La figure, le fond, le gouffre (En hommage au Groupe µ)
Anne Beyaert-Geslin
CeReS, Université de Limoges
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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Mots-clés : figuration, figure, fond, limite, texture
Auteurs cités : Groupe , Anne BEYAERT-GESLIN, Gilles DELEUZE, Francis ÉDELINE, Félix GUATTARI, Edward T. HALL, Baruk HeinrichWölfflin, Maurice MERLEAU-PONTY, Meyer SCHAPIRO, Pierre Schneider, Georg SIMMEL, Baruk Spinoza
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Groupe µ, Traité du signe visuel, Pour une rhétorique de l’image, Le Seuil, 1992.
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Reprise d’un commentaire oral de Francis Edeline.
Le Traité du signe visuel1du Groupe µ pose le principe qu’une analyse est valide si elle se réfère à une construction générale. Cette exigence systématique, qui suffit à consacrer l’importance de l’ouvrage pour la sémiotique visuelle, se fonde sur une expérience collégiale seule susceptible de garantir l’ampleur de la construction générale et d’assurer une exemplification idéale. Partant du principe qu’« il y a plus de choses dans six têtes que dans une seule »2, les auteurs rassemblés ont fait bénéficier le groupe de leurs domaines d’intérêt particuliers ce qui assure le ressourcement local de l’œuvre. Une caractéristique essentielle de la production du Groupe µ tient donc à son intelligence collective, l’ouverture d’esprit à l’intérieur du cercle augurant d’une ouverture à l’extérieur et d’une possibilité de déploiement de la théorie dans des univers conceptuels très divers.
Je voudrais me concentrer sur quelques passages du Traité du signe visuel qui décrivent le rapport figure/fond afin de mettre en évidence la part de « décision » de la signification. Le terme est emprunté au Groupe µ qui, soucieux de préserver la visée totalisante, ne s’y arrête guère et le laisse à l’appréciation du lecteur comme une voie ouverte aux analyses futures. Cette « décision » est pourtant essentielle à la compréhension du rapport figure/fond. Porteuse de rupture épistémologique, elle permet de dépasser les codifications textuelles pour impliquer l’observateur, le statut de figure ou de fond devenant ainsi l’enjeu d’une stratégie alternative de la perception. La « décision » est alors la prémisse d’une activité de sujet qui permettra de dégager des effets de sens extrêmement divers variant au gré de la figuration mais aussi, critère plus souvent négligé, en fonction des proportions de la figure et du fond dont le rapport ne peut dès lors être examiné indépendamment des dimensions figurative et figurale. Je souhaite examiner les conséquences de cette « décision » liminaire sur la signification en montrant comment, la proportion s’alliant aux incidences de la figuration, elle « sensibilise » la perception. Je prendrai appui sur quelques exemples tirés de la peinture choisis parce qu’ils naturalisent ce rapport figure/fond.
Définitions
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Groupeµ, Traité du signe visuel, Pour une rhétorique de l’image, idem, p. 64.
Le Traité du signe visuel étant une œuvre de synthèse, il intègre la description du rapport figure/fond à celle du processus de perception qui, à partir de « l’angle solide englobant ce qui est visible par l’œil »3 dénommé champ, dégagera des différences matérialisant une limite pouvant par une « décision » se transformer en un contour appartenant à une figure. Second degré d’une organisation différenciée du champ après l’apparition de la limite, cette distinction figure/fond repose alors sur une nouvelle « décision » de la perception fondée sur un « mécanisme cérébral de scrutation locale » et plus précisément, principe posé dès les premières mentions de la figure, sur la discrimination globale des textures. Tandis qu’une partie du champ reçoit le statut de figure, l’autre devient un fond.
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Groupe µ, Traité du signe visuel, Pour une rhétorique de l’image, idem, p. 68.
Cette prise en considération de la texture est une véritable révolution épistémologique. Invariablement considérée comme ancillaire, cette dimension trouve ainsi droit de citer, et pas seulement pour des peintures du vingtième siècle qui la thématisent par priorité, ce qui ouvre la voie à une heuristique du visuel par laquelle des stimuli seront identifiés à une texture, à une figure ou une écriture selon le cas. Gain heuristique supplémentaire, elle est aussi conçue comme ce qui régit la catégorisation de l’énoncé visuel parce qu’elle détermine la distinction de la figure et du fond, engage la sommation des figures et permet de distribuer les valeurs, ce qui importe dans un énoncé visuel observé recevant toujours le statut de figure. Une telle prise en compte occasionne un renversement de la hiérarchie iconique/plastique qui assure la réhabilitation du plastique généralement considéré comme supplémentaire voire excédentaire, sachant que le passage d’une dimension plastique inorganisée à une texture organisée permet de prendre en charge la catégorisation du visuel. Après avoir opéré cette première révolution, le Groupe µ souligne deux inférences de la distinction figure/fond. Tout d’abord, le fond participe du champ en ceci qu’il est indifférencié et par définition sans limite ; ensuite, il paraît être doté d’une existence sous la figure, laquelle paraîtra dès lors plus proche du sujet que le fond4.
Sous ses apparences tranquilles, la seconde proposition semble extrêmement féconde parce qu’elle associe à la « décision » de la perception qui accorde à une limite un statut de contour, un effet de translation de la figure vers l’avant instaurant un découpage de la profondeur en deux plans. En ce sens, le texte du Groupe µ apporte une prémisse indispensable aux études soucieuses de mettre à jour la dynamique interne des images, lesquelles s’avèrent d’autant plus intéressantes que la discrimination figure/fond est problématique et provoque une sorte de crise de la « décision ». Ainsi dans certaines œuvres de Klimt apercevrait-on une difficulté à distinguer fond et figure, donc à « décrocher » la figure du fond pour en faire un plan distinct, en raison d’une égale répartition de la densité figurative, par exemple.
Le désaccord des espaces figuratif et figural
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Une étude plus attentive est proposée dans A. Beyaert-Geslin, « La couleur, la profondeur, les sensations. Quelques intérieurs de Matisse », A. Henault et A. Beyaert-Geslin, Ateliers de sémiotique visuelle, Paris, PUF, 2004, pp. 209-224.
Les espaces de Matisse posent d’autres problèmes de « décision ». Dans ce cas, la difficulté n’est pas tant de poser un contour permettant de circonscrire une figure que de la séparer du fond pour la situer dans la profondeur, soit que la continuité chromatique empêche la différenciation des plans, soit que la distribution des couleurs mette en péril la coïncidence entre l’espace figuratif et l’espace figural. Dans La conversation5 de Matisse, la décision perceptive achoppe sur de telles continuités chromatiques entre des figures situées à des niveaux distincts de la profondeur figurative, qui prolongent par exemple le fauteuil dans le mur peint de la même couleur bleue, et la robe noire de la femme assise dans le garde-corps de la fenêtre. De même, l’effort de positionnement des plages dans la profondeur se heurte à certaines contradictions de la perspective atmosphérique, notamment lorsque les petites plages rouges censées représenter les espaces proches caractérisent le plan éloigné du jardin alors que la couleur bleue habituellement dévolue à la représentation du lointain est utilisée pour le mur de la chambre. Dans ce cas, la décision perceptive se heurte au désaccord des espaces figuratif et figural et à la « résistance » du fond qui semble réclamer sa part d’attention et son lot dans la distribution des valeurs.
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On se reportera plus précisément à Le bariole mariole, huile sur toile, 97 X 130 cm, 1964, visible sur www.artpointfrance.info/15-archive-02-2006.html et sur Allées et venues, 1965 www.masdearte.com
Si cet exemple permet de montrer comment la répartition des couleurs parvient à égarer le regard, il semble utile d’inventorier les points d’appui de la décision perceptive. L’étude de peintures de Dubuffet6 s’avère alors précieuse et livre quelques critères essentiels. A chaque fois, le champ se découpe en plages chromatiques qui, selon le parti de la couleur froide ou chaude, avancent ou reculent en constituant une profondeur instable que la perception vient animer. Si, comme l’indique le Groupe µ, la décision perceptive se fonde sur la différenciation des textures, celle-ci se trouve parfois complexifiée chez Dubuffet par l’ajout de hachures aux densités, aux orientations et aux couleurs différentes.
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Groupe µ, Traité du signe visuel, idem, p. 70.
- Note de bas de page 8 :
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Groupe µ, Traité du signe visuel, idem, p. 199.
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La comparaison entre la texture et le modelé producteur d’un effet de volume est faite plus précisément dans Anne Beyaert-Geslin, « Texture, couleur, lumière et autres arrangements de la perception », dans Protée vol. 31 n°3 Lumière(s) (M. Renoue dir.), pp. 81-90.
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Ligne, trait, contour et cerne sont distingués notamment par Francis Edeline (Groupe µ), « Sémiotique de la ligne », Studies in Communication Sciences 8/1, 2008, pp. 7-31. Le cerne y est défini comme un « contour épais ».
Conformément aux propositions du Groupe µ, une texture est une microtopographie qui doit son statut à une loi de répétition7. Autrement dit et plus loin, « c’est le rythme qui fait la texture »8 laquelle est engendrée par une « sélection statistique simple d’éléments » (…) « disposés de façon aléatoire ». Un second critère pourrait nuancer le premier car une texture se reconnaît plus exactement à sa répartition discrète qui l’oppose à la gradualité du modelé 9. Dans la mesure où elles sont déterminées par une loi de répétition, les différentes hachures tracées par Dubuffet se laissent identifier à des textures qui, à la façon des hachures cartographiques, permettent d’affiner la ségrégation des espaces. En s’insérant entre les plages de couleur uniforme qui constituent différents plans de la profondeur, les plages hachurées des mêmes couleurs introduisent des plans intermédiaires très rapprochés les uns des autres et complexifient l’espace. Au demeurant, des lignes sont tracées qui, marquées telles des cernes10, sont dès l’abord assimilées à des limites. Cependant circonscrire une localité de l’espace ne suffit pas à lui accorder le statut de figure. Une telle décision résulte d’une sommation de la plage qui se trouve alors séparée du reste du champ, la désignation de la figurecontribuant, par le « décrochement » des plans de la profondeur, à la mise en mouvement du champ. Ainsi chaque localité peut-elle devenir à son tour une figure, en fonction du parcours du regard et de la décision perceptive.
La décision de la figure
S’imposent dès lors les principales règles hiérarchiques qui président à la prise de décision. Tout d’abord le privilège de la centration : la décision tend à préférer une plage centrale à une plage périphérique, de même que la plage cernée est assimilée à une figure et la plage cernante, à un fond. La ségrégation dépend en outre de la force du contraste : dans Le bariole mariolede Dubuffet, le contraste sombre/clair tend à surdéterminer les contrastes des hachures et des couleurs et à rassembler les plages séparées par des cernes noirs. Ainsi la perception identifie-t-elle les deux ensembles d’égale densité, l’un à une figure et l’autre à un fond. On aperçoit ainsi les différentes stratégies plastiques de l’artiste qui, en jouant de l’ondulation des limites, de l’imbrication et de la concordance/discordance des contrastes, de l’autorité des contrastes clair/sombre et cernant/cerné, tendent à complexifier la décision perceptive pour en faire une sorte de casuistique formelle toujours ouverte. Pour Le Bariole mariole, la casuistique prend d’ailleurs un tour dialectique. Selon une première lecture qui relève plutôt de la programmation de l’artiste, la plage centrale reçoit dès l’abord le statut de figure au bénéficie des distinctions clair/sombre et cerné/cernant. Selon un second niveau de lecture, l’artiste laisse en revanche toute responsabilité à l’observateur pour accorder à telle ou telle partie de la figure le statut de figure en fonction du parcours du regard, ce qui lui confère le statut de « figure dans la figure » ou de « sous-figure » en quelque sorte.
La continuité du fond censé être « sans limites » et se prolonger au-delà du tableau est une autre donnée essentielle décrite par le Groupe µ. Dans ses tableaux, Dubuffet met en question cette propriété du fond en dispersant des plages de même couleur, que la perception tend à rassembler pour restaurer la continuité chromatique d’un fond. Dans Allées et venues, le bleu semble revendiquer un tel statut, comme l’y autorise sa couleur froide qui le désigne comme le plan le plus éloigné dans la profondeur. Pourtant, les plages bleues disséminées s’opposent à cette « décision » perceptive parce qu’en dépit de tonalités voisines, elles présentent des teintes différentes qui, au demeurant, tendent à se situer sur des plans très rapprochés dans la profondeur sans toutefois valider une continuité perceptive. Ainsi le champ disloqué compose-t-il une profondeur instable.
Décision perceptive et décision sémantique
Mais toutes ces leçons de Dubuffet risqueraient d’occulter une caractéristique plus essentielle du rapport figure/fond. En effet, de même que la perception cherche à stabiliser la profondeur en lui procurant un fond continu, on pourrait se demander si elle ne cherche pas une figurativité. Ainsi la dichotomie figure/fond serait-elle la prémisse d’une quête sémantique par laquelle le regard cherche à mettre à jour, dans la syntaxe visuelle, les formes du monde en faisant de la ressemblance iconique un critère d’élection de la figure. C’est l’hypothèse qu’inspirent en tout cas ces tableaux de Dubuffet où la perception tend à accorder un statut de figure à ce qui, pour parler trivialement, « ressemble à une forme du monde naturel », fût-ce avec la qualité d’icône ou comme en deçà de l’icône, en tant qu’hypoicône. Ainsi les petites figures anthropomorphes dispersées dans Allées et venues jouiraient-elles de certaines prérogatives sur les autres plages circonscrites par des cernes noirs d’égale épaisseur et, de même qu’elles s’arrogent le statut de figure, seraient-elles considérées comme détentrices de la plus haute valeur. Si cette nouvelle casuistique sémantiqueprivilégie les figures anthropomorphes, le « petit bonhomme » du milieu emporte sans doute la décision et, parmi toutes les figures anthropomorphes rassemblées, sera désigné comme porteur de sens en raison de sa position centrale.
- Note de bas de page 11 :
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Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux : capitalisme et schizophrénie, éditions de Minuit, 1980, p. 223.
Concevoir la « décision » perceptive comme une « quête figurative » à la recherche des formes du monde naturel permet de rendre compte de la dimension imaginaire des peintures de Dubuffet qui, lorsqu’elles dessinent des bonhommes ou les ébauchent, esquissent un bras ou tracent un simple trait, proposent un remplissement figuratif conforme au « principe de visagéité » de Deleuze et Guattari11. Il suffira d’un point et une nouvelle « décision » perceptive en fera un œil, de sorte que l’observateur construira l’altérité du tableau pour ajouter à la présence non-anthropomorphe, une présence anthropomorphe. Dans le cas de Dubuffet, c’est même précisément le caractère allusif du dessin qui transforme la décision perceptive en une « quête figurative » par laquelle, en même temps qu’elle reconnaît ou projette une forme du monde, la perception « élit » une figureet lui donne sens.
Une injonction figurative
Disséminés dans ce champ mouvant, des « bonshommes » s’imposent comme porteurs de valeurs à répartir entre eux, mais aussi comme autant de centres organisateurs de micro-scènes. S’ils témoignent alors de l’importance de la reconnaissance iconique dans la distinction figure/fond, ils révèlent surtout la capacité d’une figure à « imposer silence » aux couleurs et aux textures quelque soit la configuration proposée autour de la scène circonscrite. Dubuffet appelait ces micros-scènes des « sites ». Ceux-ci se présentent comme des espaces sémantisés par les « bonhommes », c’est-à-dire des territoires que l’attribution figurative permet de stabiliser dans la profondeur. Dans ces espaces apaisés, la perception retrouve ses repères et parvient à stabiliser la profondeur parce que la figurativité impose son évidence perceptive. Dubuffet révèle ainsi le pouvoir d’injonction de la figurativitésur l’espace.
Il semble utile de poursuivre la discussion pour montrer, dans des constructions infiniment plus simples où la « décision » renoue avec l’évidence perceptive et sépare sans ambiguïté une figure d’un fond, que ce rapport reste tout de même polémique. Tout d’abord, convenons que si la figure et le fond s’interdéfinissent par le pouvoir de conversion de la limite, ils ne vont jamais l’un sans l’autre dans le champ perceptif. On peut bien imaginer qu’une figure placée à faible distance de l’observateur puisse envahir toute le champ et à l’inverse, qu’une figure minuscule puisse disparaître jusqu’à laisser toute la place au fond, mais il reste qu’en l’absence de discontinuité perceptive, figure et fond se trouvent pour ainsi dire déchus de leur statut. Ainsi le monochrome ne peut-il être tenu ni pour une représentation d’une figure ni pour une représentation d’un fond, la casuistique formelle se concevant en ce cas comme une quête stratégique pour accorder un statut à la plage « vacante », donc un statut à l’œuvre.
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Ainsi, même si la couleur est uniforme, n’y aurait-il pas de quête figurative pour les tableaux d’Yves Klein où la densité du pigment bleu argumente plutôt l’hypothèse d’une objectivation de la couleur.
Une telle affirmation semble pourtant contenir une contradiction. Après tout, pourquoi l’observateur en quête d’une figurativité chez Dubuffet ne la cherche-t-il pas chez Charlton et, y renonçant, prend-il la décision d’en faire un monochrome ? Cherche-t-on une figure dans le monochrome ou, ce statut de monochrome étant désormais admis et établi en genre de la peinture, l’aborde-t-on dès l’abord comme tel ? De telles questions ne supportent pas la généralité et trouvent des réponses différentes selon le corpus mais aussi selon la culture de l’observateur qui peut avoir assimilé le genre de monochrome (ce qui décourage dès l’abord toute quête figurative) ou au contraire en apercevoir le caractère de rupture dans le tableau qu’il découvre et où il cherche en vain cette figurativité. Ceci amènerait à soutenir que la quête figurative relève toujours d’une herméneutique, au sens où elle confronte différentes scènes deproduction et de réceptionet resitue le tableau à l’intérieur d’une sémiotique des cultures.12 Ainsi les monochromes de Charlton décourageraient-ils la quête figurative du connaisseur informé du fait que cet artiste n’a jamais peint que des monochromes mais susciterait celle d’un visiteur qui verrait là son premier monochrome. En revanche, les tableaux aux tracés extrêmement allusifs de Cy Twombly (presque de l’écriture, presque des figures, toujours des tracés extrêmement fragiles) sont de véritables interpellations pour l’observateur qui, confronté à ce « presque rien », doit décider s’il s’agit d’une peinture figurative ou d’un monochrome et déterminer le statut des inscriptions pour en faire des figures ou des écritures.
Le fond et la figure anthropomorphe
Il faudrait sans doute discuter plus longuement ce point essentiel qui trouvera écho dans la suite de cette étude. Pour l’instant, il suffit de noter que figure et fond se définissent mutuellement mais se conçoivent aussi solidairement et interagissent dans le champ perceptif. Cependant, les effets de sens de la confrontation divergent nécessairement en fonction de l’opposition figuratif/abstrait, c’est-à-dire selon le rapport établi avec le monde naturel. Ainsi la tension qu’exerce le fond noir sur le carré blanc de Malevitch diffère-t-elle fondamentalement de celle qu’exerce le fond sur les têtes de Giacometti. Il peut donc être utile de naturaliser ce rapport, de le sensibiliser ou plus exactement de « l’humaniser » pour voir comment les critères du Groupe µ se trouvent revisités.
- Note de bas de page 13 :
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Edward T. Hall, La dimension cachée, traduction française d’A. Petita, Le Seuil, 1971.
Tout d’abord, selon qu’elle se trouve à une distance plus ou moins grande de l’observateur, mesurable à l’aune des distances de Hall13, une figure anthropomorphe apparaît sous des apparences différentes, la seule possibilité d’assomption d’un alter ego possible se situant dans l’entre-deux, à cette distance dite personnelle qui assure la synthèse des données affectives et cognitives. Plus exactement, la distance intermédiaire restituant la stature humaine, elle préserve l’ontologie, la « qualité » d’être humain qu’oblitèrent les autres distances. C’est ce qu’indique Merleau-Ponty dans un passage célèbre :
- Note de bas de page 14 :
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Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1993 (1945), p. 349.
« Un corps vivant vu de trop près, et sans aucun fond sur lequel il se détache, n’est plus un corps vivant, mais une masse matérielle aussi étrange que les paysages lunaires (…) vu de trop loin, il perd encore la valeur de vivant, ce n’est plus qu’une poupée ou un automate. Le corps vivant apparaît quand sa microstructure n’est ni trop, ni trop peu visible, et ce moment détermine aussi sa forme et sa grandeur réelles »14.
- Note de bas de page 15 :
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Alberti (De Pictura) cite Pline l’Ancien : « La peinture a en elle une force tout à fait divine qui lui permet non seulement de rendre présents, comme on dit de l’amitié, ceux qui sont absents, mais aussi de montrer après plusieurs siècles les morts aux vivants » Leon Battista Alberti, De pictura, traduction française de J. L. Schefer, Macula, 1992, p. 131. Cette proposition trouve écho chez Louis Marin notamment, pour qui « le premier effet de la représentation en général : (est de) faire comme si l’autre, l’absent était ici et maintenant le même ; non pas présence mais effet de présence ».
Cette double instanciation qui allie la convocation d’un alter ego possible à une tension figure/fond pose les prémisses d’une graduation de la présence, notion séminale des théories du portrait maintes fois discutée depuis sa mention par Hall15. La présence coïncidant avec la distance, l’éloignement de l’autre dans la profondeur se traduit par un amenuisement de la présence. Mais une question s’impose alors : la présence confine-t-elle à l’absence pour l’observateur d’une image ? C’est une autre façon de formuler la question de la quête figurative laisséeen suspens. N’est-ce pas plutôtque le voir cède peu à peu sous le croire, ce qui amènerait à marquer une préférencepour la modalité existentielle du potentiel et à écarter le virtuel parce qu’une tension figurative se maintient nécessairement dèslors que l’énoncé s’inscrit dans le genre du portrait et traduit le croire-être d’un observateur en quête d’une figurativité, d’un autre qui « doit être » dans l’image.
- Note de bas de page 16 :
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Il convient de manipuler avec circonspection cette règle générale de la perception naturelle et de la distance sociale définie par Hall et, outre le portrait retenu par l’anthropologue lui-même, d’éviter par précaution tout déplacement vers d’autres corpus. Du reste, l’image scientifique semble représenter le lieu d’application le plus hasardeux de ces principes parce qu’elle utilise des focales extrêmes qui, allant de l’infiniment grand à l’infiniment petit, sollicitent d’autres repères et stratifications reposant fréquemment sur une référentiation interne.
Si par l’effet d’une nouvelle instanciation, l’autre est à chaque fois « autre », il s’offre aussi sous différentes modalités perceptives qui complexifient le voir. Le passage du proche au lointain occasionne une conversion de l’affectif au cognitif et consacre le privilège de la distance moyenne, seule susceptible d’exploiter les deux versants de la connaissance16. Ainsi, du proche au lointain, la présence s’attache-t-elle à une instance différente (c’est un autre objet de sens), fondatrice d’une nouvelle esthésie (c’est un autre objet sensible) et d’une autre assomption du sens qui autorise l’assomption de l’autre.
- Note de bas de page 17 :
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Le terme est bien sûr emprunté à Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, ibidem.
- Note de bas de page 18 :
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Une définition très argumentée de l’empathie est donnée dans Stefania Caliandro, « Empathie, signification et art abstrait », Visio vol 4 n° 2,1999, pp. 47-48.
Cette organisation dynamique doit retenir l’attention parce qu’elle esquisse une « localité »17 particulière de la perception où se produit une triple assomption à la fois subjective,figurative et esthésique.Une instance subjective se stabilise dans la profondeur, s’accomplit dans un rapport figure/fond et se prête à tous les investissements sémantiques qu’autorise cette distance de réconciliation des informations et des sensations. Elle autorise ainsil’empathie, la compréhension non-verbale entre les sujets18. Une telle convergence désigne ainsi un foyer sémiotique où se nouent les deux tensions à l’œuvre dans le portrait : celles qui établissent une relation intersubjective entre l’observateur et son possible alter ego et celles qui régissent la représentation de cette relation. Ainsi défini, le « lieu de naissance du portrait » correspond au point de maturité du sujet, de l’espace pictural et de la perception. En dépit de sa pertinence, une telle concordance conduirait pourtant à négliger une instance essentielle, l’incidence du fond dans la relation à la figure.
L’espace comme instance
- Note de bas de page 19 :
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Heinrich Wölfflin discute l’anisotropie du tableau dans « Sur les côtés droit et gauche dans le tableau » (1928) et Réflexions sur l’histoire de l’art (traduction française), Paris, Klincksieck, 1982, pp. 116-125. Meyer Schapiro décrit cette anisotropie parmi les autres propriétés du champ tout en l’appliquant à des genres visuels différents (la peinture, la sculpture en ronde-bosse des frontons des églises médiévales) et des valeurs culturelles distinctes. Voir à ce sujet « Sur quelques problèmes de sémiotique de l’art visuel : champ et véhicule dans les signes iconiques », Style, artiste et société, traduction française, 1999, pp. 7-34 et spec. pp. 16-17.
- Note de bas de page 20 :
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M. Schapiro, « Sur quelques problèmes de sémiotique de l’art visuel : Champ et véhicule dans les signes iconiques », idem, p. 15.
- Note de bas de page 21 :
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Schapiro s’attache plus précisément à des ensembles de figures : « la participation du vide environnant au signe iconique du corps est encore plus évidente quand plusieurs figures sont présentées ; les intervalles entre les figures produisent alors un rythme entre corps et vide et déterminent des effets d’intimité, d’empiètement et d’isolement, comme les intervalles d’espace dans un groupe humain réel », idem, p. 15.
- Note de bas de page 22 :
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Bertrand a remarquablement décrit le caractère pressant de l’instance conçue par la sémiotique. « L’instance, dit-il, est ce qui permet de localiser, au moins approximativement, les places et les traces qui se disputent l’espace énonciatif. Originellement (…), instance signifie « demande pressante » avec ses traits aspectuels de proximité et d’imminence et la tension entre virtualisation et actualisation. Elle est comprise comme « sollicitation pressante » mise en attente comme l’indique l’acception juridique du terme ». Denis Bertrand,«La provocation figurative de la métamorphose », Le sens de la métamorphose (M. Colas-Blaise et A. Beyaert-Geslin dirs), PULIM, pp. 166-167.
- Note de bas de page 23 :
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« Si nous imaginons quelqu’un de semblable à nous comme affecté de quelque sentiment, cette imagination exprimera une affection de notre corps semblable à ce sentiment », Spinoza, Ethique, Gallimard, 1997 (1957), pp. 205 et sv.
L’importance du positionnement de la figure dans le champ a été maintes fois soulignée. Si Wölfflin19 observe l’anisotropie des deux côtés du tableau et l’associe à des effets de sens dysphoriques ou euphoriques, Schapiro précise ces incidences et retient « des différences de qualité expressive entre large et étroit, haut et bas, gauche et droite, central et périphérique, les coins et le reste de l’image »20. Selon cet auteur, le « vide environnant » participe au signe iconique et détermine des effets de sens comparables à ceux qui se produisent dans le monde naturel autour du corps21, autrement dit l’espace « fonctionne » avec la figure tout comme le monde naturel avec le corps. Ces prolégomènes introduisent l’hypothèse qu’une instance interpose sa « demande pressante »22 entre les sujets, régule la relation et transforme la présence sémiotique d’un sujet pour l’autre en une présence-à-l’espace d’un sujet pour l’autre. Cette hypothèse esquisse une alternative aux conceptions de Hall qui, en associant la distance personnelle à l’expression des émotions, semble faire de la « bonne distance » du portrait l’unique moyen de « sensibiliser » la relation et de mobiliser ces effets de sens affectifs. Elle suggère que d’autres stratégies plastiques fondées sur différents rapports figure/fond assurent cette prise en charge affective de l’autre qui assure « l’imitation des sentiments » chère à Spinoza23.
- Note de bas de page 24 :
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« L’attrait visuel des Alpes est dû essentiellement au caractère extraordinaire de leur masse, et leur valeur formelle ne révèle son efficacité esthétique qu’à cette échelle », explique Georg Simmel. Voir à ce sujet « La quantité esthétique », Le cadre et autres essais, traduction française de K. Winkelvoss, Gallimard-Le promeneur, 2003, p. 23.
Il semble en effet que le cinéma et la photographie américaines, toujours confrontés à l’immensité des espaces, aient trouvé une alternative stratégique à cette représentation banale de l’émotion, comme le suggère la célèbre scène du monologue d’une Marilyn Monroe au paroxysme de la colère dans les Misfits de John Huston. Ainsi que l’a souligné Simmel, la stature humaine tient toujours lieu d’étalon pour mesurer la grandeur relative des choses du monde24 cependant, en modifiant l’échelle, elle permet aussi de sensibiliser la relation, comme nous allons le voir maintenant.
- Note de bas de page 25 :
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Pierre Schneider rappelle le lien établi par Giacometti entre la petitesse des figures et la primauté de la vue et rapporte ces propos de l’artiste : « Voir petit, c’est voir vrai (…) Et si la personne s’approche, je cesse de regarder, mais elle cesse presque d’exister aussi ! Ou alors ça devient affectif, j’ai envie de la toucher, n’est-ce pas ? La vision n’a plus d’intérêt ». Voir à ce sujet Pierre Schneider, Alberto Giacometti, « Un pur exercice optique », idem, p. 48. L’auteur cite le texte« Entretien avec David Sylvester » (1971), dans Alberto Giacometti, Ecrits, Michel Leiris et Jacques Dupin ed., Paris Hermann, 1990, pp. 289-290.
- Note de bas de page 26 :
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« Si je regarde une femme sur le trottoir d’en face, et je la vois toute petite, c’est l’émerveillement du petit personnage qui marche dans l’espace et alors, la voyant plus petite, mon champ visuel est devenu beaucoup plus vaste. Je vois un énorme espace au-dessus et autour qui est presque illimité »Voir à ce sujet Alberto Giacometti, « Entretien avec David Sylvester » (1971), Ecrits, Michel Leiris et Jacques Dupin dir, Paris, Hermann, 1990, pp. 289-290.
Le principe est de placer le point de vue, non pas à proximité du visage pour en recueillir l’expression, mais au contraire à très grande distance pour pousser à l’extrême la disproportion figurative : la minuscule figure semble alors écrasée par l’espace dans un rapport dramatisé. Mutatis mutandis, cette modification épistémologique qui met aux prises, non plus deux instances (les deux sujets) mais trois, apparaît également dans les tableaux de Giacometti où des têtes petites et minces se détachent sur un fond clair immense25. Comme l’indique lui-même Giacometti, miniaturiser la figure permet de la donner à voir « dans son ensemble » mais surtout, en modifiant la proportion figure/fond, de thématiser l’espace : « (Lorsqu’une figure est plus petite), mon champ visuel est devenu beaucoup plus vaste, dit-il. Je vois un énorme espace au-dessus et autour qui est presque illimité »26.
- Note de bas de page 27 :
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L’œuvre exposée au musée du Prado a été étudiée dans Anne Beyaert, « Esthésie et émotion. A propos d’un chien de Goya », Nouveaux actes sémiotiques n°s 73-74-75, Dynamiques visuelles, Limoges, PULIM, 2001, pp. 15-38.
Dans ce cas, les têtes semblent toujours menacées, « dévorées » par l’espace et la disproportion produit un effet de sens de précarité caractéristique. Ce contraste massif apparaît sous une forme différente dansUn chien sortant du gouffrede Goya, œuvre exemplaire étudiée par ailleurs27, où la petitesse de la figure alliée à sa localisation au bas d’un tableau au format vertical allongé, produisent un effet d’écrasement qui assimile dans un même effet de sens la menace que représente l’espace pour le petit animal et celle que représente le fond pour la fragile figure, les tensions figurative et figurale conjuguant alors leurs effets de sens.
- Note de bas de page 28 :
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Pierre Schneider, Alberto Giacometti, « Un pur exercice optique », idem, pp. 83-84. La difficulté à fixer la double acception du fond en français incite à chercher un équivalent dans une autre langue. En allemand, l’équivalent au fond français est Hintergrund (soit arrière-plan, un sens figuré autorisant du reste une référence aux « dessous » qui convient assez bien à la définition sémiotique du fond), terme construit sur Grund (sol) et apparenté à Abgrund (gouffre, précipice). Ce passage par l’allemand permet d’avancer que, si les deux acceptions du fond tendent à coïncider, le fond peut néanmoins constituer un Abgrund dans le cas d’une disproportion figurative, lorsque la minuscule figure se trouve menacée par un fond immense.
- Note de bas de page 29 :
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J.L Schefer intitule le tableau Un chien, titre donné dans l’inventaire des biens de l’artistes en 1828, à quoi Y. Bonnefoy préfère Chien dans le gouffre dans « Goya pour la fin du siècle », catalogue de l’exposition Goya, un regard libre, Palais des beaux-arts de Lille, 1999 , pp. 41-45. Arasse retient deux autres intitulés Chien à-demi enlisé et Un chien luttant contre le courant dans Le détail, Pour une histoire rapprochée de la peinture, Flammarion, 1992, p. 252. Voir à ce sujet Anne Beyaert-Geslin, « Esthésie et émotion, A propos d’Un chien de Goya », idem, pp. 15-37.
Ces deux exemples doivent être gardés à l’esprit pour finaliser ces propositions et préciser le rapport figure/fond. Le fond s’entend comme fond d’un espace figuratif et d’un espace figural coïncidant. Vis-à vis de l’espace figural, il agit tel un simple arrière-plan supportant la composition, qu’on pourrait tout aussi bien dénommer plan de projection ou support formel. Vis-à-vis de l’espace figuratif cependant, il peut agir tel un creux, un abîme ou un gouffre, une opposition que Schneider traduit par la distinction fond solide/fond perdu28. Ainsi entrevoit-on la seconde acception du gouffre qui menace la frêle tête de chien de Goya, auquel se réfère du reste le titre Chien dans le gouffre29. En l’occurrence, l’abîme renvoie non seulement au trou situé sur la ligne de terre de la composition mais également au fond-gouffre qui menace par l’arrière la petite figure, si bien que la coïncidence redouble l’effet de sens de fragilité.
Il est temps de résumer nos propositions en reliant la distinction figure/fond à la question de la densité figurative envisagée comme une compétition entre deux instances rivales dans la profondeur. L’enjeu de cette compétition est une instanciation différente du corps-personne selon les degrés de la profondeur, à laquelle on pourrait associer pour satisfaire un principe de symétrie, une instanciation du fond lui même.
- Note de bas de page 30 :
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L’Abstraction entreprend de catégoriser ou recatégoriser le visible en le dégageant de sa correspondance avec le monde naturel, à l’instar de Kandinsky dont une toile fortuitement posée sur le côté avait acquis une « beauté indescriptible » et n’assemblait que des formes et des couleurs », comme l’indique Georges Roque dans Qu’est-ce que l’art abstrait ?, Folio, 2003. La pratique fut ensuite systématisée par les peintres modernesqui « renversent souvent le tableau afin d’en voir les rapports de formes et de couleurs, leur équilibre et leur harmonie, sans référence aux objets représentés », un procédé qu’explique Schapiro, « Sur quelques problèmes de sémiotique de l’art visuel : champ et véhicule dans les signes iconiques », Style artiste et société, idem, p. 16. On se reportera pour une description historique plus minutieuse des origines de l’Abstraction à Michel Seuphor, L’art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres, Paris, Maeght, 1949. Pour les incidences de la catégorisation, on se reportera à Anne Beyaert-Geslin, « Modernité et synesthésie », Visible n° 1 La diversité sensible, pp. 25-36.
Mais cette pondération des deux instances n’est pas essentielle et notre parcours aboutit surtout à l’hypothèse d’une dichotomie entre un espace nécessairement construit et l’espace sensible, soit entre un espace intelligible et un espace sensible. Le premier, géométrique, est déterminé par les différentes perspectives historiques et les propriétés conjuguées de la couleur, de la lumière et de la texture, et s’élabore par un jeu de proportions et de confrontation entre le fond et la figure en faisant coïncider les espaces figuratif et figural. Cependant, un certain rapport de disproportion entre la figure et le fond renvoie pour ainsi dire l’espace à lui-même, le thématise comme tel et le sensibilise. A certains égards, cet effet de sens peut rappeler le principe de l’Abstraction picturale qui, pour parler trivialement, entreprend d’abstraire des qualités sensibles (le chaud ou le froid, par exemple) en rendant pour ainsi dire la couleur à elle-même. Ici, « abstraire » l’espace reviendrait à dégager sa qualité dimensionnelle pour lui restituer sa qualité de vide. Toutefois, la comparaison avec l’Abstraction tourne court dans la mesure où l’augmentation dimensionnelle ne met aucunement en péril la figuration30. Au demeurant, la valeur d’espace apparaît avec la même vivacité si la figure est un minuscule carré placé au centre de la toile ou une toute petite tête et à chaque fois l’effet de sens est celui de l’écrasement. En revanche, la sensibilisation de l’espace donne un autre sens à la fragilité et, suggérant son sort ultime, peut déclarer la dimension eschatologie du vivant.