Le processus architectural et la question des lieux
Pierre Boudon
Laboratoire d’Étude de l’Architecture Potentielle LEAP
Université de Montréal (Canada)
Plutôt que de caractériser un domaine d’analyse en soi, surplombant la discipline architecturale, j’ai préféré partir de l’histoire même contemporaine de celle-ci (la crise ouverte par la postmodernité, il y a trente ans) afin de faire comprendre les enjeux dont elle était porteuse en tant que lieu d’une complexité de la forme ; ainsi, c’est dans cette confrontation propre à son histoire que j’ai essayé de faire émerger ses exigences formelles associées au rapport entre une intériorité et une extériorité, à ceux de sa mise en scène en tant que représentation paradoxale ; à la place d’une tradition dans le processus d’élaboration. Tous ces rapports renvoient à une constitution en termes de Gestalten sémiotiques où l’œuvre rassemble une multiplicité de traits faisant d’elle un « monde » (au sens phénoménologique) plus ou moins homogène qu’on appellera une tectonique de l’édification (traduisant un projet, une mémoire, faisant d’elle une poétique de l’élaboration).
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Mots-clés : architecture, construction, Gestalt cognitive, locologie, mémoire des formes, mise en scène, mnémosyne, modernité, ornement, paradoxe, postmodernité, relation contrastive, représentation, schématisation, tectonique
Auteurs cités : Hannah ARENDT, Walter Benjamin, Pierre Boudon, Nicolas de Cues, Jean-Pierre DESCLÉS, Georges DIDI-HUBERMAN, Aldo van Eyck, Michel De Glas, Louis HJELMSLEV, Jean PETITOT, François RASTIER, Colin Rowe, Gottfried Semper, Robert Slutzky, Philip Ursprung, Robert Venturi, Adolf Max Vogt, Aby Warburg
I. L’origine d’un débat
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Complexity and Contradiction in Architecture, Museum of Modern Art, New York, 1966 (trad. française, Dunod, 1976). Bien que cet ouvrage ne revêt plus l’importance qu’on lui a accordé historiquement, il constitue toutefois une “date” en tant qu’ouverture d’une certaine problématique au-delà du phénomène historique de la postmodernité.
Mon point de départ sera la notion d’ « équivocité » en architecture telle que Venturi l’a entendue dans son ouvrage1 qui a ouvert la période du postmodernisme ; je note dès le départ cette phrase,
J’aime que l’architecture soit complexe et contradictoire.
Qu’exprime cette formulation où deux termes, très chargés philosophiquement, sont réunis : complexité et contradiction ? La notion de complexité peut renvoyer à deux modes d’existence des formes symboliques : celui d’une générativité (comme dans les grammaires linguistiques) et celui d’une interaction systémique en tant qu’action et rétroaction (feed back) formant un couplage. A travers ces deux modes nous avons ainsi la recherche d’une autonomie fonctionnelle, soit la formation d’un ensemble d’expressions comportant leur propre loi de constitution (définie, par exemple, par la notion de « grammaticalité » dans les grammaires chomskiennes en tant que critère de sélection entre les productions acceptées et celles qui sont rejetées). De même, on dira que le produit d’un système d’interactions n’est pas un « entassement » (un bric-à-brac) mais une « imbrication » de choses en tant que relations d’échange entre elles.
De son côté, la notion de contradiction peut être répartie en plusieurs problématiques : elle concerne les formes d’un dilemme (comme dans la théorie de la décision), celles d’un paradoxe que l’on entendra ici plutôt comme une figure de l’argumentation (celle qu’utilisaient par exemple les Grecs pour ouvrir leurs débats polémiques afin d’attirer l’attention de l’auditoire) qu’une forme logique (terme final d’un calcul où l’on ne peut avoir à la fois A et non A). Mais la contradiction peut être aussi l’évocation d’un oxymore en termes métaphoriques (et, à propos d’architecture, nous sommes bien dans un registre poétique) comme elle peut être une bimodalité perceptive (comme dans le cas des « figures ambiguës », telles le lapin-canard, de la Gestalttheorie). Enfin, en tant que rencontre de forces antagonistes, elle peut être la figure du conflit. Bref, la notion de contradiction n’est pas simple en ce qu’elle peut renvoyer à cinq types d’articulation.
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Cf. ou « brèche » entre le passé et le futur telle que l’a proposée H. Arendt dans son introduction à l’ouvrage La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972.
Revenons à notre citation initiale ; nous dirons qu’elle fait référence à la notion de couplage (en tant qu’assemblage) et/ou d’articulation (liaison/déliaison) introduisant une rupture2 dans un continuum plus ou moins monotone —ce qu’une image générale de la Modernité fonctionnelle, issue des années trente, a largement diffusée.
Ainsi, un peu plus loin, Venturi parle du phénomène d’un « à la fois » (prendre ensemble) en tant qu’aperception esthétique permettant de rompre cette monotonie des formes sérielles ; la relation n’est donc pas homogène mais hétérogène puisqu’elle réunit des formes qui s’opposent dans leur mode d’enchaînement ; celles-ci constituent une fracture entre elles —soit un interstice qui introduit une « respiration » entre ces formes. Il ira jusqu’à évoquer la notion de « contraintes opposées », soit de coïncidence comme dans la coincidentia oppositorum de Nicolas de Cues puisqu’il a procédé au départ par association et antithèse créant cette vacuité inhérente au continu (Boudon, 2003). Qu’expriment donc ces intentions architecturales à propos d’une saisie discordante —puisqu’elle introduit des clivages entre composants du même ensemble— dans le contexte des années soixante où la Modernité s’épuise à répéter des formules architectoniques vidées de leur contenu ?
L’ouvrage de Venturi constitue ainsi le symptôme d’une crise du langage architectural, celui-ci ayant été réduit à une succession de volumes simplifiés, d’assemblages répétitifs, d’uniformité cellulaire (son résultat est, par exemple, patent dans l’édification des « grands ensembles » d’habitation en France dans les décennies cinquante et soixante où la notion d’ « îlots » urbains éclate, créant une vacuité planimétrique). Cette crise nous oblige à renouer avec une certaine tradition faite de continuité et de diversité où la « forme » architecturale n’était pas monosémique (le sens d’une certaine fonction allouée, par exemple) mais polysémique, soit réceptive d’une pluralité de sens qu’on pouvait lui donner. Nous pouvons l’appeler une dialogie.
En d’autres termes, la formation (Gestaltung) architecturale et/ou urbaine n’est pas simplement affaire de manipulation géométrique dans ses modes de composition mais qu’elle est semblable à un Texte au sens hjelmslevien, avec ses nombreuses ressources en tant que figures rhétoriques et/ou poétiques (paradoxe, antithèse, métaphore, synecdoque, en tant qu’ « espace tropologique ») ou encore, en tant que figures argumentatives (dialogue plus ou moins éristique, ironie, allégorie, glose critique). Nous ne parlons pas d’un Texte en tant que description et/ou commentaire des œuvres ; non, nous parlons d’un Texte en tant que constitution similaire bien que portant sur des entités différentes. Ainsi, réduire la composition architecturale à une simple géométrie a pour conséquence de priver ce discours (tenu implicitement) d’une épaisseur de sens en tant que double articulation dans ses variations polysémiques (son et sens, énoncé et discours) dans la mesure où des « lieux » (habités projectuellement au niveau de leur conception) deviennent des « objets », soit des entités instrumentalisées dénuées de toute intériorité existentielle, dénuées de toute temporalité en ce qu’on ne peut les resituer entre un passé (la mémoire) et un futur (une anticipation). La forme architecturale se réduit à un jeu de construction formé de « blocs » compacts et non un échange dialectique entre des dimensions qui l’articulent (le dedans et le dehors, le dessus et le dessous, l’unité et la diversité, etc.).
Comment use-t-on de ces figures ? Prenons le cas de la métaphore en tant que contraction entre deux domaines sémantiques disjoints… La figure ne constitue jamais la trame du discours, cela serait insupportable ; un discours composé uniquement de métaphores qui s’enchaînent les unes à la suite des autres, on en aurait vite une indigestion. L’usage de la métaphore ne peut donc être que disséminé, situé en des moments névralgiques qui font cristalliser, à un moment particulier, divers thèmes convoqués au cours d’un développement. Reprenons la figure du paradoxe chez les orateurs grecs : elle « ouvrait » le débat pour attirer l’attention de l’auditoire, mais leur discours ne pouvait être fait que de paradoxes, sinon celui-ci tournerait à l’incohérence. Le paradoxe est donc la limite d’une cohérence générale, la borne au-delà de laquelle se trouve la déraison discursive. Bref, ces figures n’existent qu’à l’état discontinu, voire erratique (imprévu) ; pratiquées systématiquement, non seulement ce serait lassant mais insupportable. On dira donc : « Du bon usage de ces figures … » sinon gare au désordre institutionnalisé (ce que, par certains côtés nous avons observé dans la production architecturale postmoderne où l’on accumulait les références).
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Deux exemples de figure paradoxale pour Venturi, l’une classique, l’autre moderne :
a) le porche à fronton de Saint Georges, construit par Nicolas Hawksmoor à Bloomsbury (Londres), et la forme allongée de son plan supposent un axe dominant Nord-Sud. L’entrée et la tour à l’Ouest, la configuration intérieure des balcons et l’abside à l’Est (abside qui contenait l’autel), tout cela suggère tout aussi bien un axe Est-Ouest dominant. Par des éléments qui se contredisent et par des dispositions inhabituelles, cette église exprime à la fois les contrastes entre l’arrière, le devant et les côtés du plan en forme de croix grecque (Venturi, p. 35-36).
b) La villa Savoye de Le Corbusier est simple vue de l’extérieur (c’est un cube exhaussé grâce aux pilotis) mais complexe à l’intérieur (orientée par sa rampe-promenade qui la fend de bas en haut). Cf. P. Boudon, « Plan + coupe + élévation, propos sur la villa Savoye et autres édifications parallèles », dans Silo revue d’architecture contemporaine, n˚ 4, Montréal, 1990.
Or considérons ce que cela peut représenter dans la pratique architecturale. Venturi a promu contre l’uniformité de la Modernité exsangue, contre son « purisme » affiché (formes simples, refus de l’ornement), l’usage des paradoxes dans la forme d’un « à la fois » comme dislocation où le paradoxe fait alors événement afin de rompre cette uniformité3. Nous avons affaire à deux situations distinctes :
a) ou bien, nous avons des paradoxes de rencontre trouvés au cours du temps dans la formation historique des tissus urbains, ou encore, dans la reprise de certains bâtiments à différentes époques (c’est tout l’art d’une « reprise » au sens couturier de l’expression —celui de Michel Ange, par exemple, au Palais Farnèse lorsqu’il en reprend la façade, ou à la Bibliothèque Laurentienne avec son escalier en trois volées différenciées) et ces figures nous retiennent car elles expriment dans leur contexte des irrégularités qui arrêtent notre perception distraite ;
b) ou bien, nous avons affaire à des paradoxes provoqués, mis intentionnellement là pour faire figure, souligné par l’auteur, et c’est bien souvent la répétition de ces motifs qui engendre une « chaotisation » de notre perception d’ensemble ; nous sommes alors vite lassés par ces disruptions permanentes, par ce désir narcissique finalement d’imposer un style différent des autres. Bref, nous basculons dans une forme d’éclectisme où le divers devient le thème prédominant (pensons à la Villa Bellevue de Lequeu au XVIIIe siècle qui est peut-être à l’origine de cette tradition éclectique). L’exemple parfait de ce paradoxe voulu et répété ad nauseam se rencontre dans les « villes nouvelles » autour de Paris. Chacun a voulu jouer sa partition personnelle et comme il y a eu beaucoup d’intervenants à l’échelle de l’agglomération cela prend la forme d’une dislocation généralisée. C’est là qu’on regrette la « simplicité » et l’ « uniformité » (pour reprendre les termes de Venturi) d’un Perret —mais qui exprime alors une « rigueur » intellectuelle— comme dans sa reconstruction du centre-ville du Havre.
On comprend l’argument de Venturi : la Modernité (surtout celle des épigones) a linéarisé des rapports complexes, tissés entre construction et ornement ; rapports qu’on ne peut rabattre dans un plan unique sinon en « réduisant » le phénomène à sa plus simple expression : la construction accumulative. L’architecture est donc une forme « spatiale » (et non planaire) entrelacée.
II. Confrontation entre une intériorité et une extériorité
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Cette distinction est très importante car si l’une renvoie à une discipline historique (C. l’Histoire de l’Art), l’autre renvoie à ce qui serait une anthropologie esthétique ; cette distinction s’appuie par exemple sur les travaux séminaux d’Aby Warburg, fondateur de l’iconologie (en 1913), et plus particulièrement dans ce qu’il a appelé sa Mnémosyne en tant qu’ « histoire de l’art sans texte ». Cf. l’ouvrage de Ph.-A. Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Préface de Georges Didi-Huberman, Paris, Macula, 1998.
Dans l’ouvrage de notre auteur, nous avons affaire à deux thèmes dominants : celui de la figure (ornementale) où l’ornement aurait une place similaire à celle de l’ « architecture parlante » au XVIIIe siècle, dont il cherche à rétablir la pertinence, et celui de la tradition, soit de la Mémoire des formes (et non de l’Histoire des formes4) que celles-ci soient vernaculaires ou savantes (comme dans le classicisme des Académies). Tradition opposée à la tabula rasa de la Modernité dans son mythe d’émergence.
Pour faire suite au « à la fois » comme cheville ouvrière de cette renovatio venturienne, je vais prendre le thème du rapport entre l’intériorité et l’extériorité de l’édification (c’est le chapitre 9 de son ouvrage qu’il ouvre par la phrase),
Le contraste entre l’intérieur et l’extérieur peut être une manifestation majeure de la contradiction en architecture.
Pourquoi ce terme de contraste que l’on peut entendre au sens de la contrariété logique, soit la relation A vs B impliquant un troisième terme médiateur (Cf. leur relation) ; ce n’est pas une contradiction où, entre A et non A, il n’y a rien (la négation fait basculer le positif en négatif) alors qu’entre l’intérieur et l’extérieur d’une édification nous n’avons pas rien mais une paroi (ou enveloppe) et un seuil. Bref, il y a quelque chose qu’on appellera un tiers terme (implicite) et on aura la formule fondatrice : [intérieur, extérieur, bord], constitutive d’un « espace bifide » (intervalle orienté vers un intérieur et vers un extérieur).
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La généalogie de cette idée de la transparence est singulière puisqu’on pourrait croire qu’elle est issue du courant rationaliste du XIXe siècle (Viollet-le-Duc, par exemple) ; bien qu’elle est connue son apogée avec ce courant au XXe siècle (Le Corbusier, le Bauhaus), cette idée passe par l’expressionisme (la Glashaus de B. Taut, 1914) dont le livre fondateur à la même époque a été celui de P. Scheerbart, Glasarkitektur, qui prônait un renouveau utopique de la société sous le signe de la transparence (cristal).
Cf. W. Benjamin, « Sur Scheerbart » dans Les écrits français, Paris, Gallimard, 1991, pp. 324-327 et W. Pehnt, Expressionist Architecture in drawings, Londres, Thames and Hudson, 1985, pp. 9-10.
Revenons au passage historique à une Modernité en architecture ; on sait —et ce fut l’un de ses dogmes— que la paroi transparente a pour fonction d’abolir cette opposition entre l’intérieur et l’extérieur. L’extérieur devait « pénétrer » l’intérieur sous la forme de clarté solaire, tout comme le regard situé à l’intérieur devait « embrasser » le paysage extérieur comme panorama (d’où le sens d’une situation élevée offerte par le gratte-ciel, par exemple)5. Bref, on dira que la Modernité a voulu établir une continuité visuelle entre l’intérieur et l’extérieur, abolissant la notion de l’ « enclos » architectural (développé exemplairement dans les maisons Arts and Crafts) ou de l’ « îlot » urbain qui constitue un intérieur communautaire. Afin de représenter ce clivage fondateur de deux « visions du monde » radicalement différentes, donnons les deux formules suivantes,
(i) Passage de la Tradition à la Modernité
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C. Rowe, « Transparency : Literal and Phenomenal (with Robert Slutzky) », The Mathematical of Ideal Villa and Other Essays, Cambridge, 1976, p. 159 (l’étude date de 1955).
Ces deux formules expriment la thématique centrale de R. Venturi : d’un côté, nous avons la Tradition qui, de par ses moyens techniques limités, crée une forme d’organisation reposant sur la notion d’autonomie de l’intérieur par différence avec l’extérieur ; or, en abolissant la frontière (au moyen du pan de verre), la Modernité a rompu cette autonomie faisant de l’espace intérieur un espace « traversé » par l’extérieur de part en part, comme si la lumière avait pour vocation d’inonder ces mondes clos que sont les intériorités architecturales ; Venturi d’ailleurs ne parle pas de la notion de « transparence phénoménologique » introduite par C. Rowe et R. Slutzky6 où une logique d’écrans interposés en profondeur vient rétablir ce phénomène de la frontière délimitant un espace intérieur et un espace extérieur —soit un jeu d’écrans comme dans la tradition japonaise. Pour Venturi, c’est l’écart existant entre l’intérieur et l’extérieur qui crée en tant que battement une articulation de ces deux régions topologiques car c’est à partir de leur dissociation que l’on peut donner une forme à l’intérieur qui ne soit pas semblable à l’extérieur. Cette dissociation introduit ce que j’appelle ici un principe d’holomorphie (ou, auto-enchâssement) à la manière d’un cube plongé dans un autre cube. C’est parce qu’il existe une organisation interne que l’on peut alors moduler le rapport général entre l’intérieur et l’extérieur : en termes de dimensions des embrasures, de leur orientation, de leur modulation (fenestrage), de leur rythme (leur pluralité) puisqu’elles se répondent.
Je vais traduire sous la forme de schémas d’analyse toutes ces propriétés du lieu —car il s’agit de lieux et non de formes géométriques assemblées— mais avant d’exposer ce second volet de ma démarche, je vais poursuivre la description en montrant, d’après Venturi, tous les tenants et aboutissants qu’implique cette discontinuité contrastive entre l’espace intérieur et l’espace extérieur.
Donc, celle-ci organise une autonomie interne où la distribution n’est pas uniquement la subdivision de la paroi externe et l’assignation d’usages particuliers mais la constitution de points de vue intérieurs qui se répondent, lesquels permettent la modulation des rapports avec l’extérieur sous la forme d’ouvertures dont les types peuvent varier.
En effet, qui dit organisation dit interdépendances et non dépendances : l’ordre interne n’est pas quelconque à la manière d’un sac rempli de choses, mais articulé en tant que pièces rassemblées et communicantes. Venturi se réfère à de nombreux exemples historiques (la Banque d’Angleterre de Soane, la Villa Hadriana à Tivoli) pour illustrer les nombreuses formes d’articulations internes, interdépendantes entre elles et indépendantes de l’extérieur. On retrouve par exemple ce que Alberti appelait une « petite cité dans une grande maison » où la logique des liaisons est faite à la fois de commodités (usages) et de distributions (architectoniques). Enfin, le principe holomorphique peut être réappliqué à l’intérieur de l’intérieur et l’on obtient une « profondeur » syntaxique des lieux comme dans le cas des espaces sacrés qui s’emboîtent les uns dans les autres (Cf. le « saint des saints » du temple égyptien ou le dais englobant de St Pierre de Rome par rapport à la coupole) créant un parcours fait d’enceintes réelles ou virtuelles.
Puisqu’il y a interdépendance dans la formation de cet espace entrelacé, on peut alors « exprimer » cette complexité par rapport à la paroi externe. Ainsi des composants de cet ordre intérieur peuvent émerger vers l’extérieur et former autant de saillances perceptives en tant qu’« apparaître » à travers cette enveloppe.
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L’association de ces deux principes nous conduirait à la formulation d’une autre catégorisation que celle des rapports interne-externe, traduite en termes de microcosme et de macrocosme puisqu’entre eux nous avons à la fois une duplication (ils sont semblables) et une holomorphie puisqu’ils sont enchâssés l’un dans l’autre.
La même opération d’holomorphie peut nous conduire également à un dédoublement de la paroi (comme dans le cas tectonique de Ste Marie-de-la-Fleur de Brunelleschi à Florence avec sa voûte à double coque qui raidit l’ensemble ou la mise en scène en tant que scénographie de la lumière chez les Frères Asam à St Jean Népomucène à Munich)7 —aspect que l’on retrouve également dans certaines édifications contemporaines comme dans la Bibliothèque de la Phillips Exeter Academy de Louis Kahn au New Hampshire (1965-72). La paroi se dédouble et nous avons ainsi la formation d’une membrane qui résonne sur elle-même. Dans tous ces cas, ces jeux d’enchâssement et de dédoublement engendrent des types de « coupes » très complexes au contraire de certaines édifications modernes (Mies van der Rohe dans ses villas, par exemple, et plus récemment Herzog et De Meuron), où les espaces se répondent pour former un dialogue intériorisé. Nous avons ainsi la formation d’un « milieu » intérieur (comme chez Loos) distinct de l’aspect extérieur, notion qui s’oppose à celle de formes géométriques assemblées et exposées.
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A. van Eyck : « L’architecture devrait être conçue comme un assemblage d’espaces intermédiaires clairement délimités. Cela n’implique pas nécessairement une transition perpétuelle ou une hésitation permanente sur le lieu et le moment. Au contraire cela signifie une rupture avec la conception contemporaine (disons la maladie) de la continuité spatiale et avec la tendance à effacer toute articulation entre les espaces, c’est-à-dire entre l’intérieur et l’extérieur, entre un espace et un autre (entre une réalité et une autre). Au lieu de cela la transition doit être articulée en utilisant des espaces intercalaires bien définis permettant de prendre simultanément conscience de ce qui caractérise chaque côté. Dans cette optique un espace intercalaire fournit le terrain commun grâce auquel des extrêmes incompatibles peuvent encore devenir des phénomènes jumeaux », extrait de « The Medicine of Reciprocity Tentatively Illustrated », Forum n° 6-7, special issue, Amsterdam, 1960-61. Ce texte est disponible dans Aldo van Eyck Works (Vincent Ligtelign, ed.), Bâle-Boston-Berlin, Birkhaüser, 1999, pp. 88-89.
Enfin, ce dédoublement des enveloppes a facilité l’émergence de ce qu’on a appelé traditionnellement un « poché », soit la présence de parois épaisses dans lesquelles on peut « creuser » des niches, des alvéoles, des recoins (comme dans les architectures médiévales), soit des espaces intercalaires qui traversent ou non la paroi. Bref, des « espaces clos » en réduction que la Modernité a rejetés violemment au nom de la fluidité des « plans libres » qui dégageaient des espaces de circulation et des vues traversantes de part en part. On notera au passage que, dans ce réquisitoire de Venturi contre la Modernité, Aldo van Eyck constitue une exception puisqu’il lui emprunte un long passage8.
Enfin, dernière remarque ; certains espaces doivent être gratuits, soit être là sans fonction assignée les motivant ; par contre, c’est cette gratuité de certains espaces « résiduels » qui assure une certaine vacuité dans l’ensemble, des poches de vacance permettant un repos de l’attention.
III. La schématisation en tant que ressource analytique
Revenons au thème qui nous préoccupe : la place qu’occupe une approche sémiotique dans le domaine architectural. Je vais montrer comment cette approche peut avoir recours à des dispositifs opératoires basés sur les observations précédentes. Ainsi, Venturi note, parmi bien d’autres, qu’une scansion spatiale s’appuie sur la notion de contraste dont on peut tirer des effets de rythme par écarts, de rapprochements paradoxaux, de rupture d’échelle, de constitution de domaines distincts les uns des autres comme le rapport entre intériorité et extériorité. Enfin, une complexité de ces rapports par entrelacement des différentes formes d’opposition, constitutive d’une rythmique spatiale.
À la base de ces différentes opérations, nous devons disposer de schémas d’analyse qui nous permettent de « cartographier » ces relations afin d’en rendre compte synthétiquement comme résultat, car la critique faite par Venturi à la Modernité (ou plutôt son abâtardissement) parmi d’autres tels que Aldo van Eyck avant lui, c’est d’avoir « linéarisé » ces rapports et de les avoir réduit à un jeu compositionnel rudimentaire comme dans l’établissement des Siedlungen allemandes dans les années trente. Une complexité s’est ainsi défaite qu’une analyse sémiotique des lieux montre bien.
Reprenons la notion d’opposition contrastive sous l’angle des rapports [interne, externe, bord] développée auparavant. Nous avons trois termes et non deux, comme nous l’avons souligné, traduits en termes de régions topologiques enveloppantes comme dans le schéma complexe :
(ii) Schématisation topologique des rapports interne-externe-bord
Ce qui est capital dans cette schématisation graphique, c’est le fait que le bord (délimité par une frontière interne et une frontière externe) se comporte comme les deux autres pôles à la manière d’une région autonome que l’on peut investir. Nous disposons ainsi d’une sorte de Gestalt sémiotique représentative des différents types de problème soulevés auparavant ; ainsi, comment se fait la liaison entre la région interne et la région externe ? Il faut introduire la notion de seuil (ou passage, passe, transition, col) qui traverse le bord ; quelle est l’extension latérale de cette forme de passage ou bien ses modes de liaison (physique, visuelle) : porte, fenêtre, baie, lanterneau ? S’il n’y a aucun passage, nous avons affaire à un lieu clos comme un cachot, une chambre forte ; s’il y a une multiplicité d’ouvertures, nous avons affaire à une halle ouverte (marché couvert) réduite à un réseau de poteaux de soutien.
Dans cette représentation, ce qui est fondamental c’est que les termes en opposition sont reliés par des formes mixtes qui en assurent les solutions de continuité. Ainsi, le seuil est la composition-intrication d’un espace interne (le vestibule) et d’un espace externe (le porche, le perron), d’un « entre-deux » en tant que in-between selon l’expression d’Aldo van Eyck. Nous avons donc la formation d’un sous-lieu indépendant du lieu d’ensemble formé par la relation générale de l’intérieur et de l’extérieur et que l’on peut réïtérer à volonté (comme dans la formation des souks musulmans, des galeries commerciales au XIXe siècle).
À l’opposé de cette notion de seuil comme passage, nous avons la notion de bord qui peut être une paroi (pleine ou creuse) ou une marge (étroite ou large), la première en tant qu’élévation, la seconde en tant qu’étendue. Mais le fait surtout que ce bord peut être une région nous permet d’introduire des alvéoles au sein de celle-ci, orientées vers l’intérieur comme vers l’extérieur ; des excroissances appelées ici « extrusion » (comme dans le cas de la Bye House, 1973, de John Hejduk), des innervations internes comme des conduits qui traversent la paroi (les canons de lumière de Le Corbusier au monastère de La Tourette). Bref, toute une complexité tissulaire absente d’une simple feuille comme surface transparente qui délimiterait l’intérieur de l’extérieur.
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Entre lesquelles nous pouvons avoir des interstices comme dans l’assemblage tangentielle de trois sphères comprises dans une sphère plus large.
De part et d’autre de ce phénomène de la paroi comme organisme (phénomène interstitiel comparable à celui de la cellule organique), nous avons donc d’un côté la formation d’une autonomie intérieure sous la forme d’une composition plurielle de pièces9, inter-reliées et assignées à différents usages ; principe de composition sur lequel nous pouvons appliquer ceux d’une holomorphie comme récursivité ou d’une duplication en tant que jeu de mise en miroir (symétries), de résonance par dédoublement.
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C’est la fameuse théorie de la Bekleidung (ou revêtement) chez Gottfried Semper comme enveloppe végétale développée dans son ouvrage, Der Stil in den technischen und tektonischen Künsten oder Praktische Aesthetik. Ein Handbuch für Teknischer, Künstler und Kunstfreunde, volume I, Munich, 1863; conception reprise par Loos ou Berlage au début du XXe siècle.
Collatéralement, nous avons enfin un principe d’exfoliation non pas comme morcellement d’une région, à la manière d’un pavage, mais comme feuilletage produisant une stratification de la paroi en couches superposées (en tant que revêtement au sens vestimentaire du terme10). Le cas classique est celui du rapport mur-paroi et colonnes-entablement formant une façade dont on peut par la suite en superposer plusieurs types (comme dans le cas des églises palladiennes à Venise) ; de façon contemporaine, nous avons les surfaces vitrées-fenestrages et brise-soleil qui constituent un tel revêtement. Ce travail sur les couches, les alvéolations, les textures ajourées (végétales ou minérales) se retrouve par exemple dans le travail contemporain de Herzog et De Meuron.
En quoi cette Gestalt sémiotique ―qui est pleine de trous, puisque faite d’une multiplicité d’espaces interstitiels !― est une structure complexe ? C’est qu’elle « synthétise » quatre niveaux hiérarchiquement ordonnés sur lesquels le travail de composition architecturale va pouvoir fonctionner :
(iii) a) niveau global de l’ensemble [interne, externe, bord] ;
b) niveau intermédiaire d’une dissociation en régions complémentaires où des mécanismes de reproduction (holomorphie, duplication) peuvent s’exercer, donnant suite aux symétries entre elles ;
c) niveau de liaison des solutions de continuité (passage, autonomie d’un milieu interne, feuilletage de bord), liaison reproduite à chaque frontière (globale, locale) rencontrée ;
d) niveau local des assemblages en motifs particuliers (relation entre pièces investies d’usages particuliers, gabarits des ouvertures, dissemblance des espaces en hauteur selon leur affectation, traitement des escaliers ; et.).
- Note de bas de page 11 :
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Cette force de contention est semblable à l’action d’un attracteur dynamique, appelé « cycle d’hysteresis » en physique, constitutif d’une résistance et d’une résonance ; il s’agit donc d’un mouvement cyclique récurrent et non permanent constitutif d’une temporalité.
Enfin, dernier aspect, nous avons ce que nous nommons une force de contention qui maintient physiquement les parties ensemble, lui donnant une dynamique d’expansion ou de contraction possibles suivant les conditions d’un contexte changeant11.
- Note de bas de page 12 :
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Il s’agit d’un dispositif de connexions internes indépendant de ses mises en relation externes. Le mot « grammaire » est ambigü dans la mesure où il évoque un système de règles de réécriture à la manière des grammaires génératives de Chomsky; or, comme nous l’avons mentionné, il s’agit de Gestalten et non de symboles logiques.
Nous pouvons catégoriellement représenter cette hiérarchie de niveaux d’opération par le dispositif suivant qui constitue le pendant de la schématisation précédente et dont on dira qu’à la base nous retrouvons la relation de contrariété traitée paradigmatiquement ; dont nous dirons enfin qu’il représente l’une des « pièces » d’une grammaire des lieux12 :
(iv) Dispositif catégoriel de (ii) précédent
Récapitulons cette problématique en disant que le bord représente à la fois un écart par scission et une reprise semblable au couturage de deux bords, soit une articulation complexe :
a) en tant que séparation préalable en régions (interne, externe),
- Note de bas de page 13 :
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Cf. L’ouvrage de G. C. Argan et B. Contardi, Michel-Ange architecte, Paris, Gallimard-Electa, 1991, pp. 119-144.
b) puis, en tant que liaison définissant l’articulation entre la frontière interne et la frontière externe recousues ; par exemple, nous avons le rapport d’interpolation entre une colonnade externe qui orne la façade et son retournement interne pour former un décor d’apparat à l’intérieur. Cette liaison exprime une véritable métaphorisation de la paroi traitée comme entrelacs entre deux faces « nobles », externe et interne. Dans le cas par exemple du vestibule de la Bibliothèque Laurentienne de Michel-Ange13, nous avons une telle métaphore externe-interne non seulement des colonnes (jumelées) qui est le rappel d’un motif externe de Bramante, mais également des fenêtres qui deviennent des niches (avec leur encadrement), lesquelles expriment à la fois une ouverture (en tant que baies) et une fermeture (elles sont aveugles) ; également, nous avons le cas des corbeaux qui soutiennent le bandeau en saillie sur lequel reposent ces colonnes, soit une inversion du rapport de force haut-bas qui vient redoubler ici celui entre l’extérieur et l’intérieur.
- Note de bas de page 14 :
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Travaux de M. De Glas dont on a un aperçu dans J.P. Barthelemy, M. De Glas, J.P. Desclés, J. Petitot, Logique et dynamique de la cognition, Intellectia n°23, Paris, ARC-CNRS, 1996.
Considérons enfin dans la schématisation précédente le fait que nous n’avons pas évoquée le rôle de deux expressions : < cœur > auquel correspondra la notion d’intérieur de l’intérieur (Cf. deux entités distinctes qu’on ne peut assimiler) et < ombre > auquel correspondra celle d’extérieur de l’extérieur ; faute de pouvoir entrer dans une analyse exhaustive, sachons que ces deux expressions extraites de ce qu’on appelle une « locologie » en logique mathématique14 vont nous permettre de « situer » cette notion complexe de lieu [interne, externe, bord] dans une dimension beaucoup plus vaste qui sera celle du territoire : au < cœur > peut correspondre le foyer d’un feu qui est en soi un lieu, la profondeur d’un puits dans lequel on peut tomber et dans lequel étaient enfouis les prémices de la récolte (le mundus latin à l’origine de la cité de Rome), le « saint des saints » du temple, etc. À l’< ombre > peut correspondre inversement la ligne d’horizon comme démarcation mobile de la Terre et du Ciel atmosphérique (et l’au-delà implicite que cette ligne d’horizon forme), le sommet de la montagne et les nuages qui l’accompagnent, etc. Bref, ces deux expressions correspondent aux bornes ouvertes d’un intervalle qu’on appellera le territoire dans sa plus grande généralité. On ajoutera donc aux propriétés précédentes la suivante :
- Note de bas de page 15 :
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Enfin, je n’ai pas évoqué, faute de place, le rapport transformationnel entre les métatermes (notés MT+,) de cette Gestalt sémiotique appelés frontière (en tant que fermé topologique) et séparatrice (en tant qu’ouvert topologique) donnant, soit une configuration d’enveloppement (Cf. (ii) supra), soit une configuration de liaison (pensons à la figure du chemin, de la rivière, du courant marin ou atmosphérique, pouvant se prêter à une circulation) que l’on peut assimiler à un flot laminaire bordé par des rives; la figure traversante du seuil serait ainsi transformée en celle du pont qui enjambe ce canal. Cette transformation inversive permet de rendre compte du rapport entre lieux d’habitation (séjour) et lieux de circulation (courant).
e) tout < lieu > [interne, externe, bord] est « situé » par rapport à un territoire dont les limites, < cœur > comme intérieur de l’intérieur et < ombre > comme extérieur de l’extérieur constituent des extrema extensibles (par exemple, la ligne d’horizon se déplace visuellement au fur et à mesure de notre cheminement).15
IV. Lieux et cadrages
Je vais reprendre, à partir de l’ouvrage de R. Venturi, la notion complexe du rapport intérieur & extérieur de l’édification. Nous avons développé des rapports frontaliers (paroi, marge) nous ayant amené à une « topo-analyse » des espaces liés (et imbriqués) ; ceci peut aller jusqu’à la définition de leur affectation sociale (en introduisant une distribution des usages). Mais c’est dans un autre sens que j’irai : l’auteur parle de « points de vue » et c’est cette notion que j’aimerai développer.
Qu’est-ce qu’un point de vue ? On ne peut définir celui-ci que par rapport à un ensemble de critères caractérisant les propriétés d’un dispositif iconique, distinct de la simple perception, et que l’on peut superposer à celui des lieux précédents : soit une notion de re-présentation appareillée impliquant les notions de « points de vue » (en tant que variations selon des angles et des distances), de « figures » représentées, de « fond » sur lequel se profilent celles-ci et, enfin, de « cadrage » en tant que bord délimitatif de la scène montrée. Nous avons donc affaire à une frontière iconique (et non topique) qui délimite un dedans et un dehors de la représentation ; ou en d’autres termes, une « scène » (théâtrale, picturale, cinématographique) sur laquelle se passent des actions et un « hors scène » d’où est perçue la scène et où se situe un observateur. Là encore, l’extension de ce cadrage comme bord est variable (comme dans la notion de territoire), allant du format du Tableau comme support amovible tel que l’a défini la Renaissance (Alberti) à l’édification (fresques recouvrant des murs), à la ville (scénographies urbaines) jusqu’à la notion de paysage, issu à la fois du tableau en tant que composition esthétique apparue avec l’art des jardins (Hubert Robert), la mise en scène des parcs à l’anglaise, et son retournement en tant que présentation « naturelle » ; c’est une re-présentation sans cadre apparent (notion de panorama). Dans tous ces cas nous avons une notion de figures comme mise en valeur scénographique, que ce soit des sujets anthropomorphes (visage, corps, attitudes) ou des objets, du minéral (édification) ou du végétal (végétations diverses). Existe-t-il un au-delà de la re-présentation comme il existe un au-delà de la ligne d’horizon ? C’est bien sûr la question que l’on peut se poser puisque le monde tout entier peut devenir en un certain sens la scène de toute expression esthétique comme le land art a cherché à l’exprimer plus récemment ; cet au-delà existe, non sous la forme d’un réel exposé mais d’un imaginaire où l’on retrouve la dimension fictionnelle des mythes.
La < re-présentation > institue donc un principe de fiction —ou encore, de « spécularité » (image en miroir en tant que vis-à-vis et mise en scène)― logique assez distincte de celle des lieux qu’on a vue précédemment qui repose sur un découpage opéré par des frontières et/ou séparatrices. Le lien qui les unit, c’est la notion de « bord-cadrage » à partir de laquelle la notion de simulacre est articulée.
Considérons dans ce sens l’exercice de la Modernité : nous avons dit au départ que le regard qu’elle définissait dans le rapport [interne, externe, bord] était celui d’une traversée des frontières les annulant par transparence, l’intériorité étant envahie par l’extériorité (la lumière) alors que l’intérieur devenait le point de vue d’un panorama sur l’extérieur, abolissant la notion de « milieu intérieur » ; ce bouleversement n’est d’ailleurs pas propre à l’habiter (appartement, villa) et concerne tout autant la notion de « milieu urbain », défait sous le coup d’un envahissement par les moyens de transport technologiques (train, voiture, avion). Ceci est patent dans l’iconographie de Le Corbusier (des années 20-30) et c’est pourquoi ces postes d’observation sur l’extérieur peuvent être, ou bien des bateaux (le thème du transatlantique), des avions (le thème de la vue à vol d’oiseau), ou bien des immeubles en hauteur (la Cité Radieuse) ; dans tous ces cas, le regard domine à partir d’une nacelle d’observation.
Qu’implique cette association entre une logique des lieux et une logique de la re-présentation dont nous allons donner le dispositif ? Dans la Modernité, nous dirons que nous avons une imbrication entre l’Architecture comme œuvre bâtie et le Tableau pictural comme œuvre de fiction, que ce soit chez Le Corbusier, chez Van Doesburg ou Max Bill, chez A. Van Eyck, chez les Constructivistes russes ou le groupe Archigram, chez Koolhaas plus récemment. Nous avons une identification entre la présence architecturale et la présence picturale. L’origine de cette symbiose remonte au XVIIIe siècle, française pour l’architecture monumentale, et anglaise pour la notion de parc ornementé (fabriques) ; en France, Ledoux et Boullée, dont l’un des thèmes principaux est l’Utopie (le non-lieu d’ancrage) dont on peut caractériser deux tendances inverses : l’Utopie progressive de Ledoux et Boullée exprimée par des architectures héroïques, orientée vers un avenir radieux, ou l’Utopie régressive orientée vers la nostalgie d’une Arcadie perdue (la « cabane primitive ») que ce soit chez Laugier ou chez Defoe (Robinson Crusoe dans son île).
Considérons maintenant ce qu’est le dispositif de la re-présentation : le point de vue (dans ses variations et ses ruptures) va être un pôle majeur par rapport aux deux autres : ce vers quoi il est point de vue, les figures (quelque soit leur nature, personnages, lieux, paysages, éléments cosmiques), et par rapport à quoi celles-ci sont définies : le fond qui exprime une neutralité, une indifférenciation, une absence de détermination toujours repoussée dans une profondeur sans fond mais qui est là pour arrêter la représentation (à la manière d’un rideau de scène). Sous cet aspect, le fond est semblable à l’horizon théorique dont nous avons parlé, ce qui délimite imaginairement puisqu’on sait qu’il existe quelque chose au-delà de cette ligne variable .Voici donc ce dispositif :
(v) Le dispositif de la re-présentation
Comme précédemment (Cf. (iii) supra) nous avons une hiérarchisation structurale en niveaux de compréhension :
a) le niveau d’une relation scène et hors-scène où nous pouvons « situer » en vis-à-vis un spectateur et ce qui est donné à voir (simulacre) ;
b) le niveau d’un cadrage, d’une part en tant que bordure de la re-présentation et d’autre part en tant que localisation dans la scène des lieux particuliers ;
c) le niveau des figures comme termes essentiels où, dans certains cas, un personnage « nous » regarde (nous adresse le regard), court-circuitant scopiquement cette hiérarchie de niveaux de re-présentation ;
d) le fond comme limite interne toujours repoussée.
Par rapport à cette notion de figures en architecture, pensons au rôle historique qu’auront joué les corps platoniciens depuis Brunelleschi, soit autant d’épures architecturales par rapport aux formes organiques (végétales, animales) et aux milieux ambiants. Ainsi, ce dispositif « tient » par l’écart (antagoniste) qu’il crée entre des formes abstraites et des substrats concrets réduits au rôle de fond neutre (par exemple, par l’enduit recouvrant les surfaces) ; tension antagoniste que la peinture dite non-figurative a défaite dans un mouvement de basculement faisant saillir les reliefs de la toile (textures) ou les gestes du peintre puisque le matériau est devenu figure en soi, abolissant le rapport figure/fond mais non le rapport surface/cadrage puisque le Tableau a un bord qui le délimite vis-à-vis de cet autre fond implicite qu’est le mur sur lequel il est accroché.
Sous cet aspect, les corps géométriques sont des formes ambiguës (au sens de la Gestalt) puisqu’elles peuvent être autant des figures comme termes d’une composition scénique qu’un cadrage qui la délimite. Comme nous l’avons dit, la notion de cadrage articule un jeu à plusieurs niveaux à la fois, et en ce sens elle est une métaphore cognitive et non pas rhétorique et/ou argumentative de l’édification dans laquelle nous retrouvons les propriétés d’une holomorphie et d’une duplication (prises ensemble).
- Note de bas de page 16 :
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Cf. Herzog & De Meuron Histoire naturelle, sous la direction de Philip Ursprung, Montréal, Centre Canadien d’Architecture, 2002.
L’autre métaphore des corps géométriques, c’est bien sûr la notion d’enveloppe en tant que revêtement (Bekleidung) et l’on pense à cette autre tradition issue de Semper, reprise par Loos dans son rapport au vêtement et maintenant par Herzog et De Meuron16 où les surfaces ne sont pas des étendues neutres mais des textures souples, des résilles rugueuses et distendues.
- Note de bas de page 17 :
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Le sens de cette expression « armature » doit être rapproché de l’usage qu’en a fait Lévi-Strauss à propos de l’analyse des mythes dans la déclinaison {armature, codes, messages}; par ce biais, nous retrouvons le sens d’une partition (Cf. (iv) supra) à la manière d’un pavage topologique de la région interne; par exemple, une distribution « en mosaïque » de la scène.
- Note de bas de page 18 :
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On pense bien sûr à la notion d’isotopie en sémiotique en tant que « point de vue » thématique permettant d’orienter la lecture selon plusieurs niveaux, de polariser un ensemble de valeurs disséminées dans la définition de certaines entités, Cf. F. Rastier, Sémantique et recherches cognitives, Paris, PUF collection « formes sémiotiques », 1991, p. 220.
Au cadrage correspond ainsi, non seulement le principe d’une délimitation (bordure externe) mais d’une « armature » (interne) qui articule des instances de la re-présentation17. Dans cette notion nous avons à la fois celle d’une mise en place (dont le point de vue embrasse la scène composite) et d’une dynamique dont le principe temporel n’est pas le mouvement par déplacement d’un mobile mais la transformation par catalyse des divers niveaux en interaction18.
(vi) cadrage comme métaphore de l’édification
C’est à travers ce « jeu d’instances » (spatio-temporelles) qui encadre le processus de formation de la forme que nous pouvons comprendre l’aperception de l’œuvre ; nous avons au départ une dialectique entre < construction > (Baukunst) et < re-présentation > (Arkitektur), quelque soit le type de projet et la nature des matériaux envisagés. Dire que nous avons une dialectique, c’est avancer le fait que l’œuvre est simulacre, qu’elle ne peut exister dans sa naïveté de production comme une pierre rencontrée au hasard du chemin ou de l’arbre dans un champ. D’emblée, l’œuvre expose son motif d’œuvre, le fait qu’une intention l’a faite exister même si celle-ci n’est pas déclarée explicitement : « ceci est une œuvre humaine ».
- Note de bas de page 19 :
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Nous retrouvons le sens de la note 4 supra avec la distinction entre Mémoire en tant que reformulation et Histoire en tant que développement.
- Note de bas de page 20 :
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Pensons à ce qu’a été la Rome antique (les forums, les temples, les mausolées) comme leçon pour l’architecture de la Renaissance (Alberti, Palladio, Piranèse). C’est par ce biais que nous retrouvons le sens de la Mnemosyne d’Aby Warburg où une archétypie « en creux » transparait à travers la formulation sans cesse renouvelée des compositions esthétiques (architectures, peintures, chorégraphies) ; nous avons ainsi la constitution événementielle d’une Histoire qui n’est pas une chronologie mais une « chrono-topie ». Cf. G. Didi-Huberman, Devant le temps, suivi de L’image survivante, Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2000 et 2002.
- Note de bas de page 21 :
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Cf. A. M. Vogt, Le Corbusier, the Noble savage, Toward an Archeology of Modernism, Cambridge, MIT Press, 1998 [1996].
- Note de bas de page 22 :
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Cf. S. W. Goldhagen, Louis Kahn’s Situated Modernism, New Haven, Yale University Press, 2001.
On dira également que la re-présentation existe indépendamment du monde qui nous entoure en ce qu’elle constitue un lieu de transition entre un Passé et un Avenir ; c’est à travers le thème de la re-présentation que nous pouvons ainsi comprendre que telle œuvre prend place dans une certaine filiation, qu’elle a des précédents directs ou éloignés, qu’elle est porteuse d’une Mémoire implicite des formes19 dans laquelle on puise pour composer une œuvre. Nous avons donc la Mémoire des précédents et l’anticipation de l’œuvre comme intention, implicite ou explicite, de lui donner telle forme plutôt que telle autre. Ce processus de liaison entre le bâti, la re-présentation et ses renvois à une Mémoire et à une Anticipation, où l’œuvre se présente comme virtuellement achevée, constitue le processus d’édification encadrant ce sous-ensemble d’instances ; processus qui forme une temporalité, et à propos des œuvres bâties ou simplement imaginées, nous mentionnons le fait qu’elle exprime une temporalité dont la genèse matérielle peut être symbolisée par l’idée préalable du < chantier > comme terminus a quo où toutes les solutions sont encore possibles et la < ruine > qui signifie comme terminus ad quem la décrépitude à venir de l’œuvre. La ruine n’est pas rien20 ; c’est un « reste » dont les significations tiennent autant à ce qu’elles montrent encore et ce qui n’est plus sur le mode de l’évocation ; c’est une forme semblable au futur antérieur langagier. D’où le sens esthétiquement prégnant des « ruines romaines » dans l’architecture occidentale, les restes de la Villa Hadriana ou du Colisée ayant eu autant d’impact que des monuments qui auraient été conservés intégralement. C’est parce que ces ruines nous parlent que l’on recherche désespérément parfois à en reconstituer le tout qu’elles formaient initialement et dont nous n’avons plus que les « pièces et morceaux » d’un monde perdu —soit, lu rétrospectivement, une forme de chantier dont les ruines romaines et/ou égyptiennes préfigurent une architecture nouvelle (pensons au cas de Le Corbusier par rapport aux architectures vernaculaires21 et à celui de Kahn par rapport aux temples égyptiens22).
Enfin, si nous reprenons le thème central de la dialectique entre < construction > et < représentation >, nous ajouterons deux instances subsidiaires qui clarifient ce sens de l’interaction : d’une part, nous avons celui d’une < incarnation > en ce que toute forme projetée, imaginaire, est concrétisable en partie ou en totalité ; elle constitue alors la cristallisation d’un processus d’accomplissement dont les bornes sont le < chantier > et la < ruine > ; d’autre part, la notion de < traduction > comme reprise de formes antérieures réinterprétées dans un contexte et des fins différentes. La traduction n’est pas la citation ou l’imitation ; elle exprime un décalage irréductible, l’extraction d’éléments d’une totalité antérieure et sa recomposition dans une nouvelle. Dans ce mécanisme de catalyse qu’est la re-présentation, elle peut être également l’absorption d’éléments extérieurs à des registres conventionnels (savants ou vernaculaires) ; ainsi de la construction en métal au XIXe siècle, à mi-chemin de l’édification en bois (halles, ponts) et de l’innovation industrielle (les grandes portées) qui ont apporté des types de solution parfaitement inédits. Elle est aussi l’interaction avec un contexte culturel qui la nourrit d’apports étrangers à sa traduction et dont le mécanisme pourrait être assimilé à l’analogie aristotélicienne puisque celle-ci a pour fonction d’ouvrir le connu vers l’inconnu et de faire apparaître des liaisons inédites entre domaines qui « nourrissent » la Mémoire des formes d’apports nouveaux.
La traduction n’est donc pas la simple retranscription d’éléments en d’autres éléments mis à jour mais la captation de nouveaux rapports établis au fur et à mesure d’une démarche d’investigation entre un « work in progress » qui se cherche (c’est la forme virtuelle de l’anticipation en tant qu’investigation) et un contexte culturel que l’on peut exploiter comme ressources dans cette démarche. Bref, un matériau analogique pluriel distinct de celui utilisé dans la simple construction.