte », a été forgé par Jean-Claude Coquet, l’un des sémioticiens les plus inventifs des vingt dernières années, en généralisant la notion d’ « instance de discours » due à Emile Benveniste (La Quête du sens. Le langage en action, Paris, P.U.F., 1997, p.86 et note 1).

En fait, le procès de « signification » englobe les deux aspects de la production et de l’interprétation du sens que Georges Mounin et d’autres ont essayé de séparer artificiellement, et le sémioticien a parfaitement le droit sinon l’obligation de faire le va-et-vient entre les deux aspects de la sémiosis quand il étudie des données culturelles. Cependant, nous devons quand même tenir compte du fait que si les phénomènes culturels sont reconnus par les participants ou les observateurs, ils ne sont pas toujours compris par eux9. Autrement dit, s’ils sont « significatifs » et sollicitent un effort interprétatif, on ne voit pas comment ils sont « signifiants », c’est-à-dire qu’on n’arrive pas à déterminer la nature et le statut de leurs « instances énonçantes »10.

2. Visée cognitive ou visée phénoménologique ?

Il faut savoir aussi que vis-à-vis des phénomènes culturels, conçus comme « signifiants » ou comme « significatifs », le sémioticien ne peut pas ignorer qu’il lui est loisible de faire au départ le choix entre deux attitudes épistémologiquement différentes. En effet, le chercheur peut, dans son approche des activités culturelles d’une société, faire sienne l’une des deux visées suivantes :

Note de bas de page 11 :

 Notons quand même qu’à l’origine, chez Emile Durkheim, la notion de « représentation collective » ne renvoie pas seulement à la dimension cognitive ; elle subsume aussi les domaines de l’action et du sentir. En effet, voici comment la présente l’illustre sociologue : Les représentations collectives « consistent en des manières d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu, et qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel [elles] s’imposent à lui ». Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Quadrige / P.U.F., 1987 (1937), p.5.

  • d’abord, la plus usitée, celle d’un observateur externe, que nous appellerons, pour faire court, «visée cognitive». Elle privilégie en effet le rapport cognitif, le savoir sur le monde ou le contenu de pensée que véhicule le fait étudié en le considérant comme lieu de sédimentation des «représentations collectives» (Emile Durkheim)11;

  • ou, celle, réglée sur la position, pourrait-on dire, du participant de l’intérieur à la pratique culturelle. Cette visée, nous la qualifierons de «phénoménologique», car elle saisit le phénomène culturel tel qu’il apparaît à la conscience des membres de la société comme la manifestation d’un rapport au monde, mettant ainsi l’accent non pas sur le savoir sur le monde mais sur l’être dans le monde, plus ou moins « compris » par les participants.

Même si le premier point de vue vise l’objectivité, chère à toutes les sciences sociales et humaines - et il est, par conséquent le plus adopté-, la «visée phénoménologique» a la priorité sur lui, car il nous semble impossible de mettre entre parenthèses l’expérience du monde propre à une société, dans la mesure où elle précède toute pensée sur le monde et est le sens ultime de l’être de telle ou telle société.

Note de bas de page 12 :

 Cité par Jean Claude Coquet, Phusis et Logos. Une phénoménologie du langage, Paris, P.U.V., 2007, p.21.

Note de bas de page 13 :

 Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 2001, pp.149-150

Note de bas de page 14 :

 Paul Ricoeur, Temps et récit, Tome I, Paris, Seuil, 1983, p.93

Notons que la distinction que nous opérons n’a rien de bien original et qu’elle a déjà été mise en avant par des auteurs tels que Hendrik Josephus Pos, Maurice Merleau-Ponty ou encore Paul Ricoeur. En effet, s’intéressant au champ d’étude de la linguistique, Pos souhaite qu’on n’y rabat pas l’observation opérée à distance par le linguiste sur l’activité du sujet parlant qui « énonce sa réalité vécue, sans l’observer en spectateur »12. De son côté, Maurice Merleau-Ponty13 critique la visée objectivante de l’anthropologie culturelle en rappelant que si l’analyse structurale dégage «des systèmes sociaux une infrastructure formelle (…), une pensée inconsciente, une anticipation de l’esprit humain», il ne faut pas oublier cependant que «les opérations logiques surprenantes qu’atteste la structure formelle des sociétés» sont «de quelque manière accomplies par les populations qui vivent ces systèmes…». Pour lui, il doit donc nécessairement «exister une sorte d’équivalent vécu [de ces systèmes ou structures], que l’anthropologue doit rechercher ». Quant à Paul Ricoeur, il soutient avec force, en parlant justement des « médiations symboliques » que toute culture offre à l’action humaine, qu’ « on ne saurait confondre le texte de l’action avec le texte qu’écrit l’ethnologue – avec le texte ethnographique, lequel est écrit dans des catégories, avec des concepts, sous des principes nomologiques qui sont l’apport propre de la science elle-même et qui, par conséquent, ne peuvent être confondus avec les catégories sous lesquelles une culture se comprend elle-même ».14

Note de bas de page 15 :

 Claude Lévi-Strauss, De près et de loin (entretiens avec D. Eribon), idem, p. 215.

Note de bas de page 16 :

 Jean Claude Coquet, Phusis et Logos. Une phénoménologie du langage, idem, p. 42.

L’objectivation ou la mise à distance des phénomènes culturels est impliquée par le site de l’observateur, car « pour observer, il faut être en dehors ». Il ne s’agit pas là cependant comme le laissent entendre certaines critiques de la science anthropologique occidentale, de « la suprématie de l’observateur » mais de la « suprématie de l’observation ».Il ne faut pas oublier néanmoins que « l’éloignement entre le sujet et l’objet » n’est qu’un « aspect » de la connaissance, dans la mesure où, « dans un second temps, on tâchera de les faire se rejoindre »15. En effet, on peut dire qu’en matière de phénomènes culturels, « la tâche la plus propre de l’anthropologue est peut-être le raccordement de l’analyse objective au vécu »16. Notons qu’aussi bien l’ethnologue que le philosophe restent quand même assez discrets sur la manière d’accomplir ce raccordement qu’ils souhaitent se réaliser dans l’approche de la culture.

Note de bas de page 17 :

 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1996 (1973), p.16.

Note de bas de page 18 :

 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux Idem, p. 15.

Nous pensons pour notre part que ce raccordement s’effectuera si l’on n’oublie pas que « les faits sociaux (…) sont vécus par des hommes et cette conscience subjective, autant que leurs caractères objectifs, est une forme de leur réalité »17. Cette mise en garde ne sera prise en considération par le sémioticien que s’il adopte l’impératif dicté par deux des fondateurs de l’anthropologie culturelle, Marcel Mauss et Bronisøaw Malinowski, qui préconisaient cette position formulable à la manière d’un slogan par Claude Lévi-Strauss : « contre le théoricien, l’observateur doit toujours avoir le dernier mot ; et contre l’observateur l’indigène ». De cette manière se trouve mise en place, toujours selon les mots de Claude Lévi-Strauss, une science « bien en chair » qui pense que, en matière des faits culturels, « corps, âme, société, tout se mêle »18.

3. Holisme ou individualisme ?

Note de bas de page 19 :

 Pierre Boudon, Y a-t-il encore une sociologie ?, Paris, Odile Jakob, 2003, pp.68-72.

Note de bas de page 20 :

 Louis-Marie Morfeaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 1980 (1990), pp.70-71

Note de bas de page 21 :

 Pierre Boudon, Y a-t-il encore une sociologie ?, idem, p.72.

Note de bas de page 22 :

 Cité par Claude Lévi-Strauss (Anthropologie structurale, Plon, 1958 (1974), p. 351). Celui-ci défend néanmoins la « notion de culture » comme fondamentale pour l’ethnologue et le sociologue : « Nous appelons culture tout ensemble ethnographique qui, du point de vue de l’enquête, présente, par rapport à d’autres, des écarts significatifs » (pp. 351-352. Nous soulignons). En effet, c’est l’observateur qui en fin de compte décide où finit une culture et où commence une autre…

Note de bas de page 23 :

 Pierre Boudon, Y a-t-il encore une sociologie ? idem., p. 72 et pp. 68-69.

Il nous semble aussi que la distinction entre « objectivation » et « participation » est homologable avec une autre distinction faite dans un autre domaine d’études des faits culturels, la sociologie, par Pierre Boudon entre ce qu’il appelle le « holisme sociologique » et l’ « individualisme méthodologique ».19 La première attitude correspond au « culturalisme », développé depuis le début du XXeme siècle par les ethnologues et les sociologues américains, et elle consiste à « découvrir les caractéristiques d’une culture par l’étude de ses manifestations à travers les individus et de ses influences sur leur comportement »20. En effet, il s’agit d’« un programme explicatif » qui veut que les comportements individuels au sein d’une société « aient leurs causes dans des forces sociales, culturelles, psychologiques ou biologiques »21. Notons qu’en réaction à cette attitude holiste, certains anthropologues américains, tels Alfred Reginald Radcliffe-Brown, en sont venus à nier l’existence même de la « culture » qui ne serait qu’une « abstraction ».22 Quant à l’« individualisme méthodologique », qui trouve ses origines dans les travaux de Max Weber, il table, lui, pour mener ses explications des faits sociaux, sur l’acteur social et ses « raisons ». Un comportement a un « sens pour l’acteur » qui n’est autre que « la cause » du dit comportement et « l’observateur peut retrouver le sens de cette action tel qu’il apparaît à l’acteur ». La notion de « sens » peut être « traduite par la notion plus simple de raisons : (…) l’acteur a des raisons de faire ce qu’il fait ou de croire ce qu’il croit ». Ainsi, même « les actions qui comportent une dimension affective ne sont pas pour autant dépourvues de sens, [c’est-à-dire] de raisons »23.

Note de bas de page 24 :

 Jean Claude Coquet, Phusis et Logos. Une phénoménologie du langage, idem, p. 65 et ss.

Note de bas de page 25 :

 Cette dénomination sert à Emile Benveniste (op. cit., p.52) pour caractériser la zone sociale où un système sémiotique « s’impose et doit être reconnu ou obéi ».

Ces distinctions du sociologue rappellent les distinctions de base que fait le sémioticien Jean Claude Coquet entre les dimensions sémantiques de l’« autonomie » et de l’« hétéronomie »24. En effet, l’agent collectif ou individuel d’une activité culturelle constitue, au moment du déroulement de ladite activité, une « instance énonçante », à savoir un centre de référence pour elle, qui énonce une certaine identité saisissable aussi bien par lui-même en tant que participant que par un observateur au « regard éloigné » (Claude Lévi-Strauss). C’est, pensons-nous, cette identité énoncée, au croisement des deux dimensions dégagées par le sémioticien, qui constitue le « sens » ou les « raisons » dont parle le sociologue et que l’acteur social manifeste volontairement ou non, consciemment ou non. Prenons, pour situer les idées, un exemple du contexte culturel marocain. Devant quelqu’un qui énonce : « ka yaklunî yaddî ; rhâdî n’chadd laflouss (mes mains me démangent ; je vais recevoir de l’argent) », l’observateur, tablant sur la distanciation objectivante, aura tendance à parler de « croyances superstitieuses » et essayera de leur trouver une origine dans, par exemple, un certain « inconscient collectif » ou dans des « survivances de pratiques magiques », etc. Mais si nous réduisons notre visée objectivante pour nous mettre au diapason de l’agent participant à cette énonciation et au contexte culturel où elle peut être énoncée (son « domaine de validité »25), nous pouvons constater que l’instance énonçante met en scène une identité présente et coextensive à son dire comme résultat de la manifestation dans le corps de forces non localisables qui régissent le monde et subordonnent les hommes. Peu importe que l’acteur se reprend ensuite et se moque de sa « superstition » : il a quand même, dans le présent de son discours, fait état de l’expérience de l’ « inquiétante étrangeté » dont parlait Sigmund Freud.

4. Exemple d’analyse : activité rituelle ou plaisir de chanter ensemble ?

Note de bas de page 26 :

 Algirdas Julien Greimas, « Entretien », idem, p.121

Note de bas de page 27 :

 Jean Claude Coquet, Phusis et Logos. Une phénoménologie du langage, idem, p.83 et ss.

Cependant, il ne faut pas croire que l’ensemble de la culture se réduit à la manifestation de forces transcendantes, c’est-à-dire que son centre de référence, son instance énonçante, en tant que « totalité des discours que la société tient sur elle-même »26, est toujours un tiers transcendant, une « absence de personne »27. Nous voudrions montrer maintenant, sur l’exemple de la danse chantée du « Sseff » (Maroc oriental), qu’une activité culturelle même stéréotypée est le lieu de la manifestation, autrement dit de l’énonciation, d’une identité qui fait place à l’affectivité et à l’autonomie. Mais, pour percevoir cela en tant qu’instance de réception, il faut procéder au raccordement, souhaité par Maurice Merleau-Ponty et Claude Lévi-Strauss, de l’objectivation à la participation.

Note de bas de page 28 :

 Abdelkader Bezzazi et Joëlle Réthoré (eds), Chants de femmes de l’orient marocain, Publications de la faculté des lettres d’Oujda, 2002. Il s’agit d’un recueil de « chants de femmes » publié par la faculté des lettres d’Oujda en 2002 et qui a été confectionné, dans le cadre d’une « action intégrée », par une équipe d’enseignants et de doctorants des universités d’Oujda et de Perpignan.

La danse chantée du « Sseff » est une danse pratiquée seulement par les femmes dans l’Oriental marocain (Berkane, Oujda, …). Voici comment la présentent des informateurs cultivés28 :

Le genre du SSef (…) désigne une mise en place particulière de l’espace. Les femmes, au nombre de trois ou quatre par rangée, se font face. Dans chacune des deux rangées, une femme au moins [joue] du Bendir [tambourin]. Celle que l’on appelle la « semeuse » est la seule apte à proférer un distique [on doit comprendre, celle qui a le droit de commencer et de relancer le chant]; elle le reprend, s’il n’a pas été bien retenu par les autres femmes, après avoir soulevé délicatement son Bendir et tout en avançant légèrement le pied pour donner le temps aux autres femmes de l’accompagner dans une danse très lente faite de mouvements du corps vers l’avant. Parallèlement, les femmes de la seconde rangée font un mouvement de danse tout aussi lent mais en reculant ; toutes reviennent, ensuite, à leur point de départ. La semeuse profère la totalité du distique, reprise en partie seulement par les femmes de la rangée qui lui fait face, de telle sorte qu’à tour de rôle, les deux rangées chantent chacune une partie du distique jusqu’à ce que la semeuse en profère un autre.

Note de bas de page 29 :

 Ibid, p. 13.

Note de bas de page 30 :

 Ahmed Kharbouch : « Rite, communion et communication. Remarques sur le statut sémiotique de la danse chantée du Ssef (Maroc oriental) », Actes du colloque sur les chants des femmes : de la production à la réception, Publications de la Faculté des Lettres d’Oujda, pp. 92-94. Sur la Toile : EC - Rivista dell'Associazione Italiana Studi Semiotici, www.ec-aiss.it.

Note de bas de page 31 :

 Abdelkader Bezzazi et Joëlle Réthoré (eds), Chants de femmes de l’orient marocain, idem., p.12.

Note de bas de page 32 :

 Algirdas Julien Greimas, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976, p.209.

D’après cette description, cette danse chantée constitue un ensemble signifiant syncrétique qui prend la forme d’un programme ayant un début et une fin. C’est une suite d’énonciations verbales (chanter) et non-verbales (proxémique : situation et mouvement dans l’espace et kinésqiue : gestes). Notons que même si les deux rangées (sseff) de femmes se font face, ce n’est pas pour mimer l’affrontement mais la complémentarité : l’expression utilisée par les chanteuses, selon nos informateurs, pour rendre compte de cette coopération est « nellecbu » qu’ils rendent par « nous jouons = nous nous divertissons, nous nous amusons ensemble »29. Nous reviendrons sur cette donnée mais pour le moment, observons comment, si nous adoptons le point de vue de l’objectivation, nous verrons, dans le déroulement de la danse chantée du Sseff, la réalisation d’une structure rituelle stéréotypée30: le rôle de l’officiant est rempli par la femme dite « zzarca » (« semeuse ») ou encore « fqiha » (« celle qui sait » ; la racine trilitère FQH renvoie, en arabe marocain, à la connaissance des subtilités rituelles de la religion). En effet, la « semeuse » « sait jouer du bendir et, surtout, dispose d’un répertoire considérable de chants »31. Par rapport à cette femme qui remplit donc la fonction rituelle d’ « officiant », les autres femmes assument celle de « communiants ». Cependant, et c’est notable, les protagonistes de cette danse chantée n’ont pas conscience de participer à la célébration d’un rite. Ce fait rappelle ce qui se passe avec le conte ethnolittéraire où « le narrateur ‘ignore’ lui-même ce qu’il raconte ».32 Les protagonistes (les femmes chanteuses) sont en quelque sorte dépossédés de la signification ultime des actions dont ils sont l’origine. Seule la force transcendante (un « ça ») qui les traverse, pour ainsi dire, détient les sens et les raisons, pour parler comme le sociologue, de ces activités verbales et somatiques. Nous avons affaire non à un « nous dansons et nous chantons » mais à un « ça danse et ça chante », tout comme pour le conte, non à un « je raconte » mais à un « ça raconte ». Situation d’aliénation que nous pouvons gloser de cette façon, en recourant à la quantification : le « ça » est tout et le « nous » n’est rien.

Note de bas de page 33 :

 Cette attitude est représentée emblématiquement par la phonologie qui, selon Lévi-Strauss, n’est devenue une science que parce qu’elle « passe de l’étude des phénomènes linguistiques conscients à celle de leur infrastructure inconsciente » (idem., p.46).

Notons en passant que la postulation d’une entité inconsciente comme origine des effets de sens que seule l’instance de réception qu’est l’observateur peut percevoir est propre à l’approche structurale des phénomènes culturels. En effet, nous pensons qu’un des grands malentendus à propos de la notion de « structure » a été de n’y voir qu’un équivalent d’ « organisation » ou de « système », sans préciser qu’il s’agit d’une organisation ou d’un système inconscients. C’est ce trait qui permet à l’analyste d’atteindre, en étudiant les faits culturels, l’objectivité recherchée et de procéder à une modélisation permettant le calcul, dans la mesure où il travaille sur un substrat qui échappe aux interférences avec la pensée consciente des acteurs sociaux.33

Dans cette perspective objectivante, si l’on se pose le problème du statut sémiotique de l’origine des « énonciations » verbales et non-verbles qui constituent la danse chantée du Sseff comme ensemble signifiant, on dira que les individus singuliers, c’est-à-dire les femmes avec chacune une identité particulière, fusionnent, au moment du rite et après acceptation d’une relation contractuelle (« semons ensemble » et « jouons ensemble », se disent-elles les unes aux autres au seuil du commencement de la danse chantée), pour constituer un actant collectif de caractère fonctionnel, c’est-à-dire au faire stéréotypé et prévisible. Quel est l’agent de cette transformation du statut des femmes participant au rite ? On dira que c’est cette force de cohésion sociale qu’est la Tradition (a-tturâth, en arabe), c’est-à-dire une instance qui transcende les individus particuliers (le « holisme sociologique » dont parle Pierre Boudon) et qui constitue la véritable origine de la danse chantée (un tiers transcendant).

Note de bas de page 34 :

 Abdelkader Bezzazi et Joëlle Réthoré (eds), Chants de femmes de l’orient marocain, idem., p.15.

Note de bas de page 35 :

 Cité par Jean Claude Coquet, Phusis et logos., idem, p. 21.

Il faut bien dire cependant que ce n’est là qu’un aspect du fonctionnement sémiotique de cette danse chantée, et un point de vue privilégiant la participation doit venir corriger et nuancer cette première analyse objectivante. En effet, nous avons relevé plus haut comment les femmes présentent la danse chantée par un nellecbu et un nzercu, c'est-à-dire que l’instance énonçante des prédicats « jouer » et « semer » est un « nous » : « nous jouerons ensemble », « nous sèmerons ensemble ». Il s’agit d’un « nous » inclusif (en arabe marocain, l’indicateur de personne est contenu dans le suffixe adjoint à la forme verbale). Comment se constitue ce « nous » englobant toutes les chanteuses ? Ce n’est pas sur la base d’une force « holiste » impersonnelle dont l’action est inconsciente pour les protagonistes, mais plutôt en s’appuyant sur ce que nos informateurs dénomment justement le « plaisir de chanter ensemble »34. Avec le « nous », on quitte le domaine de l’hétéronomie et de l’instance énonçante impersonnelle vers le champ de l’autonomie mettant en avant un statut sémiotique « personnel » impliqué par la reconnaissance mutuelle entre les femmes chanteuses. On se trouve aussi en présence de la manifestation du substrat de la personne, le « corps propre », dans la mise en avant du « plaisir de chanter ensemble ». Certes, cette autonomie de l’instance énonçante de la danse chantée (le « nous ») prend appui pour s’établir sur les passions, qui est une force naturelle dont le lieu de manifestation est le corps, donc un tiers immanent et non transcendant. Cependant, nous ne rejoignons pas le domaine exclusif de l’hétéronomie, car force est de constater que les chanteuses, avec le procès de reconnaissance mutuelle comme préalable à l’inauguration de la danse chantée, se trouvent solidement installées dans le domaine égalitaire du dialogue. Nous avons ainsi une instanciation de cette « tendance vers l’entente » dont parle Hendrik Josephus Pos 35qui, dans un contexte de bienveillance, pousse les hommes les uns vers les autres. C’est, pensons-nous, cette communion entre les individus qui constitue le fondement phénoménologique de la cohésion sociale.

Note de bas de page 36 :

 Claude Hagège, « Les mots de la tribu », Le Nouvel Observateur, Hors série : « La quête des origines », décembre 1997, pp.72-73.

Sur le plan des instances énonçantes, on dira que dans la danse du Sseff, le tiers transcendant (la Société et la Tradition) prend appui sur le tiers immanent qui n’est autre, nous semble-t-il, que la faculté du « langage », inscrite dans la nature de l’homme, autrement dit dans ses gènes, et que Hagège définit fort justement comme une « aptitude obstinée au dialogue ». Un dialogue, précise le linguiste, qui ne se manifeste pas seulement dans les langues articulées mais aussi dans diverses activités socioculturelles : chasser ensemble, construire des habitations ensemble, et nous ajouterons : danser et chanter ensemble36.

Précisions finales

Note de bas de page 37 :

 Claude Lévi-Strauss, De près et de loin, op. cit., p.121 ; nous soulignons.

Note de bas de page 38 :

 Maurice Merleau-Ponty, Signes, idem, p. 211.

Concluons donc notre exposé par un appel à la prudence dans le traitement sémiotique des phénomènes culturels. En effet, personne ne peut nier l’importance des approches « objectivantes » mettant en avant des lois « holistes » ou des universaux, ainsi que l’intelligibilité qu’elles permettent d’apporter aux données culturelles. Cependant, il faut quand même se souvenir qu’une pratique sémiotique de caractère culturel comme une danse chantée ne peut pas être cantonnée, sans création d’artefacts, dans le statut d’un « objet scientifique » modélisable dans la mesure, où comme nous venons de le voir, elle a partie liée avec le monde sensible et avec le sentir. D’ailleurs, comme le rappelle Claude Lévi-Strauss, toute culture a un aspect affectif car « une société ne peut se maintenir si elle n’est pas attachée inconditionnellement à des valeurs, lesquelles, pour être inconditionnelles, doivent avoir un aspect sensible qui les protège du travail de sape de la raison »37. Pour ne pas voir qu’un seul aspect des choses, l’objectivation doit être complétée par la participation et même prendre appui sur elle, s’il est vrai, comme l’affirme Maurice Merleau-Ponty, que « l’expérience sensible » est le « ‘fondement de droit’ (…) pour toutes les constructions de la connaissance ».38