Les formes résilientes de la convivialité en confinement

Jean-Jacques BOUTAUD

Université de Bourgogne, Cimeos

https://doi.org/10.25965/as.6818

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Auteurs cités : Roland BARTHES, Anne BEYAERT-GESLIN, Jean-Marie FLOCH, Jacques FONTANILLE, François JULLIEN, Eric LANDOWSKI, François LAPLANTINE, Marielle MACÉ, Gianfranco MARRONE, Jean-Pierre POULAIN

Plan
Texte intégral

À la différence de la commensalité, définie par le partage de la table, des repas, la convivialité suppose, depuis Brillat-Savarin (1825), la valeur ajoutée de l’agrément, du plaisir, de l’entrain, pour vivre la situation, le moment. La commensalité, avec ses règles et ses risques (Sobal, 2000) ; la convivialité, dans la trame métonymique du plaisir de manger, de partager, d’échanger. Division des termes en fait moins tranchée dans l’usage (Boutaud, 2001), même si la notion de convivialité nous est plus familière pour évoquer, sans exclusive pour la table, la chaleur des relations autour du boire et du manger, le bien-être partagé.

Difficile de se plonger dans cet univers avec le cataclysme du Covid-19 et le confinement imposé aux populations à travers le monde, stade ultime pour endiguer une pandémie brutale, menaçante. Une situation de confinement sans précédent, appliquée en France du 17 mars au 11 mai 2020, aux antipodes de l’atmosphère conviviale : un chapelet de mesures nationales et locales, de restrictions, d’interdictions, avec fermeture des bars et restaurants, magasins et entreprises « non essentiels pour la vie de la nation ». Dans un contexte de crise sanitaire, économique, sociale, de peur endémique face au virus, avec un bilan des décès quotidiennement communiqué, des mesures s’imposent : l’obligation pour la grande majorité des citoyens de rester à domicile ; des sorties limitées, sous surveillance ; les masques, la distanciation sociale, les gestes barrières. Un repli contraint et durable sur la sphère privée, reclus à domicile.

La question de la convivialité n’en devient que plus cruciale dans la situation de confinement chez soi, seul, coupé des contacts directs et liens sociaux habituels ou avec les siens, au risque d’avoir à gérer une situation d’enfermement jamais affrontée jusque-là. Cela se traduit par une forme de vie uniformisée par les règles mêmes du confinement, mais condamnée à inventer ses modalités de résilience, notamment à travers de nouvelles formes conviviales. Il se crée donc une tension entre la forme rigide et uniformisée du confinement et la pluralisation des modes d’être, en régime convivial.

Pour mettre en perspective la question et plus encore la manifestation de la convivialité, dans ce contexte si exceptionnel, il est proposé d’aborder sa pratique en confinement, en respectant deux précautions méthodologiques : par recentrage sur l’isotopie alimentaire alors que l’imaginaire convivial investit d’autres domaines de la pratique en société (Bonescu et Boutaud, 2012) ; sans réduire la convivialité à la commensalité, à la séquence du repas et du partage à table.

En première analyse, il convient de saisir la mise en tension de la convivialité en confinement, à la fois sous l’angle dramaturgique de pratiques bouleversées au quotidien par le Covid-19 et dans le cadre heuristique de la tensivité qui restitue la dynamique du champ entre les formes de la convivialité, de la table à la convivialité sociale. Une fois posé ce cadre, l’isotopie alimentaire sera retenue comme forme paradigmatique, notamment à travers deux registres figuratifs, la convivialité intra-familiale reconfigurée pendant le confinement et, autre forme résiliente, la convivialité en ligne, avec les apéros virtuels et les liens solidaires connectés, formes de reconnexions humaines autour des pratiques alimentaires. Il sera question dès lors, de considérer la convivialité non seulement dans la pluralité de ses formes, au sens figuratif, mais dans les variations modales et sensibles qui, de dispositifs en dispositions, donnent aux formes conviviales la consistance figurale d’une forme de vie. Par exemple en connectant à de nouveaux gestes ou des temporalités revisitées, de nouvelles manières d’être ou de penser le rapport aux autres, au monde.

1. Mise en tension et tensivité du convivial en confinement

La convivialité prend forme en société comme une figure sensible, c’est-à-dire l’expression ou le design d’une sensibilité qui infuse en différents domaines de la vie sociale et trouve une consistance figurale (configuration) et figurative (variations formelles) entre esthésie, esthétique, éthique (Boutaud, 2015). Ainsi s’opère, pour la convivialité, un déploiement figuratif en différents territoires, de la table à d’autres univers, comme les outils, les organisations (Illich, 1973), les interfaces numériques, les relations sociales (Bonescu et Boutaud, 2012). Déploiement et déplacement de l’isotopie alimentaire à d’autres domaines tout en gardant le caractère homogène de la figure, avec les traits invariants du partage, de l’accord ou de la commodité relationnelle, du lien actif et constructif. Cela rejoint Fontanille dans son analyse du schème sémiotique de la transparence qui « transcende les univers thématiques et les modes d’existence sociaux en leur procurant une configuration constante, qui se reconnaît d’un univers à l’autre » (2015, p. 107).

Il existe évidemment de nombreuses configurations de ce genre, avec le pouvoir d’orienter nos pratiques et de fonctionner comme topoï axiologiques pour agir au quotidien ou s’en donner une modalité de lecture. Mais la notion même de figure sensible invite à privilégier la dimension figurative de leur manifestation au cœur de la vie sociale, ce que nous avons érigé en programme entre sémiotique et communication, notamment à travers la transparence (Boutaud, 2006), la lenteur (Boutaud et Bertin, 2012), le sacré (Dufour et Boutaud, 2013), l’expérience (Boutaud, 2019), avec un intérêt tout particulier pour la commensalité (Boutaud, 2001, 2004, 2005, 2011) et la convivialité (Boutaud, 2005 ; Boutaud et Lardellier, 2002 ; Boutaud et Bonescu, 2009).

Dans le champ d’expansion figurative déjà évoqué, l’espace tensif de la convivialité déborde celui de la commensalité (Boutaud, 2005). La pandémie du Covid-19 et le confinement, par le changement même du cadre d’expérience, pour parler comme Goffman, reconfigurent totalement cet espace convivial dans son expression quotidienne. Au plus fort du rapprochement, la table constitue le foyer paradigmatique de la convivialité à domicile. Au plus étendu de l’espace convivial, subsistent en confinement des formes extérieures du contact ou du lien social, sauvegardées et plus encore idéalisées dans leur caractère résilient. En tension entre ces deux espaces, les formes conviviales reconfigurées chez soi, pendant le confinement, constituent un point d’équilibre, non rabattu sur la séquence alimentaire ou les scènes de table, ni coupé de la vie sociale, notamment via toutes les ressources numériques surinvesties dans les recherches d’interactions plaisantes, rassurantes, divertissantes.

Figure 1. Espace tensif du convivial en confinement

Figure 1. Espace tensif du convivial en confinement

Foyer convivial par excellence, la table ne s’expose pas moins aux tensions, en raison même de la proximité spatiale et des routines, des règles, des interdits, mobilisés à différents degrés de formalisme et de consentement. Toute expression des affects entre dans ce champ de proximité mais aussi de visibilité et de contagion. Un risque maximisé avec le confinement, sans liberté de contact avec le monde extérieur et sous la pression permanente d’un virus qui peut atteindre personnes, objets ou aliments.

Certes des occasions de sortie se présentent, minutées, sporadiques ou ritualisées, formulaire dérogatoire en main. Le contact s’établit alors avec les rares secteurs laissés ouverts (lieux d’approvisionnement, services, espaces médicaux) pour des questions essentielles de survie pendant la crise sanitaire. Moment d’acmé de cette convivialité sociale, le soir au balcon, à 20 heures : applaudissements, voix qui résonnent et parfois musique, pour saluer, sur le mode héroïque, le travail et le dévouement des soignants. Pour les salariés sur le front, investis dans les tâches nobles ou plus modestes (hôtes(sses) de caisse, employés de services, agents de nettoyage, etc.), en contact au non avec le public, la convivialité prend avant tout la forme de la solidarité. Il serait hasardeux, toutefois, de poursuivre sur un plan sociologique ce que nous cherchons à schématiser pour les besoins de l’analyse, au niveau sémiotique, l’espace tensif de la convivialité en confinement.

Troisième espace donc, dans une relation extensive avec l’espace privé et l’espace public, celui des formes conviviales à domicile. Elles se conçoivent en dehors de la table, dans la valorisation d’activités ludiques, culturelles, créatives, partagées, complices ou utiles, individuellement, à la décompression pour garantir le maintien de l’atmosphère conviviale en espace confiné. On sait combien les ressources numériques ont été mobilisées dans ce contexte.

Mais comme l’observe Jean-Pierre Poulain dans un entretien au Monde (31 mars 2020), en contexte de confinement « l’alimentation prend une place bien plus importante que dans la vie normale et se trouve au centre de la vie du groupe ». Et de préciser : « Dans la vie quotidienne d’une famille, la question habituelle » Qu’est qu’on mange ce soir ? » est devenue » Qu’est ce que nous mangeons ce midi et ce soir ? ». Et ce choix n’est pas si simple, parce que nous avons l’habitude d’exercer notre choix de façon individuelle au moment du repas de midi et que, désormais, il doit être négocié, construit, plus ou moins collectivement ». Foyer paradigmatique avons-nous dit, la table ne fonctionne pas en huis clos mais s’ouvre en réalité à d’autres espaces cultivant, sous d’autres formes, la convivialité. L’espace sémiotique à considérer replace alors la scène de table et la séquence du repas, dans un vaste environnement figuratif, qui préfigure ce moment (achats et choix alimentaires faits en commun, partage des tâches culinaires), le configure (mettre la table, être à table, desservir, ranger) et le reconfigure (récits et partages d’expérience avec les personnes extérieures au foyer, recherches d’informations, conseils pour innover, progresser, changer).

La table garde néanmoins toute sa charge sémiotique car elle cristallise ces opérations, à valeur de charge ou d’opportunité conviviale, et modalise, dans le cours d’action ou la dramaturgie du repas, les relations entre convives (Beyaert-Geslin, 2012). Dans sa Physiologie du goût (1825, éd. 1982), Brillat-Savarin notait déjà que le « plaisir de la table » reste supérieur au simple « plaisir de manger », car il confère au mangeur le statut de convive et le place au cœur d’un dispositif qu’il n’est pas seul à maîtriser. À charge pour lui de composer avec les éléments du cadre et les autres acteurs à table. Dramaturgie à recontextualiser, repenser, dans le cadre actoriel et spatio-temporel du confinement, en rupture avec le temps ordinaire (Desjeux et Sarrat, 2020). Se conjuguent alors les propriétés du dispositif, les espaces, les places, les positions mais aussi les dispositions des convives, plus ou moins disposés pour vivre les moments de table.

La convivialité en appelle alors à des formes de compromis entre l’ordre et la régularité d’une part, la liberté et la spontanéité, d’autre part, entre pratiques construites sans rigidité et pratiques déconstruites, sans anomie ou dérèglement du vivre ensemble. Aux formes bien établies des contraintes modales qui régissent un repas avec tout le raffinement aléthique (devoir-être/nécessité) ou déontique (devoir-faire/prescription), se substitue le jeu ouvert des interactions dynamiques (Landowski, 2013) où, dans l’imperfection même des relations à reconfigurer, le sujet se rend disponible à de nouvelles manières de faire sens, donner sens, à travers les formes conviviales. Une condition plus que jamais nécessaire en confinement. Voyons comment cela se réalise autour du repas et des pratiques alimentaires, avec des enjeux renforcés au niveau des formes conviviales à préserver, recréer, cultiver.

2. Alimentation et reconfiguration des formes conviviales

Comme il est ressorti en première analyse, la configuration de l’espace convivial recouvre de multiples modalités du vivre ensemble. Non pas des recettes commodes pour tous mais des manières de vivre qui s’accommodent dans l’espace et la durée d’une proximité contrainte, à rendre supportable et mieux encore agréable, sur l’axe de construction de la convivialité. Or avec le confinement, la modalité conviviale par excellence se forme autour de l’alimentaire : les recettes testées ou ritualisées, les préparations en commun ou à tour de rôle, les gestes retrouvés, la table partagée, les impressions échangées, les liens numériques aussi et les partages en réseaux, avec le poids actantiel des questions culinaires, alimentaires, gourmandes.

Enjeu de vie, de survie, garanti par des activités de production et de distribution pendant le confinement, l’alimentation joue tout autant comme opérateur culturel et symbolique, alors que les règles de vie en commun doivent être repensées. Dans le monde moderne d’après-guerre, jamais le capital d’attention reporté sur les provisions, les aliments, la cuisine, les repas, les goûts des uns et des autres, n’est apparu aussi fort et crucial.

Mais polyphonie et cacophonie autour du Covid-19, rendent difficile ce qu’il faut croire ou craindre, juger probable ou certain, ce qui perturbe les jugements et conduites au plan alimentaire, comme les attitudes modales des mangeurs. Loin de l’imaginaire convivial, certains phénomènes n’ont pas manqué d’inquiéter, dans leur forme disproportionnée ou leur caractère symptomatique. On observe, par exemple, une augmentation des TCA ou troubles du comportement alimentaire. Le confinement altère les liens intra-familiaux. Les journées condamnées à la vacuité, mal préparées au télétravail ou rythmées par la répétition des tâches, la régularité des repas, la réification d’activités mécaniques, dans un même lieu, sur une longue durée, fait prendre le risque de tensions ou conflits intra-familiaux.

Troubles pressentis dès la ruée sur certains produits, avec la frénésie de près de 40 % des français pour constituer des stocks alimentaires. Selon le cabinet Nielsen, durant la semaine du 9 au 15 mars 2020, les ventes dans la grande distribution font un bond de 38 % par rapport à la même période 2019. La farine (+206 %) ou les pâtes (+196 %) voient leurs ventes exploser. C’est la ruée vers l’œuf : 611 millions d’œufs vendus en France du 16 mars au 12 avril selon l’Interprofession (CNPO). Une augmentation de 44 % par rapport à 2019, sur la même période.

De quoi ces phénomènes d’achat et de consommation sont-ils le nom ? D’abord, d’un recentrage à la fois rationnel et compulsif sur les produits jugés essentiels, de première nécessité. Avant de penser en termes de convivialité et de bien-être partagé, il faut déjà raisonner en termes de précaution, de survie. Un fil métonymique se crée entre produits dits « panique », de « précaution », de « réconfort ». Concrètement, un besoin de réassurance, en réaction à la menace du virus, à la peur, à l’inquiétude que nourrit le confinement pour soi et ses proches. Les chiffres mortifères du Covid-19, comme les discours alarmants et plus encore contradictoires, avec le grand raout médiatique autour de la chloroquine, auront pour effet de renforcer le capital symbolique des aliments de base.

Dans une perspective ouverte à la convivialité, ces produits de base prennent une valeur inchoative, ils engagent à faire (cuisiner, manger, se faire plaisir) et totémique, ils consacrent l’être ensemble du groupe qui se reconnaît dans ce qu’il mange : « La farine, les pâtes, les œufs, le riz sont des produits de base pas chers qui se conservent… Mais pour les œufs, la farine et le sucre : ce sont aussi des matières premières qui permettent de faire des aliments, comme du pain, de la pâte à pizza ou à tarte, des pâtisseries sucrées ou salées, etc. Et comme lorsque l’on est confiné, on a du temps, c’est aussi l’occasion de faire la cuisine. Pour cuisiner, c’est bien d’avoir des stocks. Ça ouvre les possibilités » (Poulain, le Monde, 31 mars 2020).

En cherchant un principe d’organisation et d’intelligibilité des pratiques ainsi mises en place avec le confinement, les formes conviviales liées à l’alimentaire peuvent se concevoir dans la dynamique et l’unité de leur champ de manifestation. Cela suppose la mise en abyme du premier schéma tensif de la convivialité en confinement, où se projette la topique du repas sur le fond d’une convivialité sociale anéantie dans sa forme courante, pour dessiner progressivement l’espace convivial spécifiquement rabattu sur les modalités d’expression de la convivialité alimentaire. En première approche, se détache la dynamique interne de la convivialité intra-familiale, avec toutes les opérations figurant dans le registre alimentaire : s’approvisionner, cuisiner, manger, participer aux tâches. Corrélativement, le contact avec la vie extérieure se donne toute liberté extensive avec les ressources médiatiques, numériques créant du contact, du lien, de la relation, de l’espérance toujours plus forte en la valeur humaine, comme résilience conviviale en situation de crise. Entre dynamiques interne et externe, se forme le schème organisateur de la convivialité, dans ses ressources et modalités alimentaires :

Figure 2. L’alimentation comme forme ouverte du convivial en confinement

Figure 2. L’alimentation comme forme ouverte du convivial en confinement

Si, en quelque manière, le confinement emmure, la nourriture tient lieu de refuge. C’est l’une des clés de la convivialité. Les activités autour de l’alimentation multiplient les sources et les formes d’une sociabilité qui se construit, s’épanouit. Tout repas, toute scène alimentaire, connaît un avant, un pendant, un après, comme activités à remplir, comme opportunités à saisir pour faire lien. La configuration des formes conviviales est l’expression de leur dimension figurative dont il faut reprendre la trame : préfiguration du repas, avec achats, provisions ; configuration du repas et des prises alimentaires à travers des choix et des préparations en commun ; figuration à table où styles rythmiques et attitudes modales des sujets entrent dans un champ de visibilité tout particulier (Boutaud, 2005 ; Beyaert-Geslin, 2012), avant que des opérations de reconfiguration de tous ces moments de convivialité en confinement ne profitent des connexions avec le monde extérieur : parler de ses expériences ; faire circuler traces et images des réalisations culinaires, des moments de partage ; remettre en perspective les manières d’être et de faire, par échanges d’informations et de conseils.

Par les conditions mêmes du confinement et le besoin d’ouvrir l’espace intra-familial sur le monde extérieur, les pratiques alimentaires se mettent plus que jamais en scène sous les formes de la convivialité en ligne, en réseaux. Sans jouer les « foodies », passionnés de bonnes nourritures et grands consommateurs de réseaux sociaux, chacun peut entretenir la fibre conviviale à travers l’infinité de connexions que le confinement libère. Instagram reste le royaume du food porn, avec les images des productions culinaires ou scènes conviviales autosatisfaites. On note l’apparition de hashtags comme #bakecorona, #coronafood, #cuisinezenconfinement, #confinementcuisine. Un phénomène se propage avec les apéros virtuels. L’apéro, terme déjà convivial dans son abréviation, se rafraîchit et se réinvente au travers des connexions. Fleurissent les Whats’Apéros, SkypApéros, ZoomApéros, bans bourguignons connectés, comme signes délectables d’un lâcher-prise... sans modération pour célébrer le lien social. Winepoetry, parmi bien d’autres, propose des CoronApéros pour trinquer avec les vignerons.

Pour la cuisine, la télévision propose déjà de nouveaux concepts d’émissions culinaires en confinement. En pointe, le rituel quotidien de Cyril Lignac sur M6, avec pour seul mot d’ordre « Tous en cuisine » : en duplex et en écran mosaïque, des téléspectateurs dans leur cuisine, appliqués à reproduire en direct les gestes du chef. Mais, versant cuisine, la convivialité se démarque aussi par des initiatives solidaires, sur les réseaux sociaux. Déjà très touchés par la crise, de nombreux restaurateurs et fournisseurs se mobilisent pour les soignants. Une simple discussion sur WhatsApp fait naître l’idée de mobiliser plus de 300 chefs privés d’activités, pour offrir des repas gastronomiques aux soignants.

Toujours en logique de réseau, en sortant de sa bulle personnelle et de son cadre privé, chacun peut se rendre utile auprès des acteurs de terrain. Pas nécessairement s’engager dans une cause mais faire un geste, déjà, à valeur de lien et de symbole. Le compte @avosgateaux, par exemple, propose aux « pâtissiers amateurs confinés » de participer à une « chaîne de solidarité gourmande », en soutien d’une cause différente d’un mois à l’autre. Il serait possible de fournir bien d’autres exemples de ces manifestations solidaires en ligne, en réseaux, qui s’étendent aux relations locales avec des fournisseurs, des producteurs responsables. Mais l’objectif est d’illustrer simplement cette forme de convivialité, dans la relation aux autres manifestations conviviales exprimées en confinement, autour de l’alimentaire.

Entre toutes les formes résilientes produites en confinement, la convivialité s’est manifestement reconfigurée, en redistribuant les priorités modales dans les manières d’être et de faire. Reste à savoir si une telle reconfiguration n’est qu’une manifestation de la réactivité en période de trauma ou si elle dessine, à travers la convivialité, une nouvelle forme de vie dont le sens s’inscrit dans la durée, le changement. Comment décrire alors cette forme de vie, dans la dynamique de sa formation qui échappe à la rigidité de la forme comme à l’émiettement dans la pluralité ?

3. De la résilience à la forme de vie conviviale : consistance figurative et variations formelles

Avec le confinement c’est bien une forme de vie qui s’impose à travers un système uniformisant de prescriptions et d’interdictions, logeant tout le monde à la même enseigne. Mais cette forme de vie, légitimement imposée aux populations, par mesure de protection sanitaire face à la propagation du virus, reste précisément attachée à la vie, à la qualité du vivre ensemble, malgré tout, plus que tout.

Dans ce contexte sous tension, jamais vécu jusque-là, il ne s’agit pas seulement de maintenir, mais de reconfigurer des relations conviviales, dans leur forme résiliente de résistance, de reconstruction, de vitalisation : bonifier le temps libre pour certains, se donner des temps de respiration et de partage pour d’autres, prendre goût à de nouvelles activités, se reprendre en main, et sur la trajectoire du pragmatique à l’ontologique, voir et vivre autrement les choses. Entre toutes ses formes d’expression et d’extension, la convivialité ne consiste pas à se reposer sur les pratiques mais à leur donner forme, vie et sens. Partager du temps, prendre plaisir à le partager, à simplement échanger ou faire lien dans l’économie des tâches, la complicité d’activités ludiques, créatives.

La question centrale, on l’a vu, se noue et se joue autour de l’alimentaire. En espace intra-familial comme dans les communications en ligne, en réseaux, la configuration de l’espace convivial englobe, comme autant de moments potentiels de partage, les séquences de préfiguration, figuration et reconfiguration des formes paradigmatiques du boire et du manger. La déclinaison des termes, avec leur coloration sociologique et anthropologique, ne laisse aucun doute sur la priorité donnée ici au figuratif dans l’approche de la convivialité.

Les traits s’en dessinent dans un champ de visibilité, de mise en forme et scène du plaisir de manger, de partager l’émotion gustative, le temps social des moments alimentaires où le lien se crée, en prenant goût aux choses et aux autres. Sans méconnaître la sociologie des représentations, l’anthropologie des comportements et des cultures alimentaires, la sémiotique fait cette proposition originale de valoriser déjà cette dimension figurative, celle qui donne forme et sens, si ce n’est forme au sens, pour communiquer. Pas des codes alimentaires, ni des chapelets de signes à égrener dans la lecture de la convivialité mais des modes et des modulations qui donnent à la convivialité sa forme englobante, ses formes vivantes et actualisées.

L’espace figuratif couvre l’étendue des pratiques dites « conviviales », de la gastronomie à la convivialité sociale (supra fig. 1), et, à l’intérieur des pratiques alimentaires, au gré des dynamiques de figuration que le confinement distribue (supra fig. 2), entre l’espace intra-familial et les communautés en réseaux (cercles familiaux, amicaux, professionnels, médiatiques). La convivialité apparaît donc sous plusieurs faces : comme figure sensible qui infuse en société ; comme espace figuratif élargi dans les séquences de la pratique ; comme forme de vie par sa consistance figurative, si l’on s’accorde avec Fontanille : « Il s’agit en somme de convertir une notion polysémique et indécise en une configuration sémiotique. Et c’est alors seulement que la configuration que nous obtiendrons aura vocation à jouer le rôle d’une forme de vie dans la société contemporaine » (Fontanille, 2015, p. 107). Au plus étendu, la convivialité sociale garde donc, en quelque manière, des traits de la convivialité de table, de partage alimentaire.

Le schème convivial prend forme à travers l’émotion gustative et le goût partagé, entre « esthésie et sociabilité » (Landowski, 1998), si ce n’est, pour marquer l’unité du sensible (Boutaud, 2016), entre esthésie-esthétique-éthique du lien véritable autour de l’alimentaire, Au-delà des variations formelles de la convivialité, d’une occurrence à l’autre, d’un registre figuratif à l’autre, il importe de retisser le lien entre ces espaces figuratifs, pour rendre compte de la consistance figurale de la convivialité elle-même.

Les propositions ne manquent pas en sémiotique pour valoriser cette dimension figurative dans la configuration des formes de vie. Les formes de l’attrait alimentaire, que la convivialité cultive, ne sont jamais hors-champ (Floch, 1995 ; Fontanille, 2008 ; Marrone, 2016). Le figuratif vient s’enrichir, dans la proximité avec l’anthropologie, des approches modales qui accordent moins d’importance à la structuration formelle qu’au jeu des modalités sensibles, des modulations et graduations (Laplantine, 2005), à la « stylistique de l’existence » (Foucault) « inséparable de ses formes, de ses modalités, de ses régimes, de ses gestes, de ses façons, de ses allures » (Macé, 2016). On mesure donc tout ce que l’on peut gagner à concevoir la convivialité dans l’unité de sa forme, sa configuration, et dans le jeu des graduations, des variations formelles restituant la dynamique de production, de figuration de l’espace convivial.

espace figural (configuration homogène)

et figuratif

(niveaux de structuration)

Modalité privilégiée

Formes résilientes de la convivialité autour du boire et du manger

nanosphère

Formes
sensorielles

cuisiner, se donner le temps de préparer, de manger, pour prendre ou reprendre contact avec des matières, des saveurs, un espace sensoriel élargi

autosphère

formes subjectivantes
expressions de soi

exprimer ses goûts, ses préférences, ses jugements, à l’intérieur du cadre alimentaire à partager

microsphérique

Formes
d’interactions directes

donner sens au partage des tâches ; vivre au mieux les moments d’interaction autour du boire et du manger, en proximité réelle ou virtuelle

mésosphérique

formes discursives,
en circulation sociale, médiatique

échanger ou collecter des informations, des conseils, des récits d’expérience qui confortent l’image et la valeur du partage alimentaire

macrosphérique

formes sociales,
sociétales

voir dans le confinement l’occasion de penser autrement les pratiques alimentaires, la vérité des produits et des relations avec les acteurs sociaux concernés

métasphérique

formes symboliques,
sacralisées, idéalisées

associer à la convivialité la valeur et l’image du vivant, de l’humain, du lien véritable et du « nourrissement vital » (Jullien)

Dimensions figuratives de la forme de vie conviviale en confinement

Pendant le confinement, opérateur de changement à subir et à vivre, la résilience se réapproprie l’espace ainsi reconfiguré, redonne goût au vivre ensemble, à travers les formes conviviales à recréer, à réinvestir. Le champ figuratif de ces nouvelles pratiques vient non seulement meubler l’organisation de ce temps confiné mais encourager d’autres manières de voir et de faire, de nouvelles modalités d’être. Prises de conscience, peut-être, mais pour rester dans l’ordre du figuratif, projection dans la durée, au-delà du confinement. Ces formes conviviales ne se réclament pas nécessairement d’une idéologie, avec une profession de foi engagée pour l’alimentation, ou d’une éthique, attachée à promouvoir les pratiques vertueuses du « bien manger ». Sans sous-estimer ces dimensions, les formes conviviales se déplacent de l’idéologie et de l’éthique vers l’esthétique des formes relationnelles, comme variations formelles à l’intérieur d’une forme de vie, la convivialité, avec sa consistance figurative (formes expressives) et sa configuration homogène (forme unifiante, au-delà des manifestations particularisantes).

Le confinement entretient, par réaction, la reconnexion au social. On rêve de retrouver, au-delà de la sphère privée, les espaces privilégiés de la convivialité sociale, bars et restaurants, spectacles, événements sportifs, culturels. Mais si la résilience opère, la convivialité prend épaisseur et profondeur sur le temps long, avec un degré de conscience plus aigu pour chacune des modalités assurant sa mise en œuvre : se reconnecter à soi et aux autres par de simples gestes culinaires, un partage de saveurs, de savoirs, de recettes, des plaisirs de table, tout ce qui a pu gagner en densité dans le temps du confinement. Lien étendu à tous ceux que l’on reconnaît plus que jamais dans l’économie sociale de la convivialité, sur le front de la qualité alimentaire : producteurs et fournisseurs locaux, commerces de proximité, acteurs du marché disposés et disponibles pour des relations directes. Autant de signes proxémiques, qu’après la distanciation sociale la convivialité est recherchée dans la proximité spatiale et affective, avant de s’ouvrir, à toutes les boucles figuratives de sa manifestation en société.

Certaines pratiques s’éteignent d’elles-mêmes avec le déconfinement et le retour à la vie normale. Pas vraiment de justifications pour maintenir les apéros virtuels mais des initiatives se développeront de toute évidence sous les formes de convivialités en ligne, en réseaux, sortant des logiques de promotion personnelle ou de promotion marchande. De toutes les bonnes résolutions prises en confinement, autour des pratiques et du partage alimentaires comme source de plaisir, de lien véritable, combien vont perdurer, essaimer ?

Pour que ces formes tiennent, il faut déjà « y tenir et s’y tenir » (Macé, 2016), en considération d’une forme de vie qui, entre toutes ses variantes formelles, tous ses registres expressifs et figuratifs prend forme, précisément et donne sens à la moindre de ses manifestations : prendre sa part en cuisine, faire un petit plat, partager un repas, commenter un vin, trouver accord et discuter les désaccords autour du goût, en parler autour de soi, voilà autant d’opérations en apparence isolées et dérisoires si un halo figuratif ne venait envelopper la forme de vie de la convivialité, ouverte à toutes ces entrées. La dynamique des formes conviviales se situe dans l’articulation entre la configuration globale de la forme de vie, une forme qualifiée (Macé, 2016) à laquelle on tient pour s’orienter dans la vie, et, dans les pratiques, les manifestations locales qui relèvent de cette configuration, avec liberté pour le sujet de les varier, de les moduler à son gré ou selon les moments.

Barthes en avait déjà l’intuition dans sa « psycho-sociologie de l’alimentation contemporaine » : « La nourriture tend sans cesse à se transformer en situation » (Barthes, 1961, p. 986). Et inversement, toute situation se prête, dans l’ordre de la figuration sociale, par sa dramaturgie même, à une mise en scène alimentaire, de l’ordinaire le plus simple à la sophistication la plus poussée. Toute situation coupée de cette sociabilité du goût et du moment alimentaire, déshumanise le mangeur solitaire ou isolé : « Il n’est d’aucune table, il n’est d’aucune communauté de mangeur » (Masson, 2004). Un risque évalué et parfois corrigé en situation de confinement.

Mais dans les situations les plus courantes, et celles reconfigurées dans les formes du convivial en confinement, au-delà de la figuration des aliments se joue la figuration des mangeurs, rassemblés autour d’une table ou des éléments qui composent le boire et le manger. La convivialité s’entretient alors avec le supplément d’âme des matières consommées et des gestes de consommation, de partage. Espace matériel et immatériel d’interactions où s’opère, selon Landowski, la « supraconductivité » des goûts : « Partagés ou non entre sujets, ils interviennent comme s’ils étaient l’équivalent de l’énergie qui, en circulant à l’intérieur de la matière, rapproche ou éloigne les corps les uns des autres » (Landowski, 2013, p. 27). Dans cette perspective interactionniste, les éléments du boire et du manger ne se conçoivent plus seulement comme objets et matières, mais eux aussi comme des « corps » (p. 21), avec leur dynamique de présence dans l’échange.

Préparations culinaires, biscuits ou desserts maison, apéros virtuels, moments de table, toutes ces occasions ont pris ainsi, avec le confinement, épaisseur humaine et valeur de symbole bien plus forts et signifiants qu’en temps ordinaire. Dans la situation majoritaire de repli domestique et à défaut de toute occasion de restauration en société, les moments de partage alimentaire, en préparation, en consommation, en discussions et occupations, ont pris une dimension conviviale d’une autre nature. Au-delà des petits plaisirs du quotidien, la recherche du convivial est devenue enjeu de vie au foyer, dans la durée, et réflexe de survie face à la réalité et aux images virales du Covid-19. La convivialité a participé de la résilience. Peut-être conduira-t-elle à une prise de conscience alimentaire plus responsable, sans rien sacrifier du plaisir de partager le boire et le manger.