Image et vérité

Jean-François Bordron

Université de limoges, CeReS

https://doi.org/10.25965/as.3355

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : assertion, énonciation, iconicité, négation, sens, vérité

Auteurs cités : Roland BARTHES, Eugenio COSERIU, Edmund HUSSERL, John SEARLE

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 « Le signifié (et, par là, le langage en tant que tel), n’est ni vrai ni faux : il est antérieur à la distinction entre vrai et faux. De même, ne représentant qu’une modalité virtuelle (possibilité) de l’être, il est antérieur à la distinction entre existence et non-existence (Aristote). Vrai ou faux ne peut être que le « dire » en tant que proposition (logos apophanticos) ». E. Coseriu « Le langage : diacriticon tes ousias » in D. Keller, J-P Durafour, J-F. Bonnot, R.Sock éd. Percevoir : monde et langage, Liège, Mardaga, 2001.

En quel sens peut-on dire qu’une image est vraie ou fausse et jusqu’à quel point peut-on admettre que la notion commune de vérité s’applique à une sémiotique iconique ? Une réponse à cette question présuppose elle-même un ensemble de postulats que je voudrais rapidement énoncer afin d’en venir au problème lui-même.On admettra d’abord que l’image relève bien de la sémiotique et donc, d’une façon ou d’une autre, d’un domaine dont les règles essentielles sont de l’ordre d’une grammaire. Même si ce point ne se présente pas forcément comme une évidence, je l’admettrai comme un préalable. Pour que la question de sa vérité soit discutable il me semble en effet qu’il faut au moins qu’on accorde à une image la faculté d’avoir un sens et cela dans une acception identique à celle qui nous fait dire qu’un énoncé en a un. Nous postulons donc l’univocité du sens dans l’ensemble du domaine sémiotique. On peut ajouter, dans une optique proche de celle développée par Coseriu, que le sens est, pour un énoncé, une condition pour qu’il puisse être vrai, ce qui ne signifie pas que la vérité soit, comme certains l’affirment, une condition du sens (mais qui ne l’exclut pas non plus)1.

On pourrait prolonger cette première remarque en disant que le niveau proprement logique, dans l’analyse du langage, se définit essentiellement par l’attention portée au prédicat « vrai », attention qui suffit, en principe, à le distinguer du niveau grammatical qui n’a pas le souci de la vérité mais seulement de la bonne formation des énoncés. La logique étudie ce qui sépare le vrai du faux, la grammaire ce qui sépare le sens du non-sens. Cette seconde remarque va plus loin que la précédente car elle semble affirmer que le sens est en lui-même définissable sans qu’un lien soit établi avec une notion quelconque de vérité. Or cela est fortement contestable. Même si nous ne sommes pas enclin à penser, selon la formule consacrée, que comprendre le sens d’un énoncé, c’est savoir ce qui serait le cas si cet énoncé était vrai, il n’en demeure pas moins que la question de la vérité hante la question du langage et, plus généralement, la question du sens. Nous dirons donc, sans nous avancer plus avant, que les notions de sens et de vérité nous semblent, sinon inséparables, du moins fortement liées, même si nous ne saurions dire dogmatiquement en quoi consiste exactement ce lien. Mais c’est là une raison de plus pour demander à l’image quels sont ses rapports avec la vérité.

Comment introduire, dans le procès sémiotique que nous supposons être celui de l’image, la question de la vérité ? Une voie possible est de chercher à établir une comparaison avec le langage sur des points critiques. Nous prendrons, pour commencer notre investigation, le problème de la négation qui entretient un lien difficilement contestable avec celui de la vérité. Nous choisirons des exemples de façon privilégiée dans la photographie et plus particulièrement dans la photographie scientifique. Mais cela ne préjuge d’aucun privilège accordé à ces images quant au problème qui nous occupe.

On peut relever un certain nombre de fonctions de l’opérateur de négation, fonctions qui ouvrent autant de façons de concevoir la vérité.

La première fonction de la négation est bien sûr de transformer une proposition vraie en une fausse et réciproquement. Lorsque Descartes écrit, dans la troisième des Méditations, que nos idées sont « comme des images des choses », il entend par là qu’elles ne sont, prises en elles-mêmes, ni vraies ni fausses et que seul le jugement peut leur conférer cette qualité. Il ne semble pas en effet que, sauf convention particulière, l’image comprenne un opérateur de négation. Plus exactement, la dimension iconique de l’image n’exclut pas l’existence de marques symboliques mais ne l’exige pas non plus. Or la négation relève clairement de l’ordre symbolique. Il serait trop hâtif cependant d’affirmer que l’image n’a pas de contenu propositionnel. La proposition est, d’un certain point de vue, un icône sémantique, une « image des choses » selon la théorie dite du langage tableau. On peut bien regarder une photographie comme l’équivalent d’une proposition sans qu’il soit pour autant facile d’imaginer la photographie d’une négation de cette même proposition. Je suppose bien sûr qu’aucun message linguistique ne vienne apporter sa fonction d’ancrage ou de commentaire.

Une seconde fonction de la négation est de nier non pas le contenu propositionnel mais l’acte d’assertion : « Je ne dis pas que ... ». La négation prise en ce sens porte sur l’acte d’énonciation et sa modalité particulière. Nous sommes alors dans la problématique de la véridiction, selon la terminologie de Greimas, et donc aussi dans un problème intersubjectif. Le secret (ne pas dire ce qui est), le mensonge (dire ce qui n’est pas) sont des formes particulières de la manipulation. On suppose alors qu’il existe un dire authentique par lequel un sujet asserte ce qu’il croit être vrai. La vérité ne porte pas alors sur la proposition (qui peut aussi bien être fausse) que sur le mode d’énonciation. Mais le mensonge et le secret ne sont que des modes élémentaires qui laissent ouverte la possibilité d’énoncer des propos vrais dans le but de tromper, selon l’histoire célèbre racontée par Freud. Un homme, à qui un autre vient de dire où il allait, lui répond : « Pourquoi me dis tu que tu vas à Cracovie pour que je croie que tu vas à Lemberg alors que je sais que tu vas à Cracovie ». Cette illustration de l’incertitude intersubjective ouvre une tout autre dimension de la vérité que l’on peut appeler, selon un terme ancien, la rectitude du dire. On n’examine plus l’accord d’un énoncé avec le fait ou l’état de chose dont il parle, mais son accord avec une convention intersubjective (dire ce que l’on croit être vrai). Le fait de dire peut être en ce sens la négation de ce qui est dit ou bien porter à soi seul l’intérêt du message. Ainsi une interrogation sur un dire (« Pourquoi me dit-il cela ?») peut porter aussi bien sur le contenu de ce qui est dit que sur l’intention du dire. On perçoit aisément que l’image possède à un point éminent cette problématique de la rectitude. La tradition des photographies politiques montre que l’image peut cacher (ne pas dire) et même effacer, ajouter abusivement, donner pour réel un montage de studio, etc. Le point essentiel, dans tous ces cas, n’est pas la vérité de l’énoncé mais bien le mode véridictoire de son énonciation. Il semble bien qu’il y ait une convention du « montrer vrai », de la rectitude iconique, équivalent au « dire vrai » du langage. Mais quel est le champ d’application exacte de cette convention ? On ne reprochera pas à un auteur d’image fictionnelle de la suspendre, on admettra aussi les pieux mensonges, les vérités qu’il vaut mieux taire, l’effacement des signes non désirés, ainsi que toute une gamme de manipulations qui vont du simple jeu à la raison d’état. L’image n’est étrangère à aucun de ces registres. Si l’on ouvre un magazine, toutes les photographies ne prétendent pas au même régime de vérité, à la même exigence de rectitude, qu’elles l’accomplissent ou la travestissent. Je ne dis pas que toutes n’ont pas, d’une façon ou d’une autre, une certaine exigence quant à leur acte d’énonciation, mais que ces exigences se distribuent d’une façon complexe, souvent ambivalente.

On pourrait, en schématisant un peu, distinguer trois grands types de rapports d’une énonciation à un contenu d’énoncé. Il y a d’abord le cas que nous venons d’examiner dans lequel il est convenu que l’énonciateur croie que ce qu’il montre est bien tel qu’il le montre. Nous reviendrons plus loin sur le sens, difficile à fixer, de ce type de vérité. Il suffit pour l’instant de dire que l’exemple le plus simple serait sans doute la photographie de témoignage. On peut la comparer à une scène dans laquelle se jouerait une pièce dont l’auteur croirait qu’elle est bien en effet ce qui par ailleurs, dans un autre temps et un autre lieu, s’est produit. Un autre cas peut nous être fourni par la photographie à visée esthétique à laquelle on demande un certain effet sensible, une modification de notre perception ou de nos émotions. L’attention est alors portée vers le signifiant photographique dont l’auteur n’a pas, ou pas toujours, à légitimer le sens, et qui possède alors le sens d’oeuvre. La pièce vaut ici pour son effet propre mais peut engendrer des faux (copies, attributions mensongères, etc). On comprend que cette première distinction ne doive pas être prise rigidement car on peut rencontrer des cas, à vrai dire nombreux, dans lesquels l’émotion esthétique dépend pour beaucoup de la véracité supposée du témoignage. Mais l’essentiel est de dégager des directions vers lesquelles l’acte d’énonciation se trouve, plus ou moins préférentiellement, orienté. Il y a une authenticité du signifiant comme il y en a une du contenu, même si elles ne se distinguent pas aisément.

Le troisième direction de l’énonciation peut être l’énonciation elle-même. L’image vaut par l’acte qu’elle accomplit, ce qui peut s’entendre absolument, comme dans certaines pratiques artistiques dans lesquelles il n’est question de rien d’autre que de ces pratiques elles-mêmes, ou relativement, dans presque tous les autres cas. Nous avons, pour continuer la même comparaison, un théâtre dans lequel il ne s’agit que de jouer, sans que référence soit faite à un monde extérieur, sans qu’aucun effet esthétique ne soit recherché.

Dans les trois cas que nous venons d’envisager, nous avons affaire à des registres différents de vérité mais toujours sous le signe de la rectitude de l’énonciation, tantôt orientée vers un état de chose, tantôt vers un plan d’expression, tantôt enfin vers elle-même. Le point essentiel qui nous occupe est qu’il n’existe pas d’opérateur tel que l’on pourrait signifier une énonciation négative, au sens d’une intention oblique, contraire à ce qui est dit, à ce qui est nié, ou à ce qui est sous-entendu par ce qui est dit. Il n’en résulte pas cependant que l’image doive être comprise comme une assertion positive, un « c’est ainsi » implicite. On ne peut donc différencier nettement le fait de nier un contenu (dire que ne pas) de celui de nier une énonciation (ne pas dire que) ou encore de dire le contraire de ce qui est montré (l’équivalent de l’antiphrase). Il en résulte, aussi bien pour l’affirmation que pour la négation, qu’il est difficile de distinguer le contenu énoncé de l’énonciation elle-même. De la même façon, il est toujours très difficile de différencier, comme nous l’avons vu, les directions possibles d’une énonciation. Le statut véridictoire de l’image est donc profondément instable puisqu’il ne s’y manifeste pas avec évidence cette sorte de frontière que, dans la langue, nous fait franchir la négation. Est-ce dire pour autant que cette frontière n’existe pas ? La négation qui nous fait passer la frontière entre le vrai et le faux, dans un sens ou dans l’autre, rend cette frontière manifeste mais ne la trace pas. Rien n’exclut alors que cette frontière, dans l’image, ne soit pas aussi aisément reconnaissable mais existe bel et bien. Il se peut même qu’étant littéralement invisible, sa prégnance n’en soit que plus forte. Une autre forme de la négation rend ce fait plus sensible car il s’exprime plus aisément en image. Il s’agit de la négation dialectique ou discursive, celle qui consiste à « parler contre ». On constate aisément que le cours d’une polémique consiste moins en un jeu d’antithèses, qui n’en est qu’une forme simplifiée, que dans un parcours de la négation contre à peu près tout ce qui peut être dit par un adversaire. Les images polémiques, comme on en voit dans tous les journaux politiques, sont capables de négation, même si aucun marqueur explicite ne vient l’exprimer. On peut dire par là qu’elles supposent une certaine frontière entre le vrai et le faux, frontière qui reste cependant fondamentalement invisible bien qu’omniprésente (on se bat pour être du bon côté).

Considérons deux autres sens possibles de la vérité. On fait souvent dépendre la reconnaissance de la vérité du jugement. Celui-ci accepte ou n’accepte pas une idée ou un énoncé comme vrai. La question du jugement est intéressante parce qu’elle sépare l’acte de juger de ce qui est jugé. Il pourrait donc y avoir, du moins en principe, des énoncés sans jugement. Il serait possible de dire sans juger ce que l’on dit ou encore de penser sans juger ce que l’on pense vrai ou faux. Si tel est le cas il est possible de dire sans asserter et donc possible de débrayer entièrement le sujet d’énonciation de ce qu’il dit.

Note de bas de page 2 :

 Searle distingue deux directions d’ajustement selon que l’on accorde un énoncé à la réalité ou une réalité à un énoncé (dans le cas de la promesse par exemple). Voir en particulier John Searle, Sens et expression 1979, trad. française J. Proust, 1982.

Note de bas de page 3 :

 On peut distinguer trois ordres de corps. Le premier est le corps indiciel, le corps présent à soi que les phénoménologues appellent la chair. Il y a le corps iconique que l’on peut nommer le moi, terme cependant ambigu. Il y a enfin le corps symbolique, le sujet.

Que ce débrayage soit totalement possible ou non, il n’en demeure pas moins que se pose la question de l’accord entre ce qu’un sujet énonce et lui-même et, pas seulement, comme dans la définition traditionnelle de la vérité, l’accord entre un énoncé et une réalité. Il y a ainsi deux ordres d’ajustement et non un seul, chacun pouvant avoir, comme l’a montré J. Searle, deux directions2. Si l’on pense à une image, et tout particulièrement à une image photographique, la question de la nature du sujet et de son éventuel accord véridictoire avec le contenu de l’image ne peut plus apparaître aussi simplement que le laisserait entendre le simple scénario du jugement. Le paradoxe en ce cas serait que l’iconicité de l’image puisse avoir affaire directement avec un sujet, notion éminemment symbolique. Il faut une médiation pour passer de l’un à l’autre. Il faudrait donc mieux dire, non pas que l’image s’accorde ou non avec un sujet, mais plutôt qu’elle s’accorde ou non avec ce qui par elle est fait sujet. Ce qu’il y à comprendre en effet, si l’on veut accéder à la dimension de vérité propre à l’image, c’est le mode spécifique de subjectivité impliqué par elle. Or, quant à l’image photographique, il semble qu’il soit nécessaire de partir de l’expérience primordiale qui est celle du miroir. Celui-ci ne produit pas une image pour un sujet mais bien une image pour une image, c’est-à-dire une image pour un corps en tant que celui-ci est image, le corps iconique et donc spatial3. Le sujet au contraire n’est pas spatial. Personne n’a jamais ni vu ni dessiné un sujet. Un visage est icône indépendamment d’être une expression subjective. La médiation entre l’un et l’autre, entre le corps iconique et le corps comme sujet (le corps symbolique) peut être trouvée dans ce que le dispositif photographique produit éminemment : le point de vue. Le point de vue en effet offre à la fois l’espace, ce en quoi il s’offre à l’iconicité, et l’identité, ce en quoi il est symbolique. On peut dire en ce sens que l’objectif, en tant que dispositif technique créateur de point de vue, établit une médiation entre le corps-image et le corps-sujet. On a beaucoup écrit, depuis R. Barthes, sur le fait que toute photographie, en un sens ou en un autre, implique que quelque chose ait été là. Il me paraît tout aussi certain que le dispositif photographique implique qu’un sujet sera là comme conséquence quasi nécessaire de l’existence de cette « machine point de vue » qu’est l’appareil photographique.

Note de bas de page 4 :

 C’est la formule exacte du petit Larousse. Dans ce qui suit, je tiendrai cette expression comme l’équivalent d’un nom (le ce qui est) car il n’y a pas d’autre façon non ambiguë pour désigner ce que ce syntagme exprime.

 Regardons une cinquième définition possible de la vérité. Elle découle assez directement d’une réflexion que l’on peut faire sur la définition la plus classique, celle des dictionnaires, la spécifiant comme l’accord d’un énoncé avec ce qui est. La question posée par cette définition, surtout si l’on cherche à en faire usage quant aux images, est de savoir quel rapport il peut bien y avoir entre un énoncé, langagier ou iconique, et ce qui est 4. Le problème est formellement identique à celui que nous venons de considérer. Qu’est-ce qui, de ce qui est là, ou a été là, peut être objet d’un accord avec une image ? On peut prendre un cas simple et dire : la photographie représente bien ce paysage, cette personne, etc. Mais naturellement il ne peut s’agir que d’un paysage tel que je le vois, d’un visage tel que je m’en souviens, etc. Même dans ce cas simple, l’image ne s’accorde ainsi qu’avec une autre image, celle que m’offrent mes yeux ou ma mémoire.  Il en va ainsi de même du côté objet que du côté sujet, l’image ne s’accorde qu’avec d’autres images. Ainsi pourrait-on dire que l’image vraie, si tel est bien le cas, ne s’accorde pas avec ce qui est mais bien avec ce qui par elle est fait image. Il nous faut rechercher, comme pour le cas de l’accord entre une image et un sujet, une médiation. Regardons pour ce faire une image scientifique, une photographie du ciel prise par un satellite de la NASA.

Nous trouvons cette photographie dans le n° 397 de La Recherche daté de mai 2006. On peut la décrire comme représentant un amas d’étoiles en forme de croissant, tel que pourrait être une photographie de la Voie Lactée. La couleur dominante cependant est d’un rouge feu tacheté de points d’un jaune intense. On voit de-ci de-là des taches brunes et une tache noire. L’ensemble est comme saupoudré de minuscules petits points blancs ou bleus. Le commentaire nous dit qu’il s’agit du centre de notre galaxie où se trouve un trou noir. L’image est construite sur la base de milliers de photographies. Il s’agit donc d’un collage extrême. Mais, ce qui est plus complexe du point de vue qui nous occupe, ces photographies sont prises à quatre longueurs d’onde différentes, appartenant chacune au domaine de l’infrarouge. Seule en effet cette bande de fréquence permet de franchir les amas de poussière qui cachent cette partie du ciel. Le spectateur qui regarde cette image voit donc un paysage stellaire pas très différent de ce qui pourrait être vu à l’œil nu, du moins si l’on ne tient pas compte des couleurs. Pourtant la composition de l’image montre qu’en aucun cas une telle vision ne serait possible, non seulement parce que nous ne voyons pas en infrarouge mais surtout parce que, l’image étant la composition d’une multitude d’images prises à des moments différents selon quatre longueurs différentes, il est impossible qu’une telle vue ait jamais existé. On peut aussi composer des photographies du ciel prises aux rayons X, aux rayons gamma, à l’infra rouge, etc. Toutes ces photos montrent des choses bien différentes, chacune cachant pour partie ce que montrent les autres. On ne dira pas pour autant que ces images mentent, comme mentirait une photographie dans laquelle un personnage serait absent ou abusivement présent ou encore qui représenterait ensemble des époques différentes. Pourtant notre photographie présente en un sens tous ces trucages et sans doute de bien plus complexes. D’où vient alors qu’elle soit présentée comme une image scientifique comportant une information nouvelle, participant donc d’une façon ou d’une autre à la connaissance et prétendant par là à une certaine teneur en matière de vérité ? La réponse paraît simple, même si le contenu de ce qu’elle révèle est complexe. Notre image en effet est faite d’une multitude d’esquisses, au sens que Husserl a donné à ce terme, c’est-à-dire d’une multitude de points de vue différents mais tous supposés être des points de vue sur la même chose. On pourrait la comparer à l’image d’un dé présentant ses six faces sur la même photographie lors même qu’aucune image de ce genre n’est possible pour une perception humaine. On pourrait encore imaginer l’image d’un corps humain simultanément visible aux rayons X et à la lumière naturelle. Le recollement des esquisses est censé ne produire aucune lacune essentielle ni aucun supplément. On voit que toute la difficulté se concentre bien dans ce petit syntagme nécessaire à définir la vérité : ce qui est. Dans le cas de notre photographie, même si nous supposons avoir affaire à un recollement d’esquisses de la même chose, nous ne savons pas pour autant ce que veut dire exactement même. Dans le cas du dé, nous pouvons bien avoir les six faces sur la même image et nous disons en ce sens qu’il s’agit du même dé. Mais il est pourtant manifeste que ces six faces pourraient appartenir à six dés différents sans que l’image soit en rien changée. Nous voulons dire alors que les dés sont qualitativement les mêmes et non qu’il s’agit d’un seul et même dé. On a envie de dire qu’il s’agit ici du seul et même ciel. Nous réclamons une condition d’unicité. Mais l’on pourrait remarquer que cette unicité apparaît plus comme un principe ontologique que comme une vérité empirique. Il se pourrait bien que parmi cette multitude d’étoiles et d’événements lumineux, certains n’existaient plus au moment des photographies prises par le satellite, puisque les photographies du ciel ne montrent finalement que des moments différents du passé. L’unicité n’est donc définissable qu’au point de l’espace et du temps où se trouvait le satellite. Mais, si nous suivons ce raisonnement, il revient au même de dire que la condition d’unicité de ce qui est  nous est donnée par l’image elle-même puisqu’elle n’est que l’immédiate conséquence du dispositif technique de ce satellite. Elle fournit en effet leur référentiel spatial et temporel aux événements par ailleurs disparates qui s’assemblent en elle. On voit par là en quel sens on peut dire que la vérité d’une image n’est pas son accord avec ce qui est mais bien son accord avec ce qui par elle est fait image. L’image fournit en effet à ce qui est sa condition d’unicité (de « mêmeté ») et, réciproquement, cette unicité ne peut se réaliser que si ce qui est devient image. Il y a donc entre ce qui est et son image tout un procès de constitution, procès certes technique, mais surtout sémiotique, qui consiste à la fois à construire ce qui est sous l’espèce d’un signifiant iconique, signifiant qui, en retour, lui fournit sa condition d’unicité.

Je voudrais insister sur le fait que cette conception n’est, à proprement parler, ni nominaliste, ni réaliste. Elle n’est pas nominaliste car elle ne dit pas que l’image ne reproduit rien d’autre qu’une autre image. Elle n’est pas réaliste en ce sens qu’elle ne dit pas non plus que l’image s’accorde avec un réel indépendant d’elle. Elle est exactement sémiotique en ce sens qu’elle cherche à montrer comment, entre l’image et ce qui est, s’établit une médiation complexe qui est précisément une sémiose, et dans laquelle s’engendrent à la fois le signifiant iconique et l’unicité de ce qu’il vise.

Arrivé à ce point de notre enquête, il nous faut reprendre l’ensemble des aperçus que nous avons cherché à donner quant au rapport des images avec la notion de vérité. Nous avons distingué cinq ordres de vérité :

  • La vérité comme accord entre une proposition et un état de chose ou un événement. C’est la définition la plus classique.

  • La vérité comme rectitude d’une énonciation.

  • La vérité en tant qu’elle est assumée par un jugement.

  • La vérité comme enjeu d’un conflit dialectique.

  • La vérité comme accord entre une image et ce qui par elle est fait image.

Même si cette liste ne prétend à aucune exhaustivité, elle montre que l’on ne peut, pour définir le rapport de l’image à la vérité, faire abstraction ni de la structure du signifiant iconique, qui ne comporte pas de négation, ni de la position d’un sujet, déterminé lui aussi par le signifiant iconique, ni enfin de ce qui est, termepour lequel le postulat d’unicité ne peut se comprendre que par la fonction de référentiel assumée par l’image. Si l’image ne comporte pas l’opérateur de négation, on voit cependant qu’elle organise le champ de la vérité d’une façon suffisamment articulée pour que l’on admette qu’elle en est indissociable.

La vérité est ainsi le biais par lequel le symbolique s’introduit dans l’iconique. Mais ce biais est complexe et devient inintelligible si l’on considère qu’il y a un rapport direct entre ce qui est et son image. Il faut une étape intermédiaire qui est celle de la constitution de ce qui est en vue d’une image et par une image.