Visible, n°2, « Syncrétismes », Pulim, 2006, 318 pages (avec illustrations), numéro préparé Maria Giulia Dondero et Nanta Novello-Paglianti
Nathalie Roelens
Université d'Anvers
Université de Nimègue
Index
Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Mots-clés : architecture, écriture, Gesamtkunstwerk, hyéroglyphes, image, jardin, monogramme, nature, paysage, peinture, photographie, syncrétisme, synesthésie, texte
Auteurs cités : Groupe µ , Gaston BACHELARD, Pierluigi BASSO, Michel Butor, Lucia Corrain, Maria Giulia DONDERO, Francis ÉDELINE, Jacques FONTANILLE, Elisabetta Gigante, Jean-Marie KLINKENBERG, Patrizia Magli, Louis MARIN, Tiziana Migliore, François Parouty, Herman PARRET, Meyer SCHAPIRO, Fausto Testa, Jean Winand
Cette nouvelle livraison de la revue de sémiotique visuelle Visible est plus touffue que la première. Sous l’intitulé de « Syncrétismes », elle réunit en effet les résultats émanant de deux journées d’étude de l’Action concertée incitative Hétérogénéité du visuel, celle de Liège, consacrée à « L’écriture dans l’image », et celle de Bertinoro, consacrée à « L’espace du jardin ».
La définition de « syncrétismes » mise en exergue – « toute combinaison au sein d’un ensemble relativement homogène, de grandeurs appartenant à au moins deux ordres distincts » (p. 9) – est assez vague pour permettre une vaste palette de réflexions théoriques et d’applications. Cette définition se verra déclinée tout au long du volume selon que les « ordres » relèvent d’une distinction purement analytique, énonciative ou sensorielle.
L’hybridité texte-image ou, plus précisément, l’inclusion de l’écriture dans l’image est sans doute la configuration la plus évidente et la plus ancienne. C’est du moins ce que nous démontrent les articles émanant de la première journée d’étude. Le mérite général de celle-ci est le gain théorique des réflexions par rapport aux textes canoniques de sémiotique visuelle qui traitaient l’image de façon relativement autonome – Traité du signe visuel du Groupe µ (1992), Les Espaces subjectifs (1989) ou Sémiotique du visible (1995) de Jacques Fontanille, De la représentation de Louis Marin (1994) –, ainsi que l’actualisation et la sémiotisation des acquis d’ouvrages traitant des rapports entre texte et image, comme celui de Michel Butor, Les mots dans la peinture (1969), ou de Meyer Shapiro, Les mots et les images (1973). Les tenants et aboutissants de la sémiotique visuelle se voient remis sur le métier pour explorer ses frontières, ses limites, les effets de sens d’un syncrétisme iconique-scriptural. Ce qui frappe, c’est qu’une réelle narrativisation ou actantialisation sous-tend le métalangage adopté, engageant des actants humanisés – désaccord, conflit, tension polémique, affrontement, mise à l’épreuve, accord, cohabitation, symbiose, respect mutuel, coexistence pacifique, solidarité, fraternité, accouplement, chorégraphie commune, participation –, ou réifiés – conglomérat, devenir-image, tensions, hybridation, entrelacement, commensurabilité, juxtaposition, fusion, montage, fondu enchaîné, cohésion, redondance, raccords, sutures, harmonisation, syntonie, intégration, assimilation totale. Le regard de l’énonciataire est à son tour convié à un « parcours », à une « aspectualisation ». Mais la tension (conjonctive ou disjonctive) est également présente dans les rapports entre énoncé et énonciation, et, au sein de cette dernière, entre le lisible et le visible, le linéaire et le tabulaire, la proximité et la distance, la vision globale et la vision locale, bref les différentes saisies : soit l’un, soit l’autre, soit les deux ensemble. Les syncrétismes deviennent ainsi une réalité qui transcende la sémiotique objectale ou subjectale et envahit tous les moments de la sémiose, de la mise en image à la réception, et tous les plans de l’objet, le plan de l’expression et le plan du contenu. Un réel défi donc pour le sémioticien avide de circonscrire son objet et d’en épuiser les composants dans la pure description.
Comme le montre brillamment Maria Giulia Dondero, qui s’interroge sur l’œuvre du photographe François Marie Banier, le syncrétisme modifie le statut véridictoire de la photo comme genre d’image éminemment reproductible : « L’écriture calligraphique permet en effet de faire de cette œuvre-là l’unique tirage légitimé par l’énonciateur car signé par le geste corporel. » (p. 14) L’écriture devient par là une signature corporelle de l’énonciateur qui authentifie un unique tirage photographique. Cette réflexion générique s’enrichit de toutes sortes de considérations sur la disposition des écritures sur la surface des photographies : entrant en relation avec les formants figuratifs ou non, enregistrant le « faire » gestuel et sensori-moteur de l’auteur ou s’intégrant comme un élément du monde représenté, ou encore comme notation à déchiffrer, comme orientation du regard de l’observateur ou comme simple texture. Dondero est sensible aux différents effets de sens qu’on peut dégager d’une telle démarche : effet d’animation de l’image, effet-contour, effet-enveloppe des figures, effet-surface ou effet-profondeur, effet-prothèse discursive à la figuration. Elle insiste même sur la « tonicité du dire » (p. 27) dans certaines photos où l’écriture sature tout l’espace disponible. Le syncrétisme ne se limite donc pas à l’alliage photographie-écriture mais concerne jusqu’aux seuils de discrimination de l’image.
Francis Edeline considère pour sa part l’élaboration d’un monogramme comme une « opération intersémiotique par elle-même » (p. 35). Ce « conglomérat linguistico-visuel » (ibid.) s’avère en effet un objet manufacturé qui remet en cause l’exigence d’un langage visuel homogène et remotive à la fois le signifiant. Là aussi nous sommes confrontés à deux programmes de lecture différents : le code linguistique appelle une lecture linéaire et orientée, le code pictural une lecture non orientée. La verve taxinomique d’Edeline est sans limites. Son repérage de tous les monogrammes imaginables est impressionnant, des plus connus, comme celui de Dürer, à des illustres inconnus ; depuis les ambigrammes, lisibles indifféremment dans les deux sens jusqu’aux « pictoglyphes japonais » de Beardsley où la lisibilité sacrifie à l’extrême plasticité du monogramme, intégré fonctionnellement au dessin par exemple en tant que plis d’un tissu. Les deux initiales se conjuguent par juxtaposition, tangence, intersection, superposition, s’organisent par symétrie, partage d’éléments, séparation, déformation, etc. C’est dire l’inventivité du peintre une fois qu’il s’adonne à l’écriture. Souvent le monogramme reste inféodé à la forme, c’est-à-dire qu’il se manifeste par des lignes, rarement il s’aventure dans la couleur. C’est sans doute la raison pour laquelle le monogramme rompt avec l’illusion picturale car la présence de mots dénonce l’image en tant qu’image. Tantôt le monogramme reçoit une plage sémiotiquement délimitée, le cartouche, tantôt il est intégré stylistiquement à l’œuvre jusqu’à y être camouflé ou assimilé totalement. Chez Beardsley, « l’œuvre picturale a phagocyté le nom de son auteur » (p. 53). Aussi le monogramme tend-il soit vers l’indice, soit vers l’icône. Ces considérations, qui aboutissent à une conclusion un tant soit peu hardie qui voit dans cette signature compacte le souhait d’aboutir à « un véritable portrait spirituel de l’artiste » (p. 55), sont du plus grand intérêt pour la formulation des lois qui régissent code linguistique et conventions picturales.
Elisabetta Gigante, se posant la question de l’intégration de l’écriture dans la peinture à l’âge de la représentation, suit le chemin parcouru vers « l’autonomisation » de la peinture des fresques italiennes de la Renaissance (Le Pérugin, Pinturicchio et Luca Signorelli). Les fonction énoncives et énonciatives de l’écrit dans la peinture sont consciencieusement étudiées : l’écrit peut ainsi mimer le dialogue entre personnages ou apostropher le spectateur, proposant une lecture, voire une interprétation. Gigante, en bonne historienne de l’art, en arrive à une démonstration historique fort intéressante. On passe d’une tradition médiévale où l’iconographie avait une visée moralisatrice et où dès lors le syncrétisme de la parole et de l’image avait une « efficacité didactique » (p. 72) dans un contexte historique où « l’autorité des textes » (ibid.) était en outre indéniable, à la Renaissance « tendant à exclure tout élément qui pouvait attenter à la cohérence de l’espace perspectif » (p. 75). L’écriture est désormais soumise aux mêmes règles de perspective que l’ensemble. Chez Pinturicchio tout l’écrit passe même du côté du représenté. Autrement dit, l’écriture devient image d’une écriture dont la lisibilité est compromise (trop éloignée, divine) ou niée (opaque ou inventée). La suprématie de l’image sur l’écriture est au comble avec Signorelli dont les portraits d’écrivains brandissent des livres illisibles. Cette transparence de l’écran plastique va également de pair avec la disparition de l’adresse au spectateur. Le plan de l’énonciation s’efface et laisse émerger le seul plan de l’énoncé. À la conclusion de Gigante – « Nous pouvons y reconnaître, sinon une confiance illimitée dans le pouvoir évocateur et descriptif des images, du moins l’intention précise de ne parler qu’à travers la peinture » (p. 80) – nous aimerions ajouter que cette tendance marque historiquement la fin d’un syncrétisme irénique.
Les réflexions de Jean-Marie Klinkenberg brassent le domaine plus vaste de l’écriture comme objet sémiotique. C’est cet objet et non plus l’image qui véhicule un certain syncrétisme. Entre une conception stricte (l’écriture n’est qu’un substitut de l’oral) et une conception large (il faut résorber tout le sémiotique dans le concept d’écriture), Klinkenberg occupe une position médiane, insistant sur le caractère glossique de l’écriture et sur sa relative autonomie par rapport à l’oral. Nous avons à faire à des unités discrètes, combinables et ordonnées dans un espace perceptible. C’est cet aspect spatial, tabulaire, plus encore que son caractère visuel, qui nous ramène au syncrétisme, dont l’écriture Braille forme un exemple saillant. Le phonémographique et l’idéographique n’apparaissent par ailleurs jamais de manière pure, ce qui permet l’indexicalité par exemple dans les étiquettes ou légendes mais également l’iconicité du calligramme. La réflexion finale relève presque plus de la médiologie (comme étude des pratiques) que de la sémiotique : « L’hypertexte, c’est au fond la prise au sérieux de la tabularité du texte » (p. 106) et la couleur d’une écriture peut porter une valeur pragmatique, par exemple inviter à actionner un lien hypertextuel.
Tiziana Migliore revient à la non-linéarité de l’écriture dans les miroglyphes du miró, désigné jadis par Queneau comme « une langue qu’il faut apprendre à lire et dont il est possible de fabriquer un dictionnaire » (p. 109). Cette « langue proprement visuelle » (p. 110), que Juan Miró a créée au gré d’un travail sériel, a produit « des unités qui sont devenues signatures chacune grâce à son histoire » (ibid.). Des invariants comme le soleil, le sein, l’échelle se transforment ou sont mis à l’épreuve d’autres formants figuratifs mais engendrent également des images d’autres figures. Dans ses tableaux-poèmes, éminemment syncrétiques, par exemple Silence de 1968, Miró va jusqu’à donner des équivalences visuelles de phénomènes acoustiques et de rythmes de modulation de la voix.
François Parouty, avec sa belle analyse des Jardins de l’Imaginaire inaugurés en 1996 à Terrasson, annonce déjà la réflexion sur « L’espace du jardin ». Tout en appartenant encore à la première journée, elle ouvre une brèche vers la seconde. Les espaces topologique, verbal et sensoriel trouvent une cohésion dans le « texte » bien particulier que constituent ces jardins. Ce « texte » non seulement convoque toute une série de jardins utopiques et mythiques (jardin monastique, jardin coranique) mais est également proféré par le guide. Cette « architecture paysagée » (p.129) requiert dès lors une saisie d’ordre tensif, un programme narratif qui induit une quête. Mais ce feuilletage de mythes et de légendes, cet espace synesthésique et dialogique n’est pas de nature à brouiller l’accès à l’esthésie, à en croire Parouty, au contraire : « En somme plus l’énonciation est polymorphe, plus la saisie est monosémique, ce qui définirait le syncrétisme, du moins dans ses conséquences. » (p. 130) Ce texte a donc le mérite d’insister sur le rôle du destinataire dans la résolution des hétérogénéités.
Un ultime regard sur « L’écriture dans l’image » nous est offert par Jean Winand, spécialiste des hiéroglyphes. En Egypte ancienne, l’écriture dérive du figuratif, les statues s’habillent de texte « à la manière d’un ample manteau » (p. 143), à tel point que l’image sans texte constitue l’exception. Quoique de l’écriture monumentale à l’écriture cursive et au démotique on assiste à une stylisation, à une simplification du tracé, la dimension iconique n’est jamais complètement effacée, elle est réactivée si le besoin s’en fait sentir. Dans le hiéroglyphe, écriture et dessin sont deux entités largement commensurables : « Les hiéroglyphes sont des représentations figurées en miniature, de la même manière que les représentations figurées sont des hiéroglyphes géants. » (p. 144) Ecrire et dessiner recourent d’ailleurs au même mot. L’extrême plasticité de l’écriture, dextrogyre ou sinistrogyre, permet une solidarité très forte avec les figures jusqu’à la redondance ou à la surdétermination : « Le texte et l’image ne se contentent pas d’une simple cohabitation. Ils vivent le plus souvent en parfaite symbiose, se complétant de la plus riche des façons .» (p. 48) Ainsi le déterminatif, qui a pour fonction de compléter l’écrit, se voit-il mais ne se lit-il pas.
En passant aux articles émanant de la deuxième journée d’étude, celle sur « L’espace du jardin », la topologie arbitraire quadrangulaire de la page ou du tableau s’étend à une topologie inscrite dans un lieu naturel mais où l’artifice, sinon l’art, ne sont pas moins présents. Le regard du destinataire de l’image devient à son tour parcours du promeneur, expérience, vécu. Or, avant d’être un Gesamtkunstwerk qui mobilise les différents arts comme l’architecture, la sculpture, la musique et sollicite les différents sens, le syncrétisme s’opère d’emblée entre les catégories nature et culture, le jardin étant un paysage domestiqué, mais aussi, comme c’était le cas dans les premières journées, entre sujet et environnement. Ce texte organique n’en demande pas moins lecture et déchiffrage. D’une part donc, texte à lire, d’autre part, lieu d’expérience, de pratiques, de parcours esthétique, cognitif ou sensoriel, l’hétérogénéité de l’objet étant tributaire d’une hétérogénéité du vivant, pour apprivoisé qu’il soit.
Pier Luigi Basso nous emmène d’emblée dans une traversée sémiotique, sémantique, historique, existentielle (il forge le terme « domaine d’existence » sur celui de Fontanille « domaine d’expérience ») et surtout méthodologique du sujet. Le sens transcende selon lui « l’espace comme cartographie diagrammatique du valoir » (p. 166). Le sens n’émerge que dans un « espace vécu » (p. 166) opératoire ou affectif. Ainsi l’espace est-il pénétrable ou impénétrable, lisse ou strié, ouvert ou fermé. L’opératoire et l’affectif se résument par exemple dans l’espace confiné, restreint, qui opprime littéralement le sujet intentionnel : « Lo spazio angusto è, da un lato, uno spazio strategico mal tarato rispetto ai valori operabili mirati, dall’altro è uno spazio affettivo operante visto che esemplifica una ristrettezza dimensionale nella circolazione dei valori che viene analogizzato dalla spazio corporale interno interessato alla respirazione (affanno). » (p. 169) Se prévalant de la topophilie de Bachelard, empruntant le concept d’« espace louangé », Basso aurait pu tout aussi bien renvoyer à L’expérience émotionnelle de l’espace de Kaufmann (1987). Mais les références ne sont là que pour être dépassées dans une catégorisation qui n’a pas besoin d’antécédents. Il remarque à raison que la mémoire d’une rupture avec une sémiotique édénique semble peser sur toutes les pratiques anthropiques du jardin, qui renouent et veulent nous réconcilier avec cette recherche du paradis à peine sorties des murs de la maison. Mais la déduction qu’il en tire est bien plus intéressante que la constatation. Les efforts seront d’autant plus artificiels, à son sens, qu’on veut se rapprocher de la nature : « Il giardino è in fondo emblematico della condanna conoscitiva di edenica memoria : tanto più tendo ad avvicinarmi alla sua natura (e alla sue valenze costitutive) tanto più ho bisogno di renderlo fittivo, ossia di modellizzarlo in discorso, il che me lo restituisce al massimo come ‘naturalistico’. » (p. 175) Le champ sémantique du jardin comme architecture naturelle sera ensuite décliné dans toute la « bilateralité des déterminations » (entre l’usager et le jardin), la « latitude définitoire » et son « égalisation thématique » (la co-dépendance de la partie et du tout). A chaque fois, configuration, produit, discours, texte, argument seront passés au crible de ces trois catégories. La deuxième est la plus percutante, nous semble-t-il, car la « latitude définitoire » est fonction de toute une sédimentation de pratiques profanes, religieuses, artistiques, etc., qui donnent une extension définitoire telle au jardin qu’elle inclut non seulement l’hétérogénéité mais la contradiction : chaotique vs organisé, espace ouvert vs espace clos, vision d’ensemble vs élection de points de vue, microcosme connu vs ailleurs ou ermitage, accidentel vs rationnel (l’art topiaire), espace racheté du désert vs espace édifié, espace collectif vs espace privé, hortus qui offre ses fruits vsalsos aux fruits interdits, livre de la nature vs valeurs culturelles, paradis perdu vs jardin utopique idéal. Basso interroge pour finir le concept de cité-jardin. Les projets de cités-jardins d’Emilio Ambasz ont à la fois quelque chose de l’architecture végétale baroque et du jardin public né à l’époque de l’industrialisation. Ses jardins sont verticaux, envahissent le centre commercial ou la préfecture, enveloppent une façade. Bref, le jardinage est relié à l’architecture par un fondu enchaîné.
Lucia Corrain se penche, quant à elle, sur la mise en scène picturale du paradis terrestre, partant du préalable que l’art du jardin a souvent trouvé son inspiration dans la peinture. Les jardins « reproduisent » des tableaux de Poussin ou de Lorrain. Mais à leur tour ces peintres se sont inspirés des descriptions bibliques ou autres de l’Eden, avec son arsenal d’animaux et de végétaux, ses dimensions et ses limites, ses quatre fleuves. Ce sont les mappemondes qui représentent en premier le paradis terrestre l’intégrant géographiquement au globe terrestre pour ensuite l’en exclure. Partout le corps percevant est présupposé par l’image. Chez les frères Limbourg, le paradis entouré de murs médiévaux est articulé en séquence narrative se concluant par l’expulsion d’Adam et Eve. Chez Van der Goes, l’espace est plus étendu, se fondant dans le paysage. Chez Poussin, le paradis est inséré dans le cycle des saisons comme hypostase du printemps. À partir de l’Américain Thomas Cole, on focalise sur l’expulsion du paradis, sur l’entrée dans l’ombre de l’anti-paradis. Lorsqu’il est représenté sur le pavement d’une église, le paradis sera parcouru, et l’arbre de la tentation même allégrement piétiné par l’observateur. Cette étude est l’occasion de quelques observations très judicieuses, par exemple : le jardin devient paysage lorsque l’idée de l’infini s’incarne dans celle de l’horizon.
Francis Edeline, après ses monogrammes, fait sa réapparition avec une brève méditation sur le jardin médiateur de Jan Hamilton Finlay, qui, avec ses harpes éoliennes et ses poèmes flottants, apparaît au bout d’un chemin qui ne mène nulle part (en Ecosse) et fait déboucher la pensée sur l’inattendu, sur une spiritualité sans religiosité.
Le jardin comme « paysage du monde » est traité par Patrizia Magli, car elle interroge le jardin du lettré chinois qui ne s’embarrasse pas d’une tradition de lois perspectives comme en Occident. Aucune vue d’ensemble n’est proposée. Tout est mouvant, en perpétuel devenir. La dimension sensori-motrice de l’observateur de cette promenade esthétique est ici essentielle. C’est lui qui « fait paysage » (p. 238) à partir d’une quelconque portion de monde naturel. Magli parle encore de « syntaxe du regard » : « Il giardino è un sistema di istruzioni semiotiche nei confronti del visitatore » (p. 239). Ce jardin de lettré, calligraphe ou poète, est né de la parole pour retourner à la parole, une parole qui laisse rêveur : le Pavillon des Parfums lointains, etc. Magli se pose pourtant la question théorique de savoir comment l’évocation de l’évanescence est possible à travers la consistance matiériste d’un espace construit. C’est, semble-t-il, la dilution, l’effacement de la présence dans l’absence ou dans l’indétermination qui réalise cette gageure. Seuls l’entre-deux, les fissures, le vide interstitiel, voire le non-fini, l’œuvre à l’état d’ébauche peuvent évoquer l’infini. On en déduit que les syncrétismes seraient alors également envisageables avec des modalités in absentia, à peine suggérées. Le lointain mystérieux est imaginé derrière des montagnes artificielles ou des rochers-écrans. Il s’agit pour le promeneur, comme pour le sémioticien, non pas d’y trouver du sens, car l’Orient est le règne de l’exemption du sens comme disait Barthes, mais d’y trouver une « voie », le tao.
Herman Parret, fin amateur de jardins, dépayse non plus par le voyage en Orient mais par l’étendue diachronique de son corpus. Il passe d’Alberti à Smithson, du quattrocento au land art. Le more geometrico d’Alberti qui n’excluait pourtant pas la quête du bonheur cède la place dans le jardin contemporain – et les jardins de Chaumont, visités par Parret en seraient un parangon – au chaos, aux mauvaises herbes, à la matière informe et fractale de la nature, à la contingence, à la richesse du désordre : « Au lieu d’expulser le chaos, comme au temps de la Renaissance albertienne, on construit avec, comme on joue avec l’instabilité » (p.2 63)
Fausto Testa clôture le volume par sa très savante mais très appréciable analyse de la Villa d’Este à Tivoli. Incontestable Gesamtkunstwerk réalisé pour le cardinal Hippolyte d’Este, l’architecture côtoie la sculpture, la peinture (du moins en tant que répertoire de modèles), la musique (de l’eau) et l’organisme vivant, pour ne pas citer les cas d’hybridation. Les différents arts ayant un développement historique désynchronisé, « il giardino, come opera d’arte globale, costituisce il luogo elettivo di emergenza di tali eterogénéità e frizioni » (p.269). Or ce qui frappe ici, c’est l’apport de la Renaissance avec son géométrisme sans failles sur lequel se greffe le fantasmagorique théâtre de la désorientation maniériste, la perte du centre au 16ième siècle. Achevé en 1572, représenté dans une gravure de Dupérac à son tour commentée par un manuscrit anonyme, c’est d’abord et avant tout la victoire sur la nature hostile qui est louée dans ce jardin, ainsi que les références planimétriques aux modèles des Thermes impériaux romains. L’assujettissement des pentes à l’architecture en croix et à voie centrale, ainsi que le renvoi à l’archétype de Bramante pour le Belvédère, tout concourt à la victoire du canal optique qui guide le regard vers le centre de la façade de la résidence. La nature « vaincue par l’art » et soumise à une rigoureuse scansion « architectonique », étayée par un jeu de citations notoires, est offerte au plus intellectuel et abstrait des sens : la vue. Or le syncrétisme guette dès qu’on quitte cette voie royale centrale, dès qu’on dévie de cette pureté axiale « bramantesque ». L’ouïe, le tact sont sollicités au détour d’une allée secondaire, d’une errance dans les parties « sauvages » du parc. Cette friction entre deux géométries du voir aboutit à une « autentica decostruzione critica dei principi formali deputati nella tradizione rinascimentale, a presiedere la definizione progettuale del giardino » (p. 284). Des séquences de choix visuels, auditifs et tactiles s’offrent au visiteur dans son exploration semée de surprises sonores, de plaisanteries aqueuses. Le jardin inclut également toutes sortes d’allusions mythiques aux vertueux ancêtres légendaires d’Hippolyte sous forme de statues et de fontaines réalisant une séquence narrative élogieuse. Les syncrétismes se doublent pour l’occasion d’un syncrétisme entre origines païennes et foi chrétienne. La recherche du sens à la Villa d’Este est à ce prix.
Si la première partie du volume nous amène à étendre nos visées théoriques sur l’agencement d’une image comme plan de contenu ou plan de l’expression, espace énoncé ou énonçant au gré des frottements avec une modalité autre, en l’occurrence l’écriture, le jardin engage des réflexions plus historiques et artistiques (par exemple l’obsession de la rédemption édénique de la nature par l’œuvre de l’artefact) mais tout aussi riches en enseignements théoriques, surtout en ce qui concerne le spectateur aux prises avec un environnement dans lequel il baigne et qu’il ne peut plus mettre à distance. On invite dès lors quiconque s’intéresse à la sémiotique visuelle à découvrir ce stimulant numéro deux de la revue Visible.