Communication non conventionnelle et nudging en contexte urbain

Isabella Pezzini

LARS (Laboratoire Romain de Sémiotique), Université de Rome “La Sapienza”

Paolo PEVERINI

LARS (Laboratoire Romain de Sémiotique), LUISS Rome

https://doi.org/10.25965/as.6710

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Isabella Pezzini et Paolo PEVERINI.

Mots-clés : communication non conventionnelle, incitation, manipulation, nudging, sémiotique de l'espace

Auteurs cités : Émile BENVENISTE, Denis BERTRAND, Michel de CERTEAU, Guy DEBORD, Umberto ECO, Ruggero EUGENI, Paolo FABBRI, Riccardo FINOCCHI, Jacques FONTANILLE, Jacques GENINASCA, Algirdas J. GREIMAS, Pelle HANSEN, Eric LANDOWSKI, Andreas MAALØE JESPERSEN, Gianfranco MARRONE, Francesco MARSCIANI, George PEREC, Paolo PEVERINI, Isabella PEZZINI, Cass R. SUNSTEIN, Ilaria TANI, Richard H. THALER

Plan
Texte intégral

1. Introduction : nudging et sémiotique

Dans la théorie du nudging (Thaler et Sunstein, 2008), l’efficacité d’une « poussée douce » est toujours le résultat d’une vision préalable du bien-être collectif, de l’identification d’un enjeu critique, du choix d’un public précis de destinataires et des moyens à adopter pour les « toucher » et les inciter à modifier ou à mieux façonner leurs compétences et leurs comportements conséquents. Il faut aussi une réflexion préalable sur le sens commun qui guide ou entrave les comportements des sujets dans le déroulement de la vie quotidienne. Elle se manifeste dans le développement d’une architecture de choix stratégiques, c’est-à-dire visant à supprimer – ou à promouvoir – les éléments qui empêchent – ou favorisent – la réalisation d’actions orientées vers le bien-être de la communauté.

Il est intéressant de s’arrêter un moment sur la sémantique de l’expression métaphorique utilisée dans la traduction française de « nudge » comme « poussée douce » : la « poussée », c’est l’action d’une force – donc d’un pouvoir – mais exercée de façon délicate. Les exemples donnés par les dictionnaires parlent de portes claquées (poussée excessive) ou bien fermée avec justesse : on a donc à faire à des « mobiles », des corps physiques sur lesquels s’exerce une force contrôlée. Une traduction alternative de nudge en français est celle d’« aiguillon », qui dans la plupart des contextes se réfère au guidage du bétail : choses ou bêtes à ranger dans un ordre pré-établi, presque une affaire de mécanique. C’est pour cela – nous semble-t-il – qu’on pourrait douter que le nudging puisse être appréhendé dans une perspective sémiotique, étant donné qu’il ne peut y avoir de sémiose dans un échange que s’il y a la possibilité d’une interprétation, et il ne s’agit pas simplement de réagir à un stimulus (Eco, 1984).

Note de bas de page 2 :

Il s’agit « d’une version relativement modérée, souple et non envahissante du paternalisme, qui n’interdit rien et ne restreint les options de personne. Une approche philosophique de la gouvernance, publique ou privée, qui vise à aider les hommes à prendre des décisions qui améliorent leur vie sans attenter à la liberté des autres » (Thaler et Sunstein, 2008).

En réalité, à partir de plusieurs exemples, on observera que le nudging peut être envisagé, dans le cadre d’une pédagogie sociale « bienveillante », comme un discours à visée stratégique (apparemment) non prescriptive2, où la communication repose sur l’habileté des destinateurs et des énonciateurs à manipuler leurs destinataires, selon des modes et des interpellations qui jouent, d’une façon ou d’une autre, sur un « effet de surprise » : un faire voir les choses différemment que d’habitude, et surtout un savoir y impliquer l’observateur en transformant son statut actantiel, sans avoir l’air de lui ordonner ou bien de lui imposer quelque chose. Souvent, il s’agit de manipulations selon le savoir, sous la forme de la complicité et de la séduction, c’est-à-dire offrant au destinataire une image positive de sa compétence, qui l’achemine et l’engage dans la direction voulue, l’encourageant à la poursuivre avec continuité et en accord avec ses partenaires.

Typiquement, cette manipulation se manifeste grâce à une rhétorique de l’accident. En particulier, il s’agit de provoquer un écart dans la façon habituelle de percevoir un phénomène ou une situation, provoquant une variation du sentir, à partir de laquelle le savoir et le croire des sujets peuvent être reformulés, du moins localement.

En ce sens, il nous semble tout à fait approprié de considérer le nudging comme une théorie de l’action stratégique impliquant des formes de rationalité sémiotique, déclinées sur différentes dimensions : action, cognition, passion.

Comme on le sait, la relation entre la notion de stratégie et celle de sens joue un rôle central dans la théorie de la signification. La stratégie ne doit pas être comprise simplement comme l’un des objets possibles de la réflexion sur le sens ; elle se situe plutôt au fondement même de la théorie de la signification. Éric Landowski, par exemple, reconnaissant que le terme « stratégie » appartient à la fois au langage courant et au métalangage de disciplines très différentes, propose d’articuler de manière plus subtile la définition commune du dictionnaire – « ensemble d’actions coordonnées, de manœuvres en vue d’une victoire » –, dans le but de développer un modèle capable de prendre en compte toutes les variations conceptuelles qui composent la réflexion stratégique. Une de ses propositions consiste en particulier à remplacer l’idée de l’affrontement entre opposants ou ennemis par la notion sémiotique de confrontation inter-actantielle. Selon cette perspective, la prise en considération des caractéristiques concrètes qui distinguent les subjectivités des acteurs engagés dans la confrontation, c’est-à-dire les « forces de terrain », n’épuise nullement la complexité du phénomène. Analyser les rationalités en jeu du faire stratégique (quels que soient les différents domaines discursifs dans lesquels il s’exerce : militaire, commercial, social, politique...), c’est reconnaître que la logique du conflit repose sur des variables appartenant à des plans distincts et interconnectés, dont le niveau de l’événement manifesté n’est qu’un seul parmi d’autres.

La co-présence de deux ou plusieurs forces potentiellement opposées n’est donc pas une condition suffisante pour déclencher un scénario stratégique. Une variable décisive consiste plutôt dans la présence active, d’un côté et de l’autre, d’un sujet cognitif capable soit de planifier soit de reconnaître un adversaire potentiel, en lui attribuant un sens bien défini (un danger à prévoir, ou bien un allié possible et essentiel pour réaliser un programme narratif...). C’est précisément dans cette activité cognitive préliminaire que la nature intrinsèquement sémiotique des formes (multiples) que suppose le faire stratégique doit être reconnue. Dans cette perspective, il est clair que les progrès et les résultats de toute conduite stratégique sont toujours fortement influencés par la capacité de tous les sujets sur le terrain à construire et à gérer les simulacres des forces respectives disponibles, en essayant de prévoir et de manipuler les programmes relatifs d’action.

C’est à partir de ces réflexions préliminaires que nous nous proposons, dans cette contribution, d’approfondir la relation entre la théorie du nudging et la sémiotique, en centrant l’attention sur la manière dont la confrontation inter-actantielle se décline sous la forme d’actions de communication sociale.

En effet, l’élaboration d’une stratégie efficace de nudging implique nécessairement la planification d’actions de communication capables de modifier et de redéfinir les relations et les rôles des sujets impliqués dans le discours du bien public. Pour mieux comprendre comment cela se produit, il est utile de mettre en relation la « poussée douce » avec d’autres formes de manipulation visant également à provoquer un changement d’attitude et de comportement des gens, en vue de la réalisation du bien commun.

Au-delà des méthodes d’incitation qui distinguent le nudging et qui reposent sur le modèle du paternalisme libertaire, on peut observer, de plus en plus, des initiatives visant à stimuler des comportements orientés vers le bien commun qui suivent une logique différente. Au lieu de « pousser » gentiment les sujets, il s’agit de les prendre par surprise en les incitant, et dans certains cas en les forçant, à assumer un rôle thématique et un rôle narratif spécifiques – pas toujours agréables – au sein des narrations préfigurées par le sujet de l’énonciation. Ce type d’intervention de sensibilisation prend souvent la forme d’actions de communication non conventionnelles fondées sur la tactique de l’embuscade.

Bon nombre des formes les plus innovantes de communication non conventionnelle, visant à promouvoir des comportements capables de produire un impact positif sur la qualité de vie d’une communauté, sont planifiées et mises en œuvre dans des espaces urbains, exploitant la nature complexe et stratifiée des lieux de la vie quotidienne, considérés comme des « paysages sémiotiques », c’est-à-dire comme des environnements stratifiés dont l’identité est marquée et renégociée selon la multiplicité de modalités expressives qui s’y manifestent (écrits, graffitis, installations, images ...) (Pezzini, 2013). Ces campagnes de communication impliquent l’utilisation non conventionnelle des lieux de la vie quotidienne et sont destinées à endiguer et à contourner les biais responsables des comportements nuisibles, ainsi qu’à suggérer de nouvelles perspectives d’interaction dans l’espace public. Il s’agit d’objets d’analyse assez complexes, sémiotisables à partir de l’intersection entre sémiotique de l’espace et sémiotique des formes de vie. Partant de ces prémisses, nous tenterons donc dans notre contribution de relier la logique de l’incitation qui se trouve à la base du nudging aux modalités de manipulation caractéristiques de la communication sociale non conventionnelle mises en place dans les espaces urbains par des administrations, des groupes d’intérêt collectif ou des associations, afin d’explorer le fonctionnement de différents schémas de manipulation sémiotique.

2. Entre « civitas » et « polis ». Bien public et sémiotique urbaine

Note de bas de page 3 :

Cf. Tani, 2014 ; Pezzini, 2013 ; Pezzini et Finocchi (éds.), 2020.

Depuis quelque temps, nous sommes engagés dans un projet de sémiotique urbaine où il ne s’agit pas d’abandonner les objets d’étude traditionnels de la sémiotique – c’est-à-dire textes et discours – pour aborder le « monde de la vie » – comme si celui-ci était un objet ontologiquement différent – mais plutôt de « sémiotiser » ce qui se présente pour nous comme un « espace » d’une très grande complexité sémiotique3.

Entre sémantisation et désémantisation, habitude et redécouverte, la ville n’est jamais un terrain neutre ; au contraire, elle est surchargée de déterminations signifiantes. Dans l’histoire des façons de réfléchir sur les comportements urbains – avant les découvertes de l’économie comportementale – et dans la genèse des tentatives de les modifier, il y a, parmi d’autres, deux lignes de recherche apparemment datées mais qui font encore référence pour notre propos :

Note de bas de page 4 :

À bien des égards, l’œuvre littéraire de George Perec s’inscrit dans une telle vision. Un grand nombre de ses textes, recueillis dans Espèces despaces (1978), sont des projets et des expériences de transcription et d’enregistrement des figures du monde quotidien, généralement destinées à passer inaperçues, à travers l'écriture, qui montre leur richesse et leur complexité inépuisables. Ces « exercices » produisent souvent un effet de « distanciation », dans la ligne de réflexion brechtienne sur ce sujet.

Note de bas de page 5 :

Cf. par exemple Marsciani, 2007.

  • La première : au milieu des années cinquante, le mouvement situationniste de Guy Debord (1957) et la psychogéographie. Les pratiques de « dérive urbaine » alors réalisées avaient pour objectif d’inciter les habitants à abandonner le circuit de leurs micro-parcours habituels – maison/lieu de travail/école des enfants/magasins/église – pour interagir avec d’autres zones de la ville, et à en découvrir – par exemple – leurs différences, leurs variations d’intensité4. Du point de vue méthodologique, la référence à l’investissement de la subjectivité et des valeurs dans l’espace vécu, et par conséquent aux processus de désémantisation et de sémantisation auxquels il est continuellement exposé, ouvrait déjà la voie à l’intégration sémiotique des pratiques de recherche ethnographique5.

  • La seconde référence est la réflexion sur les arts de faire de Michel de Certeau, dont un chapitre important est dédié à la ville. Michel De Certeau identifie la compétence urbaine de l’habitant avec le marcher, conçu comme une forme d’appropriation majeure de la ville, réalisable en son intérieur, en tension et parfois en conflit ouvert par rapport à la vue « d’en haut », hiérarchique et ordonnée, de ceux qui gouvernent et institutionnalisent la ville. Au cours du tournant linguistique et dans le cadre d’une recherche sur les formes d’invention du quotidien (1980) destinée à faire époque, De Certeau compare la ville en tant qu’institution sociale à la langue saussurienne, système transformé en parole par les énonciations piétonnières de ses habitants. Ces énonciations sont considérées comme susceptibles d’entrer dans le tissu urbain sous la forme d’une série de tactiques, de façons nouvelles de vivre et d’utiliser la ville. Vue et vécue « d’en bas », la ville est alors perçue comme un labyrinthe, souvent connu grâce à des explorations personnelles, constitué de chemins vécus, de déconnexions et de reconnexions originales, ainsi que de parcours alternatifs à ceux prescrits et attendus « d’en haut ».

Ces recherches peuvent être associées à la réflexion de Benveniste (1970) concernant les deux modèles « opposés » qui coexistent dans notre conception de la ville. Rattachés à l’étymologie, ces modèles sont enracinés dans la civitas latine et dans la polis grecque. Le premier renvoie à l’idée d’une ville horizontale – fondée sur l’alliance entre les citoyens (cives précède civitas, la ville) –, tandis que le second renvoie à l’image verticale d’une ville qui précède le lien et l’alliance entre pairs. Comme l’affirme le linguiste : « Ces deux notions [...], si proches, similaires et presque interchangeables dans la représentation traditionnelle, sont en réalité construites à l’inverse. Il serait bon que la conclusion à laquelle nous sommes parvenus, résultat d’une analyse interne, soit le point de départ d’une nouvelle étude comparative sur les institutions ».

De ces deux modèles nous pouvons peut-être tirer une indication sur les idéologies qui sous-tendent les « actions visant à atteindre ou à restaurer le “bien commun” ». En effet, nous reconnaîtrons ces deux polarités dans la série d’exemples de communication « urbaine » que nous allons maintenant examiner brièvement, où le nudging s’articule avec d’autres formes d’action pratiquées sur le territoire urbain.

Comme nous tenterons de le montrer dans les paragraphes suivants, deux visions opposées du bien commun prennent forme et se heurtent au sein des espaces urbains. D’une part, celle des administrations qui incitent les citoyens à adopter des comportements centrés sur l’engagement collectif, sur le partage de la responsabilité nécessaire pour atteindre un objectif commun (modèle civitas). D’autre part, celle d’une multiplicité d’organisations et d’associations qui ne se reconnaissent pas dans cette répartition des rôles et qui perçoivent ce discours comme asymétrique et non inclusif, comme un discours des institutions dans lesquelles se manifeste l’idéal hiérarchique et managérial (modèle polis).

3. Communication non conventionnelle dans les espaces publics

L’observation des formes habituelles de comportement et des automatismes de la vie quotidienne joue un rôle déterminant à la fois dans le développement des interventions de nudging et dans la planification des formes de communication non conventionnelle, définissant le contexte à partir duquel les actions de manipulation s’installent. Les habitudes représentent à la fois une aire de jeu pour induire des changements, et l’objet du changement recherché. Comme l’écrivent Thaler et Sunstein, les hommes sont conformistes, liés instinctivement à leurs habitudes, même si – qu’ils le sachent ou pas – elles ne leur conviennent pas, ce qui ouvre un champ très intéressant pour des actions de communication imprévisibles visant à reconfigurer le champ passionnel et cognitif des destinataires. Le thème de l’habitude et de l’automatisme d’attribution d’un sens à l’expérience du monde apparaît, d’une manière générale, dans la réflexion sur la connaissance. En sémiotique cognitive, on peut penser à la notion d’habitus développée par Peirce en tant que mécanisme d’arrêt de l’activité sémiotique et pratique consolidée d’attribution de sens à un signe dans un contexte reconnu comme familier (Lorusso, 2014). Dans cette perspective, l’automatisme dans l’expérience de la signification prend le dessus lorsque l’irritation du doute s’apaise dans une connaissance jugée suffisante pour s’orienter dans la vie quotidienne.

Note de bas de page 6 :

Voir l’essai de Gianfranco Marrone (2013) sur le dessin animé de Disney, portant exactement sur cette frénésie.

Le phénomène est particulièrement saillant dans la société contemporaine et exemplaire dans la métropole. Dans ce cadre, l’existence agitée de l’individu s’organise nécessairement autour d’une série de gestes et de comportements routiniers si normalisés qu’ils se réduisent souvent à de purs automatismes, ce qui dans certains cas donne lieu à une véritable aliénation.6

Note de bas de page 7 :

Sur ce point, Greimas s’insère dans la tradition qui voit dans la modernité la cause de la crise des valeurs et de la perte de sens, et qui identifie dans l’expérience esthétique, y compris celle de la vie quotidienne, la possibilité de sa rédemption et de sa mémorisation : cf. notamment « Le guizzo », dans De limperfection (Greimas, 1997). Il serait d’ailleurs intéressant de mener une étude sur la pertinence, sinon esthétique, du moins esthésique des formes de communication non conventionnelles que nous analysons ici. Comme nous le verrons dans les exemples suivants, la frontière entre ces actions de communication et certaines formes artistiques est vraiment floue et/ou discutable.

Greimas, déjà en 1976, avait examiné le phénomène généralisé de la perte de sens – la désémantisation – dans un article consacré précisément à la sémiotique de l’espace et aux formes de vie quotidienne de plus en plus consolidées et prévisibles en milieu urbain. Dans son texte « Pour une sémiotique topologique », il écrivait : « Ce geste significatif, qui consiste à produire, mettre en œuvre et manipuler des objets pour aboutir à la constitution d’états signifiants, est, dans nos villes modernes, remplacé dans une large mesure à partir de programmes exécutés par des automates : ce qui donne lieu à une désémantisation galopante de la ville qui, perçue comme dysphorique, promet d’être une aliénation [...] La désémantisation est un phénomène sémiotique général : nous pouvons dire que notre vie passe en partie à remplacer nos comportements signifiants par des programmes organisés en automatismes » (p. 141)7.

À partir de ces considérations, il nous semble qu’un champ d’observation intéressant est constitué précisément par les formes de communication à visée collective les plus provocatrices mises en place dans les espaces urbains, car leur efficacité dépend justement de la capacité à réagir au sens commun et à la désémantisation généralisée des lieux dans lesquels se déroule la vie quotidienne (Peverini, 2014a).

Dans le domaine de la communication non conventionnelle, le terme « ambiant » désigne généralement une action de communication de type tactique (provisoire, adressée à un enonciataire bien défini et s’inscrivant dans un territoire aux frontières clairement délimitées). Ce type de communication est mis en place dans un espace public préexistant caractérisé par des formes de vie bien codifiées.

Ce qui distingue la communication d’intérêt public non conventionnel est la capacité de ibérer les textes proposés des formats et des genres traditionnels, et de dépasser les limites réservées aux espaces classiques du discours publicitaire. L’efficacité de ce type d’actions de communication ne peut pas être atteinte de manière triviale, en écrasant le message social à la surface de lieux préexistants ; elle est plutôt le résultat d’une rationalité sémiotique qui part d’une réflexion sur la désémantisation des espaces et des pratiques de vie quotidienne marquant l’expérience de nombreuses personnes.

Note de bas de page 8 :

Cela est en accord avec l’idèe de postmédialité : « Actuellement, les médias ne se limitent pas à une diffusion sur un territoire, ils finissent par perdre leur spécificité dans ce mouvement. Inversement, les territoires ne sont pas simplement occupés par des médias, mais deviennent eux-mêmes des supports. En d’autres termes, dans la “condition post-média actuelle, le médium est le territoire” » (Eugeni, 2015).

Dans la tactique ambiante, l’énonciateur sélectionne soigneusement son destinataire et utilise le territoire comme medium8. Les environnements et les objets généralement impliqués dans la création de programmes narratifs secondaires, tels que les escaliers mécaniques, les arrêts de bus, les postes téléphoniques, les portes des toilettes publiques, les poubelles, les parkings, sont utilisés pour préparer des scènes qui permettent de prendre le sujet par surprise, provoquant en lui une transformation modale et l’impliquant dans des situations inattendues qui l’obligent par conséquent à ne plus pouvoir ne pas prendre connaissance de certains problèmes. Ces environnements et objets conduisent l’individu à s’interroger à propos de valeurs existentielles.

Note de bas de page 9 :

Pour une réflexion sémiotique sur la communication non conventionnelle dans le contexte de la crise environnementale, cf. Peverini (2014b).

Afin d’approfondir le fonctionnement du dispositif sémiotique impliqué dans ce type de provocations, nous avons choisi un thème de communication, celui de la crise de l’environnement9, que nous aborderons à partir d’un certain nombre d’exemples.

Note de bas de page 10 :

http://theinspirationroom.com/daily/2010/green-pedestrian-crossing/

Note de bas de page 11 :

Selon le communiqué de presse officiel, le passage pour piétons vert a été installé sur sept grandes routes à Shanghai. La campagne a ensuite été étendue à 132 routes dans quinze villes de Chine, avec la participation de plus de 3 920 000 personnes. L’intérêt des médias, en ligne et hors ligne, a été considérable. Après le lancement de la campagne, il y a eu plus de 300 000 redirections et 50 000 publications sur le microblog Sina. La recherche a révélé que la sensibilisation du grand public à la protection de l’environnement avait augmenté, dans les lieux de la communication, de 86 %. Après la campagne, l’estampe « Green Pedestrian Crossing » a été exposée au Zheng Da Art Museum de Shanghai.

Dans la publicité sociale, l’une des techniques non conventionnelles les plus courantes pour provoquer l’effet de surprise est le « stickering », une pratique consistant à installer des objets communicationnels dans des endroits inhabituels sur le territoire urbain, hors de leur contexte originel. On en trouve un cas exemplaire dans la campagne sociale contre la pollution de l’air provoquée par la circulation, « Green Pedestrian Crossing ». Commandée par la China Environmental Protection Foundation et créée en collaboration avec l’agence créative DDB China Group10, cette campagne a obtenu le Lion d’Or Design au Festival International de la Publicité de Cannes 2010. Dans la ville de Shanghai, certains passages zébrés, éléments très communs dans des espaces urbains anonymes, ont été resémantisés en recouvrant les rayures noires et blanches alternées d’une grande toile qui représentait un arbre sans feuilles. Des coussins en éponge imbibés de peinture verte lavable et écologique ont été placés des deux côtés d’une rue particulièrement animée. Lorsque les piétons traversaient la rue, ils étaient obligés de marcher sur l’éponge verte puis sur la toile, en laissant des empreintes vertes sur l’arbre. Chaque empreinte verte ressemblait à une feuille qui poussait sur les branches, auparavant nues. Participant, même inconsciemment, à cette « figuration » en acte, les piétons pouvaient éprouver, a posteriori, le sentiment de créer un environnement plus écologique en marchant (davantage) ensemble avec les autres11.

Dans la perspective sémiotique, cet exemple est utile pour montrer comment la fonction narrative d’espaces et d’objets préexistants est utilisée dans la communication non conventionnelle pour forcer un sujet, initialement placé dans le rôle d’observateur extérieur, à éprouver – à partir de son expérience corporelle – un changement de rôle narratif et thématique, afin de simuler et de préfigurer son implication dans une cause d’intérêt commun.

Note de bas de page 12 :

https://www.adsoftheworld.com/media/ambient/taiwan_environmental_information_association_killing

Dans une campagne de sensibilisation12 menée en 2008 par l’agence Eurorscg pour le compte de la Taiwan Environmental Information Association, des papiers adhésifs ont été utilisés pour mettre en place une action très invasive, centrée sur les dommages causés à l’environnement par la quantité excessive de CO2 que les gaz d’échappement des voitures libèrent dans l’atmosphère. Sur ces autocollants circulaires de très petites dimensions, et donc perceptibles uniquement à une très courte distance, ont été imprimées des images photographiques de spécimens d’espèces animales menacées d'extinction. Renvoyant immédiatement à la question de la sauvegarde d’un écosystème fragile, ces papiers ont été collés directement sur la porte des voitures garées, notamment sur la rainure dans laquelle la clé doit être insérée. Pour accéder à la voiture, le destinataire était obligé (ne pas pouvoir + ne pas faire) de casser le petit autocollant : en insérant la clé, il détruisait l’image de l’animal, devenant métaphoriquement responsable de la mise à mort d’une espèce protégée, action sanctionnée par le slogan de l’association qui lui attribuait le rôle narratif d’anti-sujet : « Drive less. Kill less ». Ce petit « choc » pouvait (éventuellement) susciter en lui des sentiments de culpabilité ou, en tout cas, le sensibiliser à la question.

Cet exemple montre bien que l’un des aspects saillants des tactiques non conventionnelles consiste à réduire la distance avec l’énonciateur, à l’inscrire sans avis préalable au sein d’une expérience préétablie, incontournable, et d’autant plus surprenante qu’elle est inextricablement liée aux automatismes des pratiques quotidiennes.

Note de bas de page 13 :

https://www.adsoftheworld.com/media/print/surfrider_foundation_farmers_market_plastic_surprise

Encore un exemple : dans une campagne menée par Saatchi et Saatchi à Los Angeles pour l’association environnementale américaine Surfriders Foundation13 et portant sur le thème de la pollution de la mer, des objets quotidiens comme les emballages alimentaires en PVC ont été investis d’une nouvelle signification, provoquant un sentiment de malaise et de dégoût chez les consommateurs d’un supermarché afin de tirer parti des mécanismes émotionnels et rationnels qui guident les choix d’achat des produits alimentaires. Dans ce but, des chaînes métalliques rouillées, des bombes aérosols vides et des mégots de cigarettes collectés par les militants le long des côtes de la région, ont été soigneusement stérilisés et disposés sur des plateaux en plastique recouverts d’un film transparent et finalement cachés dans les espaces réservés aux denrées alimentaires des producteurs locaux. L’intitulé de la campagne et le logo de l’association ont été imprimés sur une étiquette située en haut à gauche de l’objet. Cette étiquette reproduisait parfaitement les formes des autocollants normalement utilisés dans les supermarchés pour indiquer le prix, la traçabilité et la date de péremption des produits ; mais, dans ce cas, elle rapportait les informations sur la « cueillette » de la journée : « Galveston Beach, TX. Prise du jour. Surprise en plastique. Prix total : 2,03 $ ».

Ici, l’emballage plastique n’est plus utilisé pour protéger la nourriture, mais pour dénoncer de façon sarcastique le drame de la pollution de l’environnement, renversant les attentes du destinataire et l’obligeant à s’interroger sur les raisons de cette action de protestation menée à l’intérieur d’un espace de la vie quotidienne, avec l’intention explicite de susciter une réaction de dégoût de sa part. Une réaction corporelle et pathémique immédiate censée provoquer à son tour une prise de conscience sur le problème des déchets et de leur circuit.

Ainsi, les espaces et les objets qui dans la vie quotidienne permettent la création de programmes narratifs secondaires sont souvent utilisés pour mettre en place des actions de communication qui obligent le destinataire à ne pas pouvoir + ne pas savoir et à se poser des questions sur des valeurs existentielles, en préfigurant le passage à une action (pouvoir-faire) susceptible de contribuer au bien-être collectif.

Note de bas de page 14 :

https://www.adsoftheworld.com/media/ambient/flood

Dans une campagne de communication réalisée en 2007 par Bicara Communication à Jakarta14, le rétroviseur de la voiture était utilisé comme un moyen de communication sans précédents, à travers lequel était mis en place un discours environnementaliste imprévisible. L’image de la montée des eaux provoquée par le réchauffement climatique ne pouvait en aucun cas être ignorée par la personne qui conduisait le véhicule. En effet, l’autocollant, positionné dans la partie inférieure du miroir, entravait son utilisation fonctionnelle, obligeant le sujet à réaliser un programme d’action en deux phases : lire la déclaration (« Global warming won’t stop unless you act ») et retirer le papier adhésif. La réalisation de cette séquence d’actions élémentaires permettait au sujet d’accéder aux informations qui sous-tendaient la sensibilisation, en lui donnant rétrospectivement la compétence nécessaire pour adopter le comportement vertueux demandé par le sujet de l’énonciation du discours écologiste. Après avoir détaché l’autocollant du miroir, le destinataire de l’action de communication accédait à un deuxième texte informatif imprimé au dos de l’autocollant : « carbon dioxide emissione produced by motor vehicle contributes 27 % of global warming. Stop the ignorance start using your car wisely ».

Par ailleurs, une démarche très habituelle dans la communication sociale non conventionnelle consiste à thématiser une problématique d’intérêt collectif en montrant l’artificialité de sa mise en scène de manière flagrante et inattendue. C’est ce qui se passe dans de nombreuses campagnes de sensibilisation qui cherchent à réaffirmer le drame associé à une problématique donnée, en mettant en évidence la présence d’un méta-discours visant à produire une réaction d’indignation et de complicité. Le texte est conçu en étudiant soigneusement les positions, les gestes et les chemins prédéfinis des pratiques quotidiennes associées à l’espace. Le mouvement tactique consiste souvent à assigner une position rigide au spectateur en exploitant des moyens contextuels (Eugeni, 2004) et en l’inscrivant dans une situation qui le contraint à reprendre le statut de sujet observateur modalisé une nouvelle fois en fonction du ne pas pouvoir + ne pas savoir.

Note de bas de page 15 :

https://adage.com/creativity/work/disgusting-isnt-it/2661

On trouve un exemple de cette démarche dans la campagne « Dégoûtant. N’est-ce pas ? »15 créée en 2007 par l’agence Republic of Everyone / Happy Soldiers pour IFAW (Fonds international pour la protection des animaux). Cette campagne avait pour but de provoquer une réaction d’indignation face à l’extermination des cétacés, grâce à un dispositif énonciatif complexe simulant de manière choquante l’effacement des frontières qui distinguent et séparent l’espace de l’énonciation (le mur), l’espace de l’énoncé (l’affiche) et l’espace de l’énonciataire (le trottoir). L’action de sensibilisation consistait à obstruer le chemin habituel du sujet le long du trottoir en posant sur l’asphalte une masse sanglante d’authentiques entrailles animales, en correspondance avec une affiche où figurait l’image d’un cétacé brutalement tué.

Aucune « douceur » dans ce cas, mais plutôt une certaine violence : la tactique sur laquelle se fonde cette campagne vise à mettre en évidence l’extinction d’une espèce animale au moyen d’une dramatisation radicale, en insérant la photographie d’un animal éviscéré dans un texte complexe qui met en place un double discours. Ce discours fait référence, d’une part, à la nécessité de sauvegarder la nature, et, de l’autre, à l’inefficacité de nombreuses actions conventionnelles mises en œuvre pour dénoncer les catastrophes environnementales.

Si la notion d’habitude repose sur deux caractéristiques fondamentales – à savoir la répétition et la régularité des actions accomplies –, la communication non conventionnelle dans un espace urbain sera d’autant plus bouleversante qu’elle réussira à resignifier une série de comportements hautement prévisibles pour le destinataire. Par conséquent, une action de communication non conventionnelle ne consiste jamais simplement en la création d’un texte dans un espace sémiotique préexistant, mais plutôt en la reconnaissance, la gestion et la renégociation des processus stratifiés de signification à travers lesquels un lieu devient reconnaissable, acquiert une identité, et offre ou repousse des pratiques de consommation plus ou moins consolidées et stables. L’agentivité inhérente aux actions de « réécriture » des espaces urbains s’étend donc bien au-delà de la morphologie des lieux urbains au point d’entraîner la manipulation des formes de vie qui s’y développent (Fontanille, 2015).

4. La transparence de la manipulation. Une première comparaison entre le nudging et la communication non conventionnelle

L’objectif des formes de communication sociale non conventionnelles n’est pas seulement d’induire une réaction sur le plan esthésico-passionnel (effet surprise), mais de provoquer une transformation au niveau cognitif, une prise de conscience du destinataire-citoyen le conduisant à renforcer son pacte fiduciaire avec le sujet de l’énonciation, à assumer les valeurs proposées et à y trouver enfin la motivation pour opérer un changement de comportement.

L’effet de surprise généré par la manipulation des habitudes s’inscrit donc dans une rationalité sémiotique complexe qui s’articule et se manifeste suivant différentes phases, c’est-à-dire une syntagmatique. La force de la manœuvre d’embuscade se manifeste dans la capacité à conduire a posteriori le sujet à réfléchir sur les raisons de l’artifice dans lequel il a été impliqué, à l’évaluer et à accepter (ou à rejeter) le nouveau contrat qu’on lui propose.

Un élément important se dégage ici pour approfondir la comparaison entre la communication non conventionnelle et la théorie du nudging, précisément en ce qui concerne le niveau de transparence avec lequel se produit la poussée conçue pour influencer le choix du sujet.

L’un des arguments les plus courants mobilisés par la critique adressée au travail de Thaler et Sunstein consiste à considérer le nudge comme « a public policy approach based on the manipulation of citizens’ choices ». Mais, comme l’affirment Hansen et Jespersen (2013), un tel argument risque de simplifier à outrance le fonctionnement de cette théorie de l’action qui, rappelons-le, repose sur l’idée que l'homme est guidé par deux systèmes cognitifs : l’un impulsif, l’autre réfléchi.

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Note de bas de page 16 :

Somewhat simplified, it is automatic modes of thinking that prompts reflective thinking concerning the presence of a bad smell; it is also automatic thinking that informs its reflective counterpart that its decision to hold your breath is working out fine. It is also automatic thinking that tells the reflective one when it is safe to breathe again. In other words, automatic and reflective thinking may interact, and the latter always seems to depend in one way or another on the former, while the opposite is not true.” (Hansen et Jespersen, 2013, p. 14)

Une clarification essentielle est nécessaire : ces deux modalités cognitives ne s’excluent pas mutuellement ; au contraire, elles peuvent entrer en relation l’une avec l’autre. En particulier, la seconde peut dépendre de différentes manières de la première, mais non l’inverse16.

Hansen et Jespersen proposent donc de cartographier différents types de nudging et d’élaborer une taxonomie en fonction du niveau de transparence avec lequel l’incitation est adressée au destinataire. Cette taxinomie part d’une distinction préliminaire entre deux types fondamentaux de nudging liés au schéma de Thaler et Sunstein :

Both types of nudges aim at influencing automatic modes of thinking. But while type 2 nudges are aimed at influencing the attention and premises of – and hence the behaviour anchored in – reflective thinking (i.e. choices), via influencing the automatic system, type 1 nudges are aimed at influencing the behaviour maintained by automatic thinking, or consequences thereof without involving reflective thinking (Hansen et Jespersen 2013, p. 14).

Un nudge est défini comme transparent lorsque l’intention sous-jacente, ainsi que les moyens par lesquels le changement de comportement se produit, sont raisonnablement susceptibles d’être appréhendés par l’agent que l’intervention cherche à influencer (ibid.).

Un exemple de nudge de type 2 est la mouche figurant sur un autocollant placé à l’intérieur d’un urinoir. L’efficacité de ce célèbre objet, capable de réduire de 80 % les fuites d’urine dans les récipients, découle de la capacité à prendre en main les processus de perception visuelle régulés par le système impulsif, activant ainsi le système réflexe par lequel le sujet décide consciemment de viser ou non l’insecte. L’architecture des choix qui guident ce type de nudges est conçue pour permettre au sujet de prendre conscience, à la fin, de cette expérience qui rend explicites à la fois l’intention en amont et les moyens mis en œuvre pour générer en aval un changement de comportement.

En ce qui concerne les nudges de type 1, on en trouve un exemple dans la réduction subreptice de la taille standard des assiettes utilisées pour servir les plats dans les restaurants. En termes sémiotiques, ce dispositif de manipulation agit à un niveau strictement pré-cognitif suivant la logique véridictoire du secret, afin d’inciter les consommateurs à réduire leur absorption de calories. Ce type de nudges est donc défini comme non transparent dans la mesure où le destinataire n’est en mesure de connaître ni l’objectif de la manipulation ni les méthodes utilisées pour obtenir la réponse souhaitée.

Dans cette perspective, la communication non conventionnelle serait clairement liée aux nudges transparents dans la mesure où, comme nous l’avons dit, elle permet toujours au sujet d’accéder a posteriori aux objectifs de la manipulation subie et aux conditions de sa réalisation, en l’amenant à s’interroger sur les motivations qui la sous-tendent. En même temps, la perspective sémiotique nous permet de reconnaître une discontinuité significative en termes de manipulation modale du sujet ; alors que les théoriciens du nudging insistent sur la marge de liberté qui doit être accordée au destinataire de la communication – de sorte que la stratégie modale est placée du côté de la facultativité et de la permissivité –, dans une communication non conventionnelle la relation entre énonciateur et énonciataire est placée plutôt sur l’axe de la prescription-interdiction. Le carré sémiotique suivant permet de situer ces différentes positions :

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À ces positionnements dans le domaine des modalités correspondent des solutions différentes au niveau de l’énonciation. Tandis que dans la communication non conventionnelle l’utilisation d’un ton de sanction qui fait allusion à une relation passionnelle de type polémique entre les sujets de discours est fréquente, dans le nudging c’est l’ironie et la complicité qui priment, comme nous le verrons à travers les exemples suivants.

5. Nudging dans l’espace public

Analysons maintenant quelques cas exemplaires d’actes du nudging déclinés dans l’espace public et visant à inciter le destinataire à prendre soin de l’environnement. Bien que l’effet de chemin à parcourir et la stimulation de la curiosité restent centraux, l’invitation à collaborer est ici décisive, contrairement aux exemples précédents. Cette invitation est déclinée suivant des orientations esthésique et ludique.

Note de bas de page 17 :

https://www.peau-ethique.com/blog/jeu-de-poubelles-a-lucerne-en-suisse/

« Le labyrinthe de la poubelle »17 est un projet de transformation créative de l’espace public conçu par le collectif Démocratie Créative. Le dispositif du labyrinthe, encore une fois réalisé avec la technique du stickering, constitue l’élément essentiel d’une installation située tactiquement près des stations de transport public, dans le but de transformer l’ennui du temps d’attente en une expérience de redécouverte (ironique) d’un objet aussi habituel qu’ignoré – la poubelle –, changeant ainsi temporairement le sens du lieu. Le labyrinthe inscrit sur le pavé agit comme une invitation au passant à entrer dans un chemin articulé où l’objet de valeur est ironiquement positionné au point d’arrivée : le conteneur à déchets.

Note de bas de page 18 :

http://golem13.fr/democratie-creative-a-strasbourg/

Dans une variante de ce type de réécriture ludique et temporaire des espaces publics, développée à Strasbourg par le collectif Démocratie Créative, l’espace se transforme en aire de jeu et la poubelle est resignifiée comme une sorte de panier de basket18.

Dans les actions de nudging au sein de l’espace urbain, l’ironie est utilisée pour redéfinir la relation entre les sujets du discours (l’administration et le citoyen) dans le cadre de la complicité. D’autres exemples en sont fourni par deux campagnes visant à éviter les comportements nuisibles à l’environnement, et contraignants sur le plan économique pour la communauté, tels que jeter par terre des chewing-gum ou des mégots de cigarettes.

Note de bas de page 19 :

https://www.hubbub.org.uk/peppermint-pointillist-chewing-gum-displays

Le premier exemple est celui d’une campagne conçue par l’association caritative Hubhubb19 à Londres pour le conseil municipal de Westminster. Il s’agit d’un grand panneau installé sur une rambarde qui attire l’attention des passants à travers une question inhabituelle : « How much does it cost to remove gum from our street every year ? Stick your gum onto one of the crosses to reveal the answer ».

Le mécanisme d’incitation, décliné une nouvelle fois sous forme de jeu, consiste à proposer au passant un véritable quiz, en l’invitant à ne pas jeter le chewing-gum par terre mais à le coller sur une zone de l’affiche destinée à cette fin. Pour accéder à la réponse, le citoyen doit donc suivre les indications, seule possibilité de satisfaire sa curiosité (£ 56 million) et de réfléchir a posteriori sur l’énorme coût pour la communauté que représentent ses mauvaises habitudes.

Il est important de souligner que, dans ce cas, la solution du quiz n’est pas à la portée de l’individu : en raison de ses dimensions, l’espace à remplir nécessite en effet d’une action collective à laquelle chacun des sujets impliqués contribue, afin de réfléchir à l’importance de travailler de manière conjointe pour résoudre ou du moins pour endiguer un problème qui se pose de longue date.

Note de bas de page 20 :

https://www.hubbub.org.uk/ballot-bin

Le deuxième exemple est celui d’une campagne également conçue par Hubhubb20, où la dimension ludique du nudge se concrétise dans le développement d’un curieux objet : une sorte de boîte métallique de couleur jaune vif, divisée en deux sections transparentes. En haut de la boîte se trouve une inscription, encore une fois sous forme de question : « Who is the best player in the world ? ». Le passant est appelé à choisir entre deux options : Ronaldo et Messi. Or, la seule façon de manifester ce choix est d’éteindre sa cigarette pour l’insérer dans l’un des trous prévus à cet effet et placés sous la question.

Le matériau transparent de la boîte permet au sujet de visualiser les préférences exprimées par les autres. L’expérience se termine par la lecture d’un panneau placé à côté de la boîte qui, en plus de décrire les instructions pour participer au jeu, contient également le slogan de l’initiative de sensibilisation : « Litter is in our hands. Let’s clean up and bin it ».

6. Nudging et communication non conventionnelle, entre continuité et discontinuité

Dans tous les cas, même lorsque les sujets prenant en charge le discours sur le bien public se servent de l’ironie ou de la complicité, l’approche sémiotique du nudging et de ses articulations permet de montrer comment l’incitation, la pression ou l’« aiguillon » font appel à une logique commune, celle des faire modaux, c’est-à-dire des faire portant sur des actions largement codifiées et donc prévisibles. À la base du nudging et de la communication non conventionnelle, il existerait donc une rationalité stratégique commune susceptible d’être déclinée de manières différentes.

Dans la communication non conventionnelle, l’accent est mis sur les séquences de la manipulation et de la performance dans le cadre d’un programme narratif auquel le destinataire ne peut pas échapper (en termes modaux, il est obligé de faire : ne pas pouvoir ne pas faire + ne pas vouloir faire). La communication non conventionnelle dans les espaces urbains met ainsi en œuvre une manipulation où la tactique de l’embuscade et la construction de l’effet surprise sont décisives. La logique du mimétisme est largement utilisée, mais elle implique toujours, dans une deuxième phase, l’explicitation des intentions du sujet de l’énonciation. La compétence émerge, mais a posteriori, grâce à la réflexion du sujet impliqué dans l’expérience fictive proposée. Au cours de la manipulation, un rôle central est attribué aux figures du conflit (défi, provocation). Et, en ce qui concerne la relation entre le sujet de l’énonciation et l’énonciateur, on constate une nette asymétrie sur le plan de l’agentivité. L’efficacité de la communication non conventionnelle dans les espaces urbains se mesure précisément par rapport à la capacité à simuler et en même temps à préfigurer un changement au niveau cognitif, passionnel et/ou pragmatique.

La manipulation en jeu dans le nudging suppose au contraire une relation de complicité entre les sujets du discours, fondée en général sur la bienveillance et manifestée sous la forme d’un « clin d’oeil » ou d’« un coup de coude », communication gestuelle qui, encore une fois, implique le corps. Le nudging valorise donc la compétence du destinataire. Le contrat fiduciaire entre les sujets du discours repose sur la reconnaissance d’un savoir-faire partagé et sur l’invitation à vaincre une résistance au changement (pouvoir ne pas faire + savoir faire). La construction de l’incitation se caractérise par la pertinence reconnue aux figures de persuasion « douce » (conseils, propositions), mais parfois sournoises car non perceptibles (dans le cas du nudging non transparent).

Le nudging se présente ainsi comme une forme de manipulation pédagogique, aussi douce soit-elle, asymétrique, partant du sommet et présupposant le fait de savoir en quoi consiste le bien commun et/ou le bien de certaines catégories de citoyens.

7. En conclusion, la poussée douce des citoyens envers des institutions inefficaces

Il nous semble intéressant de conclure notre réflexion en prenant en considération le cas contraire, celui des citoyens qui conçoivent et exécutent des actions orientées vers le bien commun, qui pourraient également être interprétées comme des actions incitatives envers des institutions qui ne s’avèrent pas efficaces au regard des tâches qui leur ont été assignées (modèle civitas).

Note de bas de page 21 :

https://www.retakeroma.org/

Parmi les exemples possibles, le premier que nous citerons est celui de Retake Rome21, un mouvement spontané, à but non lucratif et non politique, de citoyens engagés dans la lutte contre la dégradation, dans l’amélioration des biens publics, et plus généralement dans la promotion du sens civique sur le territoire. L’objectif est de promouvoir le décor urbain, la fierté civique, le bénévolat, l’éducation et l’art légitime. Le Retaker est tout citoyen qui aspire à vivre dans une ville où règnent la légalité, le respect des règles, le sens de la communauté, et qui encourage activement la récupération des espaces et des biens publics.

Le deuxième exemple, particulièrement intéressant au regard de l’impact positif qu’il a eu sur le territoire, est celui des Poètes et Peintres Anonymes. « Tous ceux qui le souhaitent peuvent venir, mettre leur costume et peindre. Nous n’avons que deux règles : ne pas utiliser les couleurs des équipes de football et ne pas toucher aux façades propres. » Les actions des Peintres Anonymes sont fondées sur le respect de la propriété privée, leurs interventions se limitant exclusivement aux espaces publics abandonnés et dégradés. Contrairement au mouvement précédent, qui opère dans le respect des règles définies par les institutions de la capitale, ce mouvement s’est développé dans l’illégalité. En effet, puisque les peintres n’étaient pas autorisés à décorer les bâtiments, ils ont dû opérer la nuit. Cependant, le succès des actions de réécriture urbaine mises en œuvre par ces artistes a été assuré par la reconnaissance des habitants des zones dans lesquelles ils travaillaient, et qui ont apporté leur soutien à cet art urbain et à d’autres initiatives d’art public participatif.

Note de bas de page 22 :

Entretien avec Mario D’amico, Peintres anonymes du Trullo, https://www.raiplay.it/video/2017/05/GULP-ODEON-20162017---EP-197-52740446-0263-4787-96cd-b75361623e3e.html

Ces deux initiatives rendent compte d’une conception de la ville ancrée dans le modèle civitas, et selon laquelle « le bien commun appartient à tous, il ne vient pas de l’État, de la commune, des maires, le bien commun appartient aux citoyens »22.

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