Jean-Jacques Boutaud, Le sens gourmand. De la commensalité - du goût - des aliments. Jean-Paul Rocher éditeur, 2005
Françoise Parouty-David
La préface goûteuse de Pascal Picq offre le regard diachronique donc distancié de l’anthropologie qui instaure d’emblée « la table comme concentré du processus d’hominisation » ; il va non de la nécessité de la subsistance à celle de la pensée mais de la capacité à symboliser à celle de dresser la table où vont se donner de multiples représentations, où tout fait signe et à tous les niveaux, de la préparation à la consommation. Il pointe pour finir le danger lié à la pléthore actuelle de nourritures qui engloutissent la scène sociale de la table dans les spasmes du grignotage en solitaire.
Du goût des choses au goût des autres. De la cuisine des plats à la cuisine des signes, « de la saveur des aliments à la saveur du lien social » (p14) dès son avant-propos, J.J. Boutaud annonce que, pour sonder « le sens gourmand », il va franchir le pas dans trois directions :
- esthésique, en quête des sensations liées aux perceptions sensorielles et aux émotions gustatives ; - esthétique, à la recherche des relations mises en scène autour de la table dans leurs diverses formes ; - éthique, où se réalisent les valeurs, les codes, les normes qui inspirent les deux niveaux précédents.
Cette réflexion s’intègre donc au vaste champ de la communication du goût et sur le goût appliqué ici à un des modèles les plus riches de la vie sociale – quotidienne comme festive – où se donne à comprendre d’une part « la place de la communication dans notre expérience de mangeur », et d’autre part le « besoin de communiquer sur la nourriture et tout ce qui l’entoure » (p 13). L’auteur précise : le terme de goût englobe le goût alimentaire et le goût culturel au sens large mais son exploration est restreinte à la table, espace factitif qui préfigure et configure les relations entre convives et leur mise en scène sociale dans la forme dominante du repas canonique quand cette forme « prend » dans une adhésion performative à l’échange et aux circonstances. Se marque dans cette modalité volitive le double sens de goût déjà mentionné, où le plaisir du mets partagé est intensifié par la connivence sur les valeurs communes.
Les trois parties qui suivent reprennent les trois thèmes indiqués par le sous-titre de l’ouvrage.
1. De la commensalité ou de l’art de partager son repas.
La table, une arène symbolique. J.J.Boutaud délivre les précisions sémantiques indispensables pour discrétiser dans le commensal, l’invité soucieux de ses devoirs, du convive plus libre de ses actes. Quant au champ sémantique de la table, il couvre - rappelle-t-il - trois réalités : le meuble avec son style et son décor, la performance culinaire qui permet de reconnaître une « bonne table », et la forme fermée constituée par la conjonction des convives, en somme « la tablée ». Ces réalités se conjuguent pour constituer des symboles et des rituels associés aux codes et aux prescriptions voire à leur transgression. Se référant à Ariès, l’auteur rappelle les deux axes de notre humanisation : un horizontal qui soude les acteurs dans une communauté identificatoire, un vertical qui d’une part hiérarchise et catégorise le perçu, d’autre part distribue les valeurs esthétiques. Ces fonctions symboliques unifiantes et transcendantes à la fois se situent en tension entre un principe de liberté créatrice productive et un principe d’obéissance aux conventions qui stabilisent l’échange. Dans sa réalisation actuelle, la commensalité oscille entre standardisation culturelle de la scène par la mondalisation et ancrage identitaire dans la tradition locale. Nous avons besoin, pour reprendre Lévi-Strauss de « manger du symbolique » c'est-à-dire d’in-corporer des valeurs liées aux aliments et surtout de le faire ensemble dans un rituel qui détermine la valeur des aliments et des boissons - prescrits et proscrits - et ce dans toutes les civilisations pour construire une identité collective ou sceller des alliances. C’est dire si la table crée du sens depuis la plus haute mythologie, qu’elle unisse ou qu’elle exclue. Quand elle rassemble autour d’un banquet, elle joue sur trois registres : (i) la créativité en qualité et en quantité (ne pas manquer p. 32 le banquet d’Assurnasirpal II qui associe l’opulence des mets et le faste des spectacles, ni le festin du mariage de Charles le Téméraire qui submerge tous les sens simultanément) ; (ii) le relâchement des manières lié aux excès qui induisent la transformation de l’euphrosyne (la joie) à l’euphorie intensifiée voire bachique favorisée par le vin ; (iii) l’émancipation du discours : de la dénomination promissive des plats au jeu métadiscursif sur les aventures gustatives les plus performantes. La table célèbre le lien social, notamment dans les grandes étapes de la vie et dans toutes les classes pour marquer la mémoire.
Nourrie de l’imaginaire des convives, la table est à elle-même son sujet favori pour une tendance affirmée à la contagion telle que la définit Landowski, au risque de l’entropie et du désordre dans une perturbation du rythme de la commensalité. Autre versant plus radical, celui où se vivent les codes normatifs. Pour qui « se risque » à table – risque sanitaire, psychologique ou symbolique – il s’agit d’exposer son identité dans ce lieu stratégique, révélateur des croyances et des cultures où l’on s’exerce à la modération et au partage, confrontés au licite/illicite, au pur/impur, aux cycles des fêtes, aux rites de passage…au puritanisme/à la gourmandise, au silence/à la parole, à la tentation/résistance…en somme à la question des définitions et des frontières dans une pragmatique appliquée. L’appel à la modération est une constante qui fait alterner diète et excès en quête de l’équilibre corps/esprit et qui rejoint l’aspiration à une sage commensalité avec ses effets structurants. L’identité exposée peut – au Moyen Âge déjà – être composée pour construire des attitudes sociales et affiner le paraître dans un évitement de la promiscuité et du relâchement pour afficher les « bonnes manières » requises par divers codes de conduite, variables avec le « cercle de commensalité » selon l’expression de Sobal et relatif au degré d’intimité qui unit les participants. Entre être et paraître exposés à table se dessine un art complexe en tension entre plaisir et tempérance, entre renouvellement et régulation.
Puis JJ. Boutaud en vient aux tendances actuelles :
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la « glaciation » : celle du temps d’abord qu’il soit consacré à la préparation ou à la consommation, de l’espace alimentaire ensuite souvent aseptisé et peu convivial, et enfin des pratiques gastronomiques cadrées par les discours idéologiques et médicaux sur un mode fermé
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la « macdonaldisation des mœurs » selon Fischler qui procure une alimentation industrialisée, standardisée et aseptisée de consommation rapide sans distinction des séquences culinaire et gastronomique, et où se dissout la symbolique traditionnelle. C’est la « commensalité furtive » de pratiques nomades sans temporalité ritualisée si ce n’est celle de l’immédiateté.
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Au précédent tableau qu’il juge, à raison, pessimiste et radical, J.J. Boutaud oppose la pléthore de revues spécialistes des grandes tables qui constituent la « haute cuisine » – étoilée ou non – proposant un terme complexe fondé sur le tri et le mélange des genres, des univers plus ou moins proches (terroirs) ou lointains (cuisines du monde) sur des modes plus ouverts.
Nouvelles expériences, nouvelles commensalités sur fond de mondialisation où l’exotisme se trouve dans le lointain de l’espace (cuisine étrangère) ou du temps (profondeur des terroirs), aussi novateur l’un que l’autre à l’aune de notre culture. Dans les deux cas, c’est certain le mangeur cherche à conquérir le goût d’un mets, par extension le goût de la vie et du lien social.
Le dispositif de la scène alimentaire.
De ce point de vue s’esquisse à table un espace figuratif à deux strates : celle des représentations polysémiques et celle d’une communication multimodale.
Les représentations polysémiques. La commensalité prend diverses formes qui font sens rapportées à un système global que décrit une sémiotique tensive. Elle positionne des valences liées -(i) à l’intensité du lien : affectif dans le cas du repas « maison », social dans le cas de la cantine soumise à l’espace/temps du travail ; - (ii) ou à l’étendue des biens : frugalité et rapidité du casse-croûte et du fast food, abondance et qualité du banquet (fête familiale ou mondaine). JJ. Boutaud rappelle que pour un même sujet, cette schématisation délivre des positions variables et circontanciées plus que des jugements de valeur.
Deux régimes inversés sont ensuite soumis à notre réflexion : ceux de Noël et du Nouvel An. JJ. Boutaud y inventorie des dominantes propres : Noël a pour caractéristiques le cercle familial et le don, l’espace fermé, l’enfance, la consolidation des liens familiaux, la connivence des générations, le temps ascendant fermé, le continuum temporel… ; le Nouvel An répond à d’autres traits comme l’amitié, l’espace public, l’âge adulte, le relâchement des manières, la pure jouissance du rituel, le temps descendant ouvert, la rupture du quotidien…
Dans les deux cas la table est définie par la convivialité sociale et son degré de théâtralité ne peut que renforcer sa fonction symbolique même sur le versant négatif du gaspillage et des inégalités.
L’espace figuratif de l’échange fait sens à partir de propriétés : perceptive et particulièrement visuelle, elle s’applique à l’ensemble et au détail ; synesthésique, elle ravive la mémoire des faits ; symbolique et déterminée par des embrayeurs à identifier.
La commensalité est donc un terme complexe où l’auteur met au jour des invariants :
i) la table comme espace qui agit sur les acteurs, comme structure matérielle factitive, comme espace d’interaction qui d’avance favorise ou inhibe l’action et les relations entre sujets. La table réalise le premier principe élémentaire de l’hospitalité dans une double disposition : un espace à partager et une approche conciliante de la relation. Quoi qu’il en soit, les pratiques s’élaborent à partir de deux axes : construit/déconstruit et ouvert/fermé. On retiendra la table familiale et le banquet comme exemples de construit/fermé très programmatiques ; le buffet et le brunch illustrent le construit/ouvert échappant aux séquences canoniques tandis que le plateau-télé est déconstruit/fermé et que casse-croûte comme le grignotage sont plutôt déconstruits/ouverts, ces deux derniers modes laissant plus de place aux options individuelles.
ii) la table met en scène décor et objets. Boutaud emprunte à Montesquieu la terminologie de son Essai sur le goût pour dégager les principaux critères du bon goût : - la curiosité et la surprise d’où chez Floch le paradoxe « d’attente de l’inattendu » ; l’ordonnancement des objets et des mets qui tend vers le rituel avec les marques du territoire personnel et la recherche de symétrie ; la variété pour échapper à la monotonie. A cela s’ajoute le symbolisme qui conjoint corps et esprit par exemple dans des aliments bibliques comme le pain et le vin.
iii) la fonction narrative de la table : valeurs de base et d’usage, programmes gustatif et discursif plus ou moins dictés par l’habitude ou l’initiative, rôles investis par les convives promettent une expérience dans le respect des unités de temps, de lieu et d’action. Comme dans toute syntaxe narrative en somme s’opèrent des manipulations et des sanctions faisant vivre un contrat, des compétences et des performances culinaires ou sociales réalisées dans le schéma narratif complet ou dans une seule séquence du repas.
iv) dernier point, la table figure un certain « ordre d’interaction » conventionnel de nature anthropologique, sociologique et historique. A retenir dans ce champ les oppositions traditionnelles /nature vs culture/ et /cru vs cuit/ qui connaissent des glissements catégoriels selon coutumes et religions ainsi que des variations de degrés du culturel au cultivé par exemple. Un principe de « prévisibilité » fondé sur des codes et des contextes déterminant l’interaction régit les rituels de table : rituels de situation, d’accès, de confirmation, de passage… se conjuguent pour réaliser un dispositif général variable avec les classes et les cultures mais toujours présent.
La communication multimodale. Elle est la résultante des différents modes de communication qui gèrent le partage de la table et qui sont de nature verbale, non verbale et spatio-temporelle.
Les modalités verbales. La table libère le discours qu’elle appelle mais le régule tout autant, essentiellement du discours sur la gastronomie à la « gastronomie du discours ».
Les modalités non verbales. Elles animent la scène sur quatre plans : le sensori-moteur où le sujet assume successivement des places diverses avant, pendant et après la table ; le comportemental où le sujet gère des codes proxémiques, kinésiques avec des gestes adaptateurs, emblématiques… et des postures figées/animées ou étudiées/naturelles…, des codes vestimentaires protocolaires/libres… ; le synesthésique qui sollicite concomitamment tous les sens dès avant l’ingestion des aliments ; le thymique surdéterminé par les précédents.
Les modalités spatio-temporelles. Au-delà de l’anthropologie de Leroi-Gourhan elles révèlent un investissement sémiotique de diverses formes de temporalité (cyclique, culinaire, gastronomique, subjective…) soit monochrone et focalisée sur la gastronomie, soit polychrone et dispersée sur plusieurs activités, et de plusieurs formes de spatialité, soit segmentée parce que consacrée à chaque séquence, soit ouverte/continue et variable selon les échelles de représentation et les choix de relations interpersonnelles.
2. Du goût.
Aux origines du goût. L’auteur dans cette deuxième partie est assisté de P. Picq, d’Y. Coppens et de C.M. Hladik via leurs ouvrages pour rechercher chez les primates de notre espèce les comportements qui sont à la source de notre symbolique pour en venir à l’affirmation suivante – quoi qu’en souffre notre narcissisme – « pas de différence qualitative » mais seulement quantitative entre le grand singe et l’homme. Les chimpanzés « partagent les nourritures les plus prisées ». Au-delà de la nourriture c’est la question du « goût comme construit culturel » qui se pose.
Les formes d’expression du goût chez les singes. Le tri opéré dans les aliments et les pratiques trace « la trajectoire du mangeur biologique au mangeur social » qui connaît le plaisir et le pouvoir de contrôle, lié aux aliments. Le sucré l’emporte chez les primates, riche en plaisir et en énergie ; salé, acide, amer vont dans le sens d’un régime équilibré probable notamment chez les grands singes dotés de capacités de mémorisation dans la quête et la sélection, de comportements proto-culturels et pré-culinaires qui motivent déplacements, regroupements, modes de communication, en somme une sorte de proto-commensalité.
Goût et zoosémiotique. Le principe organisateur du goût est la conjonction entre sensibilité alimentaire et sensibilité sociale qui présuppose une forme de vie et transforme la saveur en valeur. JJ. Boutaud grâce aux références annoncées explique la construction du goût par une première fonction, celle de la perception catégorisante fondée sur le plaisir et une seconde, celle sapide avec le besoin en apport énergétique. Puis le goût est transmis avec une adaptation à l’environnement - garantie de survie - avec des mélanges inventifs de toute origine végétale et animale, dans le souci de satisfaire la fonction homéostatique source d’équilibre et de bien-être. Le goût apparaît alors comme compétence et comme construction de l’objet alimentaire, défini par le système que l’on vient de résumer auquel s’ajoute une fonction de hiérarchisation sociale. A chaque fonction correspond un code expressif qui la manifeste dans l’échange : code vocal, mimo-facial, gestuel, spatial, temporel, rituel et narratif. Car la narrativité du goût dans cette communication multimodale participe de l’affirmation du sujet dans les plaisirs et les privilèges qu’il s’accorde.
Du goût à l’image gustative.
Ce passage fondamental et symbolique ouvre sur la communication en valorisant le goût en tant que champ de signification et l’image gustative dans ses trois dimensions : sensorielle, figurative et proprement gustative.
Des saveurs au théâtre sensoriel. Les sens filtrent le réel en fonction du sens que le sujet lui donne , et ici particulièrement sur le critère de la saveur. JJ. Boutaud s’engage sur l’hypothèse que « saveurs et odeurs se déploient dans un univers figuratif qui a le pouvoir de s’autonomiser par rapport aux sens et à la sensation d’origine » (p 104). Cela le conduit à explorer le jeu des sensations internes médiatisées par « des formes et des images sensorielles […] sur un fond d’expérience perceptive » mais touche à l’indicible de l’image sensorielle donc du corps propre d’autant plus qu’elle participe à la fois des propriétés des aliments, de l’hédonique, de l’affectif et de tout le système observé chez l’animal. On comprend pourquoi tout discours sur les aliments tente de construire une image figurative d’équilibre éidétique au plus près du déploiement de la sensation originelle érigé en système et de sa richesse synesthésique. Cette tentative discursive recourt nécessairement aux tropes mimétiques pour préfigurer ou représenter les expériences gustatives et sont manifestes dans tous les supports médiatiques qui travaillent sur la phase temporalisée de l’embrayage visuel du goût.
Mémoire et logique des sensations se conjuguent pour déterminer la logique de l’action liée à la présence. « La sensation libère l’image et l’image libère le discours, dans l’imperfection même à exprimer ce que nous ressentons et l’irrépressible besoin de l’exprimer malgré tout. » (p 109). Elle initie un programme gustatif à la fois discursif et cognitif qui relate toujours « la signification de notre contact avec le monde sensible » et sa mise en discours, objets de la démarche sémiotique. L’exemple de la dégustation du vin emprunté à JF. Bordron et appuyé des théories de J. Fontanille est probant : le goût n’est pas un état donné mais un processus qui se construit à partir de relations entre acteurs, prédicats et agents gustatifs dans un espace-temps complexe et en admettant des dérives associatives où surgit « la surprise d’ordre esthésique[…] ou la reconnaissance esthétique fortement liée au social » selon Landowski (p112). En bref - et la référence à Eco le confirme - la saveur ne peut s’analyser qu’en situation. (Pour les gourmets la page 114 rapporte des souvenirs de B. Loiseau inhérents au goût de la viande et présentés comme fondateurs du goût personnel).
De l’image sensorielle à l’image gustative.
A partir de sa proposition de 1998 de « concept gustatif », l’auteur recompose ce qu’il appelle désormais l’image gustative. De la perception de la saveur à celle de l’aliment à dimension figurative et discursive, on passe ensuite à l’image de la scène alimentaire pragmatique et performative. Cette dernière est l’image gustative que conditionne sa mise en scène visuelle et olfactive et où il explore deux modalités signifiantes : la synesthésie et le syncrétisme sensoriel. Rappelons que la première nous renvoie à la coopération entre les sens à des degrés divers alors que le second prend en compte des variables de situation et des modes de représentation qui dictent la relation sujet/objet. On passe ainsi de la sensation à un sentiment olfactif ou gustatif nous éloignant de simples considérations physiologiques et nous approchant de l’espace figuratif des aliments, riche de toutes nos projections. C’est notre « madeleine » dont les mécanismes sensoriels sont ici illustrés par le travail de M.Julien sur l’image publicitaire des parfums (voir mon compte-rendu in NAS n° 61-62-63, 1999) qui explique comment se matérialise l’espace figuratif du goût dans des démarches commerciales ou privées et que JJ. Boutaud prolonge par la performance gustative qui se déroule dans la scène alimentaire. Le sujet investit alors tous les modes performatifs : esthétique, pragmatique et anthropologique, à l’ordinaire comme dans le festif. La scène alimentaire est donc un fait social total et complexe qui donne une image du goût dans trois niveaux d’extension avec tous les dispositifs culturels de mise en scène, toutes les formes d’interaction sujet/objet dotés de valeur et de force narrative, toutes les formes de médiatisation sociales notamment discursives qui donnent sens aux pratiques. Dans un aller-retour permanent entre saveur et valeur se construit en dynamique l’image gustative éminemment centrée sur le sujet.
3. Des aliments.
Il serait trop long, dans cette dernière partie consacrée à une sémiotique appliquée à des aliments à forte valeur symbolique, d’aller dans le détail. Mais nous signalons quelques exemples.
Sémiurgie d’un destin alimentaire. Le poulet cristallise nombre de signes révélateurs de notre évolution culturelle depuis Henri IV et sa poule au pot dominicale jusqu’à l’industrialisation alimentaire dans tous ses excès. JJ. Boutaud le situe dans le passage entre nourriture et aliment, soit entre nature et pratique cultivée paradoxalement jusqu’au retour au naturel… Omniprésent à « toutes les sauces » et circonstances, l’histoire du gallinacé participe de la nôtre, donc de notre identité personnelle et collective, reflète notre progrès technique dans ses modes de préparation, relate notre mode de vie dans ses modes de distribution plus ou moins macdonalisés : une viande « désincarnée » (un comble !) dont l’accompagnement a pour fonction de fixer le goût. Dans cette restauration rapide on distingue quatre types de valorisation : la normalisation des produits qui en assure le contrôle, la transgression qui s’inscrit dans une logique d’individuation, la différenciation qui autorise toutes les identifications, et la ritualisation d’un produit traditionnel pour construire une forme de vie spécifique.
Le vin ou l’ivresse des images. Le vin est associé aux mets et considéré comme un aliment ; il s’accorde avec un type de commensalité, élue dans la scène de la dégustation qui en célèbre la dimension culturelle voire artistique, scientifique et lexicale. Elle en appelle à la compétence et au goût exprimés dans des séquences bien établies au cours desquelles se positionnent sur un carré sémiotique le gourmet plein de discernement et de raffinement qui sélectionne plus que le gourmand, le glouton dépourvu de ces deux premières qualités et qui ingère en quantité comme le goinfre qui en devient vulgaire. La compétence est théâtralisée et participe de la distinction au sens où l’entend Bourdieu, d’où les relations couramment tissées entre étiquettes de vin, de table et de société. JJ. Boutaud décortique ensuite le cas du champagne, produit initiatique.
Pour ce dernier le cas particulier des « alicaments » relève du monde des OCNI, Objets Comestibles Non Identifiés. Iloffre une condensation sémantique entre produit et santé doublée d’une condensation sémiotique entre image de l’aliment dans son univers figuratif et pouvoir du médicament dans sa fonction d’incorporation. L’innovation transcende le nutritionnel pour inaugurer un nouveau rapport à l’aliment donc à soi-même avec des valeurs qui combinent plaisir et raison. Face à l’innovation les comportements alimentaires se partagent entre néophiles adeptes de produits industriels transformés ou de produits expérientiels transposés, et néophobes par respect du produit naturel ou par préservation du produit traditionnel. La curiosité des premiers s’oppose à l’inquiétude des seconds pour interpréter le consumérisme actuel soit en termes de liberté, soit en termes de déstructuration. Au centre se situe le paradoxe de l’omnivore pris entre les deux tendances extrêmes, aux contradictions et complémentarités de l’imaginaire de l’aliment. L’innovation est en somme la création de nouvelles relations avec le consommateur sur un nouveau territoire ; elle est donc manipulation de son savoir-faire ou être. Elle le change dans des proportions diverses plus que l’inverse mais la réalité de cette interaction caractérise l’innovation et initie une forme de vie. L’auteur développe alors l’exemple d’Actimel de Danone, « le nouveau geste de santé du matin » sa signature de lancement.
JJ. Boutaud conclut sur l’attrait du sensoriel porté par le réenchantement de notre société dans deux phénomènes corrélés (p.174 sq) : la quête d’expérience et la valorisation du moment de l’expérience sensible à forte tonalité affective qui autorise une « suspension de l’incrédulité » dans une « parenthèse réenchantée » autour d’une table métissée qui transcende les oppositions et fait la part des innovations pour faire « toujours mieux dans le syncrétisme du sens et des sens ». Boutaud nous convainc que l’hypermodernité porte cette recherche de l’hyperesthésie fondée sur divers modes de valorisation du phatique et de l’empathique jusqu’au risque de saturation qui aurait pour effet la redécouverte de la fadeur conçue comme une nouvelle sagesse plus proche du diététique que du gastronomique. Mais il précise bien que cet univers n’est pas sans signifier une plus grande profondeur symbolique vers une attention plus intense à une plus forte intelligence sensible, un au-delà du goût.
La qualité de cette réflexion s’avère d’autant plus productive que le lecteur est constamment amené à tisser des liens entre les diverses phases de l’analyse qui approfondit les acquis de l’intertextualité sémiotique mais également anthropologique, philosophique, historique, sociologique, gastronomique pour une sémiotique très ouverte. De nombreux exemples choisis donnent du piquant à ce discours aux vertus apéritives. Des synthèses scandent régulièrement le raisonnement qui se veut accessible à un public élargi. Un régal en somme.