Factitivité et manipulation douce : quelques leçons tirées de l’exposition d’objets de design

Anne Beyaert-Geslin

Université Bordeaux Montaigne

https://doi.org/10.25965/as.6737

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : design, exposition, factitivité, manipulation

Auteurs cités : Anne BEYAERT-GESLIN, Joseph COURTÉS, Gilles DELEUZE, Michela DENI, Jacques FONTANILLE, James GIBSON, Algirdas J. GREIMAS, Roman JAKOBSON, Emna KAMOUN, Bruno LATOUR, Claude LÉVI-STRAUSS, Donald NORMAN, Isabella PEZZINI, Luis PRIETO, Claude ZILBERBERG, Alessandro ZINNA

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Texte intégral

La sémiotique a réservé l’étude de la manipulation en premier lieu aux relations intersubjectives, avec pour point de départ les propositions de Greimas et Courtés dans Sémiotique 1 (1993), celles de Greimas dans Du sens II (1983), celles de Courtés dans son Analyse sémiotique du discours. De l’énoncé à l’énonciation (1991) qui furent suivies par plusieurs ouvrages et articles. Dans un second temps, ce cadre fut élargi aux relations objet-sujet sous l’impulsion de Michela Deni (2001, 2002, 2005) qui définit, à partir des déclinaisons initiales de Greimas, l’articulation entre une dimension communicative attentive à la forme de l’objet et une dimension opératoire centrée sur l’usage, et postule qu’« on comprend et on apprend à utiliser les objets pendant l’utilisation et non à partir de la seule observation des "invitations à l’usage" » (Deni, 2005, p. 84). Si l’intitulé du concept de factitivité (faire faire) recentre donc le cadre général de la manipulation associé à un faire faire, faire savoir et faire croire, les deux programmes sont induits par la factitivité.

Désormais associée aux objets, celle-ci entre en dialogue avec le concept d’affordance de Gibson (1977, 1979) initialement associé à l’environnement et à l’interaction entre l’animal et le monde, puis revisité par Norman (1988) qui le rapporte aux objets. Le terme désigne alors une sollicitation, un appel fait au corps. Pour Norman, l’objet manifesterait une demande de contact qui contiendrait déjà tout un savoir pour une utilisation à venir. En amont de cette généalogie conceptuelle, il invite donc à évoquer la communion phatique de Malinovski, laquelle repose sur le désir d’établir ou de maintenir le contact préalablement à l’élaboration d’un message, qui deviendra la fonction phatique de Jakobson (1963, p. 217).

Dans cet article, je souhaite introduire la notion de nudge dans le champ du design et de l’exposition pour observer comment la manipulation explicite du parcours muséal fondée sur l’obligation ou l’interdiction s’adoucit en une manipulation douce autorisant des choix. Cette complexité est permise par l’objet de design lui-même dont la particularité est d’être un terme complexe à la frontière de l’objet d’usage et de l’œuvre d’art. Il suffit donc d’un « coup de pouce » pour le faire basculer d’un côté ou de l’autre et ouvrir une variété de possibles (suggestion, incitation, etc). J’observe plus précisément quelques figures d’une dramatisation associant une modalité positive représentée par la figure de l’intervention (faire faire) et une modalité négative, par l’empêchement (faire ne pas faire) qui renégocie le statut de cet objet-frontière. Cette manipulation au second degré peut être rapprochée du nudge.

1. La manipulation au musée

Introduisons la problématique du nudge au musée ou dans un lieu dévolu à l’art. Nous posons dès l’abord une manipulation à la fois positive et négative où le visiteur est censé pouvoir voir -tout l’effort du musée vise la jouissance du voir- mais ne pas pouvoir toucher, qui est un empêchement sélectif. Tel est le cas général qui doit être associé au statut de l’objet d’art. Précisons ces statuts.

En m’efforçant de caractériser par ailleurs (Beyaert-Geslin, 2012) la présence de l’œuvre et celle de l’objet d’usage, j’ai mis en évidence deux configurations typiques. L’objet artistique constitue une sorte d’île repliée sur elle-même et refusant tout contact, le vouloir toucher caractéristique de la sculpture procédant par une délégation de la main à l’œil. La main est alors tenue à distance si bien qu’on « touche avec les yeux » en mobilisant la compétence de l’haptique de Riegl reprise par Deleuze (1981). Au contraire, l’objet d’usage se définit par la transitivité. C’est « quelque chose qui sert à quelque chose », de sorte qu’il sollicite à la fois une interobjectivité du côté de l’interface-objet et une interaction avec un sujet du côté de l’interface-sujet (Zinna, 2005). Il désire pour ainsi dire le contact avec un autre objet et avec un sujet pour constituer diverses scènes pratiques.

Le cas de l’objet de design s’avère particulièrement intéressant pour une étude de la factitivité car il se situe dans un entre-deux. Ceci m’a amenée à proposer une graduation des valeurs d’échange le situant entre l’œuvre et l’objet d’usage, et à prévoir d’un côté des sous-contraires comme les appelle Zilberberg (Beyaert-Geslin, 2012, chap. 1), l’objet de design en édition limitée considéré comme une quasi œuvre d’art et l’objet de design banal qui s’approche de l’objet d’usage et, de l’autre côté, les surcontraires que sont le chef-d’œuvre et le déchet. À cette aune, on peut précisément graduer la valeur des objets, sans que cette échelle soit définitive. Comme j’ai également essayé de le montrer, ce statut intermédiaire de l’objet de design se manifeste de façon exemplaire avec les meubles et plus précisément encore avec la chaise.

Il serait sans doute utile de préciser les propriétés de ces différents objets, mais il importe surtout de rapporter leurs valorisations aux compétences modales du visiteur et de les associer au contact ou à la négation du contact, qui valide ou suspend au contraire la dimension factitive de l’objet.

Je propose de vérifier l’exemplarité de l’objet de design en observant quelques scénographies muséales. Les autorisations de reproduction des images n’ayant pu être obtenues, il faudra accéder à l’exposition qui constitue le corpus de cette étude via deux liens :

Note de bas de page 1 :

L’exposition s’est tenue du 16 mai 2015 au 10 janvier 2016.

L’exposition consacrée à Andrée Putman, organisée au CAPC Musée d’Art contemporain de Bordeaux1, pose très précisément le problème du statut et de la valeur des objets car les meubles de ce designer sont à la fois présentés dans une exposition temporaire et en usage dans les différents espaces du musée (les galeries mais aussi les bureaux et terrasses). Andrée Putman étant chargée de l’architecture intérieure de cet immense entrepôt de denrées coloniales construit en 1824 et transformé en musée dans les années 1980, plusieurs commandes lui ont été faites entre 1983 et 1990. Les vingt-cinq années qui séparent les deux convocations des mêmes objets (les années 1980-1990 et 2015, année d’ouverture de l’exposition) ont du reste permis aux observateurs et critiques de s’extraire de la forme de vie dans laquelle ils étaient immergés, d’inscrire les objets dans une diachronie, de les historiciser en posant sur eux le regard éloigné cher à Lévi-Strauss (1983).

Les objets des deux époques sont-ils bien les « mêmes » ? Dans un texte célèbre, Prieto (1990) distingue les différentes façons pour les objets d’« être les mêmes ». Ils peuvent, écrit-il, présenter une variété d’identités spécifiques qui ne sont « jamais contradictoires entre elles » (id., p. 133). Les sièges, lampes et étagères dessinés par Andrée Putman présentent tous la même identité spécifique car leur modèle et leur forme sont partagés. Si tous peuvent être considérés comme authentiques, c’est en revendiquant des identités numériques distinctes. Le collectionneur de Putman recherchera sans doute les objets qui meublent le CAPC car ils ont une histoire, un pédigree (id., p. 143) qui, les situant individuellement dans une temporalité restituée par la patine (Fontanille, 2001), définit la singularité allant avec une identité numérique. Cette singularité mobilise les critères de rareté voire d’unicité qui augmentent leur valeur d’échange et les rapproche de l’objet d’art dans l’échelle de valeurs déjà mentionnée.

2. Le statut des objets

Mais la question de l’identité des objets posée par l’exposition consacrée à Andrée Putman se double d’une autre question, qui porte sur leur statut et la possibilité de transformer un objet de contemplation en un objet d’usage, ou inversement. On pourrait avancer que, si la question de l’identité est tranchée dès l’abord et trouve une réponse dans les décisions opérées par l’instance muséale à deux époques différentes, celle du statut des objets reste ouverte. Si l’exposition rapporte cette identité à une manipulation scénographique prenant appui sur le faire pragmatique et cognitif du visiteur, elle est remise en jeu par le geste du visiteur qui peut pour ainsi dire les dégrader. C’est cette imperfectivité et ce risque statutaire qu’il faut observer dans l’exposition dédiée au mobilier de Putman.

Toute la difficulté pour les scénographes réside dans la manifestation du décalage du statut d’objet d’usage qui permet au visiteur de distinguer et problématiser les deux statuts des « mêmes » objets. Quelle stratégie est adoptée ? Les sièges (fauteuils et chaises) et tablettes sont alignés sur un plan à peine surélevé qu’on appellera estrade ou socle mais sans trancher, les deux appellations indiquant déjà le statut de l’objet (l’estrade induit une projection du corps et renvoie à l’objet d’usage alors que le socle désigne un objet de contemplation). L’estrade (ou socle) se caractérise par une hauteur minimale et presque symbolique. Elle fait un angle droit avec une cloison peinte en blanc et segmentée par des plages jaunes disposées horizontalement et verticalement pour constituer de larges bandes laissant apparaître la cloison blanche en haut et en bas, à l’extrémité gauche et droite. Les meubles étant de couleur noire à l’exception de quelques fauteuils de bois, ils « ressortent » sur le fond clair. Au contraste tonal s’ajoute un contraste de densité en raison de l’effet de sens de lourdeur du noir et de légèreté du fond clair. Ceci induit un contraste supplémentaire : le noir produit un effet de sens de concentration alors que le jaune est rayonnant. Selon le cas, les bords horizontal et vertical de la bande jaune soulignent l’orthogonalité des meubles ou l’arrondi du dossier des chaises. A chaque fois, une ombre portée sur la cloison verticale et le sol dédouble la présence de l’objet.

Placée à l’arrière-plan de cet ensemble constituant le cœur de l’exposition, une photographie de très grand format représente une scène pratique de bureau constituée par les « mêmes » fauteuils qu’on localise aisément à l’intérieur du CAPC en raison d’une continuité isotopique entre une arcade qui constitue l’angle haut de la photographie et une fenêtre située à droite, deux éléments d’architecture comparables à ceux qui jalonnent le parcours d’exposition. Le point de vue proposé par la photographie reproduisant la perspective du visiteur et offrant comme point de repère l’arcade placée dans le prolongement de celles du parcours, la scène représentée par la photographie semble être le point aboutissant de ce parcours de visite. Les fauteuils de la scène de bureau représentée par la photo, placés exactement au point de fuite, deviennent en outre le point focal de la visite. Ceci permet d’évoquer une manipulation pragmatique et cognitive et une procédure de débrayage et d’embrayage énonciatifs où le visiteur, achevant cognitivement son parcours dans l’image, assume la position de visiteur-délégué.

La mise en abîme confronte ainsi les deux statuts des « mêmes » meubles, objet d’usage ou de contemplation. Elle réunit deux scènes pratiques distinctes reflétant des facettes de la vie du musée qui est à la fois un lieu d’exposition dédié à la contemplation et un lieu de travail pour le personnel. La photo du bureau du CAPC étant au centre de l’exposition, elle désigne aussi cette scène d’usage comme un lieu hétérotopique ou utopique, un « ailleurs » localisé et pourtant inaccessible où la performance du héros pourra avoir lieu. Ce qui est en jeu est donc un parcours narratif dont les objets sont les protagonistes, des héros dont les compétences et l’évaluation de ces compétences constituent l’enjeu même de l’exposition.

Note de bas de page 2 :

Ces différents points sont étudiés dans Anne Beyaert-Geslin, op. cit.

La mise en abîme confronte de surcroît deux décalages stratégiques vis-à-vis de l’usage, deux retraits du corps : la mise à distance par la scénographie muséale d’une part, et par la photographie d’objets (pourtant représentés dans une scène pratique), d’autre part. Cette double suspension peut être assimilée aux deux prémisses d’une mise en récit de l’objet, qui doit d’abord être extrait de l’usage dans une scène topique avant d’être projeté dans la scène hétérotopique ou utopique. La transformation narrative accorde aux sièges le statut d’actants traversés par une intentionnalité, sinon celui de sujet. La subjectivation est ici rendue possible par l’homologation classique du siège et du corps en raison de la correspondance terme à terme de leurs parties (le dossier et le dos, les accoudoirs et les avant-bras, etc) et de leur connivence dans les scènes pratiques de la vie quotidienne2. Ainsi assimilés au corps, les sièges s’offrent à toutes sortes de transformations actantielles et acceptent diverses compétences subjectives constituant des personnages. Ces petits héros de la transformation narrative sont en ce cas accompagnés par le visiteur-délégué dans l’espace hétérotopique ou utopique de la photo.

Note de bas de page 3 :

Comme phonétique et phonémique.

Observons maintenant les étagères. Celles qui sont posées sont présentées sur une estrade (ou socle). De couleur noire, elles « ressortent » elles aussi sur la bande jaune qui souligne pareillement leur horizontalité. Dépourvues de ce dispositif scénographique, les étagères suspendues sont quant à elles simplement accrochées à la cloison blanche à hauteur de la main. L’absence de tout objet, livre ou document permet d’inspecter ces meubles de rangement sous toutes leurs facettes, confirmant ainsi leur statut d’objet de contemplation et d’exploration et donnant lieu au faire pragmatique qu’imposent les œuvres d’art, un faire déterminé par le nombre de dimensions de l’objet. En effet, si les sculptures et objets tridimensionnels imposent des mouvements concentriques (il faut tourner autour), les objets bidimensionnels tels que les tableaux imposent des déplacements dans la distance pour contenir l’objet dans le champ du regard puis s’approcher d’un détail. Les objets de l’exposition composant une famille voire des séries, ils suggèrent en outre des points de vue rapprochés pour observer leurs diverses localités, mais également un regard éloigné permettant de rapprocher leurs propriétés, leurs volumes et formes, qui seront détaillés par un regard comparatif. Ce regard proche et lointain qui mesure, tâte, soupèse, en associant nécessairement la vue et le toucher, fût-ce par délégation à la vue, mais qui compare aussi semble caractéristique de la perception de l’objet de design. Tout en faisant le lien entre des propriétés sensibles et un cadre conceptuel dans une tension étique-émique3, il intègre l’objet à sa famille mobilière.

Note de bas de page 4 :

Voir les propositions de Norman sur la matière des surface, bois ou verre, qui « appellent » une certaine forme de vandalisme.

Le vide des étagères introduit pourtant une sorte d’énigme fonctionnelle : est-ce ici la place des livres ? Ceci est-il un tiroir de rangement ? Ceci est-il un lutrin sur lequel on pourrait poser le livre, l’ouvrir et engager sa lecture ? Mais dans ce cas, le lutrin devrait être tourné vers l’utilisateur… Parce que les rangements sont vides et leurs formes complexes, le faire pragmatique est suspendu et laissé à l’imagination du visiteur. A charge pour lui de former des hypothèses de gestes et d’inventer des scénarios de prise en main des objets. Une scène pratique de rangement est certes actualisée mais les cours d’action et les gestes qui la définissent demeurent potentiels et doivent être inventés. L’évidement sollicite la participation cognitive du visiteur appelé à scénariser le meuble en fonction de ce qu’il sait des pratiques muséales et à dessiner les gestes qui rapporteront les différentes localités du meuble (les tiroirs, les classeurs…) à des objets susceptibles d’y prendre place. Cette interpellation qui déplace l’attention vers les propriétés locales de l’objet en interrogeant ses formes et matériaux4, situe des « prises » du corps mais aussi, inversant la localisation, des « prises » des objets sur le corps, sollicitant ainsi la notion d’affordance.

Dans le parcours de visite, une chaise isolée retient toute l’attention, celle du gardien. Identique à celle qui est exposée sur l’estrade, quelques mètres plus loin, elle est simplement posée sur le sol, contre l’avancée de l’arcade, sa place habituelle. Cette chaise solitaire introduit un quatrième statut dans l’inventaire élaboré précédemment. Rappelons les trois statuts mentionnés : celui, non-scénarisé, de l’objet d’usage représenté par la chaise du gardien (1) celui, scénarisé, de l’objet de design à contempler (2) celui des objets d’usage représentés par la photographie : la scénarisation est dans ce cas assumée par la photographie (3). Outre son propre statut, la chaise du gardien interroge celui des objets de contemplation dépourvus de socle et, exceptée la cloison blanche, de tout dispositif scénographique : c’est le cas des étagères suspendues. Même si la scénographie » minimaliste » ne les prémunit pas du contact, on peut penser que la présence de la chaise du gardien juste à côté, qui symbolise la clause d’empêchement muséale, suffit à leur conférer le statut d’objet de contemplation.

Dans une salle latérale, des lampadaires sur pied tous identiques et simplement juxtaposés introduisent la métaphore d’une forêt que le visiteur est invité à explorer, ce qui met en évidence la dimension posturale, la mesure de son propre corps confronté à l’objet. La mise en scène des lampadaires retient particulièrement l’attention car le décalage de l’usage s’effectue non par évidement, stratégie utilisée pour les étagères, mais au contraire par la saturation de l’espace et la multiplication des objets. Une telle manipulation n’est pourtant pas sans risque car la multiplication des lampadaires pourrait diminuer la valeur de chacun d’eux, le nombre récusant leur statut d’œuvre, à moins que cette configuration ne réfère au genre artistique par sa ressemblance avec une installation, ce qui l’augmenterait au contraire. A la frontière de ces deux statuts (objet d’usage ou objet d’art), celui de l’objet de design se trouve confirmé par le panneau didactique qui décrit la lampe par le dessin d’une coupe transversale légendée en détaillant ses propriétés techniques. On découvre ainsi une seconde façon d’extraire l’objet de sa scène pratique, de le décaler de l’usage pour en modifier le statut : la réification ou la duplication qui rendent l’objet pareillement dysfonctionnel.

Ces observations suffisent à montrer l’alternative entre l’usage et la contemplation. Se servir de l’objet revient à ne plus le voir. Tout l’effort de la scénarisation consiste donc à diriger l’attention du visiteur vers les objets mis en évidence par la petite estrade symbolique et les couleurs des cloisons en abandonnant la chaise du gardien à une attention subsidiaire. La manipulation pragmatique et cognitive accentue le pouvoir et le vouloir voir en prévoyant une gradualité des compétences (vouloir voir les objets scénarisés et non la chaise du gardien), mais en distinguant conjointement les valeurs, au sens de ce qui importe comme au sens de valeurs d’échange.

Note de bas de page 5 :

Voir Sémiotique du design, ibid. et l’application au monument faite par Isabella Pezzini (2019).

Note de bas de page 6 :

Greimas, 1983 ; Greimas et Courtés, 1993.

Cette manipulation positive centrée sur le faire faire est complexifiée par un empêchement, un faire ne pas faire lié en l’occurrence au toucher : toucher un chef d’œuvre, fût-il un objet sacré ou un monument5 relève du sacrilège, de la profanation. Une telle modalisation est graduelle et déterminée par les valeurs d’échange de l’objet. Or quel degré d’empêchement réclament les objets de design ? Les remarques précédentes laissent penser que le toucher reste ici faiblement démodalisé. L’empêchement est mesuré par la minceur de l’estrade qui non seulement n’oppose aucun obstacle au piétinement, mais dispose de surcroît les sièges à une hauteur facilitant l’usage en les approchant même dangereusement du bord de l’estrade. Seuls de petits textes déposés sur les fauteuils contredisent l’affordance, l’invitation à s’asseoir. Cette offre (pouvoir toucher) étant reniée par l’injonction (devoir ne pas toucher), elle prend le sens d’une provocation précisant, par l’introduction d’une négation intermédiaire, le sens initialement donné par Greimas6. La dramatisation tentation/empêchement construit pour ainsi dire une manipulation au second degré qui redéfinit le sens initial de la tentation, la transformant en provocation.

3. L’empêchement de toucher

Note de bas de page 7 :

L’auteure remercie chaleureusement Emna Kamoun qui a étudié ces différents dispositifs scénographiques dans sa thèse en sciences de l’information et de la communication Mention Design, intitulée La Design Week : de l’évènement à la reconfiguration du quotidien, soutenue le 6 décembre 2019 à l’université Bordeaux Montaigne.

Note de bas de page 8 :

Greimas et Courtés, op. cit., p. 221.

Nous avons circonscrit un certain faire : l’empêchement concerne spécifiquement le toucher. Nous avons également observé une sélectivité liée aux propriétés de l’objet : ce qui est empêché est, pour un siège, le « s’asseoir » qui expose au risque de l’usure, en l’occurrence celui de défoncer le fauteuil. S’asseoir sur le siège reviendrait en outre à modifier le sens de l’exposition susceptible de se transformer en un espace de détente. Quittons maintenant le CAPC pour nous rendre à la Design Week de Milan. Nous y trouverons une variété d’empêchements du toucher liés aux propriétés des objets mais aussi diverses combinaisons de tentation et d’empêchement7. Les stratégies d’empêchement relevées s’appuient le plus souvent sur un support verbal, suivant l’exemple de l’exposition du CAPC. Elles prennent en certains cas la forme d’une intimidation (ou menace) dans la typologie élaborée par Greimas et Courtés8, comme c’est le cas pour l’énoncé « someone will slap you » dont la puissance se conçoit mieux lorsqu’on la rapporte à la fragilité des petits objets de porcelaine qu’il « protège » du contact. L’interdiction de l’énoncé verbal est parfois adoucie par un smiley ou un trait d’humour.

Note de bas de page 9 :

Latour, 2007.

La manipulation peut également suivre la recommandation faite par Bruno Latour9 à propos de la clé de l’hôtel et fait alors délégation à un objet pour empêcher le toucher. C’est le cas bien connu des vitrines qui sont des empêchements sélectifs faisant obstacle au toucher et non à la vue. Mais la vitrine expose au risque de la fausseté statutaire : elle offre les objets à la contemplation en faisant à peu près des œuvres. Dans le cadre de la Design Week, la présentation en série et en rangées, qui récuse l’unicité de l’objet d’art lève cette possible ambigüité et garantit un statut intermédiaire.

Note de bas de page 10 :

Voir notamment Greimas et Courtés, op. cit.

D’autres dispositifs bien connus introduisent un empêchement moins puissant et sélectif. C’est le cas de la cordelette qui marque symboliquement l’empêchement du franchissement mais sans contraindre véritablement le corps. Le franchissement de la cordelette laisserait toute latitude pour toucher et même s’asseoir. En contrepartie de cet empêchement qui postule la présence d’un gardien ou une connaissance des règles en vigueur dans un musée, elle préserve le statut de la scène pratique et la présente en situation d’usage. Parmi toutes ces manipulations, la plus délicate est sans doute la fleur de chardon utilisée au Musée des arts décoratifs et du design de Bordeaux. Si cette fleur séchée disposée sur un fauteuil ancien recouvert de tapisserie reproduit, parmi les quatre formes de la manipulation10, le principe de l’intimidation, sa brutalité reste néanmoins essentiellement symbolique et surtout très sélective puisqu’elle décourage le vouloir s’asseoir sans empêcher ni l’observation rapprochée (qu’elle encourage même pour identifier la fleur) ni le toucher de la précieuse tapisserie.

Avec ce début d’inventaire, on vérifie que les dispositifs pragmatiques sont à la fois des déictiques et des indicateurs du statut de l’objet, qu’ils peuvent être simples (vitrine) ou complexes (cordelette et gardien) mais dépendent aussi du statut du lieu lui-même et de l’existence d’un savoir-faire et d’un savoir-être préalables qui catégorise a priori les objets, les destinant à la contemplation ou à l’usage. L’absence de ce savoir-être dans les divers lieux de la Design Week rend l’empêchement pragmatique nécessaire. Dans ce cas, l’empêchement symbolique ne suffit pas et les vitrines sont indispensables. Les différents dispositifs de manipulation mettent ainsi en relation les modalités aléthiques (nécessité ou possibilité) et déontiques avec des statuts d’objets et des valeurs différentes.

Mais le plus intéressant réside sans doute dans les formes de dramatisation réclamées par les objets de design, qui modalisent la compétence de l’observateur par un vouloir et pouvoir observer mais aussi un vouloir toucher qui se heurte à l’empêchement d’un ne pas pouvoir toucher. La dramatisation prend un sens particulier pour ces objets, dont elle précise la position dans un entre-deux statutaire.

4. Le nudge, une provocation sensible

La visite de l’exposition Putman du CAPC a révélé deux dramatisations modales caractéristiques : la première est exemplifiée par les fauteuils exposés à hauteur de l’usage sur une estrade d’une épaisseur symbolique, tout près du bord. Ils incitent fortement à s’asseoir pour tester le fauteuil ou se reposer alors qu’un billet l’interdit. La seconde concerne les étagères présentées à hauteur de la main et offertes à l’exploration manuelle alors que la chaise du gardien rappelle la consigne muséale du ne pas pouvoir toucher. Deux manipulations de la Design Week semblent également exemplaires : celle du papier bulle qu’un énoncé verbal demande de ne pas toucher et celle, un peu différente, des trous percés dans une cloison qui incitent à regarder ou à écouter mais en assumant la connotation négative associée au voyeurisme. A chaque fois, la tentation se trouvant scénarisée en même temps que l’empêchement, elle construit une manipulation au second degré l’assimilant elle-même à une provocation. Parce qu’ils opposent fréquemment des modalités différentes, l’expérience et l’existence (l’offre pragmatique de s’asseoir et un énoncé textuel qui l’interdit, par exemple) ces scénarios interrogent aussi la hiérarchie de la combinatoire et introduisent un rapport de forces : la tentation de s’asseoir est-elle plus forte que l’empêchement imposé par l’énoncé verbal ? Cette polémologie induit des choix.

Ce parcours révèle ainsi la complexité qu’introduisent, à travers une variété de manipulations douces, les objets de design dans les parcours muséaux. Dans toutes ces configurations, une tentation est systématiquement confrontée à son interdiction en jouant sur des plus et des moins, des pondérations graduelles. Or si l’affordance se trouve ainsi reniée, elle est aussi soulignée, exemplifiée et même aiguisée par l’empêchement. C’est l’empêchement de s’asseoir qui rend le siège si avenant… Plus exactement, la démodalisation graduelle (ne pas pouvoir toucher) a pour contrepartie paradoxale une modalisation (vouloir toucher) équivalente qui détermine la puissance de l’affordance. Le siège est d’autant plus avenant que l’empêchement est marqué… En ce sens, le jeu d’invitation/interdiction dessine une scène dans laquelle l’objet de design, théâtralisant son affordance, affirme et exemplifie son statut d’entre-deux.

La manipulation est aussi une mise en scène du sensible qui, telle une provocation sensible, en déploie les diverses facettes. Elle magnifie la rotondité renflée du papier bulle qui le rend si tentant, souligne la texture de la tapisserie du fauteuil… Si le nudge mobilise nécessairement cette dimension sensible, la mettant fréquemment en balance avec une autre dimension, cette exaltation du sensible pourrait être une de ses caractéristiques essentielles voire son pivot stratégique. Mais si les nudges pratiques, ceux qui sont insérés dans la vie quotidienne, n’en font qu’un moyen, l’exaltation du sensible semble être l’enjeu même de l’exposition d’objets de design et se trouve ainsi exemplifié. Sur ce point, les nudges intransitifs, réflexifs des expositions d’objets de design se distinguent des nudges transitifs ordinaires.

Conclusion : la dimension pathémique de la manipulation

Quel est l’enjeu de cette manipulation complexe ? Suivant le sens donné par Greimas et Courtés, un objet de valeur relevant d’un don positif ou négatif devrait être posé. Or à la différence de leurs certains de leurs exemples, il n’y a ici aucun gain financier ni objet d’échange. Ce qui est en jeu est une expérience sensible, la jouissance esthétique de l’objet de design. Ceci porte l’attention sur la dimension pathémique de la manipulation en nous incitant à nous demander comment elle surdétermine la dimension cognitive. Cette dimension pathémique pourrait néanmoins nous égarer en soumettant l’expérience de ces objets de design à une simple séduction, au plaisir et au déplaisir, au « j’aime » ou « j’aime pas ». L’enjeu n’est pourtant pas ici de juger beaux ou laids les meubles dessinés par Andrée Putman. La manipulation par le plaisir et le déplaisir n’est qu’une prémisse qui organise les conditions d’une découverte de ces objets, autrement dit de la mise en évidence de dimensions inconnues et d’une reconstitution de la forme de vie d’une époque (en l’occurrence, celle des années 80).