« Mettre au monde le monde ».
Sur la relation entre sémiotique de la production et production sémiotique
Andrea Valle
Université de Turin
Le concept de production sémiotique admet au moins une double déclinaison. En premier lieu, et historiquement, il concerne la praxis responsable de la réalisation d’objets qui rentrent dans le domaine de la sémiotique. En d’autres termes, c’est en fonction de la reconnaissance du caractère sémiotique du produit que l’on étudie le parcours historique qui en est à l’origine ; parcours qui, en fonction de cette origine, est pour cela même d’intérêt sémiotique, en tant que « production ». Par exemple, il s’agit de partir d’une œuvre et, une fois qu’elle a assumé le statut de « texte », d’y étudier le travail de l’artiste. En deuxième lieu, on entend par « production » un ensemble d’opérations qui président à la construction sémiotique d’un objet. Or, ce dernier ensemble d’opérations devrait recevoir une formalisation sémiotique qui rende compte du processus de production qui préside à l’achèvement de l’état du produit (et qui est déjà entièrement interne à l’ordre du sémiotique). Si le produit dont il est question est le texte-énoncé (et d’ailleurs cela ne pourrait pas être autrement), alors une théorie de la production coïncide pour l’essentiel avec une théorie de l’énonciation – c’est d’ailleurs ce que Greimas et Courtés remarquaient dans le Dictionnaire, à l’entrée « production ».
A partir de cette double déclinaison, une duplicité intéressante découle : un même objet-texte peut donner accès à deux théories de la production, l’une à vocation « exogonique » et l’autre à vocation « endogonique ». La première permet la convocation des pratiques de production historiquement attestées (et par là même, l’étude empirique des pratiques elles-mêmes) ; la seconde conduit à la définition formelle du concept de praxis en sémiotique (à travers un travail fondamental sur la praxis énonciative, travail qui est bien loin d’être terminé). Toutefois, ce hiatus constitue aussi la possibilité d’une connexion.
La discussion générale sur le concept de « pratique » demande donc un « nouement » : il sera question de garder ensemble pratiques historiques et modèles sémiotiques, afin d’en évaluer les relations possibles. Pour l’instant, et en exploration, on peut vérifier cet ensemble de problèmes à partir de deux exemples relevants. Le premier est le cas de la notation musicale contemporaine et des phénomènes concernés, entre composition, notation et exécution. Le deuxième exemple sera avancé à partir de quelques compositions d’Alighiero Boetti, dans lesquelles la relation entre projet et réalisation semble suivre des parcours analogues à ceux de la notation musicale.
The article discusses the relation between a semiotic of production and the semiotic production. The first term indicates a theoretical enquiry into a semiotical discussion of practices, the second the object of this theoretical effort. Is it possible to study practices using the same methodologies defined for other « objects » more traditionally considered by semiotics (i.e. textuality) ? Or may not this new object to be studied prompt for a radical change in some of the epistemological tenets of the discipline ? In order to develop this point, the paper discusses some recent contributions by Jacques Fontanille, in which the French semiotician assumes that a hierarchy of multiple levels can, on one side, take into account the new dimensions that the study of practices introduces into a semiotic epistemology, while, on the other side, it still preserves a local validity the « classic » textual approach. It is then suggested that Fontanille's propositions can be integrated with Eco's so-called theory of modes of semiotical production, introduced in the Trattato di semiotica generale (1975). Eco's categories fully develop a semiotical description of practices, and they provide a still to be discovered framework for a semiotic of praxis. In order to analytically test the validity of the Eco's proposal in the perspective of Fontanille's hierarchical context, some works of Alighiero Boetti (one of the most relevant Italian artists in the last thirty years) are the discussed. These works represent an interesting theoretical challenge as in some way seems to be objects (so that they can be also more traditionally thought as artistic « texts ») created to simply demonstrate the practice instantiating them.
Index
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Mots-clés : état, pratique, procès, production, texte
Auteurs cités : Pierluigi BASSO, Jean-Claude COQUET, Joseph COURTÉS, Michela DENI, Umberto ECO, Giacomo Festi, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, Andrea Valle
1. Quelques questions à partir de la pratique. Ou : encore courts-circuits
1.1. Introduction : états et procès
Un des nombreux lieux qui fondent la sémiotique (la sémiotique interprétative aussi bien que la sémiotique générative) est constitué par ce qu’on pourrait définir comme le postulat de l’a posteriori. Ce postulat constitue la détermination incontournable du sens : le sens est toujours a posteriori et il est toujours le résultat d’un processus de reconstruction à partir de son « extériorisation ». Or ce postulat, qui a été réaffirmé à maintes reprises, par exemple par Greimas, entraîne une conséquence essentielle : la définition du statut sémiotique comme d’un donné. « Etant donné(e)s » : comme dans l’œuvre de Duchamp, une collection d’objets avec leurs méréologies spécifiques, avec leurs figurativités analytiques précises, se laisse observer par le sémioticien-Observateur, depuis un lieu d’observation explicitement destiné à cette tâche. Immobiles, les objets condescendent à se laisser regarder, sans qu’on doive parler du processus par lequel ceux-ci sont « donné(e)s ». Il est vrai que cette caractérisation du sémiotique en tant que donné a ses fortes raisons historiques et épistémologiques, bien qu’aujourd’hui elles paraissent quelque peu affaiblies : elles consistent dans la vocation sémiotique à traiter l’objet typique des sciences idiographiques en termes nomothétiques. Le postulat sémiotique de l’a posteriori opère comme une barrière méthodologique en fonction anti-idiographique : il n’existe que ce qui nous est donné, sans que nous sachions quoi que ce soit sur son histoire. Si cela est vrai, alors la méthode nomothétique est la seule qui soit viable.
Evidemment, la figure épistémologique qui incarne le mieux cette position est le texte, et le double statut de ce dernier bien souligne la dimension du donné. « Texte » indique, on le sait, à la fois l’objet qui entre dans la machine analytique sémiotique et l’objet qui en sort. Grandeur considérée antérieurement à son analyse (Greimas et Courtés 1979, entrée « Texte », § 5), le texte en tant qu’input de la machine analytique subit un procès d’articulation qui transforme le tout de signification (Ibid., entrée « Analyse ») dans l’ensemble des éléments sémiotiques conformes au projet théorique de la description (Ibid., entrée « Texte », § 5). Même si texte-input et texte-output ne coïncident pas, néanmoins cette double théorie du texte assume qu’ils ont tous les deux un statut technique de donné(e)s par rapport à l’élaboration poursuivie par la machine analytique. « Etant donné(e)s » : le texte-input, ensemble de données culturelles, est donc transformé en texte-output, ensemble de données sémiotiques.
Cependant, si on voulait respecter l’isotopie informatique, on pourrait remarquer que le problème n’est pas le donné en soi, mais ce que celui-ci représente. Le sème de terminativité du lexème « donné » bien souligne que ce que les données ont représenté pour la machine sont des « états ». Or, cette emphase sur l’état est évidemment déterminée par le postulat de l’a posteriori : la sémiotique poursuit les traces d’un animal qui est obligatoirement déjà passé, recueille messages en bouteille sur la plage, transforme, à la Kant, le temps en ce qu’il n’est pas : une ligne où la succession devient simultanéité. Dans les faits (mais pas dans les principes), cette situation a exclu toute possibilité de parler de la dimension de la processualité, sinon à partir de l’état lui-même, comme c’est bien le cas dans la théorie de l’énonciation, sur laquelle nous reviendrons par la suite. Il s’agit bien d’une exclusion de fait et non de principe, car si une épistémologie du donné est incontournable, cela n’implique nullement que le donné doit représenter un état et pas un procès. Et pourtant, cela est bien ce qui se passe dans les faits.
Si la définition du donné-état a été l’objet d’étude explicite de la sémiotique, la définition du donné-procès est justement au centre d’un intérêt tout à fait actuel. A tel propos, il est sans doute intéressant de faire un petit excursus dans le Dictionnaire. Dans le Dictionnaire, tome 1, on dédie l’entrée « pratiques sémiotiques » au concept de « pratique ».
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Les pratiques sémiotiques sont des procès sémiotiques reconnaissables ;
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Les pratiques sémiotiques [...] se présentent comme des suites signifiantes de comportements somatiques organisés, dont les réalisations vont des simples stéréotypes sociaux jusqu’à de programmations de forme algorithmique (permettant éventuellement le recours à un automate) ;
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Les modes d’organisation de ces comportements peuvent être analysés comme des programmes (narratifs) dont la finalité n’est reconnaissable, à la limite, qu’a posteriori ;
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L’étude des pratiques sémiotiques ne constitue, peut-être, que les prolégomènes d’une sémiotique de l’action (Ibid., entrée « Pratiques sémiotiques »).
Ainsi, l’étude des pratiques :
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concerne la dimension de la processualité ;
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demande une typologie des comportements somatiques et une formalisation de ces derniers ;
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peut être décrite seulement à partir des résultats auxquels les pratiques conduisent ;
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ouvre un champ de recherche pas encore défriché (c’est le cas, rappelé par le Dictionnaire, des stratégies proxémiques, encore trop peu explorées, Ibid.) : il s’agit du champ de la sémiotique de l’action.
Aussi, y a-t-il une tension entre l’identification d’une pertinence qui échappe à la dimension du texte et le rabattement de celle-là à la dynamique textuelle. Pour Greimas, si tant est qu’on veuille faire une sémiotique de l’action, l’action, elle, devra être étudiée en termes narratifs ; et la sémiotique narrative n’étudie pas les actions proprement dites, mais des actions “en papier”, c’est-à-dire des descriptions d’actions (Ibid., entrée « Action »). On ne devra pas s’étonner si, dès lors, un programme de recherche pareil, tué dans l’œuf, n’a pas encore été réalisé.
1.2 Hypothèses théoriques autour d’une hiérarchie de niveaux et du problème de la production sémiotique
Aujourd’hui, il est clair que la dimension de la pratique ne peut pas être simplement subsumée par une épistémologie du texte-état. La question qui se pose alors est de vérifier comment rendre compte des pratiques à travers une épistémologie des procès, sans qu’une épistémologie des procès soit pour autant décousue de l’épistémologie des textes-états. Nous avons déjà remarqué que le texte a un double statut par rapport à la machine analytique sémiotique : le statut du texte en entrée et le statut du texte en sortie. Le premier ne coïncide pas avec le second, car si le texte-output acquiert (par définition) un statut formel, le texte-input constitue le résidu substantiel sur lequel exercer la pertinence analytique qui permet de distinguer la sémiotique comme logique de la culture d’une logique pure et simple. Dès lors, une double théorie du procès s’avère nécessaire : une théorie qui prévoit, tout comme pour le texte-état, un procès substantiel en entrée et un procès formel en sortie. Autrement dit, il faudrait une sémiotique des procès qui exerce une pertinence théorique sur un corpus substantiel des procès en entrée, et que ceux-ci conduisent à leur tour à un corpus des procès en sortie définis en termes formels.
Toujours pour l’amour de la symétrie, on peut avancer l’hypothèse que la construction d’une sémiotique des procès peut tirer profit de la construction historique de la théorie des états, qui s’est réalisée dans l’épistémologie du texte. A cet égard, on remarquera aisément que le texte (dorénavant au sens de « texte formel en sortie ») a toujours été donné selon une double description :
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la description structurelle, qui concerne le texte-tissu dans sa méréologie. (Historiquement, la sémiotique est née comme généralisation du projet linguistique de fournir une description structurelle et non pas historique de la langue.) Le texte-tissu est décrit dans sa structuralité objectale ;
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la description énonciative, qui est celle qui fait l’objet de la théorie de l’énonciation, laquelle postule une opération de tissage du texte-tissu. Théorie a posteriori du tissage, la théorie de l’énonciation décrit la dimension subjectale d’une logique de production inscrite dans le texte.
De ce point de vue, on pourrait se demander si la théorie de l’énonciation n’est pas, à tous les égards, une théorie de l’action, pour utiliser l’expression de Greimas. N’est-elle pas une théorie du comportement du sujet abstrait, de l’instance de l’énonciation présupposée par le texte comme logique de sa production ? Toutefois, la question n’est pas là. La théorie de l’énonciation, tout en permettant un retour vers la logique du tissage du texte, est plutôt, par définition, une théorie de ce qu’on peut savoir du sujet – en tant que logique de la production – à partir de l’objet. Ainsi, d’une manière très classique, elle s’en tient au côté objectal.
Une formulation célèbre d’Eco se révèle à ce propos fort intéressante, en portant au grand jour la distinction entre état et procès. Eco définit la sémiotique comme une théorie du mensonge, car tout ce qui peut être utilisé pour mentir reviendrait à l’ordre du sémiotique. Or, un texte faux ne nous dit rien sur la pratique de raconter des mensonges. En revanche, une empreinte fausse ne nous dit pas moins la « vraie » manière de faire des empreintes. C’est dire, encore une fois, que le procès de falsification, la pratique du faussaire s’avère inaccessible à la sémiotique, même si elle reste (et lorsqu’elle reste) substantiellement pertinente pour elle.
Ainsi, la théorie de l’énonciation, même lorsqu’elle est lue dans les termes d’une théorie de l’action, ne demeure pas moins une théorie axée sur le texte : elle ne peut qu’échouer lorsque la pertinence est au niveau du procès et non du texte (comme état), c’est-à-dire : au niveau de ce corpus substantiel d’actions qui attend sa rédemption sémiotique. C’était d’une manière subreptice, et à partir d’un présupposé de symétrie constructive, qu’on a donné une description énonciative pour une description de type subjectale. En réalité, la description sémiotique d’un sujet ne pourra être que ceci : description de la logique de fonctionnement du sujet opérateur, description d’un sujet qui opère une transformation sur les objets (à savoir : description d’un processus de transformation par rapport aux états transformés). Et en effet, c’est bien ce qui caractérise la relation Sujet-Objet dans la dimension narrative. D’ailleurs, c’est sur la distinction entre rétrospection (à partir d’un résultat considéré comme programmé) et prospection (de la programmation en cours) que Coquet définit la distinction entre le subjectal et l’objectal (Coquet 1984 ; Fontanille 1998, p. 180).
A partir de ce rabattement de l’axe état/procès sur l’opposition objectal/subjectal, on peut reprendre en considération la disposition à plusieurs niveaux que Jacques Fontanille (2004a, p. 1) a proposée pour permettre l’accès à des nouvelles pertinences, qui se trouvent ainsi intégrées aux niveaux déjà définis par la théorie (le niveau narratif, par exemple). Pour Fontanille, une sémiotique générale assume, pour l’essentiel, la forme d’une construction à six niveaux. Structuration du monde de l’expression sémiotique en six plans d’immanence et de pertinence différents, cette séquence de niveaux prévoit, selon une orientation par complexification et intégration successive (voir Fontanille 2004a et 2006) :
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signes
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textes
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objets
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scènes et pratiques
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stratégie
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formes de vie
On peut remarquer qu’en mettant la hiérarchie à plat on verrait qu’elle se constitue, d’un côté, d’un pôle objectal (ce sont les figures, les textes, les objets), et, de l’autre, d’un pôle subjectal (les pratiques, les stratégies, les formes de vie). Ainsi, au nœud des deux demi-axes on trouverait la membrane objet/pratiques.
Qu’une réflexion sur les pratiques introduise explicitement au problème de la théorie du sujet, n’est pas une nouveauté : historiquement et théoriquement, on pourrait le retrouver déjà dans la réflexion de Prieto sur les pratiques ; mais on le retrouve aussi dans la deuxième partie (en réalité assez méconnue) du Traité de sémiotique générale d’Umberto Eco, partie qui s’intitule théorie des modes de la production des signes (Eco 1975 ; pour une discussion voir Valle 2007). Ce n’est pas pour rien que la théorie des modes de la production des signes n’est pas une théorie du signe, mais du faire signe, du « signifier » au sens étymologique. Et c’est précisément pour cela qu’elle rejoint la réflexion sur les pratiques sur plusieurs points. Tout d’abord, il s’agit explicitement d’une théorie de la production d’expressions signifiantes. Et par ailleurs, cette attention explicite à l’expression (marquée par Eco à travers une allusion constante, presque physicaliste, à la production « physique » de l’expression) révèle une forte proximité avec les intérêts de Fontanille : en effet, Fontanille entend sa hiérarchie à plusieurs niveaux, dont nous venons de faire mention, comme une structuration du monde de l’expression sémiotique (Fontanille 2004a, 2006) ; et, considérée en vertical (à travers une sorte de mise en relief), elle est élevée à hypothèse de « parcours génératif du plan de l’expression » (Fontanille 2004a, p. 21, 2006, p. 170).
En suivant Eco, nous pouvons alors décrire la production de l’expression selon quatre dimensions :
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le travail physique demandé par produire l’expression : reconnaissance, monstration, réplique, invention ;
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la relation type/occurrence (ratio) : décrite selon le continuum facilis/difficilis ;
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le continuum qui doit être formé : saisi comme substrat d’où tirer l’expression en fonction du référent possible, et selon les valeurs d’ homomatériel/hétéromatériel ;
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le mode d’articulation : qui peut, d’une manière plus ou moins explicite, être défini a priori ou se donner a posteriori.
Les raisons pour lesquelles la théorie des modes de production des signes d’Eco n’a jamais vraiment été prise en considération sont, au moins, deux :
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Elle est une théorie du travail de production, et en tant que telle, elle n’est pas une théorie du produit-texte, par rapport auquel elle est très peu pertinente. Par exemple, elle s’intéresse à l’écriture alphabétique, mais pas au contenu que celle-ci peut représenter. Pour reprendre la hiérarchie fontanillienne, la théorie des modes de la production des signes est évidemment une théorie de la production sur l’objet, et non de l’énonciation du texte. Mais si l’objet est l’entité symétrique a lato objectale de la pratique (laquelle est a lato subjectale), le positionnement de la théorie d’Eco n’est pas indifférent, car elle se situe précisément dans le lieu d’échange entre pratiques et objets. Ce qui veut dire que la théorie d’Eco est bien placée pour la détermination des catégories topologiques relevantes aux fins de description des pratiques : elle est déjà près des objets.
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D’un autre côté, la théorie des modes de la production des signes est restée dans l’ombre parce qu’elle est une théorie de la forme sémiotique de la subjectivité. A partir du postulat pour lequel la sémiotique est en droit de reconnaître ces sujets seulement pour autant qu’ils se manifestent par des fonctions sémiotiques (Eco 1975, p. 379), c’est précisément ces manifestations que la typologie des modes de la production des signes permet de décrire.
On ne négligera donc pas la valeur stratégique de la théorie des modes de production, positionnée du côté de pratiques et au contact des objets.
Ainsi, eu égard au complexe pratiques /objets, la sémiotique se retrouve à disposer d’une théorie de la production à double articulation :
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du côté de l’objet, une théorie de l’empreinte – relevée sur le corps comme support. C’est l’hypothèse que Fontanille a développée, largement et radicalement, dans Soma et Séma (2004b);
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du côté du sujet, une théorie du faire (l’) empreinte – sur le corps comme support. Empreinte, au sens technique, est l’un des travaux décrits par la typologie d’Eco (1975).
Voilà comment se dessine un long échange entre pratiques et objets, où la division subjectal/objectal se forme et s’atténue en même temps. En suivant les deux demi-axes de manière symétrique, on remarquera alors un mouvement de séparation qui se creuse entre la dimension subjectale et la dimension objectale, entre le procès et l’état. Du côté objectal, on aura, avec le texte, une théorie quasi-pure de l’objectalité, c’est-à-dire de l’objet configuré (par rapport aux figures). Parallèlement, du côté subjectal, on aura, avec la stratégie, une théorie quasi-pure du sujet (qui est néanmoins déjà spécifié par rapport au caractère générique des formes de vie). En fait, si une sémiotique du signe qui se passe du texte paraît assez infructueuse, il semble en aller exactement de même pour une sémiotique des formes de vie qui se passerait de la stratégie. Si donc on assume la stratégie comme moment symétrique au texte mais du côté subjectal, il devient alors nécessaire de se demander selon quelles dimensions la stratégie peut être décrite.
Nous avons vu que, dans les faits sémiotiques, on donne une double description du texte : une description structurelle et une description énonciative. Cette dernière, sicut cancer, essaie de remonter de l’état au procès, du produit à la production. D’une manière tout à fait analogue, on peut avancer une double description de la stratégie. D’une part, on aurait une description structurelle de la stratégie, à savoir une description de la programmation du comportement : la description d’un domaine qui oscille, comme le rappelait déjà Greimas, entre la répétition stéréotypée et l’algorithmisation générative ; description qui pourrait se faire avec l’aide explicite, entre autres, non pas des sciences cognitives, mais de l’intelligence artificielle. Il sera alors question d’établir une pertinence sémiotique pour la définition des algorithmes. Par exemple, Fontanille a proposé, dans Sémiotique du discours (1998),une caractérisation du sujet, toujours à partir de Coquet, en termes de charge modale ; or, dans les faits, cela peut constituer un élément de relief pour une typologie sémiotique des algorithmes de comportement. En outre, un autre facteur relevant à prendre en considération pour une description structurelle est le rôle que la mémoire joue dans la programmation – comme nous essaierons de le montrer dans le premier cas d’analyse.
De l’autre part, à côté d’une description structurelle, on aurait l’équivalent stratégique de la description énonciative : une description qu’on pourrait définir comme « énoncive ». De même que la description énonciative est une théorie a posteriori de la stratégie et de la pratique de production, ainsi la description énoncive est une théorie a priori de l’objet et du texte produit. A lato objecti, une description énonciative, en tant que théorie a posteriori, ne coïncide pas avec pratique et stratégie. Si cela n’était pas le cas, on n’aurait pas besoin d’une théorie de l’action, puisque le génétique s’achèverait sans problèmes dans le génératif. De même, a lato subjecti, la théorie du produit programmé – théorie interne à la stratégie et à la pratique – n’est pas la théorie du produit réalisé. La situation peut être schématisée comme ceci.
Fig. 1. Hiérarchie des niveaux et partition subjectal/objectal
Ainsi, une possibilité théorique voit-elle le jour : la possibilité de définir un double parcours entre côté subjectal et côté objectal, et de vérifier la friction qui s’ensuit entre les deux théories : la théorie a priori et la théorie a posteriori, la théorie de la production et la théorie du produit, la théorie de procès et la théorie de l’état ; théories qui ont dans la membrane entre pratique et objet un lieu de confrontation possible. Cette friction devient particulièrement intéressante dans la mesure où elle permet de confronter des phénomènes d’importance sémiotique équivalente : par exemple, on peut étudier la subjectivité préfabriquée qui caractérise la programmation de l’espace du train (Deni 2002, p. 161), ou encore la déformation que l’usage impose à la surface d’un objet (Fontanille 2002, p. 89, voir Festi et Valle 2005). Et il s’ensuit, entre autres, la possibilité de vérifier le degré de perméabilité entre pratique et objet.
2. Production et produit : notes sur Alighiero Boetti. Ou : Cadrer par les diagonales
L’ensemble des questions soulevées jusqu’ici trouve un corpus d’exemples de relief dans l’œuvre d’Alighiero Boetti, artiste turinois proche du mouvement d’Arte povera, mais qu’on aurait du mal à reconduire à des catégories critiques stabilisées (sur la vie et l’œuvre de Boetti voir en général Sauzeau 2006).
2.1 Stratégie et mémoire : Alterner d’1 à 100 et vice-versa (1977-…)
Alterner d’1 à 100 et vice-versa est le titre d’une longue série d’œuvres, qui se basent sur une unique procédure de création :
- Note de bas de page 1 :
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Jean-Christophe Amman, Maria Teresa Roberto, Anne-Marie Sauzeau (dirs), Alighiero Boetti 1965-1994, Milano, Mazzotta, 1996, p.154.
Le point de départ est un échiquier à 100 carrés, qui à leur tour se divisent chacun en 100 petits carrés, qui sont le théâtre d’une progression numérique. Dans la première case un petit carré est laissé blanc et quatre-vingt-dix-neuf sont colorés de noir ; dans la deuxième les petits carrés en noir sont deux et les blancs quatre-vingt-dix-neuf ; et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on ne parvienne aux quatre-vingt-dix-neuf blancs avec un seul noir, et aux cents noirs dans le dernier1.
Cet algorithme de production peut être réalisé :
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sur un support variable (dessin, tricot, kilim, carrelage)
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par un sujet quelconque dans le rôle d’auteur délégué. D’où un grand nombre de projets collectifs.
Indépendamment du support (tout à fait variable), indépendamment de l’auteur (sauf pour les contraintes du marché de l’art), l’œuvre affiche son comportement dans sa simplicité, dans sa transparence - bien qu’elle ne s’épuise pas uniquement en lui. En effet l’algorithme de production peut être reconstruit très aisément à partir de l’ensemble des occurrences. La transparence affichée par l’œuvre est donc double : par rapport aux instructions fournies aux exécuteurs, qui prennent en charge la pratique d’instanciation matérielle, et par rapport au résultat. Quant à l’algorithme de production, il peut être décrit en termes techniques avec un automate aux états en nombre fini (pour une discussion voir Valle, Lombardo et Vogel 2007).
Fig. 2. Alighiero Boetti, Alternando da 1 a 100 e viceversa (exemplaire généré à la machine en suivant l’algorithme, avec annotations)
Or, la forme de subjectivité qu’une description pareille active se caractérise au moins par deux aspects :
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l’absence de mémoire – dans le processus qui réalise jusqu’au bout les 100 états, la réalisation de l’état x est absolument indépendant des états x-n qui le précédent ; la seule contrainte à respecter est la quantité de noirs et de blancs ; or, l’absence de mémoire est un trait pertinent de la définition cybernétique et informatique de « machine » ;
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la charge modale réduite – on peut attribuer au sujet une compétence et une performance obligatoire, un pouvoir-faire et un devoir-faire qui le caractérisent non pas comme sujet plein, mais comme quasi-sujet bimodalisé : en particulier, d’après la typologie modale proposée par Fontanille (1998), comme un esclave.
Selon une description à la fois modale et mnésique, ce sujet opérateur est donc un « esclave » amnésique. On remarquera que la formalisation de la pratique ne dit en aucun cas quoi que ce soit sur la manière dont le sujet empirique doit travailler dans le remplissage ; mais en revanche, elle indique la logique de production interne au dispositif. Cette logique prévoit une théorie énoncive du produit, entendu comme l’ensemble de toutes les combinaisons possibles de noirs et de blancs acceptées par l’automate sur le jeu de dames. Et toutefois, à cette subjectivité programmée correspond, symétriquement, une subjectivité reconstruite par voie énonciative à partir du corpus des textes. En effet, la caractérisation formelle est à tout le moins incomplète, puisqu’on pourrait aisément remarquer que l’intérêt d’Alterner d’1 à 100 et vice-versa se trouve précisément dans ce qu’il ne dit pas. Car la formalisation des instructions de Boetti ne donne aucune indication sur la configuration planaire que la quantité de noirs et de blancs prendra. Ainsi, le texte réalisé (une et une seule des combinaisons possibles) demande une description différente d’une « même » subjectivité. C’est dire qu’à partir de la dimension textuelle (le corpus des réalisations) tout se passe comme si Alterner prévoyait un deuxième sujet, un « sujet configurateur », à côté du sujet opérateur. Ce Configurateur préside justement à la fonction de configuration ; on lui demande donc la définition d’une stratégie de remplissage planaire.
- Note de bas de page 2 :
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Cela montre bien que le dispositif boettien prévoit une longue suite de médiations, qui à l’évidence ne se résolvent pas dans la seule définition du jeu de dame de noirs et de blancs, dont il est question ici.
La dernière réalisation de Boetti d’Alterner d’1 à 100 et vice-versa est particulièrement spectaculaire, puisqu’elle en agrandit les traits saillants d’une manière macroscopique : 50 occurrences différentes d’Alterner ont été réalisées par 29 instituts d’art français et par 21 collaborateurs de Boetti ; elles ont servi comme dessins préparatoires pour le tissage de 50 kilims au Pakistan, ensuite exposés au Magasin de Grenoble2 (voir Boetti 1993, Margozzi 1996). Le catalogue de l’exposition (Boetti 1993), qui réfère toutes les occurrences des dessins préparatoires, constitue donc un corpus important pour les descriptions des stratégies de ce « sujet configurateur ». Par contre, la seule compétence demandée à l’Opérateur est l’application de l’algorithme, état après état ; car, on l’a vu, l’Opérateur ne tient pas en mémoire les états.
Néanmoins, dans toutes les réalisations d’Alterner, et en particulier dans le corpus des 50 kilims, un supplément stratégique apparaît immédiatement : on y relève clairement une spécification ultérieure qui ne dépend que de la fonction de configuration. En principe, chaque état peut être configuré dans sa surface d’une manière absolument indépendante des états qui le précédent. Et pourtant, dans l’ensemble des états configurés ou dans quelques-uns de ses sous-ensembles, on relève des relations qui ne sont pas prévues par l’Opérateur. C’est dire qu’avec le Configurateur une mémoire entre en jeu, plus exactement un espace supplémentaire où le sujet opérateur est réécrit comme sujet stratégique « de la trace » (en rétention/protension). En ce sens, le sujet configurateur se munit d’un savoir qui prend la forme d’une histoire (Coquet 1997). C’est que, finalement, cette mémoire interne crée, au-dessus le champ de manœuvres – du coup pour coup sur l’échiquier, la place aussi pour toute autre syntaxe, selon la description du faire stratégique fournie par Landowski (1989, p. 238). En somme, par rapport à l’Opérateur, le Configurateur est muni aussi d’un savoir-faire : il ne s’agit pas de « disposer », mais d’un « savoir-disposer », qui définit le Configurateur comme sujet plein, actant triplement modalisé qui réalise le parcours devoir, savoir, pouvoir. Le Configurateur introduit une méthode dans la méthode (Angela Vettese cit. in Boetti 1993, s.p.) qui constitue son espace de manœuvre. C’est dire que le savoir du Configurateur a une fonction de mémoire comme intégration identitaire dans le déroulement du processus amnésique de l’Opérateur.
Parmi les nombreux exemples, on pourrait citer les cas de :
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coïncidence du Configurateur avec l’Opérateur, et annulation conséquente de la mémoire ;
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mémoire procédurale dans la forme d’un algorithme de distribution ;
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co-présence de plusieurs stratégies ;
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répétition comme mémoire interne et stylisation d’algorithmes ;
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mémoire figurative ;
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chevauchement, par exemple par la répartition de fragments verbaux à travers plusieurs niveaux.
Fig. 3. Exemples : absence de mémoire. Schématisation d’après le modèle de l'Ecole des Beaux- Arts de Lyon
Fig. 4. Exemples : mémoire procédurale. Schématisation d'après le modèle des Beaux-Arts de Montpellier.
Fig. 5. Exemples : plusieurs stratégies. Schématisation d'après le modèle d’Adelina Von Fürstenberg et Alice Bastiand.
Fig. 6. Exemples : répétition et stylisation. Schématisation d'après le modèle de l’Ecole des Beaux-Arts d’Annecy.
Fig. 7. Exemples : mémoire figurative. Schématisation d'après le modèle des l’Ecole d’Art de Lorient et de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris.
Fig. 8 Exemples : chevauchement. Schématisation d'après le modèle de Jean-Hubert Martin, et de l’Ecole Nat. des Beaux-Arts et des Arts Appliqués à l’Industrie de Bourges.
Cette tentative de passer d’un ordre des successions (l’avancement pur de l’Opérateur) à un nouvel ordre de co-existences (archéologie qui devient téléologie) appartient proprement au faire mnésique du Configurateur. Ainsi, la mémoire à son étendue maximale est-elle un plan qui inclut en simultanéité tous les cent états. Ainsi, le temps du procès devient-il une région de l’espace dont on rédigera la carte ; ainsi l’histoire se convertit-elle en géographie, comme l’on peut voir d’une manière admirable dans la « main » de l’Ecole Régionale des Beaux-Arts et des Arts Appliqués de Besançon. La mémoire du Configurateur d’Alterner atteint ici son extension maximale, en incluant tous les cents états possibles. Elle n’annule pas (elle ne le peut pas) la processualité de l’Opérateur qui la produit, mais elle détourne le regard (Greimas cit. in Landowski) et ainsi prétend de ne pas en dépendre.
Fig. 9. Exemples : intégration maximale. Schématisation d'après le modèle de l’Ecole Rég. des Beaux-Arts et des Arts Appliqués de Besançon
En conclusion, dans Altérer deux sujets se définissent réciproquement : l’Opérateur, qui peut être décrit à partir du processus de production, et le Configurateur, décrit à partir de l’état du produit. Paradoxalement, dans la friction qui se détermine entre les deux, le second est plus « stratégique » que le premier.
Alterner d’1 à 100 et vice-versa met en scène le problème de la définition du sujet comme mémoire et procédure. Il souligne la friction qui s’établit entre deux reconstructions en sens opposé de la subjectivité. Il n’en reste pas moins que la réalisation du jeu de dame n’est qu’une partie du travail de préparation de l’œuvre, qui dans la série qu’on a vue ici se conclut avec le tissage du kilim. C’est dire que, en termes généraux, la délégation de l’auteur entraîne une tension entre autographie (c’est-à-dire le caractère idiosyncrasique du produit) et allographie (c’est-à-dire le système de règles pour sa production). Or, cette tension est porteuse de suggestions théoriques ultérieures sur les modes de production des signes.
2.2 Algorithmes et implémentations : Cimento dell’armonia e dell’invenzione (crayon sur papier quadrillé, 1969)
Une autre œuvre, apparemment transparente, s’impose à l’étude pour l’élégance avec laquelle elle met en scène le même ensemble de problèmes. Il Cimento dell’armonia e dell’invenzione (en fr. « L’épreuve, le combat de l’harmonie et de l’invention ») se compose d’un ensemble de feuilles de papier blanc quadrillé (dans les deux versions 11 et 25), tous de 70 x 50 cm. La feuille n’a rien de particulier : c’est un banal papier quadrillé. Le seul élément supplémentaire consiste dans un calque au crayon de la grille du quadrillage.
Fig. 10. Exemples de techniques de décalquage utilisées dans Cimento dell’armonia e dell’invenzione. Deux versions (d'après A. Boetti)
Dans le quadrillage calqué au crayon on ne représente strictement rien. Ce qui se passe est une véritable suspension du régime de la représentation : le Cimento est un ensemble de dessins qui ne représentent quoi que ce soit. Le texte ne prévoit que deux éléments structuraux : le quadrillage et l’ensemble des tracés au crayon. L’objet-texte, donc, met en scène (« représente », pour ainsi dire) un ensemble de traces, qui ne permettent d’inférer rien d’autre que l’activité de tracer. Par rapport à la typologie d’Eco, de quel type de travail s’agit-il ? A l’évidence, tracer des signes sur une surface est une production d’empreintes. Dans l’empreinte, le signe est un indice de l’activité corporelle (au sens large du terme) de l’imprimeur. Il s’agit précisément d’un signal de causalité mécanique (l’empreinte vaut pour la cause qui l’a produite car elle en exhibe certains traits) ; et en tant que classe des imprimeurs possibles […] la cause […] est contenu pur » (Eco 1975, p. 289). Le dessin au crayon de Boetti semble avoir le statut d’empreinte : elle renvoie à la causalité corporelle de son producteur. Dans l’austérité du papier calqué, le niveau structurel semble tout à fait transparent envers le niveau énonciatif. La pratique prend la forme explicite d’un « faire somatique ». A cet égard, il n’est pas sans intérêt que le premier interprétant du texte est constitué par l’unique élément para-textuel, le titre. L’œuvre, dans sa platitude affichée, est néanmoins un « cimento » (une épreuve) : c’est-à-dire un jeu dans son sens le plus sérieux, où l’on prévoit un défi. En particulier, dans le Cimento, le sujet est en défi avec soi-même, se met à l’épreuve (en it. « si cimenta ») ; et le texte nous en donne le travail. En fait, une étude du Cimento à partir des résultats auxquels il conduit – examinés de près – montre que le quadrillage entier est calqué sans interruptions (ou presque), en suivant assez strictement, pour chaque papier, une certaine règle, ou un ensemble de règles. Le défi consiste donc à calquer au crayon le papier entier, en suivant le quadrillage et en respectant un algorithme. Chaque papier suit une règle différente (ou un ensemble de règles différentes).
D’une manière tout à fait semblable à ce qui se passait dans Alterner, on peut alors avancer que la forme de la subjectivité peut être pensée en termes de comportement prévu par l’algorithme de recouvrement. Et, tout comme dans Alterner, le sujet qui est décrit dans l’algorithme est un esclave amnésique. Mais en réalité, par rapport au comportement codifié dans l’algorithme et qui peut être déduit dans chacun des papiers, il y a ici un élément de plus. En fait, si l’exécution de l’algorithme était parfaite, il n’y aurait plus les signes de l’exécution : le résultat serait une grille absolument homogène et parfaitement superposable au quadrillage. Par exemple, dans l’un des feuilles la règleest « avance à ta droite d’un carreau, puis descends d’un carreau, et encore ainsi par la suite » ; alors, un plotter algorithmique se comporterait comme représenté dans la figure que voici.
Fig. 11. Plotter algorithmique.
Le mode de production sémiotique prévu par cet algorithme est évidemment la réplique : un alphabet constitué par deux symboles de longueur unitaire (un trait horizontal et un trait vertical), et une syntaxe de leur positionnement sur la grille quadrillé. L’algorithme de production prévoit alors une allographie sans aucun résidu. Ce même travail de réplique est à l’œuvre dans Alterner, où, dans les faits, l’exécutant ne dessine pas, mais il doit simplement choisir une combinaison de 0 et de 1 parmi toutes les combinaisons possibles. Or si le sujet coïncidait avec le plotter algorithmique, s’il était donc question d’un travail de réplique, il Cimento serait une typique œuvre conceptuelle : face à une grille uniforme, il faudrait un texte supplémentaire par rapport aux feuilles encadrées pour renseigner l’usager de la manière dont la grille a été obtenue. Et ce serait précisément parce que dans le texte dessiné il ne resterait pas de traces du set d’instructions que celui-ci devrait être explicité. Mais le travail de réplique du sujet de production, codifié dans un ensemble d’algorithmes, est ici visible, puisqu’il devient empreinte du sujet de l’énonciation reconstruite textuellement. Autrement dit : l’allographie devient autographie. D’une manière tout à fait analogue, dans la relation entre type et occurrence chez Eco, c’est un passage entre pratique et objet qui marque la transition d’une ratio facilis (allographie programmée a priori) à une ratio difficilis (autographie reconnue a posteriori). Ou, selon une autre dimension de la typologie des modes de production d’Eco, on peut remarquer que le choix du continuum à former pour la réalisation n’est plus « arbitraire », comme dans la réplique, mais qu’il devient « motivé » par la situation d’inscription.
Echantillonnage extraordinaire du faire graphique (et très difficile à reproduire en photographie), le Cimento met en place un dispositif minimal à trois composantes : le somatique (la main), son extension prothétique (le crayon), la surface d’inscription (la feuille). Ce dispositif d’impression est supplémentaire par rapport au dispositif de réplique, qui à son tour en fait partie. Ainsi le Cimento ne se réduit-il pas à la stratégie de définition de l’algorithme de recouvrement, mais il en met en scène l’exécution imprécise : la variabilité déontique entre devoir-faire (« suivre la règle ») et pouvoir-faire (« laisser une empreinte »). Cette variabilité est exactement ce qu’on décrit par l’expression cimento : « vérification, épreuve, risque, entreprise difficile et périlleuse » (trad. du Zingarelli - Dictionnaire de la langue italienne). La difficulté de l’épreuve est inscrite dans le texte à travers les bavochures que l’empreinte autographique imprime face au quadrillage allographique. Le titre de l’ouvrage est alors assez précis, car il décrit la pratique en acte, et laisse aux usagers la vérification des textes qui en résultent.
Un autre noyau important des œuvres de Boetti se trouve classé non pas selon l’importance du thème du nombre ou selon l’usage de la technique du calque, mais en fonction de l’instrument utilisé : le stylo.
2.3 Travaux en parallèle : Mettre au monde le monde (encre bleue sur papier monté sur lin, 1973-79)
- Note de bas de page 3 :
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Cela constituerait un bon point de départ pour une typologie somatique du texturel.
Dans Mettre au monde le monde (dont le titre est évidemment un programme d’action) un exécuteur, utilisant simplement un stylo bic bleu, doit remplir deux feuilles de papier en entier, à l’exception de certaines formes prédisposées par l’artiste, et qui représentent des lettres et des apostrophes. Il s’ensuit un schéma qui, déchiffré, révèle le titre. Mettre au monde le monde est le premier travail de Boetti à avoir recours à la technique du stylo. L’exemple le plus spectaculaire réalisé avec la même technique est Les six sens (1972-73), en 11 panneaux 150 x 110, qui constitue un véritable corpus de variations stratégiques, qui peuvent être reconstruites à partir de la variété texturelle3.
Fig. 12. Deux exemples de hachure utilisables dans les travaux au stylo autour des formes sélectionnées par Boetti (ici : apostrophe) (d'après A. Boetti)
- Note de bas de page 4 :
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Cit. in Giacinto Di Pietrantonio et Corrado Levi (dirs), Alighiero Boetti - Quasi tutto, Milano, Silvana, 2004, p. 202.
L’algorithme de production est tellement élémentaire que la compétence demandée à l’exécuteur est pratiquement nulle : il s’agit d’un degré « minimal » de délégation, où, comme le remarque l’artiste, il n’y a rien de créatif (Boetti à Adachiara Zevi, cit. in Amman, Roberto et Sauzeau 1996, p. 207). Sur la série des stylos, Boetti affirme, synthétiquement : « Je n’ai jamais refusé un stylo parce qu’on ne peut pas s’y tromper : il n’y a qu’un fond à peindre et plus ce travail dure, plus c’est beau »4.
Dans Alterner, comme dans tous les travaux numériques de Boetti, le travail graphique n’était pas pertinent, au sens strictement phonologique du terme : il s’agissait en effet de réaliser un travail de réplique qui réalise une seule parmi toutes les instances possibles que le travail offre. L’instanciation y était un procès encore plus en aval, qui se manifeste dans les compétences demandées pour le travail sur le support choisi (dessin, tricot, tissage, et ainsi de suite). Au niveau que nous avons considéré ici (celui du corpus des schémas préparatoires), le problème était stratégique et mnésique. En revanche, dans Cimento, et dans les autres travaux de calque chez Boetti, c’était la conversion de la réplique en empreinte qui conditionnait la possibilité de relever le faire stratégique. Il s’ensuivait une mise en série des deux travaux de production.
Dans Mettre au monde le monde et dans toute la série des stylos il se passe autre chose. Ici le travail de réplique et le travail d’empreinte opèrent en parallèle. La réplique est activée par la présence de l’algorithme de production, qui définit le type de chaque réalisation de l’œuvre. Du côté de la pratique il s’agit donc d’un régime par définition allographique (si bien qu’il est impossible de « refuser un stylo » parce que non adéquat à son type). Mais du côté objectal, le surplus introduit par le recouvrement impose une pertinence du « texturel ».
Ainsi, la stratégie de production, le « mettre au monde », implique-t-elle la possibilité d’une lecture plastique de l’énonciation figurative (Basso 2003, passim) : dans un régime allographique de réplique, chaque réalisation de l’algorithme-stylo constitue une figure reconnaissable qui, toutefois, par ses lignes esquissées à la main, est mise en tension plastique par rapport à l’autonomisation des formants expressifs. Inversement, à partir du texte produit (le « monde » mis au monde), le faire somatique, reconstruit en responsable de la pratique de la réalisation de la texture, constitue l’issue d’une lecture figurative de l’énonciation plastique, au sens justement d’un faire instaurateur (Ibid., p. 129) de l’énonciation, véritable autographie du sujet inscrit.
Ce travail intermodal (au sens concerné par une théorie des modes de production), mené en parallèle entre réplique et empreinte, s’articule à travers la temporalité. Dans les stylos, en effet la temporalité est doublement déclinée : comme moment très long de la production et comme processualité de décryptage dans l’usage. Les travaux au stylo sont des concentrés de temps (Boetti cit. in Amman, Roberto et Sauzeau 1996, p. 212) : itération ad libitum de lignes esquissées à la main et lecture non pas du mot-hiéroglyphe, mais de sa constitution alphabétique progressive.
2.4 Ecrire/dessiner
- Note de bas de page 5 :
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Ecrire de la main gauche, c’est dessiner (stylo et tampon perforateur sur papier, 1979).
Cette tension primaire entre l’empreinte et la réplique peut être décrite avec une phrase souvent répétée par Boetti, sous la forme de titre pour quelques-unes de ses œuvres et d’auto-citation qui apparaît dans d’autres : Ecrire de la main gauche, c’est dessiner5. De la sorte, écrire et dessiner représentent deux travaux de production en parallèle, réplique et empreinte ; mais aussi le constat de l’écart entre la stratégie et le texte, dans la mise en série de l’a priori et l’a posteriori.
Traduction par Gian Maria Tore