« Je vais lui faire une offre qu’il ne pourra pas refuser »
Du hard power au soft power

Juan Alonso Aldama

Université de Paris

Mehrvi FAZAL

Université de Paris

https://doi.org/10.25965/as.6714

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Juan Alonso Aldama et Mehrvi FAZAL.

Mots-clés : hardpower, insinuation, manipulation, sociosémiotique, softpower

Auteurs cités : Barthélémy COURMONT, Joshua KURLANTZICK, Eric LANDOWSKI, Joseph S. NYE, Richard THALER, Hongyin WANG

Plan
Texte intégral

1. Entre manipulation et incitation

La question que nous aimerions traiter dans ce travail concerne le problème de la différence entre hardpower et softpower ou, si l’on reprend le titre du colloque, entre manipulation et incitation. Plus précisément, le problème sémiotique posé ici est celui des relations entre un faire-faire, précédé d’un faire-croire, et un faire…-quoi exactement ? Car la nature de l’incitation, de l’insinuation dans une certaine mesure, et des différentes formes de la coercition plus ou moins dures ou douces, est l’objet du colloque et de cette communication. Y-a-t-il une différence radicale entre les deux régimes sémiotiques qu’Éric Landowski distingue, entre ce qu’il appelle une sémiotique de la manipulation (de la jonction) et une sémiotique de l’union ? Ou, pour élargir la question, quelle est la différence, de nature ou de degré, entre une sémiotique de l’efficacité et une sémiotique de l’efficience (celle qui prend en compte les résultats du faire mais aussi ses coûts en termes de résistances, affronts, conflits, etc.) ? Éric Landowski (2005) présente ces formes de l’interaction comme relevant de deux sémiotiques différentes, car l’une procède par la circulation d’objets entre les sujets, sous des régimes de communication différents, et l’autre, par le simple contact corps à corps entre les sujets, sans médiation, ou par une médiation non contraignante. On peut se demander s’il ne s’agit pas de deux modes d’une même sémiotique car, finalement, pour que le sujet visé consente à faire ce que je veux qu’il fasse, que je lui promette la lune et un foulard en velours, donc stratégie classique de manipulation (la promesse), ou que, sans échange ou communication d’objets –par ajustement des corps, des regards ou des conversations– j’arrive, ou pas, aux mêmes résultats, ne change rien au programme narratif initial, si ce n’est, on en convient, en termes esthétiques, esthésiques et même éthiques (l'autre étant considéré comme un sujet à part entière). On peut également s’interroger sur la forme sémiotique des nouvelles stratégies de management entrepreneurial qui « incitent » et « motivent » les salariés sans pour autant utiliser des mesures contraignantes mais « incitatives » où les sujets sont, pour reprendre le titre du livre de l’historien Joahann Chapoutot (2020), « libres d’obéir ».

Par ailleurs, la nature sémiotique de la différence entre ces deux formes du faire-faire, pose la question de la « frontière éthique » entre « nudge » et « manipulation ». Car cette « sémiotique de l’union » omet d’interroger les implicites politiques et éthiques de cette forme de l’interaction en vantant uniquement ses « vertus esthésiques » sans critiquer les présupposés possibles d’une interaction manipulatrice ne disant pas son nom et se déguisant sous l’apparence d’une adaptation et d’un ajustement sensibles volontaires. Or cette question des limites éthiques des « nudges » est posée dès le début de son ouvrage par Richard Thaler. Dans les stratégies « nudges », plane toujours le risque de la disparition de la subjectivité du sujet du faire ou en tout cas de sa dé-subjectivisation car le sujet est « mené », un peu comme dans la danse, sans être apparemment forcé. Bien entendu, le sujet « mené » ou « conduit » à faire ceci ou cela peut toujours, pour reprendre l’expression de Certeau, « braconner » et ainsi se libérer. Or pour que cela soit possible, le sujet doit être conscient qu’il est lui aussi l’objet d’une forme de manipulation. Mais la caractéristique principale des « nudges » est justement de ne pas se montrer comme une forme de manipulation, de ne pas l’expliciter. De ce point de vue, la manipulation classique donnerait plus de place au sujet car celui-ci, même s’il se trouve sous une contrainte absolue et inéluctable, a au moins la conscience – donc il est un sujet du point de vue cognitif – d’être manipulé, car le programme narratif du destinateur de la manipulation est explicite, et, de ce point de vue, il aura toujours la possibilité de se révolter même si cela peut lui coûter très cher. En revanche, le sujet « incité », comment ferait-il pour opposer une quelconque résistance s’il n’est même pas conscient d’être « induit » à se comporter d’une manière ou d’une autre, s’il croit qu’il est libre dans son agir ?

Mais venons à cette question de la différence entre deux formes de faire-faire à partir de l’univers évoqué par le titre de cette communication : « Je lui ai fait une offre qu’il ne pouvait pas refuser ». Comme tout le monde le sait, il s’agit d’une phrase du film Le parrain de Francis Ford Coppola qui cache mal la menace qu’elle subsume. Toute la question est donc dans la distinction entre « menace » et « proposition », ou, comme ils ont coutume de dire dans ce monde : « C’est une menace ? Non, c’est juste un conseil ». En quoi une stratégie de manipulation se distingue d’une stratégie de conseil ? Ou, en d’autres termes, quelle est la différence entre un faire-faire coercitif et un faire-savoir mais qui est aussi coercitif ?

Il y aurait deux hypothèses d’explication, qui seront par la suite explorées dans le travail d’analyse sur le cas du soft power chinois :

  1. On pourrait faire l’hypothèse que la différence entre l’une et l’autre forme est la présence ou l’absence de destinateur, ou, en tout cas, de destinateur affiché. La manipulation comme faire-faire demande la présence d’un destinateur qui assume les valeurs de l’échange et qui de cette manière peut provoquer l’apparition des résistances de la part du sujet de faire ou de l’anti-destinateur, voire de l’ennemi. En revanche, l’incitation ou l’insinuation du « conseil » font disparaitre le destinateur du faire comme si ce rôle n’était pas assumé par le sujet qui fait l’insinuation. Dans ce cas, le destinateur semble ne pas exister ou être présent de manière diffuse, non identifiée. Cette stratégie déjouerait d’autre part l’apparition de résistances ou d’oppositions, car il n’y aurait pas de destinateur à qui s’opposer.

  2. La deuxième hypothèse, suite logique de celle-ci, est celle d’une multiplication des destinateurs, ce qui participe à la raréfaction de ceux-ci et donc à la dissolution de la forme manipulatoire. Dans cette stratégie, qui est plus de l’ordre du faire-savoir que de celui du faire-faire, le sujet destinateur ne se présente pas comme un tel destinateur mais juste comme un transmetteur d’une information qui circule par ailleurs chez beaucoup d’autres sujets, comme s’il ne faisait que mettre à disposition de l’autre une information. Dans l’exemple donné par Richard Thaler sur la bonne façon pour faire payer des impôts aux citoyens d’un État des USA, il montre très bien cette différence entre une stratégie de manipulation classique (faire-faire par la menace – si vous ne payez pas vos impôts vous serez pénalisés) – et une stratégie « nudge », justement du faire-savoir – la plupart de vos voisins payent leurs impôts.

Un bon exemple de cette forme de stratégie est celui dont le dernier roman de l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, Tiempos recios (Temps rudes, non encore publié en français) rend compte. Il raconte la manière dont la multinationale United Fruits s’y est prise pour faire tomber dans les années 50 du siècle dernier tous les gouvernements démocratiquement élus d’Amérique centrale qui pouvaient la gêner dans son exploitation du sous-continent américain, à partir justement d’une stratégie d’influence et d’incitation de l’opinion publique des États-Unis. La stratégie de l’entreprise nord-américaine n’a pas été celle d’une manipulation au sens strict sémiotique où elle aurait joué le rôle de destinateur, mais une stratégie fondée sur la « démultiplication » des destinateurs du savoir et de sources qui tout simplement « rendaient compte » des certaines données qui ont fini par distiller chez l’opinion publique étasunienne l’idée d’une installation soviétique dans ces pays, pour que, au bout du compte, ce soit l’opinion publique américaine qui joue le vrai rôle de destinateur sur ses représentants politiques pour que ceux-ci accomplissent le programme narratif, c’est-à-dire faire tomber les gouvernements démocratiques et les remplacer par des dictatures militaires.

La question que ce travail aimerait explorer, à la lumière de l’étude du modèle géopolitique de la Chine Populaire, sera donc celle des liens entre stratégies de manipulation et stratégies d’« incitation » et concrètement entre les formes du soft power et le hard power comme formes d’influence, et de comprendre s’il y a une véritable différence sémiotique, au-delà des moyens pour les mettre en œuvre, entre ces deux formes de la gestion du pouvoir dans la sphère des relations internationales.

2. Le soft power chinois

« Nous autres chinois, nous disons souvent que si l’on veut s’enrichir, on doit d’abord construire des routes » déclare Le Yucheng, vice-ministre des affaires étrangères chinoises le 25 décembre 2018 au Financial Times. Voilà donc l’idée qui motive le projet des nouvelles routes de la soie lancé en 2013 par le président chinois Xi Jinping. La Belt and Road Initiative est un projet de coopération internationale visant à établir des voies d’échanges maritimes et terrestres. Il s’accompagne de la construction d’infrastructures nécessaires notamment dans les pays en voie de développement. Ces constructions représentent de gros contrats pour les pays ou entreprises qui s’y attèlent, et les nouveaux accords commerciaux représentent autant de nouveaux liens entre les nations. L’étude présentée ici portera sur ce projet pharaonique et sur la diplomatie chinoise qui l’entoure.

Le projet des nouvelles routes de la soie fait polémique en Occident. On regarde avec fascination et inquiétude l’évolution du projet et l’ascension chinoise qui l’accompagne. Pourtant, à l’autre bout du monde, ce projet est salué par la majorité des pays qui se réjouissent d’être bientôt dotés de nouvelles infrastructures favorisant leurs développements. Cette dichotomie souligne l’intérêt de travailler le sujet.

Note de bas de page 1 :

Adhésion de l’Italie.

Le projet BRI est arrivé aux portes de l’Europe en mars 20191. Au service des nouvelles routes de la soie, la diplomatie rencontre un succès grandissant. Comment la République Populaire de Chine parvient-elle doucement à changer l’image de la Belt and Road Initiative en Occident ?

2.1. La conception philosophique chinoise

Joseph Samuel Nye Jr, politologue spécialisé dans les relations internationales, distingue, dans son ouvrage Soft power : The Means Of Success In World Politics publié en 2004, deux formes de pouvoir diplomatique : le hard power et le soft power.

Le hard power est la faculté d’une nation à influencer ce qu’une autre nation fait aux moyens de menaces, promesses, sanctions ou récompenses militaires ou économiques. Le soft power est la faculté d’une nation à influencer une autre nation grâce à sa force d’attraction et au désir d’affiliation et d’imitation qu’elle provoque. Le soft power repose sur la culture, la politique intérieure et la politique étrangère d’un pays. La définition de ce pouvoir de l’image est celle d’un pouvoir souple, non dirigé, sans réel objectif prédéfini, et impliquant la collaboration, le « faire ensemble ». Il s’inscrirait en cela dans le régime d’ajustement, interaction identifiée par Éric Landowski. On opposerait le soft power au hard power, qui comme la manipulation viserait une interaction dirigée du « faire faire ».

Note de bas de page 2 :

Wang et Lu, 2008, p. 427.

Note de bas de page 3 :

On pense ici à l’URSS.

L’officialisation par le gouvernement chinois du soft power en tant que diplomatie étrangère date du 17e Congrès du PCC soit de 2007. Il est compris comme une arme permettant de soumettre l’autre sans combat2. La Chine a opté pour le soft power en tirant ses leçons de l’Histoire car en effet les empires créés sur du hard power n’ont pas perduré3. Le dénouement de la Guerre Froide a provoqué l’intérêt chinois pour cette nouvelle forme de diplomatie qui pourrait lui permettre de plaire et attirer tout en restant communiste.

Note de bas de page 4 :

Kurlantzick, 2008, p. 32.

Note de bas de page 5 :

Kurlantzick, 2008, pp. 32, 39.

Les élites chinoises qui souhaitent se libérer de l’american containment4 pour reprendre les mots de Kurlantzick voient dans cette nouvelle stratégie un moyen de rivaliser avec les USA5.

2.2. L’autorité : un avantage particulier

Note de bas de page 6 :

Voilà peut-être une raison qui fait que la République Populaire de Chine refuse d’adopter les termes de « consensus de Beijing ».

Pour s’approprier la notion de « soft power », qui a été forgée aux États-Unis, la Chine se réfère à des écrits anciens et transforme une théorie venue de l’étranger en concept made in China. La conception chinoise du soft power se veut plus englobante que celle de Nye6. La République Populaire promeut une philosophie voire une forme de vie là où les États-Unis promeuvent une simple politique.

Note de bas de page 7 :

Wang et Lu, 2008, p. 438.

Le soft power a quelque chose de singulier à chaque pays car il repose sur les attributs immatériels d’une nation, son identité, ses valeurs. On pourrait abusivement parler d’autorité naturelle. Le hard power repose lui sur des aspects plus pragmatiques comme la force militaire, ou économique dépendants de la taille du pays (taille de la population, surface géographique, PIB)7. Il semble moins équitable que le soft power et ce aux yeux de nombreux pays en voie de développement. La Chine propose en alternative aux diplomaties occidentales, une façon d’être contre une façon d’agir.

Note de bas de page 8 :

La crise de 2009 a été un heureux accident permettant à la Chine de se positionner comme modèle alternatif à succès, une alternative à un système américain déficient voire dangereux.

Note de bas de page 9 :

Kurlantzick, 2008, p. 62.

Note de bas de page 10 :

Courmont, 2012, p. 291.

Le pouvoir de l’« autorité naturelle » doit cependant être cultivé. Pour la Chine, il s’agit de promouvoir au mieux les accomplissements son modèle socio-économique8. La République Populaire en a conscience, le succès provoque une volonté d’imitation. Elle investit alors dans divers canaux médiatiques en Chine comme à l’étranger. Les plans politiques et économiques chinois sont désormais pensés afin de maitriser voire façonner une certaine image de la nation. C’est un véritable tournant dans la diplomatie chinoise qui jusque dans les années 1990 recourait simplement à la propagande. Les observateurs internationaux remarquent que la Chine change alors le nom de son département de politique étrangère le faisant ainsi passer de « département de la propagande du parti communiste chinois » à « département de la publicité »9. Le soft power chinois est en fait bien différent de l’acception du terme par Joseph Nye car, sauf accident, il est entièrement maitrisé par l’État10.

2.3. Les routes de la soie : une initiative sino-chinoise inédite

Note de bas de page 11 :

Dieng et Liu, 2015, p. 521.

Note de bas de page 12 :

Ekman, 2018, p. 48.

La Chine souhaite inaugurer sa Belt and Road Initiative pour le centenaire de la République Populaire ce qui sera à la fois une démonstration de sa stabilité, de sa réussite et de son ouverture. Un évènement majeur dans sa stratégie de soft power. La création de la Shanghai Cooperation Organization, la capacité grandissante de la République chinoise à fédérer autour d’elle de certains pays en voie de développement11, d’influencer les décisions diplomatiques de nombreux gouvernements12 a permis à la Chine de lancer son initiative des nouvelles routes de la soie.

Note de bas de page 13 :

Ekman, 2018.

Ce qui distingue cette initiative des projets précédents est sa concrétisation à travers un investissement chinois massif. L’initiative regroupe des pays de tous les continents, des « partenaires »13 qui peuvent se saisir du projet sur leurs territoires en lançant de nouvelles initiatives, en intégrant (ou réactivant) des projets plus anciens répondant à l’objectif de la BRI. L’objectif officiel du projet, soit le développement de voies favorisant les échanges internationaux, est assez large pour permettre à chacun de contribuer à la Belt and Road Initiative tout en y incluant son propre message ce qui explique en partie la popularité des nouvelles routes de la soie.

Au-delà du développement des infrastructures, l’initiative veut également agir sur les liens entre les pays et contribuer à régler les différends qui peuvent exister. À titre d’illustration, l’Iran et l’Afghanistan se sont entendus pour faire renaitre l’oasis de Hamoun en rétablissant le cours du Helmand.

2.4. Un réseau diplomatique tentaculaire

Peter Frankopan identifie trois objectifs motivant la Chine à mener à bien la Belt and Road Initiative.

Note de bas de page 14 :

Lincot et Cornet, 2018.

  • La Chine cherche à planifier et subvenir à long terme des besoins intérieurs du pays, aussi bien en énergie qu’en produits agricoles. La Chine a besoin de se garantir de l’approvisionnement en cas de conflits ou d’embargo de la part des USA mais également pour la très prochaine pénurie à venir14.

  • La transition économique de la Chine, d’une économie industrielle à une économie de service, est une des motivations des nouvelles routes de la soie.

  • La Chine devient un acteur de plus en plus important de la scène internationale et elle est sortie de son isolement. Elle doit donc désormais assurer sa sécurité non seulement sur le plan domestique, en maintenant la légitimité du régime mais également garantir sa sécurité en tant que nation composant la scène internationale.

Note de bas de page 15 :

Fouquin et Chaponnière, 2019.

Note de bas de page 16 :

Discours XI Jinping, Beijing, mai 2017.

Note de bas de page 17 :

Courmont, 2019, p. 213.

Note de bas de page 18 :

Courmont, 2017, p. 136.

Les projets se multiplient et concernent aujourd’hui environ 80 pays15. Bientôt, « Les échanges remplaceront les mises à l'écart. Le savoir partagé remplacera les affrontements et la coexistence le sentiment de supériorité »16 selon le président Chinois. La popularité de cette initiative, en redessinant les zones d’influence, représente une épreuve pour l’ordre mondial actuel et en particulier pour la solidarité de l’union européenne17. Barthélémy Courmont va jusqu’à parler de néo-vassalité entre les pays où le poids économique de la Chine est immense et l’empire du Milieu18. La notion même de « zone d’influence » mériterait à elle seule une analyse sémiotique, s’appuyant peut-être sur une sémiotique de l’espace et de la manipulation combinées, mais, bien que très intéressant, ce sujet ne sera pas traité ici.

3. L’étude sémiotique de la diplomatie chinoise

Nous nous appuyons ici sur notre étude sémiotique d’une trentaine d’articles français, belges, anglais, américain et chinois publiés entre mai 2017 et juin 2019. Un travail sémantique des titres des articles de notre corpus a précédé un travail sur la narrativité de leurs contenus. Ces deux étapes ont été pensées afin de mettre en évidence les différents mouvements d’influence nous permettant d’identifier le régime d’interaction dans lequel s’inscrit la Chine.

3.1. Une position évolutive des titres de presse

Note de bas de page 19 :

Gabielkov, Ramachandran, Chaintreau et Legout, 2016 ; Demers, 2016.

Il est intéressant de mentionner ici que selon une étude menée par l’université de Columbia en 2016, les titres de presse ont peut-être plus d’impact sur les populations que le contenu même des articles19 c’est pourquoi nous avons désiré accorder une attention particulière à leurs sémantiques dans notre corpus.

Note de bas de page 20 :

Wang, 2008, p. 266.

En s’appuyant notamment sur les travaux d’Anne-Marie Houdebine concernant l’imaginaire culturel et ceux de Patrick Charaudeau autour du lien entre discours et situation d’énonciation, l’analyse sémantique de notre corpus nous a permis de constater une évolution progressive et positive des titres d’articles de presse occidentale entre 2017 et 2019. Sur la même période, aucun changement dans les titres de presse chinois n’a été constaté, l’image de la Chine et de son initiative étant restée immuablement positive. Cette constance du discours chinois est bien sûr un choix stratégique face à la multiplicité des voix en Occident20.

La stabilité du discours chinois s’explique d’abord par la rigidité du pouvoir derrière l’appareil médiatique ; pourtant cette direction gouvernementale évidente a induit des changements et influencé le discours journalistique occidental. Mais il faut admettre que la démocratie et la liberté de la presse, malgré tous leurs avantages, créent une certaine cacophonie dans les discours médiatiques, ce désordre favorisant la mauvaise réception d’un quelconque message. Pour la Chine, garder le même message dans chaque appareil médiatique augmente les chances d’être écoutée.

Une analyse des charges sémantiques contenues dans les titres a mis en évidence la neutralisation progressive des mentions « Chinois » et « Chine » dans les titres de presse occidentaux au cours des années 2017, 2018 et 2019. Cette étude nous a également permis de remarquer que les titres occidentaux chargés d’un sens positif contiennent la mention des routes de la soie (OBOR, routes de la soie, BRI, B&R etc.) tout comme les titres de presse chinois.

Malgré ces évolutions de la part de l’Occident, aucun des indices que nous avons pu identifier n’a indiqué une quelconque forme d’ajustement de la part de l’autorité chinoise. Rappelons que les organismes de presse de l’Empire du Milieu sont contrôlés par le gouvernement de la RPC. Ils ne véhiculent donc que des discours validés, dirigés ou émis par le pouvoir.

3.2. La narrativité autour des nouvelles routes de la soie

Une étude narrative des articles de notre corpus est venue s’ajouter aux résultats de notre analyse sémantique. Dans un premier temps, les travaux de Greimas nous ont permis de dégager deux bénéficiaires possibles de la Belt and Road Initiative : La Chine seule ou La Chine + autres (les divers participants à la BRI incluant la Chine, le monde entier incluant la Chine…). Dans un second temps, les outils de la sémiotique ont été utilisés afin d’effectuer une analyse modale distinguant deux motivations du projet des routes de la soie : le développement économique et la puissance hégémonique.

Note de bas de page 21 :

Pham, 2011.

Note de bas de page 22 :

Wang, 2008.

Ce nouveau prisme d’étude nous a d’abord permis de confirmer la stabilité du discours chinois. En trois ans, les narrations médiatiques émanant de Beijing ont toujours présenté les mêmes bénéficiaires et la même structure modale. Rappelons qu’un régime autoritaire se base notamment sur un contrôle accru de la presse et de la population21. Cette stabilité s’explique donc notamment par le fait que ce qui s’apparente au soft power est une forme de propagande à la fois intérieure et extérieure22.

L’analyse narrative de notre corpus nous a ensuite permis de confirmer l’altération progressive des opinions médiatiques occidentales. Cette évolution pointe encore une fois une influence du récit chinois sur le récit occidental mais elle pourrait également s’expliquer par les différentes situations d’énonciation des discours médiatiques sélectionnés. À titre d’illustration, la guerre commerciale sino-américaine qui a débuté en janvier 2018 a forcé les États occidentaux à prendre position entre une politique protectionniste unilatéraliste et une démocrature multilatéraliste. Il est intéressant de remarquer que l’influence chinoise est d’ailleurs plus visible sur les discours européens qu’américains.

L’Union Européenne est en effet plus concernée par le projet des nouvelles routes de la soie que ne le sont les États-Unis. D’une part, l’élection de Donald Trump ainsi que le tournant protectionniste et l’imprévisibilité qui l’accompagnent encouragent l’Union Européenne à diversifier ses partenaires économiques. D’autre part, le vote du Brexit en mai 2016 pousse les 24 à consolider leurs économies respectives parfois au détriment de l’Union. Or, la proposition chinoise de coopération économique s’adresse aux nations individuellement et met d’autant plus en péril la solidarité européenne (bien qu’il ne soit pas exclu d’avoir des accords BRI – UE). Certains pays comme la Hongrie ou la Grèce ont déjà signé le projet, des actes individuels impliquant voire inquiétant la communauté européenne.

L’influence unilatérale du discours chinois sur les récits journalistiques européens peut s’expliquer par divers éléments constituant les différentes situations d’énonciation des articles. En tous les cas, l’unilatéralité indique que la Chine n’est pas engagée dans un régime d’ajustement avec ses partenaires d’interactions mais qu’elle les amène plutôt à modifier leurs actions sans modifier son propre comportement.

3.3. Observations

Le corpus sur lequel s’est basé notre travail a été volontairement constitué d’articles chinois et occidentaux afin de pouvoir mettre en évidence la nature des interactions entre les opinions occidentales et le pouvoir gouvernemental chinois et plus précisément la stratégie d’influence adoptée par la RPC.

Rappelons pour le plaisir les quatre régimes identifiés par Éric Landowski : la programmation, la manipulation, l’ajustement et l’aléa. La nature des relations internationales exclut de facto une diplomatie reposant sur la programmation, et le caractère prévisionnel des politiques étrangères exclut également l’aléa en tant que forme de stratégie.

Note de bas de page 23 :

S’inscrivant dans le « faire faire » manipulatoire identifié par Éric Landowski.

La réelle interrogation concernant la stratégie chinoise se situe alors entre la manipulation et l’ajustement. Éric Landowski identifie le soft power comme étant une sorte d’interaction de l’ajustement, pourtant loin du « faire ensemble » caractérisant l’ajustement, les différents changements induits par la RPC23 sur l’image des routes de la soie sans aucune forme d’adaptation de sa part contredit la coopération win-win qu’elle met en avant. Il s’agit ici d’un régime manipulatoire réussi. Un régime d’interaction identifié par le même auteur parmi ses « Interactions Risquées », caractérisé par le « faire faire » ou le « faire vouloir », ce régime d’interaction présente un risque relationnel mais non existentiel. En s’engageant de ce type d’interaction la Chine ne risque pas la stabilité de son système autoritaire.

Si son programme est réalisé, la Chine profitera d’une plus belle image en Occident et de nouveaux partenariats commerciaux lui assurant la place de leader économique. Si le programme venait à échouer, elle pourrait continuer de se présenter comme une puissance challengeant l’Occident qui la méprise voire la diabolise. Les pays en voie de développement comme sa propre population resteraient acquis à sa cause.

Le régime de la manipulation, plus sûr, se base selon Éric Landowski sur deux pouvoirs : le pouvoir de rétribution et le pouvoir de coercition. McLelland avait identifié les besoins liés à chaque forme de pouvoir : Le désir d’affiliation ferait opter l’actant pour les pouvoirs de référent et de récompense. Le désir de pouvoir ferait opter pour les pouvoirs coercitifs et légitimes. Précisons que malgré l’identification du régime manipulatoire, nous remarquons que la Chine n’a pour le moment pas fait preuve d’une quelconque forme de coercition dans le cadre des nouvelles routes de la soie, mais elle gratifie de nouveaux contrats, accords et infrastructures les nouveaux membres de l’initiative. Le désir de développement économique étant lui-même brandi par la Chine nous nous en tiendrons donc à l’analyse suivante.

Le projet des nouvelles routes de la soie fut lancé par une Chine motivée, non pas par un simple désir de développement économique généralisé, mais pas le désir d’acquérir le statut de leader économique (pouvoir) tout en développant une toile d’influence géopolitique (affiliation).

f1 [ s1 (Chine) → f2 {s2 (BRI) → (s3 (Chine) ∩ puissance géostratégique)} ]

Conclusion

Note de bas de page 24 :

Le monde, surtout occidental, reste un nouveau partenaire pour un pays ayant réalisé son ouverture économique durant les années 80.

Le principe même des routes de la soie est une forme d’ajustement de la part de la Chine. Un état autoritaire initialement communiste s’est adapté au jeu économique mondial en ouvrant son marché depuis les années 70-80. Laissant faire la mondialisation, la Chine s’est préparée et armée pour saisir chaque opportunité créée ou laissée par l’Occident. L’Empire du Milieu réalise son programme de développement en s’ajustant aux actions économiques (mondialisation des marchés) de son nouveau partenaire d’interaction.24 La BRI est ainsi un outil de développement profitant grandement à l’économie chinoise, bien que celle-ci clame qu’il s’agit d’un outil qui profitera à tous qui s’inscrit dans une diplomatie du « win-win ».

L’opinion occidentale médiatique concernant le projet des nouvelles routes de la soie a varié de mai 2017 à juin 2019 et ce malgré le manque de changement, ou d’évolution du discours chinois. Dans cette interaction entre pouvoir chinois et médias occidentaux, le résultat favorable à la Chine peut s’expliquer de différentes façons (accidents géopolitiques, manipulation diplomatiques…). Et sans doute la véritable justification se trouve dans une combinaison de divers éléments.

Il reste intéressant de noter que la nature même du régime politique chinois semble empêcher la réalisation d’interactions spécifiques de l’ajustement. Si l’on rappelle que selon Nye le soft power se doit d’être tenu par des entités non-étatiques pour être efficace, un État autoritaire ne pourra jamais exercer cette forme de diplomatie avec succès. La RPC en sortant du modèle de la propagande internationale s’est pourtant déjà assouplie et la diplomatie chinoise, issue d’un pays autoritaire, ne pourra pas s’assouplir davantage. Elle reste néanmoins autre chose que du hard power. Il nous semble donc que la Chine comme les autres « démocratures » ont adopté une nouvelle forme de diplomatie, qui est peut-être davantage à définir qu’à identifier.

La coopération des nouvelles routes de la soie aurait pu être classée comme un « modèle classique » du « faire ensemble » de l’ajustement mais elle s’inscrit plus naturellement dans le « faire tous » de la « co-actantialité », forme particulière de la manipulation. Un actant fait faire à d’autres, en leur faisant accomplir leurs programmes, son propre programme. Une manipulation singulière puisqu’elle ne dévie pas les influencés de leurs objectifs. Mais est-ce alors de la manipulation ? Il s’agit peut-être d’une forme particulière d’ajustement ou d’accord reposant sur la corrélation des programmes. En tous les cas, il sera intéressant dans l’avenir d’étudier encore plus précisément les différentes formes d’interaction afin d’en identifier les nuances et peut-être même d’en démêler de nouvelles.

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