Jacques FONTANILLE & Alessandro ZINNA(dirs), Les objets au quotidien, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, coll. Nouveaux Actes Sémiotiques – Recueil, 2005

Marc Monjou

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Dans son article « L’objet et ses interfaces », A. Zinna parle à ce propos d’une « distinction sans différence ».

J. Fontanille et A. Zinna présentent dans ce recueil les Actes du deuxième colloque « Les Métiers de la sémiotique », organisé par le Centre de Recherches Sémiotiques les 28 et 29 mai 1999 à Limoges. L’ouvrage fait suite au volume dirigé par J. Fontanille et Guy Barrier, publié aux Pulim en 1999 sous le titre Les Métiers de la sémiotique (coll. Tekhnè – Sémiotique appliquée), où l’on percevait déjà un intérêt nouveau pour la sémiotique des objets. Le recueilcontribue donc à l’effort, consenti depuis quelques années par les sémioticiens, de s’enquérir d’un domaine d’investigation certes problématique, mais ô combien prometteur : celui des objets. Dans leur présentation introductive, J. Fontanille et A. Zinna rappellent fort justement le défi lancé par les objets aux sémioticiens « de terre ferme », très (trop ?) longtemps attachés aux seules sémiotiques linguistiques. Qui pourrait aujourd’hui nier en effet que l’objet « fait sens » ? Qui pourrait encore ne pas reconnaître que de droit, l’architecture, le mobilier, les vêtements, les aliments, les emballages, les décors, les outils, les interfaces, etc., ont leur place dans l’économie (enfin étendue) des questions sémiotiques ? Certes, pourra-t-on objecter, la classe (immense) désignée par « l’objet » de la sémiotique des objets est si étendue qu’elle peut sembler ruiner la pertinence même du projet1. De là, précisément, la nécessité de raffiner l’approche ; de là aussi l’importance pour le sémioticien d’évaluer ses méthodes de description ; de là, enfin, l’impératif de préciser la spécificité (et l’efficace) de la compétence sémiotique lorsqu’elle est confrontée à celle du technicien, du designer, du publicitaire, de l’ergonome. Or, tels sont justement les projets que poursuivent les auteurs dans leurs contributions au présent recueil, ce en dépit des divergences d’intérêts (tous n’étant pas situés sur la même échelle). Conformément à l’esprit qui a présidé aux deux colloques consacrés aux « métiers de la sémiotique », le lecteur – sémioticien ou non – trouvera donc dans Les Objets au quotidien des études à dominante théorique (Couégnas, Deni, Zinna, Fontanille), aussi bien que des études plus appliquées (parfois associées aux premières) – dans lesquelles l’approche sémiotique est exploitée (techniquement), comme un « outil de gestion » du sens des objets (Bertin, Dano, Tropea & Collantes-Ruiz). Là où les sémioticiens « pur sucre » s’attristeront peut-être de voir leur discipline détournée et réduite à la condition d’un pur instrument au service du design ou de la communication publicitaire, les autres se réjouiront sans doute devant le potentiel méthodologique qu’offrent les avancées de la sémiotique des objets.

L’article de F. Dano (p. 59-78) permet justement de saisir l’intérêt technique et méthodologique de l’approche sémiotique des objets. Maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille III, où elle enseigne le marketing, F. Dano fait ici le point sur les apports de la sémiotique en matière de développement marketing des produits (existants ou nouveaux) ; en « praticienne » capable de témoigner de l’efficacité (et des limites) des outils sémiotiques traditionnellement utilisés en marketing, elle cherche, par ailleurs, à ouvrir de nouvelles perspectives concernant l’apport des recherches croisées sémiotique-marketing. Sa contribution intéressera donc tout autant « l’homme de marketing » que le sémioticien curieux de savoir comment s’utilisent les concepts sémiotiques en dehors du champ clos des sciences du langage. Largement concerné par le sens, le langage et les valeurs des produits, le marketing ne peut qu’être sensible à l’approche sémiotique des objets – explique F. Dano – qui recense les compétences sémiotiques mobilisées en marketing depuis les années quatre-vingt. La première de ces compétences est évidemment l’expertise en matière d’axiologie ; à ce titre, la typologie des valeurs de consommation inaugurée par J.-M. Floch n’a plus à démontrer son utilité dans l’analyse marketing. Autre compétence reconnue : l’expertise en matière d’analyse de positionnement et d’identité (très utile pour l’étude des marques). D’après F. Dano, la reconnaissance de l’expertise sémiotique s’explique par la puissance des trois « outils » classiquement mobilisés en marketing : i) le parcours génératif de la signification (qui permet de comprendre comment le sens se construit dans l’offre) ; ii) le schéma narratif (qui permet d’appréhender l’entretien avec le consommateur comme un micro-récit supposant contrat / compétence / performance / sanction) ; enfin, iii) le carré sémiotique, outil (consacré) de l’analyse des valeurs. Mais à ce compte, pourquoi la sémiotique n’occupe-t-elle pas une place privilégiée au sein des études marketing ? F. Dano explique que si la sémiotique est volontiers mobilisée en recherche marketing ou en communication (publicité, discours des marques), son utilisation demeure marginale dans le cadre du développement et de la gestion marketing parce que la priorité est donnée aux études quantitatives, considérées – peut-être à tort… – comme moins risquées. Autre limite : la sémiotique apporte des résultats au niveau descriptif, mais ne donne pas de résultats à visée prédictive (question déjà débattue lors du premier colloque Les Métiers de la sémiotique). La marginalisation de la sémiotique dans les études marketing peut encore s’expliquer par un obstacle culturel : en effet, les études qualitatives sont traditionnellement confiées aux psychologues et/ou sociologues ; la sémiotique pâtirait donc aussi d’un défaut de (re)connaissance du côté des sociétés d’études. A titre de programme, F. Dano propose finalement de favoriser les approches pluridisciplinaires. Le lecteur aura par ailleurs l’occasion de mesurer l’intérêt, mais aussi les limites méthodologiques associées aux approches croisées, en découvrant la contribution de F. Montanari (Université de Bologne) qui tente d’appréhender l’objet téléphone portable en couplant les approches sémiotique, anthropologique et sociologique (p. 111-130). Notons que la question de l’interdisciplinarité est abordée dans la postface de J. Fontanille – texte sur lequel nous reviendrons plus loin.

Autre illustration de la pertinence de l’expertise sémiotique en matière de marketing : la contribution de F.C. Tropea et J. Collantes-Ruiz (p. 149-160), où les auteurs rendent compte d’une étude commandée au cabinet catalan Strategic par la marque d’eau minérale espagnole Vilardau. Là encore, le lecteur pourra vérifier (si besoin est) l’efficacité des outils que propose la sémiotique dite « classique » en matière d’axiologie, tant au niveau de l’analyse préalable qu’au niveau des décisions stratégiques touchant le positionnement de la marque. A partir d’une analyse des différentes valeurs qui organisent l’univers visuel des eaux minérales espagnoles, l’étude – qui intéressera le publicitaire et le graphiste autant que le sémioticien – aboutit à la construction de trois modèles : le modèle de la purification, le modèle énergétique et, enfin, le modèle de la fertilité (modèle alternatif retenu dans la stratégie de positionnement des eaux Viladrau).

Note de bas de page 2 :

 Sémiotique et communication, L’Harmattan, 1999 et L’Imaginaire de la table, L’Harmattan, 2004.

On doit corréler l’intérêt (démontré) de l’approche sémiotique pour les questions d’identité de marque ou de positionnement à l’une des thématiques dominant le volume : celle de l’innovation. J. Boutaud, Maître de Conférences à l’Université de Bourgogne2, présente à ce titre une analyse du processus d’innovation alimentaire défini comme processus de signification (p. 25-38). Le marché de la consommation alimentaire se caractérise en effet par une recherche permanente du nouveau. Or, précise l’auteur, « l’aliment se place toujours comme médiation complexe avec un environnement social, culturel et symbolique, qui met en question la relation de soi à l’objet et au monde, dans un rapport de détermination réciproque. A travers ses représentations, le sujet construit l’objet alimentaire ; mais comme forme globale de manifestation du sens, l’objet alimentaire n’en construit pas moins le sujet ». C’est pourquoi l’innovation porte toujours en elle un contrat identitaire entre la marque (« ça va changer ») et le sujet de la consommation (« ça va vous changer »). Ainsi la mise en scène de l’objet implique-t-elle la mise en scène de soi, et réciproquement. Le nouvel objet alimentaire convoque l’espace figuratif du goût, même si cet espace ne suffit pas à caractériser l’innovation, puisqu’à l’ordre de la représentation (la dimension figurative) doit correspondre en même temps l’ordre de l’interaction (la dimension discursive). En ce sens, soutient l’auteur, la sémiotique des aliments procède de la sémiotique des situations promue par E. Landowski. Pour J. Boutaud, le terme « innovation » doit être réservé à « l’apparition de produits (alimentaires) qui ne se limitent pas à la transformation d’une forme existante, mais qui créent un nouveau mode de relation avec le consommateur, sur un territoire d’utilisation non exploré jusqu’alors. […] L’innovation opère par manipulation du sujet, dont la compétence est soumise à un nouvel usage, quand la nouveauté vise d’abord la manipulation de l’objet sur la scène marchande. […] Peut faire figure d’innovation tout concept qui se démarque en opérant une révolution dans l’usage (mode de production, de consommation, de conservation) ». On peut par conséquent concevoir l’innovation comme « l’opération de transformation d’un usage à partir d’un produit nouveau ». De là la partition des valeurs du discours sur l’aliment, « entre néophobie et néophilie » (cf. l’axiologie des modes consommations proposée par l’auteur p. 29). Le cas des « alicaments » (qui mélangent les imaginaires médical et alimentaire) illustre parfaitement la thèse soutenue par J. Boutaud : un produit comme Actimel (Danone) dessine, par exemple, la construction identitaire du consommateur, ses modalités d’être et de faire, ses choix de vie orientés vers une forme de vie. On comprend alors pourquoi les alicaments représentent un fort potentiel axiologique, mercatique et économique. L’analyse sémiotique menée par J. Boutaud le conduit à affirmer qu’un produit comme Actimel mobilise moins la compétence du sujet (isotopie alimentaire traditionnelle) que sa performance (celle d’une prise rituelle appartenant à l’isotopie médicale). Telle est l’innovation (en l’occurrence) : le premier impératif est celui d’un geste (ordinairement prescrit par le médecin).

Note de bas de page 3 :

 Cf. Penser la stratégie dans le champ de la communication. Une approche sémiotique, NAS, Pulim, 2004.

Directeur du planning stratégique de l’agence Saatchi & Saatchi et Maître de Conférences associé à l’Université de Limoges (filière professionnelle), E. Bertin3 s’intéresse lui aussi aux processus d’innovation ainsi qu’aux phénomènes de rupture et de continuité dans les stratégies de marque. Il cherche ici (p. 13-24) à comprendre les enjeux de « l’innovation produit » ainsi que les contraintes auxquelles elle est forcée d’obéir : contraintes d’identité, d’abord (de la marque par rapport à elle-même) ; contraintes de positionnement, ensuite (de la marque par rapport aux marques concurrentes) ; contraintes liées encore à la réception du produit (la marque par rapport à ses consommateurs) ; contraintes liées, enfin, à l’innovation elle-même (la surprise, l’incertitude et le risque qui lui sont associés). Dans la droite lignée de J.-M. Floch, E. Bertin tente de montrer que la marque fonctionne comme un « potentiel » (un ensemble de « virtualités ») que les procès d’innovation se chargent d’actualiser. C’est pourquoi la marque doit être conçue non pas sur le modèle de l’identité figée et statique, mais d’une manière dynamique et générative qui rend possible et détermine l’innovation (« l’identité de marque n’est pas le maintien de l’identique, mais bien une capacité à rester soi-même dans le renouvellement », écrit E. Bertin). La contribution de l’auteur repose sur l’étude d’un cas concret : le café San Marco. Le lecteur découvrira comment l’approche sémiotique permet d’explorer le potentiel axiologique de l’identité de la marque. Par ailleurs, on notera l’effort déployé par E. Bertin pour combiner les outils traditionnels de l’analyse avec la sémiotique du sensible : l’auteur montre en effet que le problème de San Marco peut se réduire à un « dilemme sensoriel » : « comment concevoir une variante de San Marco moins forte ? Comment introduire de la douceur dans l’offre San Marco, tout en respectant les qualités sensibles propres à l’identité de la marque ? L’enjeu est donc le suivant : sortir du trop fort, sans tomber dans le pas assez fort, ou le trop doux. » E. Bertin propose ainsi d’utiliser les catégories de la sémiotique du sensible, qui permettent d’aborder des univers plus complexes que les univers traditionnellement abordés au moyen des outils de la sémiotique narrative. Le modèle axiologique complexe (p. 20) où l’auteur établit une cartographie des positions sensorielles témoigne donc des perspectives qu’offrent les avancées récentes de la sémiotique.

Note de bas de page 4 :

 Cette typologie (œcuménique) qui s’inspire des réflexions de Maine de Biran, Merleau-Ponty, Ricœur et Sherrington ne peut faire ici l’objet d’un exposé plus détaillé ; nous renvoyons le lecteur aux p. 50-52 de l’article.

Note de bas de page 5 :

 Pour l’explication de cette dénomination surprenante, cf. ibid.

Note de bas de page 6 :

 Nelly Giraud a soutenu en octobre 2004 une thèse de Doctorat consacrée au design des micro-ordinateurs (sous la dir. de J. Fontanille).

Cet effort pour réhabiliter une dimension sensible trop longtemps négligée par l’approche narrative anime plus encore la contribution que soumettent ici N. Couégnas et M.-P. Halary à propos des objets innovants (p. 39-58). « L’objet expliquent ces deux membres du CeReS se donne avant tout comme expérience perceptive » ; à ce compte, il devient impératif d’appréhender l’objet non pas seulement comme une pure figure stabilisée, mais surtout et d’abord comme le produit de l’activité de perception d’un sujet. Contrairement aux articles présentés plus haut, l’étude de N. Couégnas et M.-P. Halary propose l’esquisse d’une réflexion théorique sur le potentiel de la sémiotique dite tensive ; le lecteur y trouvera i) une définition sémiotique de l’innovation dont découle une distinction sommaire entre les grands types de changements sociaux et ii) un principe d’articulation du sensible issu d’une réflexion sur le rôle du corps dans les pratiques signifiantes. Notons que tout au long de l’article, les propositions théoriques des auteurs sont ponctuées d’illustrations empruntées au design de Marc Sadler. Pour les auteurs, la logique sémiotique de l’innovation (l’une des formes particulières du changement) obéit à une double contrainte : contrainte de rupture ou de démarcation d’abord, contrainte de continuité ou de segmentation ensuite (avec coexistence des deux états). Partant, eu égard au parti pris « sensible » déjà mentionné, N. Couégnas et M.-P. Halary proposent une définition tensive des formes du changement qui s’exprime (naturellement) par un rapport intensité / étendue, « où le paramètre de l’intensité correspond à la force de rupture des transformations, et où le paramètre de l’étendue correspond au lien temporel entre l’ancien système et le nouveau ». De là le modèle tensif du changement, où l’on a : i) l’innovation : changement intense (démarcation indiscutable) qui s’inscrit dans la durée ; ii) la révolution : pure démarcation sans conservation ; iiil’évolution : où le changement est vécu comme une transformation progressive de l’état antérieur (conservé), la démarcation perdant de son intensité ; iv) la variation : forme la plus faible du changement ; vla répétition (position zéro sur le schéma tensif), marquant l’absence totale d’étendue et d’intensité. Telle est donc la situation sémiotique du changement. Qu’en est-il désormais des objets ? C’est là encore la tensivité qui guide les auteurs dans leur tentative de rendre compte de la dimension perceptive à l’œuvre dans les pratiques signifiantes que sont les pratiques d’objets de design. Or, à l’évidence question sur laquelle J. Fontanille et A. Zinna insistent dans leur présentation introductive , ce projet doit passer par une réflexion sur le support sensible des pratiques : le corps en mouvement. En effet, précisent les auteurs, « l’objet n’est pas simplement situé dans un espace objectif et doté de propriétés intrinsèques [et objectives]. Il s’inscrit avant tout dans l’espace subjectif et corporel du sujet : il ne prend son sens et son véritable contenu perceptif que dans l’interaction avec le sujet : l’objet est toujours saisi par un sujet posé comme un corps en mouvement ». N. Couégnas et M.-P. Halary livrent ici l’esquisse d’une typologie des espaces perceptifs (où chaque type figure un espace centré autour d’un corps), typologie propre à articuler les rapports entre le corps et les objets4 : il’espace de la portance : il désigne l’espace comme support du mouvement, i.e. le milieu où la résistance continue du monde est inférieure à l’effort continûment produit sur ce monde ; l’espace est alors dit avoir une « capacité de portance » (comme dans l’espace de la danse, du sport, bref, du déploiement) ; iil’espace de la précurrence : il est perçu par les sens à distance (c’est l’espace de l’anticipation, de la prédation, du projet) ; iiil’espace de la non-précurrence : il s’agit là de l’espace du contact direct (tactile ou gustatif), car le toucher me révèle une partie de mon enveloppe corporelle, en même temps que je prends conscience d’un sujet qui n’est pas moi (l’objet) ; ivl’espace du corps-propre5 : il correspond à l’expérience de la passivité qui accule le sujet dans un espace irréductiblement propre. L’article s’achève sur un examen de quelques objets conçus par le designer Marc Sadler, à la lumière des types précédemment exposés. Par exemple, les « sliders » ou « savonnettes » de Sadler (prothèses de genoux destinées aux motards) font gagner le motard en portance… Ainsi, sans discréditer les concepts de la sémiotique narrative qui conservent notamment leur efficacité dans l’analyse fonctionnelle des objets, on peut désormais attester de la pertinence de la sémiotique du continu pour appréhender l’univers des objets. C’est du reste dans cet esprit que le lecteur pourra découvrir l’étude de N. Giraud6 dédiée à l’iMac lancé par Apple en 1998 (p. 97-110).

Note de bas de page 7 :

 Les curieux peuvent encore aujourd’hui consulter le catalogue en ligne : www.philippe-starck.com (« Good goods »).

Maître de Conférences à l’Université de Limoges, F. Parouty-David nous invite à considérer (p. 131-147) l’une des récentes innovations qui ont marqué le domaine de la vente par correspondance : le catalogue de La Redoute, confié (à grand frais) à Philippe Starck en 1998 et intitulé « Good goods. Des non-objets pour des non-consommateurs ». Le corpus7 qui sert de base à l’étude se compose donc des images et des textes composés par le designer lui-même. F. Parouty-David se livre ainsi à l’analyse de la rhétorique starckienne du non-objet, qui caractérise le positionnement d’un catalogue promettant la négation de l’objet dans un contexte d’objet éminemment commercial. Au moyen des catégories plastiques greimassiennes, l’auteur procède à l’analyse minutieuse des données topologiques, chromatiques et eidétiques du catalogue. i) Concernant d’abord la mise en espace, F. Parouty-David note bien que Starck impose une non-mise-en-scène des objets, qui sont simplement juxtaposés (sur les modes de l’exposition et de l’accessibilité). ii) Le chromatisme est lui aussi tout négatif : « les produits sont a-chromatiques, explique l’auteur, et le choix des non-couleurs s’oppose à l’univers bariolé et multicolore de l’objet trivial (l’objet courant de consommation) ». iii) Quant à l’eidétique, elle se construit là aussi négativement, pour les formes comme pour les matières : le label « NC » institué par Starck (No creation / No chemical) garantit un non-design (une non-forme) aussi bien qu’une non-matière, c’est-à-dire l’inscription d’une forme traditionnelle héritée des anciens et éprouvée par eux dans une matière héritée de la tradition (au point qu’elle en est devenue « nature »). Ainsi les trois catégories (topologique, chromatique et eidétique) concourent-elles à la construction d’une esthétique cohérente et inédite qui donne dans le même temps l’occasion à une réflexion sur la relation sujet/objet. F. Parouty-David montre qu’en ce sens, l’esthétique des « Good goods » de Starck construit « les valences objectales d’un nouvel objet » (l’objet écologique qui se trouve être un non-objet !) ; mais elle construit aussi (simultanément) « les valences subjectales pour le consommateur idéal » des « Good goods ». En effet, note F. Parouty-David, le corollaire du non-objet est le non-consommateur (c’est-à-dire le consommateur éclairé, résistant, lucide et responsable), par quoi Starck entend instituer une nouvelle forme de vie (soumise à la ratification d’un nouveau contrat). Le lecteur découvrira (p. 138) les positions qui permettent à F. Parouty-David de dégager une typologie de la consommation distinguant ile non-consommateur, qui adhère au système de la consommation tout en se livrant à une activité critique ; iile  consommateur impulsif, qui adhère simplement à un système de consommation imposé et iiil’ascète, qui refuse catégoriquement  le système (et dont la critique bloque l’achat). F. Parouty-David produit pour finir une analyse du programme sous-jacent au discours mythique qui ouvre le catalogue, analyse qui intéressera autant le sémioticien rompu à l’analyse des récits que le publicitaire ou le designer.

Note de bas de page 8 :

 Il s’agit de la version remaniée de sa thèse de Doctorat : Per una semiotica degli oggetti : la dimensione fattitiva, sous la direction d’Umberto Eco. M. Deni a aussi dirigé en 2002 le n° 91/92 de la revue Versus intitulé La Semiotica degli oggetti (Bompiani).

Oggetti in azione. Semiotica degli oggetti : della teoria all’analisi, publié par M. Deni en 2002 (Franco Angeli), est la première somme consacrée à la sémiotique des objets8. L’auteur expose ici (p. 79-96) l’essentiel de sa réflexion à propos de l’un des concepts cardinaux de la sémiotique des objets : le concept de factitivité. Pour M. Deni, la théorie modale de Greimas (et plus précisément la modalité factitive définie comme « un faire cognitif qui cherche à provoquer un faire somatique ») se présente comme un instrument solide, capable d’apporter à la sémiotique des objets la systématicité et la rigueur qui lui manquent. Or, on doit distinguer plusieurs niveaux de factitivité des objets : i) à un premier niveau, les objets agissent comme des (sujets) manipulateurs ; en d’autres termes, les objets peuvent devenir des sujets de faire potentiels, grâce à leur capacité de faire-faire ; le sociologue Bruno Latour s’est attaché à montrer comment les objets assument des processus de délégation, qui transfèrent une injonction morale ou sociale à un objet à travers une réification. L’objet est, en effet, le résultat d’une stratégie énonciative complexe : le rôle de manipulateurs que jouent les objets d’usage modifie, sur le plan modal, leur statut actantiel : « ils passent d’objets sémiotiques à sujets sémiotiques », écrit l’auteur ; ii) à un second niveau, les objets structurent les processus d’action du sujet utilisateur ; iii) à un troisième niveau, les objets créent le contexte dans la relation qu’ils entretiennent avec les autres objets (c’est la dimension dite interobjective par laquelle les objets construisent les éléments de la « scène ») ; iv) à un quatrième niveau, les objets modifient les relations intersubjectives (J.-M. Floch l’a montré à propos de l’ameublement des bureaux). Le problème est que par leur caractère factitif et parfois performatif, les objets construisent un « usager modèle » (Eco 1979 : Lector in fabula) qu’ils dirigent vers des séquences d’action. Or, la distorsion entre l’usager réel et l’usager modèle peut engendrer des problèmes de lecture ou d’interprétation. On parle alors non plus d’objets fonctionnels, mais d’objets dysfonctionnels qui, à cause de défauts « opératoires » ou « communicatifs », ne fonctionnent pas d’une manière adéquate. M. Deni note cependant que la question de la stricte fonction échappe à la sémiotique : c’est l’organisation de l’interface (c’est-à-dire du point d’intervention) qui constitue le problème sémiotique central. La sémiotique des objets se confronte donc à un problème éminemment herméneutique : M. Deni précise en effet que « les interfaces organisent la fonctionnalité communicative d’un objet en déterminant sa fonctionnalité opératoire. La raison de la dysfonctionnalité d’un objet peut dépendre du conflit qui se crée entre la fonctionnalité communicative et la fonctionnalité opératoire ». En ce sens, évaluer la factitivité d’un objet (tâche qui revient au sémioticien), c’est identifier les traits qui le rendent efficace sur le plan communicatif dans l’expression de sa propre virtualité opératoire. Nous renvoyons le lecteur à la seconde partie de l’article où M. Deni développe trois exemples (la brosse à dents, le rasoir et les objets dans les trains) pour mettre en lumière le caractère opératoire des concepts premièrement établis.

Note de bas de page 9 :

 Cf. (entre autres publications) : Décrire, produire, comparer et projeter. La sémiotique face aux nouveaux objets de sens, Nouveaux Actes Sémiotiques, nos 79-80-81, Pulim, 2002 ; Le Interfacce degli oggetti di scrittura. Teoria del linguaggio e ipertesti, Meltemi, 2004.

Les recherches de M. Deni s’inspirent ici des propositions (déjà fameuses) formulées par A. Zinna9 dans « L’objet et ses interfaces (p. 161-192). Cet article important dont nous ne présenterons ici que quelques aspects jette les bases nécessaires à la construction d’une théorie sémiotique des objets, indissociable, selon l’auteur, de toute sémiotique des cultures. L’objet, écrit A. Zinna, est « le résultat de la rencontre entre une vision culturelle de la fonction pratique et/ou esthétique par rapport à l’état de développement technologique qui permet sa réalisation dans une matière et dans une forme donnée ». Actuellement, on doit distinguer entre deux approches en sémiotique des objets : i) la première approche (proposée par U. Eco dans son Kant et l’ornithorynque) est la théorie dite des prothèses (substitutives, intrusives ou extensives) ; ii) la seconde approche est la théorie méréologique et configurative des objets. Or, même si elle présente un intérêt pour le sémioticien, la théorie des prothèses présente aussi un certain nombre de limites : d’abord, parce qu’elle est d’ordre typologique, elle ne peut proposer de véritable outil d’analyse ; elle est par ailleurs difficilement utilisable pour décrire les objets qui ne sont pas en liaison directe avec le corps (comme les robots, les machines-outils). L’intérêt de l’approche méréologique est tout autre : en généralisant le concept greimassien de configuration (Du sens II), on peut considérer les objets comme des interfaces orientées vers l’usager et/ou vers d’autres objets. Ainsi A. Zinna distingue-t-il entre deux parties principales des objets d’usage : l’interface-sujet (l’ensemble des points de contact entre l’objet et son usager) et l’interface-objet (ensemble des points de contact entre l’objet et les autres objets du monde auxquels sa fonction le destine). Cette distinction constitue aussi un principe de classement des objets selon le type d’interface dominante qui organise leur configuration ; on peut alors identifier a/ une dominante objet-objet (pour les objets à valeur inter-objectuelle ou méta-objectuelle) ; b/ une dominante sujet-objet (qui couvre la majorité des objets quotidiens), avec une partie dirigée vers les autres objets, l’autre partie étant dédiée à l’utilisateur ; c/ une dominante sujet-sujet (absence totale de médiation). Pour les objets à dominante sujet-objet, note A. Zinna ; tout le problème réside dans l’organisation topologique de la surface dédiée au « contact ». Tous les dispositifs topologiques (qu’ils soient en deux ou trois dimensions) présentent un point d’intervention, défini par « les parties prévues et réalisées sur la surface de l’objet en vue de l’interaction », autrement dit par « l’interface ». Rejoignant sur ce point le propos de M. Deni, l’auteur identifie ici les différents problèmes liés à la communication de l’interface : comment, par exemple, l’interface communique-t-elle la fonction de l’objet ? Comment l’objet indique-t-il de lui-même à son usager le point d’intervention ? Comment définit-il encore le mode d’intervention ? Autant de processus que le sémioticien peut prendre à charge. Aussi devient-il nécessaire de promouvoir de nouveaux instruments de description en sémiotique des objets conclut l’auteur, d’autant plus que la demande sociale en matière d’expertise se fait de plus en plus pressante (pour l’analyse des valeurs intrinsèques des objets, les valeurs communicatives, le discours de l’usage, le discours de la compréhension, de l’usage et de l’éducation à l’usage, pour la cohérence des interfaces, etc.).

Note de bas de page 10 :

 Ce texte de J. Fontanille est récent (2004) ; il paraîtra (dans sa version complète) dans Denis Bertrand (dir.) : Transversalité du sens, Actes du colloque de Saint-Denis, Paris, Presses universitaires de Vincennes.

Pour finir, J. Fontanille remarque dans sa postface10 que la sémiotique des objets peut difficilement se cantonner dans les limites du seul objet ; de fait, on observe des débordements presque systématiques i) de l’objet aux pratiques (rituels de consommation, routines gestuelles, procédures techniques, conduites ; ii) de l’objet aux situations (interactions sociales, imaginaire de l’eau) ; iii) de l’objet aux formes de vie ou aux « styles » (styles de consommation, idéologies, esthétiques). Reste à savoir comment le sémioticien doit négocier cette apparente dépendance à l’égard de ces « portions du réel » qui semblent lui échapper au profit du sociologue, du psychologue, de l’ergonome, etc. Au fond, pour J. Fontanille, la question de l’interdisciplinarité est seconde ; peut-être même est-elle sans importance. Parce que pour le sémioticien, s’aventurer « hors champ », ce n’est pas se convertir en un autre (et perdre du coup toutes ses compétences), c’est simplement « découvrir un autre niveau de pertinence sémiotique ». Evidemment, il ne peut être question pour le sémioticien de prendre à charge la substance qui revient de droit au sociologue, au psychologue, etc. ; il s’agit (modestement) pour le sémioticien de saisir la schématisation des formes signifiantes construites par la réunion d’un plan de l’expression et d’un plan du contenu (de saisir des formes), quelle que soit l’étendue de la sémiotique-objet. J. Fontanille contribue donc ici à l’élaboration d’une hiérarchie et d’un parcours d’intégration des niveaux de pertinence sémiotique du plan de l’expression. L’auteur explique comment chacun des différents niveaux s’intègre de manière progressive et canonique : signes et figures (n1)s’intègrent dans des textes-énoncés (n2), lesquels s’intègrent dans des objets (n3), objets à leur tour intégrés dans des situations (n4),c’est-à-dire dans des pratiques ou des ajustements stratégiques, situations subsumées par des formes de vie (n5).