Hypervisible et peu voyant
sur les images de la novellisation

Jan Baetens

Université de Leuven

https://doi.org/10.25965/as.3357

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : genre, image, novellisation

Auteurs cités : Mark Alizart, Jan BAETENS, Émile BENVENISTE, Noël Burch, Daniel Couégnas, Michel Gauthier, Roman JAKOBSON, Vincent Jouve, Bruno LATOUR

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Texte intégral

Images vraies et images à effet de vérité

Note de bas de page 1 :

 Un grand merci à Heidi Peeters (Université de Leuven) et Sjef Houppermans (Université de Leyde), qui ont bien voulu lire et commenter une première version de cette contribution.

La présente contribution poursuit plusieurs objectifs en même temps : si elle se concentre, bien évidemment, sur la question de la « vérité » des images, elle s’inscrit aussi dans un contexte plus large, d’une part l’analyse d’un genre très singulier, la novellisation ; d’autre part la réflexion sur un volet important mais peu étudié de la vie des textes, l’illustration. On pense en effet qu’en matière d’image la notion de vérité a intérêt à se « particulariser », c’est-à-dire à se moduler en fonction de contextes bien précis. En même temps, les questions relatives à la vérité des images peuvent également apporter de nouvelles perspectives à l’approche d’un genre ou d’un type d’articulation entre texte et image où l’on s’intéresse trop exclusivement, peut-être, aux aspects fictionnels.1

Qu’il s’agisse de vérité ou, plus simplement, de signification, l’approche contemporaine de l’image est toujours déterminée par ce qui n’est pas elle. On a pu dire –et je cite ici une phrase célèbre tout à fait hors contexte et sans me pencher sur ses multiples enjeux– qu’ « il n’y a pas de hors-texte ». Dire en revanche qu’il n’y a pas de hors-image, peut paraître plus surprenant, pour ne pas dire plus saugrenu, tellement il va de soi, croyons-nous, que le sens d’une image ne se trouve jamais qu’en elle-même et que cet « autre » de l’image, c’est-à-dire le « hors-image », est toujours quelque chose qui n’est pas elle (contrairement au hors-texte, car si l’on dit qu’il n’existe pas, c’est moins pour le nier que pour laisser entendre qu’il est encore –ou déjà, toujours déjà– du texte).

Bref, nous semblons admettre aujourd’hui qu’il n’existe qu’une seule façon de parler sérieusement du sens d’une image : en contexte. Bien entendu, ce dernier n’est pas seulement matériel, à savoir le champ de contiguïté sur lequel l’image se détache, il est aussi et surtout discursif : il existe un savoir des contextes dans lequel une image peut apparaître (par exemple celui d’un certain « genre »), tout comme il existe un savoir, diffus sans doute mais à coup sûr efficace, de ce qui peut se montrer et doit se cacher, et vice versa ; l’évaluation du sens d’une image se fait, d’un côté, par rapport à son intertexte et, de l’autre, par rapport à l’horizon de ce ‘dicible’, soit l’ensemble de proscriptions, d’obligations, de préférences, d’usages tacitement ou explicitement acceptés, contestés, rejetés ou imposés, qui déterminent en dernière instance ce qu’il en est du sens d’une image (la notion de discours se rapproche ici d’un sens foucaldien, même si la suite de l’image accentue tout d’abord les aspects directement intertextuels de la lecture des images).

Note de bas de page 2 :

 Roman Jakobson, « On Realism in Art », in Language in Literature, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1987.

Note de bas de page 3 :

 Bruno Latour, La science en action, Paris, la Découverte, 1989.

D’où une première thèse, et qu’on m’excuse de sa banalité et de sa généralité confondues : le caractère véridictoire d’une image est fonction de sa capacité à respecter, d’une façon qui reste à déterminer, les règles de l’intertexte (notamment génériques) d’une part et du ‘dicible’ d’autre part. Pareille thèse n’est pas sans rappeler les idées de Roman Jakobson sur le réalisme, qu’il identifie également comme ce qui est susceptible d’être reconnu2. À la limite, on peut même étendre les convictions du poéticien sur le « vrai » en littérature aux découvertes du sociologue sur le « vrai » en science, par exemple quand on pense à la définition du « fait scientifique » donnée par Bruno Latour et son école : est vrai, c’est-à-dire reconnu comme tel, ce qui ne heurte plus, à un moment et dans une communauté donnée, aucun autre savoir ou, de façon plus précise encore, dont il est trop coûteux ou trop difficile de démontrer la fausseté3. Si tel est le cas, une image « vraie » est avant tout une image qui dispose un « effet de vérité ».

D’où une seconde thèse, qui reformule un peu la première : l’image véridictoire, c’est-à-dire à effet de vérité, relève nécessairement d’une double stratégie de la redite et du réseau, qui neutralise en quelque sorte les objections virtuelles, tout en obtenant le silence –approbateur, par définition en l’occurrence– de qui se voit exposé à l’image. Cette thèse, on s’en doute, fait rêver tout de suite d’une antithèse, car on pourrait fort bien s’interroger sur ce qui brise une telle alliance de la redite et du réseau. Deux possibilités, qui l’une et l’autre « entravent » d’une façon ou d’une autre, la thèse précitée, viennent tout de suite à l’esprit :

Note de bas de page 4 :

 Pour une réflexion fondamentale sur ce genre de tensions, voir Noël Burch, Une praxis du cinéma, chap. 5 (« Absence de dialectique, dialectiques complexes »), Paris, Gallimard, 1986.

  • l’inédit et l’isolat : à suivre l’analyse défendue jusqu’ici, de telles images ne peuvent jamais être totalement vraies, faute de réseau ; elles peuvent évidemment le devenir, mais jamais en elles-mêmes ;

  • le pléonasme, catégorie peu examinée et sans doute un peu plus suspecte, voire perverse : ici encore, il se pose un problème de « vérité », non pas faute de réseau, mais suite à une redite apparemment excessive, ce qui suggère qu’une bonne image, c’est-à-dire une image vraie, doit rester toujours en partie incomplète ou allusive, tout en étant catalysable ; le pléonasme « pur », ou sa quête, semble une matière explosive.4

Ou dit d’une autre façon encore : si le contexte est un genre et un intertexte, c’est-à-dire une forme implicite ou explicite de normes et de conventions de redites et de mise en réseau, on peut « errer » doublement du point de l’effet de vérité des images : ou bien en s’écartant trop, ou bien en ne s’écartant pas assez du modèle du dicible (ou si l’on préfère du montrable).

La « gestion » de l’effet de vérité en régime de novellisation

Note de bas de page 5 :

 Pour une introduction globale au corpus, voir Jan Baetens, « La novellisation, un genre contaminé », in Poétique, No 138, 135-151.

Note de bas de page 6 :

 cf. Daniel Couégnas, Introduction à la paralittérature, Paris, Seuil, 1992, et Vincent Jouve, Poétique des valeurs, Paris, PUF, 2001.

On aura remarqué que je n’ai encore à aucun moment mentionné la question des images de fiction. Il est grand temps d’y arriver, non pas en introduisant une coupure entre régime de fiction et régime de non-fiction –j’y reviendrai plus tard–, mais en essayant de voir –de manière beaucoup plus modeste– comment se posent les questions de la vérité ou plutôt de l’effet de vérité dans un corpus très particulier, celui des novellisations, les romans adaptés d’un film qui les précède5. Ce genre, bien plus varié qu’on ne le pense, sera ici limité à dessein, car cette restriction permet de penser plus facilement la notion d’intertexte d’une part et de dicible ou de montrable d’autre part, à une de ses formes les plus « pauvres », c’est-à-dire les plus stéréotypées : les novellisations de type commercial, commandées par les équipes de marketing d’un studio pour soutenir (d’abord) et exploiter (ensuite) la carrière commerciale d’un film (de nos jours il s’y est ajouté une tout autre fonction : l’existence d’une novellisation aide à prolonger le cycle de vie d’une œuvre cinématographique, quand elle passe de la diffusion en salles à la vente sous forme de cassette ou de DVD). De tels livres sont doublement standard. D’abord parce qu’ils s’appuient sur des films de type généralement assez conventionnel. Ensuite parce que leur propre facture renchérit encore sur les ficelles d’une certaine littérature populaire dont les recettes sont connues : primauté du narratif, insistance sur le fonctionnel, recours massif aux lieux communs, d’une part, et, d’autre part, valorisation absolue de la dimension rhétorique du texte, le lecteur devant être amené à s’identifier autant que possible à certains personnages (les deux dimensions s’impliquent du reste réciproquement, car l’identification découle de l’emploi de formules connues et le suppose en même temps6).

Du point de vue de l’effet de vérité, la difficulté spécifique de ce type de littérature est de trouver le bon équilibre entre, d’un côté, la nécessité de reprendre et de mettre en réseau et, de l’autre, le besoin non moins impératif d’introduire un minimum de variation et d’incertitude, qui aident à éviter les écueils du pléonasme. S’agissant des images de cette même littérature, et sans vouloir confondre la novellisation en particulier avec la paralittérature en général, c’est bien par rapport au discours et à l’intertexte de l’écrit narratif populaire qu’il convient d’apprécier les éléments qui viennent, très littéralement, l’illustrer. Dit autrement : au lieu de savoir si les images sont vraies ou fausses en elles-mêmes, il faut se demander si elles apportent ou non un soutien discursif au texte et, si oui, de quelle nature est ce soutien.

La première question qui se pose est celle de la présence ou absence de l’image. Comme apparemment l’utilisation d’images ne va pas de soi, l’inclusion d’éléments visuels ne passe jamais inaperçue, même si le nombre de novellisations sans illustrations tend à baisser un peu, ce qui les rend d’une certaine façon moins visibles. Certes, on peut répliquer que le taux d’illustrations des novellisations augmente parce qu’il augmente un peu partout dans la production des livres –ce qui n’est pas faux– ou que sa fonction est uniquement commerciale –ce qui n’est pas faux non plus. Toutefois, de telles réponses risquent de laisser dans l’ombre des questions plus intrigantes. Ainsi, une des observations les plus intrigantes concerne non pas le problème de la présence ou absence des illustrations, mais celui de la relative rareté de ces illustrations, qu’on s’attendrait au fond à voir apparaître plus fréquemment, tant à cause des évidents avantages rhétoriques de l’illustration et de la terrible pression commerciale qui pèse sur ces livres qu’en raison de l’histoire même des genres paralittéraires, que l’on a longtemps connus très férus d’illustrations de toutes sortes.

Que signifie une telle discrétion ? Elle prolonge et exaspère peut-être, à son niveau spécifique, la frilosité curieuse –mais incontestable– de la novellisation à l’égard de l’ekphrasis et de la description en général. Les raisons de ce creux descriptif semblent liées à la genèse de ce type de livres, qui sont souvent écrits avant la fin du tournage ou du montage du film qu’ils sont censés reproduire : on comprend que le novellisateur commercial qui joue sur les analogies entre film et livre et qui ne dispose souvent que d’un scénario de tournage au moment même de la rédaction, n’ait pas trop envie de faire contredire ses descriptions par les images du produit fini (un même silence se remarque du reste dans les novellisations dont la rédaction est ultérieure au lancement du film). Tant le recul du genre devant les descriptions abondantes que la circonspection avec laquelle on utilise les images du film pourraient tenir à cette recherche de l’équilibre idéal entre d’une part la redite, qui pousse à inclure des illustrations, et d’autre part la surprise, qui s’exprime ici de façon négative, par la mise en sourdine des redites possibles. L’apport spécifique de la novellisation en comparaison avec le film se pense donc aussi en termes de retrait : on freine la venue de l’image, tant au niveau des descriptions qu’à celui des illustrations, pour pouvoir insister plus facilement sur ce que le livre a d’inédit, à savoir le texte retraçant l’aventure (non les images !) du film.

Pourtant, l’atténuation de l’image ne se produit pas seulement de manière quantitative, par la censure d’une série d’images que l’on attendait plus nombreuses. Quatre autres aspects au moins, eux qualitatifs, y interviennent. En effet, les illustrations qu’on trouve dans les novellisations sont à la fois hypervisibles et, malgré tout, peu voyantes, grâce à quelques manœuvres de diversion qui, soit de manière isolée, soit de manière groupée, portent sur les paramètres suivants : a) la place ou le lieu d’insertion, b) le type de média concerné, c) la temporalité de l’image ou de la série d’images, d) le caractère original ou non de l’illustration. Je ferai d’abord une brève description de chacun de ces aspects, avant de les lire ensemble dans la perspective des rapports entre image et effet de vérité en régime de novellisation.

Note de bas de page 7 :

 Pour plus de détails, voir Jan Baetens, « Jean-Claude Carrière, novellisateur de Tati », in Roman 20/50, No 41, 2006, pp. 153-166.

Note de bas de page 8 :

 Suite à des problèmes de postproduction, le film est sorti en salle avec un petit retard par rapport à la novellisation, elle prête (et en librairie) au moment initialement prévu pour le lancement du film. En raison de ce décalage s’est installée la conviction que le film serait en fait une adaptation du livre, alors que le second est bel et bien une novellisation du premier.

Note de bas de page 9 :

 Sur cette terminologie, voir Mireille Ribière, « Danny Lyon’s Family Album », in History of Photography, 19-4, 1995, pp. 286-292.

Note de bas de page 10 :

 Exemples : Robbe-Grillet, Smolders, etc. En fait, les récits que l’on peut inférer de la partie iconographique de ces œuvres ne propose pas forcément le même récit que celui des films « novellisés ».

  • À préciser un peu le premier point, celui du lieu ou des lieux d’insertion de l’illustration, il est facile de faire une séparation assez nette du texte même, généralement privé d’images, et de son péritexte, qui accueille souvent en première de couverture une image typique du film (la plupart du temps il s’agit d’une variation sur l’affiche du film ou d’une photo de tournage ou de studio représentant les acteurs). Solution élégante, on s’en doute, pour maximiser l’impact commercial de l’avant-texte cinématographique (c’est le côté « redite et mise en réseau ») sans empiéter sur le territoire de la novellisation proprement dite, qui demeure ainsi un espace purement verbal (c’est le côté « évitement du pléonasme », entre autres choses).

  • Il arrive aussi, et c’est un second point, que l’image qui se voit incluse ou utilisée change de forme médiatique, plus concrètement que la photographie se transforme en dessin. Le double exemple des novellisations de deux films de Tati (Les Vacances de M. Hulot et Mon Oncle) et du remake américain d’À bout de souffle (Breathless) montre bien à quel point la dialectique du trop et du trop peu, de l’excès et de l’évidemment, jouent également un rôle à ce niveau-ci. L’emploi de dessins d’Etaix, et non de photogrammes, pour l’illustration des deux novellisations de Tati7, n’est que très partiellement un choix contre le film ou, plus exactement, pour le respect de l’irréductible spécificité visuelle de l’image mobile, il est aussi et peut-être surtout une habile décision de marketing qui relie le roman à la partie la plus visible du film, à savoir son affiche (également par Etaix), et à une certaine forme de littérature populaire (le trait épuré, stylisé d’Etaix, à deux doigts de la caricature, était assez typique de son époque, notamment de certaines illustrations faites dans le cadre de la collection « Le Livre de poche » et sans doute aussi de certains clubs de livres, dont la formule connaissait alors un réel succès). Quant à Breathless, l’adoption d’une stratégie de transmédialisation, de la photographie au dessin, s’accompagne aussi d’un changement de niveau culturel tout à fait « logique » : l’illustration reprend l’affiche du film, qui est elle-même déjà une variation « grand public » du baiser de Belmondo et de Jean Seberg, mais le fait d’une manière qui inscrit l’image dans un tout autre répertoire, celui des illustrations dessinées de la collection « Harlequin ». Ce qui se perd en termes de reprise, se compense largement en termes de réinsertion dans un second réseau. Dans tous ces cas, l’image du film est mise à distance en même temps que directement mise à contribution.

  • Troisièmement, il importe de souligner aussi la mise en sourdine, pour ne pas dire la censure, de l’élément narratif et, plus généralement, temporel de l’illustration. Au niveau de l’image isolée, c’est le portrait davantage que la scène qui se voit privilégié, sans aucun doute parce que le portrait est moins « narrativisable » que la scène (virtuellement transformable en scène d’action, quand il s’agit d’un instant plus ou moins « décisif ») et qu’il reste ainsi à plus grande distance du film et du récit par images mobiles. Bien entendu il existe des exceptions notables, comme le célèbre King Kong, celui de 19328, mais force est de constater que dans ce cas les illustrations ne sont pas des photogrammes du film mais des dessins qui s’en inspirent plus ou moins librement (en fait, ces images doivent beaucoup à d’autres formes de culture populaire, comme par exemple la bande dessinée (en ce sens, leur fonctionnement est proche de ce qu’on vient de décrire ci-dessus) ; lorsque l’image devient photographique, comme dans le cas de la novellisation du remake de 2005, on retombe dans la règle du portrait, c’est-à-dire du refus de la scène). La manœuvre se repère encore plus nettement quand la novellisation incorpore des images dans le texte même, soit sous forme d’un cahier d’images, soit sous forme d’images dispersées à l’intérieur du volume. Ici aussi, les « séries » ou « suites » d’images ne sont pas des « séquences »9 : les photos ou dessins ne permettent jamais de (re)construire en elles-mêmes une manière de récit, à l’exception de quelques formes expérimentales à mille lieues des novellisations commerciales étudiées dans le présent travail.10 Dit de façon plus technique : les groupes d’images dans les novellisations de type standard échouent souvent à s’insérer structurellement dans le texte, conservant ainsi leur statut fondamentalement péritextuel.

  • En quatrième lieu, enfin, il s’avère que les illustrations deviennent de moins en moins originales, qu’elles tendent de plus en plus à réutiliser le matériau iconographique des campagnes publicitaires du film (la plupart du temps, c’est l’affiche qui est appelée à servir deux fois, et les méchantes langues ajouteraient : comme les draps dans les mauvais hôtels de passe). À première vue, cette stratégie paraît contradictoire avec la recherche d’une différence minimum observée ci-dessus. Cette impression est trompeuse, puisque la reprise souvent littérale de l’affiche permet de gérer de manière très efficace le problème que poserait l’utilisation d’une image photographique inédite et originale, forcément en contradiction avec l’avant-texte cinématographique de la novellisation.

Note de bas de page 11 :

 Un exemple fascinant en est La Jetée (1964) de Chris Marker, dans la version bilingue  « novellisée » de Bruce Mau, New York, Zone Books, 1992, mais ce cas est très singulier.

Chacune de ces stratégies tend vers le même effet : la mise en sourdine des images de la novellisation. Effet de prime abord paradoxal, puisqu’il est clair que le genre a besoin d’illustrations, du moins dans ses formes commerciales. Mais aussi effet logique, puisqu’une trop grande présence de l’image nuirait forcément au texte (qui risquerait d’être ramené à une fonction de « légende » des images) mais aussi, paradoxalement peut-être, à l’image même (la novellisation moins verbale que visuelle, si elle est pensable11, serait loin d’avoir les mêmes capacités de vente, tant à cause de la mauvaise réputation du genre dont une telle novellisation se rapprocherait dangereusement : le roman-photo, genre honni et invendable s’il en est, qu’en raison de la concurrence avec l’image mobile). En combinant la mise en exergue de l’image d’un côté et sa mise en sourdine simultanée de l’autre, on offre les meilleures garanties possibles à la vie commerciale de l’objet-novellisation, tout en disposant un exemple très clair de l’effet de vérité de l’image (en l’occurrence de l’image de fiction).

De l’effet de vérité à la traversée de l’image

Cependant, le traitement particulier de l’image dans les novellisations propose deux autres leçons encore, dont les enjeux dépassent le genre analysé.

Note de bas de page 12 :

 Pour plus de détails, voir Michel Gauthier, « Christopher Reeve. Les coulisses du réenchantement », in Mark Alizart (dir.), Fresh Théorie, Paris, éd . Léo Scheer, 2005, pp. 63-78.

  • Premièrement, il exhibe le caractère éminemment fragile de l’effet de vérité, qui demeure fonction d’une multitude de critères contextuels et discursifs difficilement généralisables. Les images « vraies » le sont donc toujours de manière conditionnelle, et leur impact doit toujours se calculer de manière prudente, à la fois en tenant compte des normes explicites et implicites du discours dans lequel elles s’insèrent et en s’adaptant à des situations ad hoc.

  • Deuxièmement, l’emploi des images dans la novellisation affiche aussi les rapports singuliers de l’effet de vérité et de l’effet de fiction. Qu’une novellisation soit une œuvre de fiction (à la limite même doublement, puisque réinterprétation d’une œuvre fictionnelle antérieure) n’entrave nullement l’effet de vérité des images. En effet, ce dernier ne concerne pas le rapport entre une image et son « objet » ou entre une image et son « interprétant » (les deux termes au sens de Peirce), mais la capacité de l’image à renforcer, par redite et mise en réseau, les liens entre un texte (en l’occurrence un texte hybride, fait de mots et d’images) et un certain intertexte (plus généralement encore : un certain univers discursif et les normes qui le régissent). Certes, on pourrait avoir l’impression que le recours à des images exhibant le caractère artificiel du récit, fondé sur une œuvre cinématographique, pose un obstacle à ce que toute littérature populaire poursuit intensément : l’illusion réaliste, l’identification, le suspense… En fait, il n’en est rien. Le désir d’évasion résiste à tout ce qui le menace, non seulement en régime de novellisation mais dans toute la production paralittéraire. C’est ce qu’on observe au cinéma, où les recherches sur le nouveau marché du film à domicile indiquent que la multiplication des bonus et du nouveau genre paratextuel qu’est le « making off » ne gêne en rien le fonctionnement de l’illusion référentielle12

Note de bas de page 13 :

 Cf. Emile Benveniste, « Sémiologie de la langue », in Problèmes de linguistique générale 2, Paris, Gallimard, 1974, pp. 43-66.

L’imbrication complexe de l’effet de vérité et de l’effet de fiction permet de faire un dernier pas dans l’analyse et de rattacher la question de l’effet de vérité de façon plus stricte au caractère mixte de la novellisation, qui mélange l’acte de lire et l’acte de voir. Or, lire et voir se distinguent non seulement quant à leurs opérations respectives : la lecture verbale relève en première instance du sémiotique, c’est-à-dire d’un type de lecture qui « reconnaît » les signes à partir d’un code qui varie d’un niveau à l’autre, tandis que la lecture visuelle relève essentiellement du sémantique, c’est-à-dire d’un type de lecture qui doit « comprendre » la totalité d’une œuvre13. Ils s’opposent également quant au rapport qu’ils entretiennent avec l’avant-texte : dans la mesure où les images de la novellisation se présentent comme « déjà connues » (du moins dans la novellisation commerciale, puisqu’il va sans dire que le projet d’une novellisation illustrée de manière « originale » est tout à fait pensable), l’acte de lecture est ici en grande partie de l’ordre de la « reconnaissance » (et partant du sémiotique), là où le texte de la novellisation, qui se présente comme quelque chose « à découvrir » (à la différence de ce qui se passe dans le cas d’un scénario, par exemple), l’acte de lecture est ici de l’ordre du sémantique et de la « compréhension » (ou en tout cas de la découverte d’une nouvelle forme d’expérience). De manière plus générale encore : le texte se lit (car même si l’on connaît déjà le film, le texte même n’est pas encore connu), l’image se re-voit (car même si l’on n’a pas vu le film, on est censé avoir été exposé à l’iconographie publicitaire de l’œuvre cinématographique).

Note de bas de page 14 :

 cf. Matei Calinescu, Rereading, New Haven, Yale University Press, 1993.

Dans les deux cas, celui de l’image comme celui du texte, la novellisation pose donc la question des rapports entre lecture et relecture, que l’on sait au cœur de toute réflexion de l’effet de vérité en termes discursifs : l’effet de vérité s’appuie nécessairement sur un mélange de reconnaissance et de surprise, et la combinaison du texte (inédit) et de l’image (connue) semble aller dans le sens requis par l’effet de vérité. Il y a cependant moyen d’interroger cette conclusion sans doute trop rapide. Car tout comme il n’est pas de cloisonnement très strict entre « lire » et « relire » en régime verbal14, l’antinomie du « revoir » et du « voir » est sans doute aussi, en régime visuel, moins solide qu’on ne le pense, même dans un genre aussi prodigue en redites et reprises que la novellisation, surtout dans le domaine de l’image où la marge d’innovation semble se confiner à zéro. Concrètement, on pourrait ainsi se demander si les stratégies d’illustration de la novellisation ne cherchent pas à « faire voir » (pour relative que soit toujours la première fois) plutôt qu’à « faire revoir » (par exemple une affiche que l’on connaît déjà ou des images répétées à satiété par la presse). Si tel est le cas, l’appréciation du rôle de l’image devient plus complexe. En effet, dans une telle perspective (l’image comme objet d’un « faire voir » plutôt que d’un « faire revoir »), l’image ne fonctionne plus seulement comme outil d’ancrage intertextuel, mais aussi comme outil de surprise et de production d’inédit. Ces nouvelles fonctions ne sont pas incompatibles avec la production de l’effet de vérité, puisqu’elles contribuent à la gestion du pouvoir des images, plus particulièrement à la réduction du danger de la redite, mais la force qu’elles acquièrent aide à se faire sensible à d’autres fonctionnements encore.

Littéralement, l’hypothèse que les images servent moins à « faire revoir » qu’à « faire voir », est absurde. Mais pour peu qu’on délaisse l’analyse strictement formelle, de nouvelles perspectives s’ouvrent. On peut en effet se demander s’il n’existe pas une convergence culturelle entre l’intégration d’images à une novellisation, d’une part, et les nouvelles techniques de diffusion des images cinématographiques, d’autre part. Depuis que la projection en salle a cessé d’être le mode de diffusion majeur des œuvres cinématographiques, le visionnement d’un film semble s’être étalé dans le temps, comme s’il faisait l’objet d’un dévoilement progressif. Cette trajectoire transforme la séance d’antan en effeuillement infini : on fait circuler (entre bien d’autres choses) l’idée du film, puis la bande-annonce, ensuite le film, enfin le DVD, qui propose souvent une version bis du film et qui ne cache pas de n’être qu’une version provisoire d’une œuvre en mutation (virtuellement) infinie ; les versions pirates, les remixages et samplings, les versions alternatives, etc. accroissent encore cet éclatement, qui est aujourd’hui au cœur de l’industrie cinématographique. La novellisation est un exemple parmi d’autres de cette diversification médiatique de l’objet filmique, qui se démultiplie tant de manière synchronique (avec le film, on sort aussi le jeu vidéo, les T-shirts, les sites internet, etc.) que de manière diachronique (si l’œuvre « prend », elle revient sans cesse dans des formes toujours renouvelées). Dans un tel contexte, ce n’est jamais l’image que l’on montre, mais quelque chose de plus complexe qui comprend à la fois l’image et la promesse d’une nouvelle image, toujours à venir, jamais totalement révélée. Ce que l’on suggère, c’est qu’on n’a jamais tout vu, même lorsque la même image se répète. Ce que l’on insinue, c’est que toute image aura une suite, qu’elle soit ou non littéralement différente de ce que l’on connaît déjà. Que les images de la novellisation ne soient pas inédites en elles-mêmes, n’est pas un obstacle à la continuation de cette machine et ne les empêche pas de mettre en place un « faire voir » plutôt qu’un « faire revoir ». Il suffit en effet que ces images s’ajoutent à quelque chose qui, en principe, se passe d’images (à savoir le roman) : de cette façon, elles assurent que le mouvement ne s’arrête pas et programment structuralement une suite. Que ces images ne soient souvent que de simples redites est même un réel atout, dans la mesure où une telle répétition prouve que le système est capable de se transformer sans cesse tout en restant invariablement le même. Ainsi, le statut des images de la novellisation se métamorphose une fois encore : dans un premier temps les images assurent un effet de vérité que l’on pourrait appeler « élémentaire » (leur caractère reconnaissable ancre le roman dans un intertexte précis ; en même temps, leur présence sert de repoussoir au texte, dont la nouveauté se voit soulignée) ; dans un second temps, la mise en sourdine de ces images garantit leur effet de vérité de façon plus indirecte, qui s’efforce de ne pas brouiller l’équilibre toujours instable entre l’effet de redite et l’effet d’inédit ; dans un troisième temps, enfin, les images de la novellisation tentent à suggérer que l’objet filmique est un objet en métamorphose permanente, tant synchroniquement que diachroniquement, et que la « vue » du film qu’elles offrent n’est qu’une étape éphémère et provisoire, dont le dépassement est comme programmé par la pratique culturelle spécifique, mi-culturelle et mi-industrielle, du cinéma même.

L’effet de vérité le plus subtil des images de la novellisation se situe là : dans leur capacité à faire à se faire traverser elles-mêmes par un regard qui s’y repose un instant, elles dirigent l’attention vers un contexte qui n’est plus seulement le genre ou l’intertexte de l’œuvre, mais les formes ou pratiques culturelles dont elle relève en dernière instance.