Territorialité et édification

Pierre Boudon

Université de Montréal

https://doi.org/10.25965/as.5228

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : local/global, parcours de générativité, territoire

Auteurs cités : André Corboz, Gilles DELEUZE, Alphonse Dupront, Michel De Glas, Félix GUATTARI, Claude LÉVI-STRAUSS

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 L’architecture des lieux, sémantique de l’édification et du territoire, Infolio, 2013.

Dans mon dernier ouvrage1 j’aborde la question du territoire sous l’angle de l’édification architecturale en me référant à certaines œuvres contemporaines, notamment Aldo van Eyck et Louis Kahn, qui associent étroitement leur approche avec celle d’un contexte ou d’un site d’implantation.

J’aimerais reprendre cette question en reconsidérant les prémisses de cette notion, soit ses tenants et aboutissants, en termes plus généraux ; ainsi, la notion de territoire fait référence implicitement à une différence d’échelle (ou d’aperception), non pas uniquement d’un point de vue cosmologique mais noologique : la différence dimensionnelle entre global et local, une aperception globale (cf. la course du soleil en une journée, le firmament étoilé) ou une aperception locale (cf. la morphologie d’un site particulier, telle qu’une vallée ou une colline). À la manière d’une « clé » musicale qui fixe la tonalité de ce qui est composé, cette distinction scalaire métanominative définit la portée du regard en tant que simultanéité de rapports. Nous avons donc affaire à un principe d’établissement dont relèveront différents modes compositionnels.

À propos de ces modes, nous dirons maintenant qu’ils répondent à deux autres critères que nous développerons au fur et à mesure de cette présentation : premièrement, la notion de « parcours » au sens où un territoire se déploie dans une aperception spatio-temporelle en déplacement, formant réciproquement une étendue qui peut être « sillonnée » par une pluralité de parcours empruntés (pistes, par exemple) ; cette étendue spatio-temporelle peut être mesurée en termes de « marche », de « distance parcourue », d’ « unités de temps » (journées de marche), etc. Bref, le « parcours » peut être à la base de ce qui sera ultérieurement un « réseau » de chemins qui articulent le territoire, offrant une pluralité d’ « entrées » dans celui-ci.

Le second critère sera celui d’un « enveloppement » (terme que nous prendrons dans son acception topologique) en ce que les régions parcourues, ou encore, les régions découpées au moyen de parcours, peuvent être délimitées au moyen de « frontières » qui enserrent des portions de territoire. Ainsi, une rivière avec ses rives suivant la forme de son cours (ses méandres, ses rétrécissements, ses rapides) ; un mont isolé dans la plaine avec ses flancs, son piedmont, son sommet (arrondi ou abrupt) ; une région boisée avec ses lisières, sa facilité de pénétration en profondeur, ses essences d’arbre, ses clairières, …. Ainsi le territoire est-il articulé dans son découpage au moyen de « parcours » et d’ « enveloppements » (nous avons affaire à deux notions en opposition) dont la dialectique réitérée finit par constituer une étendue « en patchwork », ou encore, une mosaïque de régions sillonnée par des parcours (chemins) qui la traversent.

Note de bas de page 2 :

 Rappelons qu’au départ nous sommes partid’un rapport entre territoire et édification (temporaire ou permanente); soit un rapport terrestre caractérisant un « monde » terrestre. Il y aurait lieu d’envisager l’autre versant, celui d’un « monde maritime » défini comme point de vue du marin à partir du bateau, non seulement sur les côtes longées mais également en tant que « grandes traversées » océaniques.

Revenons à nos deux principes scalaires initiaux : échelle globale et échelle locale ; nous dirons que nous avons des enveloppements globaux et des enveloppements locaux, des parcours globaux (ou majeurs) et des parcours locaux (ou secondaires). Un territoire n’est pas seulement défini par la donnée d’une morphologie terrestre (montagne, vallée, rivière, lac ou mer) ; celle-ci est incluse dans un enveloppement global ultime, le ciel (atmosphérique ou céleste) qui régit l’alternance du jour et de la nuit et dont le soleil parcourt l’étendue diurne (la lune et les étoiles en étant le complémentaire nocturne ; notons à ce propos que nous avons un véritable renversement gestaltiste, figure-fond, puisque de jour c’est la morphologie terrestre qui constitue une figure perceptive et le ciel un fond, alors que de nuit, c’est la voûte céleste et sa myriade d’étoiles qui constituent perceptivement la figure; en termes de repérage, ceci aura de profondes conséquences)2.

Dans cette opération d’inclusion, nous venons de faire apparaître enfin un mode de rangement des enveloppements les uns par rapport aux autres ; ainsi, l’enveloppe céleste par rapport à l’enveloppe terrestre.

C’est à partir de ce double registre fixant deux ensembles en corrélation que nous pouvons introduire une triple distinction nécessaire à la qualification de la notion de lieux (qui constitue la forme de base de la notion de territoire) : a) notion d’un espace d’orientation, b) notion d’une matrice locologique introduisant celle de lieux spécifiques, et c) notion d’une diversité territoriale en termes de situs (localisation, qualification).

a) Il est difficile d’imaginer la notion de territoire sans celle d’une quelconque orientation (terme que nous prendrons dans son acception littérale, soit la définition d’orients) ; cette notion d’un sens d’orientation peut être par exemple offerte par la course du soleil en une journée, laquelle délimite des points d’apparition (lever du soleil), de mouvement en tant que mobile en déplacement ou d’élévation maximale (zénith) suivant la hauteur sur l’horizon et de sa variation saisonnière (été et hiver). Toutes ces expressions participent d’un même phénomène spatio-temporel. Ce sens d’orientation ne peut exister sans la présence d’un sujet de repérage (défini même abstraitement) situé par rapport à ce phénomène et qui situera par la suite d’autres phénomènes par rapport à lui. Ainsi peut-on caractériser canoniquement ce que sera le templum des augures romains où à l’Est correspond le lever du soleil et à l’Ouest le coucher lorsque le sujet fait face au Sud. Ce site canonique, réitéré indéfiniment comme geste inaugural, est un lieu de rituel qui départage un domaine de la gauche et un domaine de la droite sous l’aspect du vol des oiseaux venant de la gauche ou de la droite. Nous avons affaire à un geste de fondation en tant que rite renouvelé chaque jour qui entrecroise nos deux registres initiaux (registre céleste dont relèvent la course du soleil, l’alternance du jour et de la nuit ; registre terrestre dont relèvent les points cardinaux, la position du sujet symbolique face au Sud, le vol des oiseaux venant de la gauche ou de la droite).

Dans cette opération de fondation symbolique, on parlera ainsi de territorialité virtuelle en ce qu’elle n’exprime qu’un cadrage abstrait (et non une description) fixant une globalité d’ensemble dont le sens d’orientation (asymétrique) est défini par la course du soleil dans le ciel en vue d’un repérage au sol (dont participe le hic et nunc de l’augure). Nous avons ainsi une suite d’opérations (symboliques) qui s’imbriquent les unes dans les autres : sens d’orientation, fixation d’orients, lieu de partage médian entre la gauche et la droite, paradigme axiologique (gauche ≈ néfaste, droite ≈ faste).

a’) On peut « traduire » ces distinctions cosmologiques en termes noologiques dont le « cadrage » symbolique sera représenté sous la forme d’un diagramme et dont le couple de base sera l’opposition (du genre A vs B) ; comme on va le voir, celle-ci n’est pas tant l’opposition binaire que l’opposition ternaire (ou triadique), soit celle qui accepte des termes en opposition (contrastive) + leurs relations de médiation (termes complexe et neutre, qui doivent s’inscrire dans ce diagramme). Ainsi, le point/moment d’articulation de ce schéma est-il formé par le lieu d’inscription de l’augure dont le corps exprime la bilatéralité (cosmique puis anatomique) comme séparation {Est, Ouest} ↔ {gauche, droite}. À cet « ici » comme point/moment on opposera un « là-bas » en termes d’horizon : entre ces deux extrêmes, on peut situer comme entre-deux une distance visuelle (perception) et/ou un déplacement (mobilité). Enfin, à ce couplage entre un ici et un là-bas, fondement du champ perceptuel dont l’entre-deux constitue un espacement, s’oppose un tiers terme qui les associe négativement (ni-ni) : ni ici ni là-bas, soit « ailleurs » dans l’indéfini et dont nous devons également inscrire la présence dans le schéma comme marque négative.

b) Introduisons maintenant la notion de « lieu », laquelle constitue véritablement la pierre d’angle de notre démarche ; par rapport à ce que nous venons d’exposer, concernant une orientation globale fixant les repères d’un cadrage territorial, nous ajouterons que cette notion définit un mode d’inscription au sol, une délimitation finie s’appuyant sur les notions de « frontière » et de « région » (topologique). Nous dirons ainsi que la notion (générique) de lieu s’appuie sur la distinction entre une « région interne » et une « région externe », régie par la notion d’inclusion de l’une dans l’autre. Ces deux régions sont séparées par un « bord », lequel n’est pas uniquement une ligne (abstraite) découpant un intérieur et un extérieur mais une zone entre ceux-ci dans laquelle on peut situer — comme dans ceux-ci  — diverses localisations. Ainsi, en termes d’inscription, le bord peut être matérialisé sous la forme de lisière, de marge défrichée, de clôture ou d’enceinte formant un entre-deux.

Note de bas de page 3 :

 Cette caractérisation topologique du lieu en tant que généricité d’établissement est empruntée aux recherches mathématiques de M. De Glas qu’il a dénommées une « locologie », plus proche de l’analysis situs de Leibniz que la topologie classique dérivée de la théorie des ensembles. C’est pourquoi il parle d’une quasi-topologie, Cf. « Sortir de l’enfer cantorien », dans Intellectica n° 51, Le continu mathématique, Nouvelles conceptions, nouveaux enjeux (sous la direction de Michel De Glas), pp. 191-241, Paris ARC-CNRS, 2009.

Le lieu est ainsi composé fondamentalement par la donnée de trois composantes : une région interne, une région externe et un bord interstitiel (ou « bord épais ») qui les articule en tant que frontières linéaire et/ou zonale. On parlera ainsi de « frontière interne » du côté de la région interne et de « frontière externe » du côté de la région externe. Enfin, au sein de chacune de ces régions (interne ou externe) on situera de part et d’autre du bord un terme extrême, appelé « cœur » (de la région interne) et « horizon » (de la région externe)3. On peut ainsi ranger en profondeur ou en extension diverses formations incluses dans ces régions ; par exemple, dans un sanctuaire religieux tel que le Temple de Salomon, nous avons non seulement une enceinte sacrée fermant l’ensemble mais une région située au plus profond du lieu : le « saint des saints » auquel n’accèdent que les prêtres.

Comme on l’aura constaté, on parle de région « interne » et de région « externe », soit une spécification topique qui relève d’une opposition contrastive définie par rapport à un bord. Parallèlement à cette première spécification, on peut parler également de « région du dessus » et de « région du dessous » par rapport à un sol qui exprime également une séparation (cf. un bord épais) non plus dans l’horizontalité mais dans la verticalité (par exemple, dans la différence entre sol et sous-sol). En fait, dans toute définition générique du lieu, on devra introduire ce double partage entre une distinction de l’intériorité et de l’extériorité ET une distinction du dessus et du dessous et que nous avons appelé auparavant une matrice locologique. Le franchissement de la double frontière se fera ainsi, soit sous la forme d’une baie (dans un mur) —laquelle peut être ouverte ou fermée au moyen d’une porte —, soit sous la forme d’un escalier ou d’une rampe entre deux niveaux de profondeur (vers le bas) ou d’élévation (vers le haut). La notion de lieu est ainsi polymorphe dans sa caractérisation générique puisqu’elle peut prendre plusieurs dimensions par rapport à un sol et par rapport à une paroi (ainsi, un lieu sacré tel qu’une église chrétienne peut revêtir les formes en opposition de la crypte et de la nef, de celle-ci et du chœur où se situe l’autel, de l’ensemble qu’ils forment et du parvis situé à l’extérieur de l’édifice, etc.). Ainsi, dans toute forme de lieu quelle qu’elle soit, nous avons un jeu de séparations spatiales au moyen de barrière et/ou de différence de niveaux (cf. tribune, podium et salle ; scène et salle théâtrales ; ou encore, fosse, puits et aire terrestre).

Note de bas de page 4 :

 On pourrait parler de Gestalt, non pas d’aperception comme en psychologie de la forme mais d’inscription en tant que schéma d’une distribution récurrente.

Note de bas de page 5 :

 L’Architecture des lieux, p. 104.

Note de bas de page 6 :

 Idem, p. 108.

b’) Dans ces séparations constitutives d’une répartition élémentaire en régions (topologiques), la frontière reste un élément continu invariant en tant que paroi ou sol ; c’est cependant une forme que l’on peut également faire varier selon différentes qualifications topologiques. La frontière peut être ainsi un fermé (à la manière d’un cercle ou d’une boucle) ou un ouvert (à la manière d’une droite ; dans ce cas, on parle plutôt de séparatrice). Plutôt que de forme, on parlera ainsi de configuration4 transcrivant une multiplicité de rapports concomitants ; nous aurons, d’une part, des « configurations d’enveloppement »5 caractérisant des formes d’abri en tant que frontières fermées (soit le cas d’une tente, d’un temple, d’une maison, d’un château, etc), et d’autre part, des « configurations de liaison »6 en tant que séparatrices ouvertes caractérisant des formes de canalisation permettant une circulation (soit le cas d’un chemin, d’une route, d’une rivière, d’un aqueduc, etc).

Note de bas de page 7 :

 Idem, p. 111.

Entre ces deux types de configuration, nous avons une transformation réversible où les rapports d’ensemble se convertissent par complémentarité ; ce qui fait que nous pouvons passer de l’une à l’autre au moyen de la même formule complexe7 ; ainsi, la paroi de l’abri comme bord devient la rive du cours d’eau (ou le bas-côté du chemin) ; une baie dans un mur devient un pont franchissant une rivière (tous deux sous le signe d’une accessibilité, soit d’un dehors vers un dedans, soit d’un bord à l’autre). On peut « creuser » dans un bord (et non traverser) des alvéoles associées, soit à la frontière interne (cf. alcoves comme dans les maisons musulmanes), soit à la frontière externe (cf. loggia, balcon, qui s’ouvrent sur l’extérieur). Inversement, dans une configuration ouverte, cela donne des refuges ou des grèves où l’on peut accoster …. Nous avons ainsi la formation d’une typologie graduelle des formes d’habiter.

Note de bas de page 8 :

 Idem, p. 117.

On peut enfin « croiser » une configuration d’enveloppement et une configuration de liaison, soit l’expression la plus courante de nos lieux d’habitation8 ; ainsi, une église chrétienne partagée entre ses lieux/moments de célébration (cf. l’autel, l’assemblée des fidèles) et ses lieux/moments de procession (cf. les bas-côtés, l’allée centrale, le déambulatoire ceinturant le chœur) ; un marché partagé entre ses stands d’exposition des marchandises et ses allées de circulation, etc.

Un établissement d’ensemble tel qu’un campement traditionnel (village Bororo, village Canaque) correspond à la fois à une multiplicité d’enveloppements (les différentes huttes familiales) formant une concentricité et de lieux de circulation plus ou moins marqués au sol où la place de danse située au centre à côté de la maison des hommes représente un complexe d’activités qui réunit l’ensemble de la population ; en particulier, c’est à travers une configuration de liaison que l’on peut comprendre les modes d’échange qui existent entre cette entité plus ou moins sédentaire qu’est le village et l’ensemble de son territoire tout autour (territoires de chasse et/ou de pêche, champs cultivés ; rapport aux sites funéraires tels que des grottes, ou aux autres villages avec lesquels un certain groupement entretient des rapports de convivialité ou d’hostilité).

Note de bas de page 9 :

 Relevée par Lévi-Strauss à propos du village Bororo, ou encore, ses références aux villages trobriandais dans son article « Les organisations dualistes existent-elles? », Chapitre VIII de son Anthropologie structurale I, Paris, Plon, 1958, p. 147 sq.

Note de bas de page 10 :

 Rappelons que ces formes relèvent de « configurations ouvertes » ou « fermées » telles que nous les avons spécifiées auparavant ; ce ne sont pas des éléments atomistiques combinables à la manière des corps géométriques réguliers (la sphère, le cube, la pyramide, le cône, etc).

La propriété fondamentale des lieux, par rapport à celle du territoire dans son ensemble, est celle d’une générativité, soit d’une reproduction (récursivité) des mêmes propriétés délimitatives en tant que bord et/ou sol ; on dira que c’est dans ce principe de récursivité —différenciative d’une intériorité d’ensemble en tant que partition interne de la région (cf. la « frontière interne » qui se subdivise en pièces particulières distribuées ou non par un couloir) — ou de stratification en couches superposées de la « frontière externe » (ainsi une « façade classique » est-elle le résultat d’une composition associant un mur et un rideau de colonnes) que réside celui d’une immanence de la forme édifiée caractérisant une autonomie et une stabilité par rapport à son environnement naturel. On dira que c’est ce même principe d’immanence qui engendre une forme complexe auto-organisée en ce qu’elle constitue des modes d’agencement propres et reproductibles (c’est, par exemple, la forme d’ensemble récurrente des campements villageois dans les cultures exotiques traditionnelles9, ou bien la forme d’ensemble récurrente des constructions palatiales dans la Crête minoenne). Dans tous ces cas, on peut ainsi parler d’une matrice locologique définie comme combinatoire de formes diversement manifestée historiquement10.

C’est peut être enfin le principe d’une stabilisation, issue de celui de l’immanence de ces agencements reproductibles, qui induit la notion d’un matériau stable et reproductible tel que la brique à l’époque assyro-babylonienne. En effet, nous avons affaire à un pur artefact, produit du feu et de la glaise malaxée, mise en forme géométriquement au moyen d’un moule. Ce matériau est bien différent d’une couverture végétale (hutte revêtue de roseaux ou de branchages) ou animale (tente revêtue de peaux tannées). En ce sens, la brique, en tant que matériau segmentable (contrairement au pisé) et ajointable, exprime un nouvel ordre mondain en rupture avec ce que furent les modes de production antérieurs.

c) Après avoir considéré un espace d’orientation associé au cosmos (points cardinaux), ou encore, à des phénomènes météorologiques récurrents (cf. vents dominants venant de la mer ou de la terre, suivant la saison) ; puis, après avoir considéré l’introduction d’une matrice locologique en tant que site d’implantation d’un établissement temporaire ou permanent (site de fondation de lieux d’origine inscrivant un espace et un temps et à partir desquels on pourra situer un présent historique), venons-en finalement à l’établissement d’un repérage systématique du territoire sous la forme d’une cartographie permettant une localisation des lieux, quels qu’ils soient, les uns par rapport aux autres (soit, l’assignation d’un endroit sur la carte).

Note de bas de page 11 :

 Ces régions d’un au-delà de l’horizon renvoient à ce que nous avons défini auparavant comme des « ailleurs » d’un dispositif d’orientation (le point (a’) supra).

Note de bas de page 12 :

 Ces grands voyages doivent être associés à un monde maritime dans lequel ils s’opposent aux parcours qui longent localement les côtes (et qui restent dans les limites d’un bord marin). Entre « monde terrestre » et « monde maritime », nous basculons de points de vue.

Cette généralisation à une étendue territoriale comprend à la fois des cités et des champs, des régions habitées et cultivées et des régions « sauvages » (massifs montagneux, grandes zones marécageuses ou forêts impénétrables)11 ; soit la reconnaissance de terra incognita par rapport auxquelles on pourra définir le territoire habité comme « oecoumène ». Ces grandes zones inhospitalières (mystérieuses et redoutées) forment les « blancs de la carte » (soit, les non-lieux), ce qui se prêtera petit à petit aux explorations téméraires, aux grands voyages circumterrestres permettant de « boucler » la carte sur elle-même12.

Note de bas de page 13 :

 Que celles-ci soient pleines ou vacantes (formation de trous dans la toile) n’importe pas ici ; ce qui compte, c’est qu’elles forment une continuité entre elles.

Considérons cette étendue territoriale comme une extension de la matrice locologique (le point (b) supra), et plus particulièrement, sur ces deux points : la définition d’un sol en tant que rapport entre un dessus et un dessous (cf. « sol » qui est une variante figurative de la notion de frontière) et, la distinction initiale que nous faisions entre « parcours » et « enveloppements » » (et/ou « régions », au sens topologique13) offrant la diversité d’une mosaïque. Dans ces deux cas, nous allons « matérialiser » des formes de découpage introduites implicitement dans cette matrice locologique.

c’) La surface terrestre n’est pas qu’un plan géométrique abstrait ; sa consistance en tant que substances matérielles (cf. couches, qu’elles soient minérale ou aquatique) renvoie à un matériau caractérisant un relief géographique et/ou géologique (montagnes, vallées, plateaux, cours d’eau, falaises, …) dont le principe de base est l’inflexion comme « profil » générique (formulation ramassée des creux et des bosses qu’exprime un relief). La morphologie terrestre exprime un « relief » qu’on dira « gravitaire » en ce qu’il réfléchit les conditions atmosphériques et telluriques que subit ce matériau (le rôle important de l’érosion sur les formations géologiques ; l’importance d’un réseau hydrographique puisque c’est lui qui « dessine » en partie cette morphologie terrestre (pentes et versants). Bref, nous avons un ensemble de phénomènes que l’on peut regrouper sous la forme d’une Nature opposés à d’autres que l’on regroupe sous ceux de la Culture dont la notion d’édification fait partie. Ainsi, de la matrice locologique (b) supra, on peut dériver le double rapport :

image

Ces deux processus sont complémentaires et constituent un double registre à partir duquel on pourra décrire le territoire en tant que « morphologie naturelle » et « morphologie habitée ».

Note de bas de page 14 :

 Telle que celle, par exemple, de l’Amérique du Nord pour les colons qui venaient de la côte Est et qui s’en allaient vers la côte Ouest. Ce mode d’occupation d’un sol à partir de la traversée du territoire n’a aucun sens pour les nomades dans le désert !

c’’) Considérons maintenant le second point, soit le rapport entre « parcours » et « enveloppement ». La notion de parcours, comme principe de continuité, engendre territorialement la notion de traversée de ces différentes régions à laquelle nous pourrons associer par la suite celles de bifurcation (une route se sépare en deux) et de carrefour (croisement de deux routes). La route, comme traversée, « fend » le territoire, l’ouvre à la manière d’un sillon ; elle est, à la fois, ce qui ouvre le territoire (c’est la « voie » de pénétration des conquérants qui occupent un territoire) et ce qui le distribue en régions sous la forme d’une répartition (ce seront, par exemple, les « lots » d’occupation pour une future colonisation agricole14).

Note de bas de page 15 :

 Le « dôme du Rocher » à Jérusalem peut être considéré comme une enceinte sacrée (une rotonde) formant un anneau autour d’un centre non-édifié puisque la roche est restée à l’état sauvage (affleurement du mont Moriah). Comme on le sait, ce fut le lieu d’ascension (lévitation) de Mahomet vers le Paradis céleste sur son cheval Bouraq.

À l’opposé de ce mode « traversant » du territoire dont les chemins gardent parfois la trace, nous avons la formation d’enclaves qui s’étendent progressivement à partir d’un point central ; celui-ci peut être un lieu édifié (cf. temenos, à la manière d’une terrasse, dans la Grèce ancienne) ou non-édifié tel qu’un trou dans le sol, laissé vacant, ou encore une grotte (abri naturel). Ceux-ci peuvent symboliser l’omphalos du territoire en tant que lieu sacré, lieu de jonction et/ou de passage entre le monde céleste divin (ou inversement le monde chthonien d’en bas) et la surface terrestre15 ; soit un rapport entre une région du dessus et une région du dessous dans les termes de la matrice locologique (b) supra.

Note de bas de page 16 :

 L’expression « point(s) de référence » est évidemment problématique puisqu’il peut s’agir de zone, de domaine, à la manière du bord épais dont nous avons parlé auparavant ; soit d’une certaine forme de région (topologique) au même titre que les régions interne et externe qu’il départage ; par exemple, on associera cette notion de zone centrale au « cœur » comme extrémité profonde de la région intérieure. Dans son article, « La ville comme temple », André Corboz écrit : « Si la ville est un temple, l’église, elle, est une ville … Les deux termes sont donc interchangeables. // Enfin, notre ultime préliminaire : la mentalité médiévale ne cherche jamais à reproduire en entier les modèles qu’elle actualise. La partie, pour elle, vaut le tout. En vertu de ce principe de métonymie, le prototype est réduit à un petit nombre de caractéristiques —voire à une seule d’entre elles —, qui assurent l’identité. » (p. 50).Ces remarques (fondamentales) nous renvoient au fait que la pensée ne s’organise pas uniquement en termes classificatoires mais également en termes méréologiques, où à la classe dénominative est substituée la notion de classe collective (à la notion d’« appartenance » est ainsi substituée celle d’« ingrédience » dans les termes de la logique de Lesniewsky). Ce qui fait que le schéma de la croix —simple diagramme virtuel — peut être associé soit à un édifice (c’est la fonction du transept par rapport à la nef) soit à une cité (exemples de Paderborn, p. 50, d’Utrecht, p. 51, d’Hildesheim, p. 52) ; soitmême à une région géographique (églises du lac de Thoune dans l’Oberland bernois, p. 48). Nous avons donc affaire à une « projection stéréographique » globale sur un plan terrestre dans laquelle à un panthéon céleste est associé projectivement une disposition au sol. Cf. André Corboz, « La ville comme temple », repris dans le recueil De la ville au patrimoine urbain, Histoires de forme et de sens (textes choisis et assemblés par Lucie Morisset), Montréal, Presses de l’université du Québec, 2009, pp. 45-68.

Dans tous ces cas nous avons l’assignation de points de référence16 sur la carte à partir desquels on pourra « signifier » des positionnements périphériques en termes de direction et de distance. On ajoutera par ailleurs que ces points de liaison, traversanted’un sol terrestre, correspondent, soit à une mono-centration (comme dans le cas de Jérusalem), soit à une poly-centration suivant la nature du panthéon divin auquel ils font référence (cf. monothéisme comme dans les religions du Livre ou polythéisme comme dans le cas des panthéons grec ou romain).

Dans les deux cas, nous avons la formation d’une « géométrie sacrée » définie par les différents situs mis en relation ; ainsi, entre une mono-centration et une poly-centration (soit une multiplicité disparate), on peut introduire la notion d’un « champ de convergence » à partir de ces sites sacrés en ce que d’eux « émane» une force de diffusion ou d’attraction, même à grande distance. On aura ainsi des rapportssoit centrifuges (d’un centre vers ses périphéries), soit centripètes (de ces périphéries vers un centre), configurant des lignes d’intensité polarisatrices. Ce ne sont pas à proprement parler des lignes de « traversée » du territoire (comme dans le cas précédent des voies de frayage conquérantes) mais des lignes d’ « innervation » de celui-ci, lesquelles permettent, par exemple, un commerce associé à la fréquentation des sanctuaires.

Note de bas de page 17 :

 Sur tout ceci, voir l’article important d’Alphonse Dupront dans l’Encyclopédie Universalis, tome 12, « Pèlerinages et lieux sacrés », p. 729-734, Paris, 1978.

Les grands « pèlerinages » (Jérusalem, St Jacques-de-Compostelle, Rome, La Mecque) expriment parfaitement de telles lignes d’innervation du territoire qui dépassent le cadre des royaumes et des nations particuliers ; ils constituent autant de quêtes du sacré (et d’épreuves) qui ne sont pas uniquement associés à la fréquentation rituelle d’un lieu de culte mais constituent un but eschatologique (accompagné d’un effort physique, d’un investissement psychologique) pour les individus qui y participent. Venant d’une disparité de points d’origine (voir, par exemple, la carte des différents « chemins de Compostelle » au Moyen Age), ces grandes pérégrinations « mobilisent » des foules hétéroclites, un imaginaire, une sublimation collective que l’on rencontre par exemple dans les « pouvoirs » thérapeutiques que l’on prête à ces grands rassemblements (révélations, miracles, guérisons spontanées)17.

Note de bas de page 18 :

 Ces pôles relèvent de ce que nous avons défini, dans notre ouvrage, comme « métatermes » d’un dispositif territorial intitulé une « géométrie de situs », cf. p. 159 de L’Architecture des lieux).

Reprenons toujours les termes de la matrice locologique (cf. le point (b) supra) ; le territoire est bien le produit d’une tension entre des formes d’« enveloppement » territorialisées (formes stabilisées) qui sédentarisent des régions (cités et zones agricoles) et des formes de « circulation » déterritorialisantes (soit d’instabilité qui renvoie à une dynamique sous-jacente) et qui « mobilisent » le territoire sous la forme de « grands flux », lui donnant son caractère « actif » sous cette forme traversante de part en part (le cas des pèlerinages est exemplaire à ce titre). On dira donc que le territoire, dans sa formulation planimétrique (extension de la notion de sol dans la matrice locologique) est partagé entre deux pôles antithétiques qui le configurent18 : un pôle de « con-centration » en tant que mouvement centrifuge et/ou centripète à partir de sites privilégiés dont l’implantation relève de sites sacrés (religieux ou politiques) à caractères centraux et qui constitueront l’amorce d’établissements plus étendus et un pôle d’ « exo-centration » au sens où certains de ces sites sacrés sont situés en dehors des zones sédentarisées, parfois, en dehors de l’oecoumène proprement dit (cf. sites relevant de zones sauvages, montagnes, côtes, finistères comme dans le cas de St Jacques-de-Compostelle) ; soit situés aux confins du monde habité (ces confins sont ce que nous avons appelé auparavant un horizon comme extrémité d’extension du territoire situé entre un « là-bas » perceptible (même très éloigné) et un « ailleurs » imperceptible.

Note de bas de page 19 :

 J’emprunte ces deux expressions à l’ouvrage de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, mais dans un sens différent du leur.

Note de bas de page 20 :

 André Corboz, « La dimension utopique de la grille territoriale américaine », op. cit. p. 191-205.

C’est par rapport à ce dispositif d’une territorialisation et d’une déterritorialisation19 que nous introduirons en dernier la notion d’une « acentration » (en tant qu’éparpillement, en tant que localisation indéfinie) opposée à une monopolisation centralisatrice qui polarise le territoire à son profit, comme dans le cas des capitales politiques (royaumes et/ou nations) ; cette acentration est représentable sous la forme d’un « damier » qui répartit les terres équitablement. C’est la grille hippodamienne apparue en Ionie au Ve siècle avant J. C. (Le Pirée, Rhodes, reconstruction de Milet) que l’on retrouve dans toutes les formes d’implantation coloniale depuis cette époque jusqu’à celles qu’on rencontre en Amérique du Nord. C’est non seulement un mode d’implantation propre aux villes américaines mais également un mode de découpage des zones agricoles, comme de la délimitation des nouveaux États américains eux-mêmes, vers l’ouest, dont les frontières sont calquées sur la grille astronomique des longitudes et des latitudes (le découpage territorial s’identifie alors au repérage astronomique faisant de cette surface une étendue sans limite comme la mer)20.

Note de bas de page 21 :

 Pour rétablir ceux-ci, pour des raisons de rapidité par exemple, il est nécessaire d’introduire des « diagonales » comme dans le cas du Plan de Barcelone de Cerda qui « tranchent » dans la grille.

Nous avons donc affaire à une forme qui relie le local et le global (en termes d’échelle), qui élimine la différence entre centration et périphérie et qui n’est pas propice aux grands axes de circulation21 qui traversent le territoire. Selon les différents critères dégagés auparavant, nous ajouterons que la grille a un pouvoir de neutralisation par rapport aux différents phénomènes répertoriés, qu’elle annihile le sens d’un relief géographique (elle assimile les montagnes à des plaines), comme d’une polarisation (soit, les différents vecteurs d’orientation que nous avons reconnus). Par sa reproductibilité mécanique, elle réduit la valeur du sol à une forme quelconque échangeable (un lot valant un autre sous cet aspect).

Note de bas de page 22 :

 Sous cet aspect, elle défait également la différence entre une région interne et une région externe propre à la catégorie du lieu puisque l’intérieur peut être subdivisé de la même façon que l’extérieur; ainsi, le découpage vertical du gratte-ciel en « étages » (cf. plateaux d’activités) vaut celui de la surface au sol en « blocs ».

La base d’un tel découpage régulier est donc le « lot » dont le principe égalitaire caractérise une isotropie géométrique, soit une extension en surface parfaitement reproductible (carroyage de la surface). On pourrait donc parler d’une ubiquité de la parcelle, d’une identité généralisée comme isolat (maintenant un isolement individuel). Deux cas peuvent se présenter : soit des extensions limitées par une enceinte ou un accident géographique (la grille est alors interrompue) et elle exprime alors une subdivision urbaine en « blocs » identiques (cas de Manhattan, par exemple, en tant que site insulaire)22, soit des extensions non-limitées et nous retrouvons le découpage colonial américain appliqué au zonage agricole dont l’étendue est indéfinie.

Récapitulatif

Note de bas de page 23 :

 L’arpentage serait de son côté une technique de localisation par repérage, indépendamment d’une inscription (le plan (b)) ; c’est une technique qui n’est pas sans rappeler la reconnaissance des distances par points de repère dans la navigation au long cours.

Le dispositif territorial que nous venons de proposer est établi sous la forme d’une stratification en niveaux de générativité : a) un plan de repérage (orientation, direction) dont le cadrage correspond à un « monde » cosmique (orientations cardinales, par exemple) ; b) un plan d’inscription (temporaire, permanente) dont le mode de génération relève d’une matrice locologique distribuant les rapports entre un intérieur et un extérieur, un dessus et un dessous ; c) enfin, un plan de localisation (morphologie, découpage et/ou mesure) organisant une multiplicité d’occupations23. Pour des raisons de simplification dans sa lecture, nous n’avons pas cherché à accompagner ce parcours de générativité de sa traduction en langage formel sous la forme de schémas combinatoires (appelés templa associés en réseaux), laquelle offrirait une synthèse d’ensemble. Toutefois, ce parcours de générativité ne tient pas compte du fait que tout au long de son déroulement perdure un clivage irréductible entre « enveloppe » (régions) et « liaison » (circulation, flux) dont le motif peut être à la fois spatial et temporel (cosmologiquement, c’est l’alternance infinie entre le jour et la nuit issue de la course du soleil et abolie artificiellement au XXe siècle au moyen des illuminations électriques, cf. le thème de la « ville lumière » perpétuellement éclairée a giorno).