L’exigence du sens

Michael Schulz

The Creative Factory

https://doi.org/10.25965/as.2703

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Mots-clés : croire, identité, marque, opération énonciative, pratique discursive, rationalité, relation client, sémiotique du discours, stratégie de lecture, typographie, valeur

Auteurs cités : Jacques GENINASCA

Texte intégral

Au moment de prendre congé de Jacques Geninasca, je pense d’abord à la rigueur et à l’élan du chercheur qui n’a jamais perdu le goût des projets et le courage de l’invention. La sémiotique du discours qu’il n’a cessé de développer pendant près de quarante ans était, pour lui, un projet toujours encore à refaire. Passionnément attaché à un nombre limité de concepts interdéfinis qu’il défendait avec ténacité, Geninasca s’exposait inlassablement au risque de la lecture. Sa pratique d’analyse des textes littéraires et picturaux était en effet étrangère à la simple application de concepts théoriques. Elle était pour lui l’occasion de mettre systématiquement à l’épreuve ses modèles de lecture quitte à les reformuler pour en augmenter l’adéquation au champ d’objets empiriques dont ils conditionnaient par ailleurs l’existence. Geninasca concevait la construction de la sémiotique du discours comme un va-et-vient constant entre des modèles généraux, nécessairement provisoires, et une pratique d’analyse qui correspondait aussi à une critique en acte des modèles qui l’orientaient. Chez lui, les textes primaient les modèles. Refusant l’inflation terminologique et la prolifération, en vases clos, de schémas et concepts théoriques, Geninasca donnait la priorité à l’efficacité analytique. Infiniment sensible aux articulations discursives, il se laissait guider par les textes et prenait les résistances qu’ils lui opposaient comme une obligation de remettre en question  ses modèles de lecture jusqu’à ce qu’ils lui permettent, non pas de « rendre compte » des textes qu’il se donnait à lire, mais d’en instaurer le sens.

Si la confiance que Geninasca accordait aux textes garantissait la richesse de ses analyses, la mise à l’épreuve de ses modèles dans des textes littéraires, français et italiens, en vers et en prose, relevant d’époques différentes, ainsi que dans le domaine de la peinture, en a révélé le caractère opératoire et le statut de grande généralité. Capable de déployer la spécificité du discours d’un auteur ou d’un peintre à partir de l’analyse d’un seul poème, voire d’un vers, ou d’un tableau, Geninasca ne prétendait pas pour autant détenir quelque vérité que ce soit. Ni le chercheur ni l’enseignant charismatique qu’il était ne proposait des certitudes. Plus qu’autre chose, ses cours, conférences et écrits étaient – et en ce qui concerne ces derniers continuent à être – une invitation à partager sa quête patiente de sens.

Note de bas de page 1 :

 La Parole littéraire, Paris, PUF, 1997, p. 163.

Note de bas de page 2 :

 Ibid., p. 235.

La pratique d’analyse de Geninasca s’exerçait souvent, on le sait, sur des textes, verbaux et visuels, réputés obscurs ou hermétiques, voire illisibles. Face aux critiques qui ramenaient le sens des discours poétiques et picturaux modernes à dire l’impossibilité, l’éclatement ou les glissements du sens, Geninasca tenait le pari de l’intelligibilité des œuvres d’un Reverdy, d’un Char, d’un Saint-John Perse ou d’un Magritte. Dans La Parole littéraire, au début du chapitre consacré au poème « Lutteurs » de René Char, il rappelle ainsi que « “dire l’indicible” – à supposer que telle soit bien la vocation de la poésie moderne – c’est encore et toujours dire, exploiter, par conséquent, en s’y soumettant, les stratégies de cohérence qui conditionnent la production et la communication de textes instaurables comme autant de discours »1. Plus loin, dans le chapitre dédié au poème « Blanc et Noir » de Pierre Reverdy, il continue : « Loin d’être une propriété des textes eux-mêmes, l’“hermétisme” de la poésie moderne apparaît comme l’aveu involontaire d’une incompétence de lecture : l’incapacité à adopter à l’égard du langage ou du monde (du mode de présence de ses figures dans l’œuvre), une attitude conforme aux opérations et aux moyens qui président à la production du poème comme tout de signification. L’“hermétisme” n’est lui-même qu’un effet de lecture lié à l’ignorance du public ou à l’inadéquation des modèles qu’on cherche à appliquer aux textes poétiques »2 (p. 235).

Geninasca subordonne ainsi la lisibilité d’un énoncé verbal ou visuel au rapport de compatibilité – ou d’incompatibilité – qui lie une stratégie de lecture imputable à une instance énonciative en quête d’intelligibilité et de sens et les propriétés actualisables d’un énoncé discursif. En même temps, il postule la possibilité de décrire les formes générales, voire universelles d’une pluralité de stratégies discursives dont chacune met en œuvre une manière particulière de ramener la multiplicité phénoménale à l’unité intelligible. Il s’est attaché tout particulièrement, on le sait, à définir, à côté de la rationalité qui régit la cohérence de nos discours quotidiens ainsi que de ceux de la science et de la technique, une rationalité autre, dont dépendent la cohérence et la forme particulière d’intelligibilité des discours littéraires, dont le but est non pas de nous informer, comme le font nos discours quotidiens, sur un état du monde mais de signifier.

L’originalité de cette démarche tient à ce qu’elle conçoit la cohérence et, partant, la signification en termes d’opérations énonciatives. Pour Geninasca, la cohérence d’un énoncé discursif, verbal ou visuel, n’est pas donnée, pas plus que sa signification ne dépend d’une contrainte structurale préalable et indépendante de l’acte de lecture. Pour lui, tous deux se situent au contraire au terme d’opérations qui relèvent de l’activité d’une instance énonciative qui cherche à exercer une compétence discursive en actualisant certaines virtualités d’un énoncé discursif afin de l’informer comme un texte cohérent et de le construire comme un tout de signification ou discours. Dans cette perspective, tel énoncé discursif n’est pas le lieu d’inscription d’un message invariant ou d’un sens préétabli qu’il s’agirait de révéler mais il apparaît comme un champ d’opérations virtuelles qui se prête à l’actualisation d’une ou de plusieurs stratégies de lecture, chacune faisant être une signification qui coïncide avec l’activité énonciative qui la produit.

Il n’est ni possible ni opportun de développer ici, dans le cadre de cet hommage, toutes les articulations de l’édifice sémiotique de Geninasca dont j’ai eu la chance, d’abord comme étudiant puis comme assistant, de suivre de près, pendant quelques années, la construction progressive. Je voudrais cependant développer deux brèves réflexions liées à mon activité actuelle de sémioticien et de consultant auprès d’une agence spécialisée dans la stratégie, le design et le management des marques.

La première se situe dans le contexte d’un travail que The Creative Factory a effectué, en 2006, pour le Boston Consulting Group (BCG), l’un des leaders mondiaux dans le développement de stratégies d’entreprise et le conseil en organisation. Dans le cadre de sa stratégie de croissance, le BCG avait décidé de réaffirmer son identité et sa différence notamment par rapport à son principal concurrent, le consultant en organisation McKinsey & Company. Pour soutenir cette stratégie, l’agence a renforcé le système d’identité visuelle du BCG et fait évoluer l’ensemble de son matériel de communication. Dans ce contexte, elle a également créé, en collaboration avec le typographe français Jean-François Porchez, une typographie d’entreprise à l’usage exclusif du BCG.

Subordonner, comme le fait la démarche sémiotique de Geninasca, la cohérence et la signification à l’actualisation d’une stratégie de lecture adéquate aux virtualités discursives d’un énoncé donné, cela ouvre également la possibilité de remonter des articulations d’un énoncé à la compétence discursive nécessaire pour en instaurer le sens. C’est cette réflexion qui m’a permis de mieux comprendre –  et de mieux faire comprendre et partager au client – la portée du changement de la typographie pour l’image du BCG.

Avant de disposer de la nouvelle typographie, le BCG employait dans toutes ses publications le ITC New Baskerville, le dernier avatar, dessiné en 1978, d’une longue série d’interprétations du Baskerville original, créé en 1762 par le graveur de caractères et imprimeur John Baskerville. Le choix du ITC New Baskerville avec ses pleins et déliés contrastés et ses attaques à crochet permettait au BCG de valoriser la nature sophistiquée de son approche du conseil, qui repose sur une recherche quasi scientifique et une connaissance approfondie de la réalité des entreprises et des marchés. Ses propriétés plastiques raffinées et distinguées rendent le Baskerville cependant moins approprié à exprimer d’autres facettes tout aussi, sinon plus importantes de l’identité du BCG, par exemple son statut de pionnier dans le conseil en stratégie ou encore sa manière de penser la relation client. Il incombait à la nouvelle typographie de remédier à ce défaut.

Note de bas de page 3 :

 Cf. « Métamorphoses de marques », in M. Colas-Blaise et A. Beyaert-Geslin (éds.), Le Sens de la métamorphose, Limoges, Pulim, 2009, pp. 93-105

La nouvelle typographie corporate du BCG est une création conçue sur la base du Baskerville d’origine, dont elle garde certaines caractéristiques tout en les faisant évoluer dans le sens d’une clarté et d’une concision accrues. Pour souligner sa vocation identitaire, elle a été baptisée Henderson, en hommage au fondateur du BCG. Par rapport au Baskerville, et sans entrer ici dans les détails que j’ai développés ailleurs3, le Henderson se distingue notamment par son gros œil – la hauteur des bas de casse sans les jambages inférieur et supérieur – et le contraste harmonisé de ses pleins et déliés qui lui confèrent sa clarté et son aspect moderne.

Chacune de ces deux typographies affecte, à sa manière, par ses propriétés plastiques particulières, le statut des textes qu’elle compose en leur conférant un sens second, à la fois distinct et indépendant de leur contenu propositionnel. De manière corrélée, chaque typographie fait être un type particulier de lecteur, muni d’une compétence discursive et d’une existence modale spécifiques. Ainsi, la distinction du Baskerville confère au texte le statut d’un objet précieux et transforme le lecteur, pour peu que ce dernier soit sensible à la dimension proprement visuelle de la typographie, en un sujet prédisposé à l’expérience du raffinement. Il en va autrement du Henderson dont la clarté et la concision font du texte un objet intelligible et du lecteur un sujet en quête de sens. Si le Baskerville magnifie le texte et conditionne un lecteur esthète, le Henderson crédibilise le contenu propositionnel du texte et prépare le lecteur à la compréhension et à la connaissance.

Dans la mesure où le destinataire des recommandations stratégiques du BCG est non seulement un lecteur mais encore, et surtout, un client, le choix typographique nous renseigne tout à la fois sur sa compétence discursive et sur le rôle qu’il est censé occuper dans la relation client. Une recommandation composée en Baskerville prédispose le client à l’appréciation admirative de la démarche du consultant, dont les résultats sont placés, grâce au choix typographique, sous le signe de l’exclusivité. La même recommandation composée en Henderson qualifie le client pour la compréhension de la démarche du consultant, que le choix typographique présente comme claire et transparente. On voit comment, d’un choix typographique à l’autre, la nature de la relation client change. Dans un cas, elle se présente comme une relation transitive qui assure la transmission, par le conseil au conseillé, d’un objet de savoir constitué, dans l’autre, elle apparaît comme une relation réciproque qui favorise la co-construction d’une solution modulable. Le choix du Henderson permet ainsi de révéler, de mettre en valeur et surtout de communiquer un aspect de l’identité du BCG jusque-là insuffisamment exprimé si bien qu’il n’était connu que par les clients déjà acquis, à savoir la capacité du BCG à s’engager aux côtés de ses clients dans un processus de travail collaboratif et participatif. En faisant ainsi émerger la différence du BCG, la nouvelle typographie contribue, en dernière analyse, à faciliter l’acquisition de nouveaux clients et, partant, à soutenir la stratégie de croissance visée par le consultant en organisation bostonien.

Dans ma seconde réflexion, je voudrais brièvement évoquer l’évolution récente du rôle des marques. Au départ, la marque était un simple signe distinctif qui permettait d’identifier le fabricant et, de ce fait, d’authentifier l’origine d’un produit. Ce signe distinctif devient rapidement un signe de qualité. Le premier rôle de la marque est ainsi d’être une référence qui rassure du fait qu’elle est tout à la fois un repère dans une offre pléthorique de produits semblables, et un garant de la supériorité qualitative du produit qu’elle distingue. Avec l’amélioration des moyens de production, la qualité perd progressivement sa valeur de différentiation et devient une condition nécessaire mais insuffisante pour le succès d’une marque. Pour recréer une différence dans le champ concurrentiel, la marque se mue alors en vecteur de sens : à travers les discours qu’elle tient, elle installe un imaginaire qui confère sens et valeur aux produits (ou services) qu’elle signe.

Aujourd’hui, on assiste à une nouvelle évolution de la raison d’être des marques. Tout en continuant à exercer leurs fonctions de garant de qualité et de créateur de sens, les marques tirent leur légitimité de plus en plus de leur capacité à inscrire leurs activités et discours dans une visée éthique dont la portée dépasse le périmètre de la seule marque. Tout se passe comme s’il ne suffisait plus dorénavant de créer « seulement » un univers de sens qui confère une dimension symbolique aux produits et services. Encore faut-il le faire au nom de valeurs et en adoptant des comportements exemplaires. Sous l’effet des catastrophes environnementales, scandales financiers et conflits sociaux récurrents, les consommateurs demandent aujourd’hui aux marques d’agir en conformité avec des valeurs pérennes telles que la responsabilité, l’intégrité, la justice ou encore le respect de l’environnement et de l’autre, et, partant, de s’engager en matière de développement durable,  de s’investir dans la réduction des injustices en pratiquant le commerce équitable, de lutter contre le court-termisme et la malhonnêteté ou encore de s’impliquer dans la communauté sociale, culturelle ou scientifique. Choisir une marque, lui reconnaître sa légitimité, cela signifie, dans cette perspective, à la fois partager un imaginaire qui produit du sens, et assumer les valeurs qui le crédibilisent et en conditionnent de la sorte le sens-pour-le-sujet.

L’importance croissante des valeurs dans les discours de marque révèle, en dernière analyse, que la construction d’un univers de marque légitime et efficace – créateur d’une différence qui fasse sens pour le consommateur – engage l’actualisation simultanée d’une pratique discursive et d’un rapport aux valeurs. De ce point de vue, les discours de marque semblent régis par les principes d’émergence du sens que présuppose tout acte de discours. Dans La Parole littéraire, Geninasca les décrit comme suit : « Il ne suffit pas de produire du sens, en fonction de telle ou telle “pratique discursive”, encore faut-il produire un sens, conforme à ce qui fonde le sentiment d’identité du moi, de la réalité du monde et, partant, un régime d’interaction. L’émergence du sens met nécessairement en jeu le croire d’un sujet » (p. 92), croire voulant dire, chez Geninasca, une « manière de penser et de vivre le rapport à l’ordre des valeurs » (p. 101).

Au terme de cet hommage, je voudrais témoigner de ma vive gratitude envers Jacques Geninasca dont l’enseignement et la recherche auront constamment stimulé ma curiosité et continueront à aiguiser mon appétit de comprendre les multiples formes d’investigation du monde et de l’humain ou manières de penser le sens.