Traduction interlinguistique et intersémiotique
le cas de la langue des signes

Rovena Troqe

Université de l’État-Libre, Bloemfontein

Irene Strasly

Université de Genève

https://doi.org/10.25965/as.6089

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Rovena Troqe et Irene Strasly.

Mots-clés : actants de la traduction, didactique de la traduction, différence, énonciation traductive, équivalence, traduction interlinguistique, traduction intersémiotique

Auteurs cités : Christian CUXAC, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Roman JAKOBSON, Christopher STONE, Svenja WURM

Plan
Texte intégral

1. Contexte de recherche et cadre conceptuel

Note de bas de page 1 :

 Christopher Stone, Towards a Deaf Translation Norm, Washington, Gallaudet University Press, 2006.

Note de bas de page 2 :

 Si le terme sourd identifie les individus atteints d’un déficit auditif, le terme Sourd fait par contre référence à la dimension culturelle de cette réalité́, c’est-à-dire à l’individu qui fait partie d’une communauté et d’une culture bien spécifiques qui ont comme valeur de base la pratique de la langue des signes. La dichotomie Sourd / sourd a été adoptée par les chercheurs francophones pour distinguer une perspective plus sociale et collective par rapport à une perspective plus individualiste et médicale.

Note de bas de page 3 :

 Voir Nancy Frishberg, Interpreting : An Introduction, Silver Spring, Registry of Interpreters for the Deaf, 1990. Voir également, Elizabeth A. Winston, « Interpretability and accessibility of mainstream classroom », in E.A. Winston (éd.), Educational interpreting : How it can succeed, Washington, Gallaudet University Press, 2005.

La traduction entre langue des signes, ou par raccourci « langues signées » (LS), pratiquées par les « signants », et les « langues orales » (LO) pratiquées par les « non-signants », remonte à l’époque immémoriale où les uns et les autres ont éprouvé le besoin de communiquer entre eux1. Les enfants, les amis entendants ou les enseignants des Sourds2 faisaient alors fonction de traducteurs / interprètes, sans formation ou qualification préalables3.

Note de bas de page 4 :

Svenja Wurm, Translation Across Modalities : The Practice of Translating Written Text Into Recorded Signed Language. An Ethnographic Case Study, thése de doctorat, Heriot-Watt University, 2010.

Note de bas de page 5 :

 Nadja Grbić, « Where Do We Come from? What Are We ? Where Are We Going? A bibliometrical analysis of writings and research on sign language interpreting », The Sign Language Translator and Interpreter,1, 1, 2007.

Note de bas de page 6 :

 En se référant à la traduction des textes littéraires en langue des signes, Tweney et Hoemann indiquent que la traduction est une pratique plus « permanente » que l’interprétation des discours ou des conversations et qu’elle présente les mêmes difficultés que pour les traducteurs des langues orales. Cf. Ryan Tweney et Harry Hoemann, « Translation and Sign Languages », in Richard Brislin (éd.), Translation : Applications and Research, New York, Gardner Press, 1976.

Note de bas de page 7 :

 Cf. Christopher Stone, op.cit. Egalement Lorna Allsop et Jim Kyle, « Translating the News : A Deaf Translator’s Experience », in C.J. Kellett Bidoli et E. Ochse (éds.), English in International Deaf Communication, Oxford, Peter Lang, 2008.

Note de bas de page 8 :

 Svenja Wurm, op.cit.

Dans les années 1990, la reconnaissance des langues des signes comme vraies langues, couplée à l’émancipation des personnes Sourdes, a contribué à la création des premières formations pour interprètes et à leur professionnalisation. Les Sourds accèdent alors davantage à une éducation supérieure et leur communauté s’affirme dans la société. L’accès au savoir devient de plus en plus important et l’apparition de pratiques de traduction entre textes écrits et textes signés filmés semble être une conséquence directe de cette évolution4. L’émergence du concept de traduction s’avère crucial car jusqu’à son apparition tant les pratiques que la recherche en langues des signes se bornaient à étudier les spécificités ou les difficultés qui relèvent uniquement de l’interprétation5. Dans les langues orales, la distinction entre traduction écrite et interprétation orale semble rester présente, au moins dans les cultures occidentales. En langue des signes, le premier article abordant les aspects généraux de la traduction est publié par Tweney et Hoemann en 1976 mais ce n’est que dans les dix dernières années que le concept de traduction a commencé à faire l’objet de recherches6. On voit alors apparaître les premières études concernant, par exemple, la problématique de la traduction journalistique (en particulier sur la phase de préparation des contenus sur support texte pour un transfert en langue des signes7), ainsi que la discussion traductologique relative aux pratiques de la traduction et de l’interprétation8.

Note de bas de page 9 :

Bien que les langues signées aient longtemps été analysées selon les critères des langues orales (ce qui a d’ailleurs facilité leur reconnaissance comme langue à part entière) leur mode de signification visuo-gestuelle les distingue profondément des langues naturelles se servant d’une codification audio-orale.

En raison de sa non-pertinence pour la langue des signes, nous proposons de dépasser la dichotomie entre interprétation orale et traduction écrite. Nous utilisons le terme de traduction qui englobe celui d’interprétation et nous focaliserons sur l’étude de la traduction intersémiotique (entre texte écrit et texte signé9) comparée à la traduction interlinguistique (entre textes écrits). Deux perspectives nous autorisent à procéder de telle manière.

Note de bas de page 10 :

 Sur le problème général des rapports entre signification et verbalisation, cf. Isabelle Klock-Fontanille, « Repenser l’écriture. Pour une grammatologie intégrationnelle », Actes Sémiotiques, 119, 2016 (dossier « Ecriture(s) »).

Dans sa définition de la traduction en tant que propriété fondamentale des systèmes sémiotiques, Greimas insiste sur le dépassement du statut privilégié des langues naturelles par rapport aux sémiotiques construites des mondes naturels, un privilège fondé sur un raccourci théorique qui fait correspondre la signification à la verbalisation10.

Note de bas de page 11 :

 A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 398.

La reconnaissance du statut privilégie des langues naturelles n’autorise pas leur réification en tant que lieux du « sens construit » : la signification est d’abord une activité (ou une opération de traduction) avant d’être son résultat. C’est en tant qu’activité sémiotique que la traduction peut être décomposée en un faire interprétatif du texte ab quo, d’une part, et un faire producteur du texte ad quem, de l’autre. La distinction de ces deux phases permet alors de comprendre comment l’interprétation du texte ab quo (ou l’analyse implicite ou explicite de ce texte) peut déboucher soit sur la construction d’un métalangage qui cherche à en rendre compte, soit sur la production (au sens fort de ce terme) du texte ad quem, plus ou moins équivalent — du fait de la non-adéquation des deux univers figuratifs — du premier.11

Ici, plusieurs aspects sont pertinents pour notre étude exploratoire : l’étude du produit de traduction en tant que sens construit dans un système sémiotique particulier ne doit pas occulter l’importance et la primauté du processus de traduction ; l’opération traduisante implique toujours un faire interprétatif, une compétence épistémique imputable au sujet de l’énonciation traductive, le traducteur ; la traduction est toujours la production d’un texte cible répondant à une exigence d’équivalence elle-même graduable sur la base du niveau d’adéquation des univers figuratifs. Cette vision de la traduction nous amènera plus loin à examiner des questions liées à la manipulation et à la compétence dans la pratique traductive, ainsi qu’à la problématique de l’équivalence des univers figuratifs, abordée au niveau de l’énonciation.

Note de bas de page 12 :

 Roman Jakobson, « On linguistic aspects of translation » (1959), in L. Venuti (éd.), The Translation Studies Reader, Londres, Routledge, 2000. Pour un approfondissement sur la traduction intersémiotique nous renvoyons au chapitre « Per una definizione della traduzione intersemiotica » in N. Dusi et Siri Nergaard (éds.), « Sulla traduzione intersemiotica », Versus, 85, 2000.

Dans sa typologie des traductions, Roman Jakobson intègre également l’interprétation dans le concept de traduction. C’est à sa conceptualisation que nous empruntons le titre même du présent travail. Il distingue trois formes de traductions : la traduction interlinguale ou reformulation de signes verbaux en d’autres signes verbaux de la même langue naturelle ; la traduction interlinguistique ou traduction proprement dite de signes verbaux en d’autres signes verbaux appartenant à d’autres langues naturelles ; la traduction intersémiotique ou transmutation de signes verbaux en d’autres langages. Cette tripartition fournit une vision très large de la traduction car elle englobe toute transformation interprétative ayant lieu à l’intérieur d’un système de signification ou entre systèmes de signification différents. En outre, la tripartition pose une condition spécifique à la traduction : l’équivalence. Mais Jakobson fait référence à une équivalence particulière, à une « équivalence dans la différence » car si l’équivalence ne se donne pas au niveau des unités du système sémiotique dans lequel on traduit, elle se réalise toutefois au niveau du message convoqué. « Thus translation involves two equivalent messages in two different codes »12.

Note de bas de page 13 :

 Barbara Widmann, Übersetzung von Kinderliteratur : Eine Gegenüberstellung von schriftsprachlichen Übersetzungen und Übersetzungen in die Deutsche Gebärdensprache unter besonderer Betrachtung der Gebärdensprachkompetenz gehörloser Kinder, mémoire de maîtrise, université de Hambourg, 2005. Caroline Conlon et Jemina Napier, « Developing Auslan Educational Resources : A Process of Effective Translation of Children’s Books », Deaf Worlds, 20, 2, 2004. Steve Gibson, « Der Einsatz von eBooks zur Förderung der Zweisprachigkeit gehörloser Schüler », Das Zeichen, 19, 71, 2005. Waldemar Schwager, « Theoretische Aspekte der Bibelübersetzung in die Gebärdensprache. Teil 1 », Das Zeichen, 62, 3, 2002. Ángel Herrero Blanco et Rubén Nogueira Fos, « The Loving Hand : Spanish Poetry in Spanish Sign Language (LSE) », The Sign Language Translator and Interpreter, 1, 2, 2007. Shauna L. Eddy, Signing Identity : Rethinking United States Poetry. Acts of Translating American Sign Language, African American, and Chicano Poetry and the Language of Silence, University of Southern California, thèse de doctorat non publiée, 2002.

Plusieurs études actuellement disponibles ont comme objet de recherche la transmutation des textes écrits en langue orale en textes en langue signée. Gansinger traite de la traduction des formulaires d’examens théoriques pour le permis de conduire en textes enregistrés en langue des signes autrichienne. Widmann, Conlon et Napier, Gibson étudient la traduction en langue des signes de la littérature enfantine ; Schwager s’intéresse à la traduction du Notre Père ; Herrero Blanco et Nogueira Fos étudient la traduction de la poésie et la transposition de la dimension figurative en langue des signes espagnole ; Eddy examine également le genre poétique et analyse surtout la question identitaire et la « voix » traductive dans la traduction en langue des signes américaine13. Ces recherches, qui se concentrent essentiellement sur la traduction de textes artistiques / littéraires présentent des points communs, à savoir surtout l’utilisation de supports permettant de « fixer » (par écrit ou par enregistrement) des contenus traduits et l’analyse des contraintes, des seuils et des stratégies de traduction.

Pour la présente étude de cas, nous procèderons à une comparaison des pratiques traductives entre textes en langues orales (LO =>LO) et entre textes en langue orales et langue signée (LO =>LS). Nous nous concentrerons sur un type particulier de textes informatifs : le texte journalistique. Ce type de texte fait partie d’un genre textuel plus large présent dans de nombreux contextes où prime une transmission se présentant comme objective de l’information (par exemple, dans les musées, les gares, les hôpitaux, le journal télévisé ou les documentaires).

Note de bas de page 14 :

 Il n’y a pas actuellement en Suisse francophone de diplôme universitaire en interprétation ou en traduction en langue des signes. En France, plusieurs universités offrent ce type de formation mais une seule accueille également un public sourd (université Jean Jaurès, à Toulouse).

Plus spécifiquement, nous allons comparer les traductions en italien d’un texte du journal Le Monde faites par deux traducteurs italophones à deux traductions en langue des signes française, réalisées par deux personnes Sourdes. Les traducteurs qui travaillent du français en italien sont des traducteurs professionnels. Les traducteurs en langues des signes ont de l’expérience en traduction mais n’ont pas de diplômes (sans, d’ailleurs, que les résultats aient nécessairement à en pâtir)14 ; l’un des deux traducteurs est formateur en langue des signes française de France (LSF), tandis que l’autre, un français vivant en Suisse depuis plusieurs années, travaille dans le domaine de la médiation et de l’accessibilité de l’information aux personnes Sourdes et, dans sa vie quotidienne, jongle entre la LSF de France et la langue des signes de Suisse Romande (LSF-CH).

Note de bas de page 15 :

 L’équivalence constitue une prémisse et une conséquence de l’être et du faire traductif, qu’elle soit considérée comme linguistique (cf. Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet, Stylistique comparée du français et de l’anglais, Paris, Didier, 1958 ; John Catford, A linguistic theory of translation : an essay in applied linguistics, Oxford, Oxford University Press, 1965) ; formelle ou dynamique (Eugene Nida, Toward a Science of Translating, Leiden,Brill, 1964), communicative ou sémantique (Peter Newmark, A Textbook of Translation, New York, Prentice Hall, 1988), ou pragmatique (Juliane House, A Model for Translation Quality Assessment, Tübingen, Gunter Narr, 1977).

Note de bas de page 16 :

 Cf. Dinda Gorlée, Semiotics and the Problem of Translation. With Special Reference to the Semiotics of Charles S. Peirce, Amsterdam, Rodopi, 1994 ; Susan Petrilli, « La metempsicosi del testo e la corsa della tartaruga. Borges e la traduzione », in S. Petrilli (éd.), Tra segni, Athanor. Semiotica, filosofia, arte, letteratura, XI (3), Rome, Meltemi, 2000 ; Ubaldo Stecconi, « Interpretive semiotics and translation theory : The semiotic conditions to translation », Semiotica, 150, 1/4, 2004 ; Andrew Chesterman, « Where Is Similarity », in S. Arduini et R. Hodgson Jr. (éds.), Similarity and difference in translation, Rimini, Guaraldi, 2004 ; Lance Hewson, « Équivalence, leurre, divergence », in C. Fort et F. Lautel-Ribstein (éds.), Des mots aux actes n° 3. Jean-René Ladmiral, une œuvre en mouvement, Perros-Guirec, Anagrammes, 2012.

Pour la présente analyse, nous adoptons une approche réunissant des principes dérivés de la traductologie et de la sémiotique. L’équivalence et les stratégies de transfert sont au cœur des réflexions traductologiques15. Les débats sur ce concept récurrent s’attardent également sur l’idée de négociation, de manque, de perte, d’ajout, de différence. Comme déjà souligné dans la réflexion de Roman Jakobson, la notion d’équivalence coexiste avec son terme opposé, la différence16.

Note de bas de page 17 :

 Selon l’acception retenue par A.J. Greimas pour la construction du carré sémiotique. Cf. Du sens. Essais sémiotiques, Paris, Seuil, 1970, pp. 135-155 ; id. et Joseph Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, pp. 29-32.

Note de bas de page 18 :

 Cf. Rovena Troqe, Traduttologia e semiotica generativa. Per un nuovo approccio interdisciplinare, Berne, Peter Lang, 2014 et « On the Concept of Translation. A Perspective Based on Greimasian Semiotics », Semiotica, 204, 2014.

Nous identifions ces termes — équivalence et différence — comme étant les valeurs minimales et opposées17 de la catégorie sémantique Moi, « moi » étant l’espace identitaire de la traduction. Le concept de traduction est l’émergence du terme Moi par rapport au terme Autre. La surdétermination des valeurs équivalence et différence par les catégories véridictoires être et paraître permet d’identifier les conditions logico-sémiotiques du concept de Traduction, qu’on peut déployer dans le carré sémiotique suivant18 :

Carré sémiotique de la traduction

Carré sémiotique de la traduction

Le terme moi indique l’émergence d’une identité, d’un sujet, d’un objet ou d’un événement différent et équivalent par rapport à un deuxième terme, non-moi. La question de la constitution de l’identité traductive est ainsi une condition immanente du concept de traduction. Moi, l’identité culturelle, linguistique, individuelle et traduisante dérive et se forme par rapport à un non-moi, l’Autre, qu’il s’agisse de l’auteur, du texte original, de l’autre culture-langue, qui constitue l’espace externe qui entoure, détermine et motive la génération et l’organisation du Moi.

Dans le carré sémiotique ci-dessus, la valeur différence exprime la condition nécessaire du contraste qui permet l’apparition d’une identité unique et autonome. Moi, en tant que traduction, se manifeste tout d’abord comme une identité différente, comme pratique et corps verbal qui diffèrent de la pratique et du corps verbal de départ. La valeur équivalence exprime la condition de dérivation, la possibilité (et la nécessité) que l’identité soit façonnée par des éléments qui sont présents quelque part ailleurs. La surdétermination des positions du carré d’identité de traduction par les valeurs véridictoires (être et paraître) permet en outre d’appréhender la condition paradoxale de la traduction : elle apparaît toujours comme équivalente, elle crée l’illusion de similarité, mais elle est simultanément différente et génère une altérité qui souvent reste secrète.

Les positions du carré sont prises en charge par les actants de la pratique traductive et, dans l’esprit de la définition de Greimas, selon lequel l’opération de traduction est d’abord une activité composée d’un faire interprétatif et traductif, nous identifions ces actants de la manière suivante.

Note de bas de page 19 :

L’actant Traducteur n’est pas uniquement un opérateur formel accomplissant des transformations narratives mais il est aussi déterminé par des propriétés corporelles, des matières, des forces et une énergie transformatrice ; il est le centre de référence de la génération et des transformations du sens, centre de prise de position, mais aussi fondement du noyau sensori-moteur. Voir Jacques Fontanille, Soma et Séma. Figures du corps, Paris, Maisonneuve et Larose, 2011.

Note de bas de page 20 :

 Les contrats injonctifs peuvent sembler absurdes ou extrêmes, mais il suffit de penser à des situations politiques prescriptives ou totalitaires qui évoquent des modalités déontiques de prescription ou d’interdiction (ex. : les pratiques traductives dans le Bloc de l’Est, ou dans l’Espagne franquiste). La traduction peut être réalisée comme secret et différence lorsqu’elle modifie profondément l’original ou ne manifeste pas sa nature de traduction. Dans cette situation, l’original circule comme une traduction occulte parce que la culture de réception s’approprie le contenu en l’adaptant à ses propres valeurs. Dans certains cas, la traduction peut être réalisée comme illusion et équivalence : même si elle apparaît comme traduction, les aspects de l’original considérés comme incompatibles ou inconcevables dans l’univers des valeurs sous-jacent au contrat de traduction sont éliminés.

Note de bas de page 21 :

 Les instructions contractuelles peuvent avoir des formes différentes et variées ; elles peuvent être explicitement dictées par le Donneur d’ouvrage (cahier de charges) ou être implicitement intégrées dans la compétence du Traducteur. Dans le premier cas, le Donneur d’ouvrage spécifie, par sa manipulation, non seulement comment traduire mais aussi ce qu’on doit traduire. Dans le second, une plus grande marge de manœuvre s’ouvre à l’opération traduisante. Ces deux cas sont les extrêmes sur une échelle graduée.

Le Donneur d’ouvrage est l’actant qui sollicite (faire faire) une opération de traduction par le biais d’un contrat avec l’actant Traducteur19, qui possède la compétence nécessaire (pouvoir et savoir faire) pour réaliser la traduction (faire connaître une identité, celle de l’Autre-Original, par la production, le faire être une Traduction-Moi). Ce contrat présuppose une manipulation de type persuasif (vouloir faire) ou injonctif (devoir faire)20. Le résultat de la performance est jugé et sanctionné par le Donneur d’ouvrage, qui vérifie et évalue la compatibilité du résultat avec les instructions contractuelles21 ; la sanction est régie par la modalité aléthique de la nécessité et représente un élément central de la dimension normative en traduction. Le système axiologique sur lequel se fonde la pratique traduisante se reflète dans l’action des acteurs impliqués. Par la manipulation, la performance et la sanction, le Donneur d’ouvrage et le Traducteur activent des conceptions spécifiques, relatives aux modalités d’être et de paraître de la traduction, à ses stratégies et à ses finalités, à la fidélité, à l’adéquation, à la reformulation ou à la lisibilité, etc. Ces instanciations recoupent et développent les positions du carré et modulent la dynamique Moi/Autre. La traduction peut sembler plus ou moins équivalente et créer plus ou moins l’illusion de la similarité : le libellé « traduit par… » peut être vu, par exemple, comme une garantie ou une illusion d’équivalence. La traduction peut être plus ou moins différente, et cacher plus ou moins le secret de l’altérité : les objets sémiotiques étiquetés comme « traduction » dans la plupart des cas cachent leur être différent du texte source, et surtout, cachent les raisons de cette altérité (tel est le cas du doublage, de la traduction des nouvelles dans les médias ou celle de la littérature pour enfants et adolescents). Ces objets se manifestent comme des traductions mais pour que leur résultat spécifique soit atteint, leur différence immanente et profonde (ou nécessaire) ne doit pas apparaître.

Dans la pratique énonciative — la phase de production de la traduction — une ou plusieurs positions du carré sémiotique sont en jeu. Elles peuvent être identifiées par un examen critique et comparatif entre textes ab quo et ad quem. De multiples opérations énonciatives sont susceptibles d’orienter la pratique des traducteurs (ou des donneurs d’ouvrage aux stades du choix, de la préparation, de la sanction du texte ad quem). Parmi ces opérations nous pouvons relever les suivantes : la réorganisation du flux informatif par modulation de la focalisation, l’omission, l’ajout, etc., ainsi que les variations de l’intensité ou de la tonalité euphorique ou dysphorique par rapport au texte ab quo.

Dans ce qui suit, notre objectif est d’adopter une démarche empirique purement descriptive. Comme c’est nous qui avions demandé aux traducteurs la réalisation des traductions en italien et en langue des signes, c’est nous qui occupons la position du Donneur d’ouvrage. La manipulation se fait par voie persuasive et l’acceptation par une volonté active. La seule instruction fournie, au moment de la soumission du texte original en français, consistait à demander aux traducteurs de traduire le texte pour un large public. La phase de sanction est ici une étape particulière, car elle débouche sur la vérification du métalangage capable de rendre compte du système axiologique spécifique aux pratiques analysées (traduction interlinguistique et intersémiotique) et d’identifier les caractéristiques et les analogies entre ces pratiques. Dans la discussion des résultats traductifs, nous regarderons de plus près des opérations qui nous permettront de saisir les transformations réalisées par les traducteurs, dans leur acte de production. L’étude des stratégies traductives mises en œuvre par les quatre traducteurs devrait finalement nous permettre de déterminer les atouts de la pratique de la traduction LO =>LO par rapport à la traduction LO =>LS, et vice versa.

2. Traduire un texte journalistique

Nous avons proposé aux traducteurs un article paru dans Le Monde du 26 février 2011 sous le titre : « Les filles moins bien loties en cas de crise alimentaire ». La problématique présente un intérêt international et elle est toujours d’actualité, même si les faits décrits se réfèrent à une réalité géographique et culturelle éloignée par rapport au contexte de vie des traducteurs sélectionnés : l’article aborde la question de l’inégalité entre adolescents et adolescentes des pays en développement et traite en particulier des disparités entre filles et garçons en matière d’alimentation. Cette question est décrite en s’appuyant sur des études menées par l’UNICEF et par des équipes indépendantes de chercheurs et de responsables associatifs. D’un point de vue formel, le texte présente des discours rapportés d’experts, des données chiffrées ainsi qu’une analyse de ces données.

Nous avons extrait des traductions de cet article les exemples les plus significatifs, relatifs à la pratique énonciative et aux transformations opérées par nos traducteurs. En effet, il nous paraît intéressant de diriger notre analyse vers des cas de traduction qui manifestent la présence du traducteur, au moment où il intervient pour réagencer les contenus (en opérant dans le domaine de l’« étendue ») tout en marquant ces prises en charge du sens par une dimension sensible (en opérant dans le domaine intensif de la « visée »).

En effet, le premier acte d’énonciation est une prise de position : l’instance du discours énonce sa propre position, sa présence. La projection du « je » dans le discours, par deixis spatiale, temporelle, etc., est associée à une expérience sensible, perceptive et affective.

Note de bas de page 22 :

 Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, Pulim, 2003, p. 98.

Puisqu’elle est une prise de position sensible, et destinée à installer une zone de référence, elle consiste aussi en une prise de position sur les grandes dimensions de la sensibilité perceptive, l’intensité et l’étendue. Dans le cas de l’intensité, on dira que la prise de position est une visée ; dans le cas de l’étendue, on dira qu’elle est une saisie. La visée opère sur le mode de l’intensité : le corps propre se tourne alors vers ce qui suscite en lui une intensité sensible (perceptive, affective). La saisie opère en revanche sur le mode de l’étendue : le corps propre perçoit des positions, des distances des dimensions, des quantités.22

Dans le cadre de notre recherche, la focalisation permettra d’identifier l’instance du discours et sa manière de procéder à l’agencement positionnel et sensible des contenus selon : i) l’exhaustivitéde l’information : est-ce que les contenus sont présents dans leur intégralité ou y a-t-il des modifications traductives qui impliquent des omissions ou des ajouts ? ii) la (ré) organisation du flux d’information ; iii) les variations de l’intensité, euphoriques ou dysphoriques.

2.1. Présentation et discussion

Les dix tableaux ci-après présentent autant d’exemples de traductions d’un même fragment original par nos quatre traducteurs, S1 et S2 (S étant mis pour « sourd »), E1 et E2 (E étant mis pour « entendant »). Pour permettre la lecture, nous donnons des transcriptions en français des exemples tirés des textes en Langue des signes française.

Dans l’exemple (1) ci-après nous remarquons que le traducteur S2 omet les spécifications « subsaharienne » et « du Sud » se référant aux deux continents. Dans l’exemple (2), nous observons que l’information se référant aux études de genre dans l’original (« spécialiste de questions de genre et de pauvreté ») ne figure pas dans la version traduite du TS2.

Les modifications par ajouts apparaissent de manière relativement fréquente dans le texte traduit par TE1. Dans l’exemple (2), le traducteur semble avoir effectué une recherche sur les experts scientifiques évoqués dans le texte original et ajoute ainsi leurs titres professionnels. De cette manière, « Annina Lubbock » et « Pieter Van Dooren » deviennent respectivement « dottoressa Annina Lubbock » et « professore Pieter Van Dooren ». L’ajout dans TE1 apparaît aussi en note de bas de page, qui est une modalité absente dans les autres traductions.

Ex. : 1

ORIGINAL

Traducteur S1

Traducteur S2

Traducteur E1

Traducteur E2

En Afrique subsaharienne ainsi qu’en Asie du Sud, une proportion élevée d’adolescentes ...

Afrique, Afrique subsaharienne plus Asie sud les deux (…) [Ex1_TS1]

Là, pays Afrique plus Asie, (...) [Ex1_TS2]

Nell’Africa sub-sahariana e nel sud dell’Asia (...)

Nell’Africa subsahariana e in Asia meridionale (...).

Ex. : 2

ORIGINAL

Traducteur S1

Traducteur S2

Traducteur E1

Traducteur E2

Annina Lubbock, spécialiste des questions de genre et de pauvreté dans les pays en développement.

Personne spécialiste nom ANNINA LUBBOCK elle spécialiste recherche questions quoi ? hommes-femmes aussi pauvreté pays développement. [Ex2_TS1]

Personne ANNINA LUBBOCK, elle spécialiste questions plus pauvreté pays développement remarque ça. [Ex2_TS2]

(...) fa notare la dottoressa Annina Lubbock, esperta di problematiche “sesso” e “povertà” nei paesi in via di sviluppo.

Annina Lubbock, specialista di questioni di genere e sulla povertà nei paesi in via di sviluppo.

Les exemples suivants font état de modalités de traduction où l’on remarque une forte présence de l’instance de l’énonciation, que ce soit dans le domaine de l’étendue, avec la réorganisation du flux informatif ou celui de la visée, avec des variations de l’intensité, qui peuvent être euphoriques ou dysphoriques.

Dans l’exemple (3), l’information qui apparaît en fin de phrase, « par l’UNICEF », est anticipée au début de la séquence dans les trois traductions (TS1, TS2 et TE1). Si d’un côté, la transformation du complément d’agent en sujet (pour les traducteurs Sourds) et en complément d’objet (pour le traducteur entendant TE1) rend la réception de l’information plus aisée, d’un autre côté ces types de stratégies peuvent toutefois engendrer des omissions. En effet, dans l’exemple (3) le texte original spécifie qu’il s’agit de deux recherches séparées (« une étude confirme la constatation faite auparavant par Unicef »), alors que les TS1 et TS2 se réfèrent uniquement à l’étude de l’UNICEF.

Ex. : 3

ORIGINAL

Traducteur S1

Traducteur S2

Traducteur E1

Traducteur E2

Une étude menée en Ethiopie confirme l’inégalité entre adolescents des pays du Sud constatée par l’Unicef.

U-N-I-C-E-F lui étude pays sud, concentre Ethiopie là. Etude nous montre (emphase) quoi ? Disparité adolescents disparité. [Ex3_TS1]

Pays Ethiopie pays sud, groupe U-N-I-C-E-F constate quoi ? Adolescents inégaux. [Ex3_TS2]

Un’inchiesta condotta in Etiopia conferma i dati UNICEF : nei paesi in via di sviluppo la adolescenti sono più vulnerabili dei loro coetanei

Una ricerca condotta in Etiopia conferma la disuguaglianza fra adolescenti nei paesi del Sud constata dall’Unicef

La question des compléments circonstanciels de construction indirecte semble être un problème non négligeable pour la traduction interlinguistique. L’expression « en fonction de » indique dans l’exemple (4) un lien de causalité ce qui est explicité par le TE1 avec la traduction « sont une raison d’inégalité » (« sono una ragione di disuguaglianza »). Une telle explicitation détermine un besoin de clarification quand elle est aussi adoptée en langue des signes. Nous voyons en effet qu’une stratégie de ce genre est mise en place dans l’exemple (5), où les TS1, TS2 et TE1 transforment le complément indirect (« aux yeux des chercheurs ») en sujet.

Ex. : 4

ORIGINAL

Traducteur S1

Traducteur S2

Traducteur E1

Traducteur E2

L’Ethiopie n’est pas le seul pays où les problèmes de nutrition affectent inégalement les deux sexes en fonctionde normes socioculturelles.

problème nutrition lien avec sexe, décalage hommes femmes responsable lien normes socio-culturelles. Ethiopie seul pays ? Non, aussi autres pays. [Ex4_TS1]

Pays Ethiopie seul pays alimentation problème avec sexes différence plus normes socioculturelles ? Non. [Ex4_TS2]

L’Etiopia non è il solo paese in cui le norme socioculturali sono una ragione di disuguaglianza fra i sessi.

Ma l’Etiopia non è l’unico paese dove i problemi di alimentazione interessano in modo diverso i due sessi in funzione di norme socioculturali.

Ex. : 5

ORIGINAL

Traducteur S1

Traducteur S2

Traducteur E1

Traducteur E2

Cette inégalité en faveur des garçons n’en paraît pas moins paradoxale aux yeux des chercheurs, qui rappellent que les filles passent pour être plus résistantes.

Personne spécialiste nom ANNINA LUBBOCK elle spécialiste recherche questions quoi ? hommes-femmes aussi pauvreté pays développement. Elle dit décalage, avantage garçons plus, chercheurs regardent paradoxe (emphase) pourquoi ? [Ex5_TS1]

Alors différence chercheurs dit les deux (expression du visage expriment le doute/paradoxe) filles normalement plus résistantes. Pourquoi ? [Ex5_TS2]

I ricercatori ritengono che questa disuguaglianza a favore dei ragazzi risulta tanto più paradossale se si pensa che le ragazze sono considerate più resistenti e si espongono meno volentieri a comportamenti a rischio.

Questa disuguaglianza in favore dei ragazzi rimane comunque paradossale per i ricercatori, che ricordano come le ragazze sono considerate più resistenti e sono meno propense ad assumere comportamenti a rischio. sulla povertà nei paesi in via di sviluppo.

L’analyse de la position de l’instance du discours est fondamentale car elle nous permet de voir comment les traducteurs réorganisent le flux de l’information, comment ils rendent saillants certains éléments et en reléguent d’autres au deuxième plan. On pourrait croire que ce sont les différences dans les systèmes sémiotiques et les styles personnels qui débouchent sur des choix traductifs complétement différents. Toutefois, nous voyons dans l’exemple (6) que tous les traducteurs opèrent de la même manière : l’expression idiomatique en français « moins bien loties » demande une réélaboration traductive dans les langues respectives. Les quatre traducteurs décident de thématiser et de rendre saillante cette information.

Ex. : 6

ORIGINAL

Traducteur S1

Traducteur S2

Traducteur E1

Traducteur E2

Les filles moins bien loties en cas de crise alimentaire

Si alimentation crise, filles avantage moins [Ex6_TS1]

Si crise alimentaire, filles santé moins bien [Ex6_TS2]

Fame nel mondo : lasalute delle ragazze è più a rischio di quella dei ragazzi

In caso di crisi alimentare le ragazze sono le prime a pagarne le conseguenze

En présence de formulations typiques ou idiomatiques de la langue française, les traducteurs sont évidemment amenés à adopter des stratégies de reformulation et de clarification. Dans l’exemple (7), concernant l’expression française « Si…. pour autant » les stratégies adoptées sont différentes pour chaque traduction. Le TS1 dédouble la structure en (i) question rhétorique-réponse, (ii) élément à ne pas négliger (« à ne pas laisser de côté »). Le TS2 met l’accent sur la deuxième partie de l’information en répétant « ne pas pouvoir-ne pas pouvoir ignorer ». Le TE1 adopte une stratégie qui reformule les contenus de l’original tout en les condensant (« l’aspect alimentaire n’est qu’un des problèmes de jeunes générations »). Le TE2 met l’accent sur la valeur d’opposition et sur celle déontique « Mais si l’aspect alimentaire est au centre du problème, le contexte dans lequel se trouvent les enfants ne doit pas, de toute manière, être négligé » (« Ma se l’aspetto alimentare è al centro del problema, il contesto in cui si trovano i bambini non deve comunque essere trascurato »). Ces modalités traductives se présentent aussi dans l’exemple (8), pour l’expression comparative « être davantage épargnés ». Le TS1 parle de protection (« être mieux protégés »). Le TS2 condense l’information avec une reprise anaphorique des éléments en comparaison (filles vs garçons) et nie leur position d’égalité avec une question rhétorique dont la réponse est négative. Le TE1 parle d’exposition (« être moins exposés ») à des situations de troubles et d’anomalies auxquelles les filles doivent faire face et, en même temps, intensifie la dimension négative. TE2 décide en revanche de mettre l’accent sur la situation « décidemment meilleure » des garçons par rapport aux filles.

Dans ces derniers exemples, la mise en évidence de certains éléments plutôt que d’autres fait appelle à la visée intensive, la prise en charge émotive du sens ; en particulier, dans (7) la répétition /ne pas pouvoir-ne pas pouvoir/ par TS2 et, dans (8), l’amplification de l’intensité de la dernière partie de la phrase par « trouble et anomalies » (di disturbi e anomalie) indiquent clairement la présence du traducteur en tant qu’opérateur, en tant que corps sentant, émotivement, thymiquement marqué.

Ex. : 7

ORIGINAL

Traducteur S1

Traducteur S2

Traducteur E1

Traducteur E2

Si l’aspect alimentaire est au coeur du problème, le contexte dans lequel se trouvent les enfants n’est pas négligeable pour autant.

Problème concerne si concerne vraiment alimentation seul ? Non. Aussi autre : contexte vie adolescents on ne peut pas le laisser de côté, aussi là. [Ex7_TS1]

Si avec monde nourriture vraiment problème contexte avec enfants peut pas ignorer peut pas. [Ex7_TS2]

In Etiopia, l’aspetto alimentare è soltanto uno dei problemi della giovane generazione.

Ma se l’aspetto alimentare è al centro del problema, il contesto in cui si trovano i bambini non deve comunque essere trascurato.

Ex. : 8

ORIGINAL

Traducteur S1

Traducteur S2

Traducteur E1

Traducteur E2

En Afrique subsaharienne ainsi qu’en Asie du Sud, une proportion élevée d’adolescentes âgées de 15 à 19 ans souffre ainsi d’anémie (la plus haute prévalence, 68 %, est enregistrée au Mali) et d’insuffisance pondérale (47 % en Inde), alors que les garçons de la même tranche d’âge sont davantage épargnés.

Afrique Afrique subsaharienne plus Asie sud les deux en particulier maladie (CH) sang globules rouges moins (Anémie) - PAUSE - filles adolescentes âges 15 jusqu’à 19 ans tranche pourcentage élévé (emphase) comparaison garçons disparité. Pourcentage plus montre disparité énorme (emphase) où pays (FR) pays (CH) Mali M-A-L-I là 68 % avec insuffisance pondérale montre (emphase) où ? pays manque où Inde là 47 %. Là pays garçons là adolescents là protégés mieux. [Ex8_TS1]

Pays Afrique plus Asie, pourcentage avec adolescents âge 15 jusqu’à 19 ans eux souffrance quoi ? Sang circulation problème. Risque plus où ? Mali. 68 % plus insuffisance pondérale pays Inde 47 %. Alors garçons âge même, eux ? non, différent. [Ex8_TS2]

Nell’Africa sub-sahariana e nel sud dell’Asia un gran numero di donne fra i 15 e i 19 anni soffre di anemia (la percentuale più elevata, 68 %, è stata riscontrata in Mali) e di insufficienza di peso (47 % in India), mentre gli uomini della stessa fascia d’età sono meno esposti a questo tipo di disturbi e anomalie.

Nell’Africa subsahariana e in Asia meridionale un’elevata percentuale di ragazze fra i 15 e i 19 anni soffre di anemia (la percentuale più alta, il 68 per cento, è stato registrato in Mali) e di insufficienza ponderale (il 47 per cento in India), mentre la situazione è decisamente migliore per quanto riguarda i ragazzi della stessa età.

Nous remarquons en (8) un exemple clair des stratégies mises en œuvre par les traducteurs Sourds face à des concepts nouveaux ou peu répandus. Pour traduire le terme « anémie », les deux utilisent une paraphrase expliquant cette maladie par des éléments métonymiques et figuratifs (« globules rouge », « moins », « circulation du sang », « problème »).

Les opérations propres à la visée intensive apparaissent clairement en (9) et (5). Dans l’exemple 5, le terme « paradoxe » de l’original en français est rendu par le TS2 en faisant recours uniquement aux composantes non-manuelles de la langue des signes. C’est par une saisie corporelle totale — l’expression dubitative du regard et le mouvement en arrière du corps — qu’on peut comprendre qu’on est face à une situation surprenante, anormale, absurde. Certes, on constate un éloignement du texte original, car si on faisait une traduction à rebours, on pourrait difficilement retrouver le terme « paradoxe ». Toutefois, en utilisant le canal expressif visuel, le traducteur TS2 exprime le message avec efficacité, par l’intensité du regard et sa force corporelle. Dans l’exemple (9), nous constatons à nouveau cette capacité du traducteur TS2 de rendre plus intenses, par une prise en charge du regard, certains contenus. Cependant, dans la même séquence, le traducteur TE1 opère de la même manière, en traduisant le français « un des pays les plus pauvres de la planète » par une expression plus longue et plus intense : « l’une des régions les plus pauvres de la terre, avec une démographie anormale » (« una delle regioni più povere della terra, con una demografia anomala »).

Ex. : 9

ORIGINAL

Traducteur S1

Traducteur S2

Traducteur E1

Traducteur E2

Un des pays les plus pauvres de la planète, où plus de 50 % de la population avait moins de 18 ans en 2009, et où 85 % des adolescents vivent en zone rurale.

Ethiopie là dedans quoi ? groupe pays pauvres monde plus pauvres dedans. 2009 récemment recherches personnes 50 % moins 18 ans plus adolescents eux 85 % eux vivent campagne. [Ex9_TS1]

Ethiopie sud. Ca pays plus pauvres (regard intense) planète certains plus pauvres dedans 50 % âge moins 18 ans en 2009, plus 80 % adolescents vivent où ? campagne. [Ex9_TS2]

Etiopia del sud, una delle regioni più povere della terra, con una demografia anomala (nel 2009 oltre metà della popolazione aveva meno di 18 anni) e in cui l’85 % degli adolescenti vive in aree rurali.

nel sud dell’Etiopia. Uno dei paesi più poveri del mondo, dove nel 2009 più del 50 per cento della popolazione aveva meno di 18 anni e dove l’85 per cento degli adolescenti vive in ambiente rurale.

Note de bas de page 23 :

 Cf. Christian Cuxac, La Langue des Signes Française (LSF) : les voies de l’iconicité, Paris-Gap, Ophrys, Bibliothèque de Faits de Langues, 15 -16, 2000.

Note de bas de page 24 :

 Marie-Anne Sallandre, « Va et vient de l’iconicité en langue des signes française », Acquisition et interaction en langue étrangère, 2001 (http://aile.revues.org/1405).

Notre dernier exemple (10) montre un cas de transfert de personne, stratégie énonciative spécifique des langues signées23. Ce type de transfert engage tout le corps du signant qui entre dans la peau des personnages du récit (personnes, animaux, objets). Il s’agit de la mise en place d’un jeu, d’une prise de rôle où le locuteur devient l’entité dont il parle. Marie-Anne Sallandre appelle ce type d’énonciation « incorporation » : le locuteur doit s’effacer et montrer un autre en train d’accomplir une action24. Il y a une oscillation continuelle entre le soi et l’autre, pour cela il est particulièrement complexe d’analyser des récits ou le locuteur est à la fois le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation. Cette condition narrative du corps signant évoque celle du traducteur qui est un « soi », un Moi qui se réalise dans la différence de l’Autre, du texte de départ, de l’auteur de l’original ; mais il est simultanément aussi l’instance d’énonciation qui représente l’Autre, qui en reproduit, dans l’équivalence, le discours, les contenus exprimés, et les voix narratives du texte original. Par mimétisme et différentiation, le traducteur est ainsi une instance qui génère un texte calqué sur l’original mais qui en même temps se distingue de celui-ci par son intensité et par son étendue, par sa force thymique et par sa dimension figurative.

Ex. : 10

ORIGINAL

Traducteur S1

Traducteur S2

Traducteur E1

Traducteur E2

On considère souvent que l’homme est celui à qui revient la meilleure nourriture. Les femmes mangent ce qui reste, et plus fréquemment de la nourriture de moindre qualité. "

Alimentation si meilleure qualité donne qui premier ? Directement homme directement et c’est tout. Femmes quoi ? Nourriture reste donne plus dedans nourriture qualité plus ou moins souvent donne donne. [Ex10_TS1]

Souvent dit homme nourrit meilleure nourriture. Femme lui manger fini (regarde l’homme) reste femme mange. Ça veut dire résultat nourriture qualité moins. [Ex10_TS2]

Si ritiene spesso che l’uomo abbia diritto al cibo migliore. Le donne mangiano i resti e, generalmente, alimenti di qualità inferiore".

Spesso si ritiene che il cibo migliore spetti all’uomo, di conseguenza le donne mangiano quello che rimane e il più delle volte del cibo di minore qualità".

2.2. Conclusions

Pour qu’une pratique traductive soit considérée comme telle, elle doit procéder comme si elle reconstruisait et transférait l’équivalent du message original. Tel semble être le point de départ de nos traducteurs, leurs efforts visent naturellement une reproduction, une équivalence asymptotique, du texte ab quo. Toutefois, le système axiologique de la traduction comporte également la valeur opposée à l’équivalence : la différence. En effet, les modifications énonciatives du texte traduit renvoient à des stratégies traductives qui, en s’éloignant de l’original, visent à transférer le message de la manière la plus efficace, selon les niveaux de pertinence retenus par les traducteurs et sur la base des outils expressifs qui sont à leur disposition. Ces modifications — renvoyant, dans le carré sémiotique, à la position de la différence — peuvent s’expliquer de plusieurs manières, notamment par le degré de comparabilité des systèmes en confrontation, et par la spécificité de la langue signée, qui se présente comme une sémiotique-objet à part entière, disposant de moyens d’expression qui déplacent les seuils de la transposition intersémiotique, dont les effets peuvent être reconstruits et expliqués avec les outils méthodologiques appropriés.

Note de bas de page 25 :

 Voir Nicola Dusi et Siri Nergaard (éds.), « Sulla traduzione intersemiotica », Versus, 85, 2000.

Bien entendu, les traducteurs se heurtent toujours aux contraintes imposées par les systèmes sémiotiques dans lesquels ils opèrent et le résultat traductif peut difficilement se dire parfaitement équivalent. Par conséquent, des transformations, des modifications, voire des changements profonds interviennent, surtout dans le cas de systèmes très éloignés. En effet, la complexité de la traduction intersémiotique se pose tout d’abord sur le plan de l’expression (qu’on pense par exemple à la traduction de textes poétiques en textes musicaux, ou de textes littéraires en textes visuels). Cette problématique a été mise en évidence à plusieurs reprises dans les recherches consacrées à cette pratique traductive25. Toutefois, comme nous croyons l’avoir montré ici, en termes de contenu, la traduction est bel et bien actualisable et réalisable. Notre recherche portant sur un cas particulièrement problématique, elle témoigne du fait que la traductibilité reste une des propriétés fondamentales des systèmes sémiotiques, elle est le fondement de la démarche d’interconnexion et d’interprétation sémantiques, et garante des conversions, des transferts, des transmutations, etc. entre différents systèmes. Pour ce qui « reste », c’est-à-dire le non-traduisible, nous constatons que dans la traduction interlinguistique, et a fortiori intersémiotique, cet intraduisible représente une « crête » tensive ou figurative qui est surmontable en puisant dans les moyens expressifs profondément ancrés dans le système en question. Le franchissement de ces singularités se manifeste comme un moment hautement créatif dans le processus de production du sens.

Nous avons ici travaillé dans une perspective contrastive innovante en comparant deux pratiques traductives (français / italien et français / langue des signes) qui peuvent paraître éloignées. Les outils méthodologiques que nous avons adoptés ont permis de décrire les enjeux et les contraintes de la traduction et de systématiser les prises de rôles par les traducteurs. Face à des formulations problématiques du texte original (comme la présence de concepts ou d’une syntaxe complexes) nous avons observé des stratégies énonciatives de traduction se faisant dans l’esprit d’une recréation originale. Ce type de stratégie est constaté surtout pour les traducteurs sourds (en particulier les exemples 7, 8, 9 et 10). Un des traducteurs entendants opère aussi de cette manière : en s’éloignant nettement de l’énonciation de l’original, il arrive à créer une traduction qui exploite la différence du système linguistique qu’il utilise. À l’inverse, le deuxième traducteur entendant calque et suit de très près l’original et produit ainsi une traduction qui semble reproduire fidèlement le texte de départ en s’appuyant fortement sur sa structure énonciative.

Dans le but d’examiner les spécificités et les affinités de ces pratiques, nous avons identifié des stratégies traductives LO =>LO qui pourraient apporter des bénéfices à la traduction LO =>LS : notamment la préparation du texte, les recherches préalables ainsi que la réflexion et l’explicitation des connecteurs logiques (voir les exemples 3, 4 et 5). En effet, la traduction LO =>LS étant une pratique émergente, nous croyons qu’un intérêt accru envers des pratiques similaires mais mieux établies, telles que la traduction LO =>LO présentée ici, pourrait avoir un effet positif sur la didactique de la traduction pour les Sourds. Mais le contraire est aussi vrai : la langue des signes met en place des processus de construction du sens (notamment la figurativisation, la prise de rôle, la construction spatiale) qui peuvent être fructueuses pour la didactique de la traduction interlinguistique. Ces suggestions nous semblent justifiées dans la mesure où nous avons montré que certains mécanismes de prise en charge du sens de l’original (notamment la réorganisation du flux d’informations et la présence du corps sensible) sont reproduits avec succès tant dans la traduction vers la langue des signes que vers la langue orale.

Les résultats que nous avons détaillés dans cet article sont représentatifs de notre cas d’étude, limité quant aux données et au nombre des participants. Il serait donc utile d’étendre cette recherche à un corpus plus large, ce qui pourrait mener à des constatations plus probantes, à une réflexion théorique plus approfondie sur la traduction intersémiotique, sur la performance du traducteur et sur la didactique de la traduction en langues des signes.

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