Aventures de la serviette
Pour une sémiotique des manières de table

Gianfranco Marrone

Université de Palerme, Centre international de sciences sémiotiques « Umberto Eco », Urbino

https://doi.org/10.25965/as.6814

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : chaînons manquants, discours, interobjectivité, niveaux de la sémiotique, socio-sémiotique

Auteurs cités : Roland BARTHES, Pierluigi BASSO FOSSALI, Pierre BOURDIEU, Jean-Jacques BOUTAUD, Nicolas COUÉGNAS, Joseph COURTÉS, Ana Claudia DE OLIVEIRA, Philippe DESCOLA, Marcel DÉTIENNE, Mary DOUGLAS, Norbert ELIAS, Paolo FABBRI, José Luiz FIORIN, Jean-Marie FLOCH, Jacques FONTANILLE, Erving GOFFMAN, Algirdas J. GREIMAS, Manar HAMMAD, Eric LANDOWSKI, Bruno LATOUR, Claude LÉVI-STRAUSS, Youri LOTMAN, Jean-Pierre VERNANT

Plan
Texte intégral

1. Renversement des attitudes et grossièreté stratégique

Note de bas de page 1 :

https://www.youtube.com/watch?v=FMKj_q9iFZY

Tout le monde se souvient de la scène du Fantôme de la liberté (1974) de Luis Buñuel1. Un groupe d’amis se retrouve dans un salon hyper-bourgeois où règne une convivialité régie par un rigide paquet de règles d’étiquette. La maîtresse de la maison propose aux invités de s’assoir en leur assignant une place précise à table (« Mme Calmet, asseyez-vous là ; Elisabeth, toi, à ton tour, installe-toi ici ; M. le Professeur, à ma droite… »), mais, autour de la table, au lieu des chaises ordinaires, on trouve autant de wc où chacun s’installe en baissant son pantalon ou en remontant sa jupe. On parle de la pluie et du beau temps ; quelqu’un allume une cigarette, quelqu’un d’autre feuillette distraitement les magazines de mode disposés sur la table commune. Le professeur, installé à droite de la maîtresse de maison au bout de la table, raconte un voyage récent en Espagne dont lui et sa femme sont rentrés avant que prévu « à cause de l’odeur insupportable – pardonnez-moi – de victuailles dans les rues de Madrid ». Tout le monde se montre visiblement dégoûté. La conversation s’oriente vers des questions environnementales (« que deviendrons-nous ? »), et l’on convient que la quantité d’excréments produite par les sept milliards de personnes qui, d’ici vingt ans, vivront sur terre, aura sur la planète un impact insoutenable. Une gamine se plaint (« maman, j’ai faim ») et se fait sévèrement gronder par sa mère (« on ne dit pas ces choses à table »). Le Professeur finit de faire ses besoins, tire la chasse, se lève, remonte son pantalon et, en s’approchant de la serveuse, lui demande tout bas : « excusez-moi, où se trouve la salle à manger ? ». Installé dans ce lieu intime, il ferme la porte à clé, descend la petite table refermable et sort d’un ascenseur un plateau déjà préparé avec de la nourriture, des assiettes, des verres et une bouteille ; il mord voluptueusement une cuisse de poulet, il croque le pain, tandis que quelqu’un d’autre – une jeune femme élégante – frappe à la porte en espérant entrer. « C’est occupé ! », dit-t-il en continuant à manger tandis qu’elle, en s’excusant, s’éloigne un peu agacée. Elle a envie de manger, mais elle devra attendre avant de satisfaire à son urgent, indicible, besoin alimentaire.

La scène est grotesque et l’effet d’étrangeté qu’elle suscite est généré par l’atmosphère d’imperturbabilité glaciale de la salle à manger – pardon, plutôt de la salle de bains collective. Tout le monde bien dans sa peau, superbement affecté. Le renversement des coutumes est à la fois évident et radical : il percute en profondeur la naturalisation des habitudes, en révélant leur relativité intrinsèque, ainsi que l’évanescence programmatique et surtout le jeu structural qui les sous-tendent. Si la convivialité s’exprime en mangeant, l’intimité s’exprime en déféquant. Et pourquoi pas l’inverse, étant donné que les deux gestes font partie du même paradigme ou, si l’on veut, d’un petit code semi-symbolique – manger : convivialité = déféquer : intimité – susceptible d’un certain nombre de commutations internes ? C’est la force rhétorique de l’hypothèse contrefactuelle (« et si l’on inversait les règles du jeu ? »), ainsi que la potentialité narrative de la double opposition déployée dans un syntagme figuratif précis.

Note de bas de page 2 :

https://www.youtube.com/watch?v=WJY2VnTcfK8. Pour une analyse plus approfondie de la scène, voir la contribution de Battistini à ce dossier.

Voici une autre scène cinématographique, un peu moins connue et décidément plus pop : celle du célèbre film de John Landis The Blues Brothers (1980), où les deux protagonistes font irruption dans un restaurant très classe de Chicago (« surtout cuisine française ») pour convaincre le maître, ancien camarade d’aventures musicales, de rejoindre à nouveau la bande de rock’n roll2. Ils se doivent de déranger, de troubler l’air « cool » de la salle, afin d’embarrasser l’ami à tel point qu’il se trouve obligé de quitter son lieu de travail pour les suivre dans leurs nouvelles péripéties rocambolesques. Quelle est la stratégie rhétorique adoptée ? C’est vite dit : c’est l’incivilité totale, c’est-à-dire l’infraction systématique des principales normes et manières de table, du savoir se comporter dans un élégant restaurant étoilé. Ainsi, les frères du blues ajustent leur serviette au col, sifflent bruyamment pour appeler le serveur, commandent un dîner pantagruélique, boivent du champagne dans le verre à vin rouge, mangent la bouche grande ouverte, se nourrissent l’un l’autre, rotent volontiers, etc. Par ailleurs, on nous apprend à travers les plaintes de l’un des présents qu’ils « puent à vomir ». Et ils proposent, de surcroît, au vieux monsieur très élégant de la table d’à côté d’acheter en lot sa femme et ses filles. La musique de fond jouée au restaurant ne fait qu’accentuer l’embarras général : tous les bruits produits par les deux hommes crissent comme des pneus sur les airs XVIIIe siècle joués par le violon (qui, du point de vue paradigmatique, s’oppose au blues effréné dont les protagonistes sont les porteurs malsains). Toute la gamme des dimensions sensorielles propres à l’étiquette conviviale est renversée (vision, audition, olfaction…) ; de même, le bon usage des objets de table est transgressé (verres, couverts, serviettes…), sans parler des règles les plus communes du savoir-vivre : « chez nous », on n’achète pas les proches d’autrui… La bande se reconstitue ainsi et, par présupposition, l’incivilité systématique se révèle être une puissante stratégie de persuasion.

Voilà deux scènes aussi différentes quant au genre cinématographique que complémentaires en tant qu’expériences exemplaires de pensée sémiotique. Elles nous permettent d’introduire ce dossier des Actes sémiotiques, qui condense les premiers résultats d’une recherche longue et complexe sur les formes de la convivialité, à travers l’analyse des dispositifs rituels autour du manger et du boire. Voilà mises de côté les interprétations naïves de type fonctionnaliste, physiologique ou sanitaire au profit de l’évidente omniprésence d’une politesse qui se fait culture profonde ; d’un code de (bonnes) manières qui, s’insérant dans un système de valeurs partagées, fait passer ensemble éthique et esthétique par la voie étroite de l’étiquette sociale ; bref, au profit de l’épaisseur sémiotique inhérente à tout savoir vivre.

2. Du goût à la table, aller et retour

Note de bas de page 3 :

Pour une synthèse de la sémiotique de la nourriture et du goût, cf. Boutaud (2005) et G. Marrone (2016).

Au cours de ces dernières années, la sémiotique de la nourriture a connu un grand développement. En suivant les maîtres dans ce domaine (de Jakobson à Lévi-Strauss, de Barthes à Greimas, de Fabbri à Landowski et à Boutaud3), de nombreux travaux ont été effectués concernant les recettes de cuisine et les régimes alimentaires, la structure des plats et la conception des aliments, les récits gastronomiques et les valeurs gustatives, les processus esthétiques et les extases de saveurs, les langages de dégustation et les modes médiatiques. Ce qui a été moins exploré au sein de ce vaste champ de recherche, ce sont les rituels de la table, du manger et du boire, sur lesquels les historiens et les anthropologues, les sociologues et les philosophes ont longtemps concentré leur attention. Parmi les sémioticiens, certains ont reconstruit l’origine des manières de table dans les mythologies des amérindiens (Lévi-Strauss, 1968) ou la relation syntagmatique entre les baguettes japonaises et la nourriture de ce pays ; d’autres ont étudié l’opposition paradigmatique entre la coutellerie occidentale et les baguettes orientales (Barthes, 1961) ; d’autres encore ont identifié l’articulation sémantique profonde qui sous-tend les différents moments de la consommation du café (Oliveira, 1997), de la dégustation de la bière (Floch, 1997 ; Landowski, 2004) ou de celle du vin (Bordron, 2002 ; Moutat, 2015) ; d’autres enfin ont mis en évidence la structure topologique des anciennes cérémonies du thé (Hammad, 2006) ou décrit le système de tensions et de détentes qui régule l’univers informel de la commensalité contemporaine (Boutaud, 2005 ; Bonescu et Boutaud, 2012 ; Boutaud et Lardellier, 2002). Mais, tout en tenant compte des suggestions issues de ces recherches, on doit constater que beaucoup de travail reste encore à faire.

Avant de commencer cette recherche, il est nécessaire à la fois de rétrécir et d’élargir le terrain de l’analyse. Pour le rétrécir, il faudrait assumer un point de vue rigoureusement sémiotique, c’est-à-dire prendre en considération, en se tenant à bonne distance, les travaux développés dans d’autres disciplines, et notamment ceux concernant la logique de la courtoisie (objet d’une certaine philosophie du langage), la politesse (thème de la sociolinguistique) ou les règles de la conversation (sujet de la pragmatique de la communication) – des disciplines plutôt centrées sur une supposée primauté du langage verbal par rapport aux autres systèmes de signification (cf. Brown et Levinson, 1987 ; Watts, 2003). On pense aussi à la théorie de la distinction sociale enracinée dans le goût (Bourdieu, 2005), à la microsociologie goffmanienne autour de la vie quotidienne en tant que représentation théâtrale (scène/arrière-scène, etc. ; Goffman, 1997), ou à toute la littérature historico-sociologique portant sur le « bon ton » ancien ou moderne, sur le savoir-vivre, sur les bonnes manières et sur les étiquettes (aa. vv., 1994 ; Lacroix, 1990 ; Lebensztejen, 2004 ; Turnaturi, 2011). Un auteur comme Norbert Elias (1969), par exemple, ne peut pas ne pas être considéré comme pertinent pour nos questions, à condition d’en tirer des conclusions sémiotiques – implicitement présentes dans ses écrits bien connus sur le procès de civilisation et sur les habitudes de cour à l’époque du Roi Soleil. De même, il serait sans doute intéressant de relire avec un regard sémiotique certains textes narratifs (littéraires, cinématographiques, etc.) sur les bonnes manières, où celles-ci deviennent matière à récit, en contribuant activement à la syntaxe actantielle et surtout modale (cf. Montanari, 1992 ; Scarpellini, 2012). Enfin, last but not least, il y a le thème philosophique de l’hospitalité que la question de la politesse à table ne peut pas ne pas convoquer (cf. Montandon, 2002). Structurellement, c’est-à-dire en inversant le point de vue, il faudrait aussi rendre compte des processus complexes et souvent contradictoires de réaction à l’étiquette et à la politesse (Silvin et De Premont, 1980), en les sémiotisant comme autant de dispositifs rhétoriques à même de construire l’immédiateté et la spontanéité, la naturalité et la naïveté comme effets de sens plus ou moins efficaces.

Note de bas de page 4 :

Cf. aussi la question du « discours programmateur », Basso Fossali (2020).

Pour élargir le terrain, une sémiotique des manières de table doit être corrélée à la sémiotique du goût, de la nourriture et de la cuisine, en convoquant aussi d’autres thèmes de la sémiotique générale. Travailler sémiotiquement sur les manières de table signifie étudier le territoire qui met en communication, en les distinguant, grammaires et textes (Lotman, 1990) : c’est-à-dire, d’un côté, une codification déontique des manières de table dans les manuels4 et dans l’étiquette et, de l’autre, les manifestations sociolectales et idiolectales des comportements de table – ou, mieux, les différentes formes de convivialité mises en place dans la vie quotidienne (où, structurellement, même le fait de manger dans la solitude est concerné). Il s’agit du champ des attitudes, pertinentes sur le plan anthropologique, et de leur représentation littéraire, picturale, cinématographique, médiatique, etc. : temps, espace et acteurs articulent les comportements dans la salle à manger de la maison (peut-être devant la télévision), au bar, au pub, au café, à la taverne, au restaurant, dans les bons salons, dans les cantines d’école ou d’entreprise, dans les salles d’hôpital, dans les refuges monastiques, dans les prisons, dans les foires, dans les fêtes de la gastronomie et du vin, dans les barbecues du dimanche, qui constituent différentes formes de valorisation, de narration, de thématisation et de figurativisation, voire des formes de vie à part entière (pauses gourmandes, régimes amaigrissants, végétariens, paléolithiques, fruitiers...). En ce qui concerne les acteurs, il suffit de penser par exemple au rôle thématique de l’« amphitryon », l’hôte qui régule, sur la base de valeurs qui le transcendent, les relations entre les convives et entre ceux-ci et les plats servis à la table ; ou, en ce qui concerne le temps, à l’ordre chronologique du service ; ou bien encore, pour l’espace, aux critères sémiotiques des placements à table.

Note de bas de page 5 :

Sul la notion de interobjectivité, cf. Landowski et Marrone (éds.), 2001.

Par ailleurs, dans la recherche à développer autour de ce domaine, il faut prendre en compte d’une part les situations de renoncement programmatique à la table ou au comptoir, telles que le dîner debout, le repas dans la rue, le happy hour ou l’amuse-gueule. D’autre part, il est nécessaire de se plonger dans l’étude des gestes apparemment insignifiants et des systèmes intersubjectifs et interobjectifs5 qui les sous-tendent. En voici quelques-unes des variations possibles : manger en famille, au travail, seul ou avec des inconnus (grandes tables de taverne) ; partager la nourriture autour d’une même assiette ou de plusieurs ; manger debout, assis, accroupi, couché (triclinium), sur une table haute ou au comptoir ; sur une table basse avec un pouf, sur une table standard entourée de chaises ou de petits fauteuils, sans oublier la forme physique de la table (rectangulaire, carrée, ronde) et les différents types de « service » (français, russe...) qui intègrent ces éléments dans un ordre rituel plus large, ainsi que la proximité des tables entre elles (éloignées, proches, attachées) et leurs dimensions (grande, moyenne, petite).

Les objets (verres, couverts, serviettes de table...) jouent un rôle déterminant, tout comme les rapports qui s’établissent entre eux (nappe vs serviette vs rideau), avec le corps (fourchette vs doigts, jamais le couteau à la bouche) et bien sûr avec les aliments (viande vs poisson). Sans parler de la relation, aussi variable que répandue, divan-nourriture-télévision. En ce qui concerne l’intersubjectivité, essentielle, on peut évoquer la question de la conversation à table. Cela ouvre tout un espace ethnosémiotique et sociosémiotique composé d’histoires didascaliques (faire-vouloir) et non éducatives (ne-pas-vouloir-faire), de valeurs sociales (civilité, bonne éducation, étiquettes et leurs transgressions) et de dispositifs biopolitiques concernant les contraintes imposées à un corps social « éduqué » pour être à table et pour « bien manger » avec autrui (postures, bruits...). De ce point de vue, le rôle des enfants en tant qu’acteurs à éduquer, à valoriser et à transformer positivement est fondamental. En lisant les manuels de bonnes manières, on comprend par exemple très clairement le système de relations silencieuses entre ce qu’Elias (on le verra, de manière tout à fait ethnocentrique) a appelé « civilisation » et ce qui lui est opposé (l’animal et son instinct, le sauvage, le cannibale, le paysan, l’ouvrier...). De même, il est nécessaire de reconstituer les homologies possibles entre les manières de table et les beaux-arts (majeur et mineur), c’est-à-dire le système plus large d’esthétisation de la vie quotidienne (et de l’« extraordinaire ») au sein duquel la nourriture socialisée et culturalisée trouve ses formes de sémiotisation.

D’une certaine manière, on pourrait dire que la question des bonnes manières met en œuvre, dès le début, une sémiotique des cultures et une socio-sémiotique du contemporain, éléments décisifs, et constitutifs, d’une théorie plus générale de la signification. Du reste, le « beau geste », étudié par le dernier Greimas (1993 ; cf. aussi Fontanille, 2015), ou la reconstruction du cérémonial politique des décabristes russes proposée par Lotman (1999), sont autant d’exemples de la manière dont certains phénomènes liés à la politesse, qui à première vue sembleraient des détails, peuvent facilement déboucher sur des problèmes philosophiques de grande importance.

3. Niveaux de recherche

À partir de ces considérations, et à la lumière du dossier que nous présentons, il semble opportun d’identifier les thématiques convoquées dans cette recherche sur les manières de table, à partir de quatre niveaux fondamentaux de la science de la signification structuralement orientée – épistémologique, théorique, méthodologique et empirique –, sans oublier que, au sein des processus historico-culturels effectifs, ces thématiques et ces niveaux se présentent toujours dans une heureuse imbrication sémiotique.

a) Niveau épistémologique

Pour entamer la recherche, il est nécessaire d’effectuer quelques simples choix épistémologiques de fond et, au cours du travail, de convoquer une veille philosophique anthropologique sur la démarche. Qu’entendons-nous par « bonnes manières » à table et, en général, par « étiquette » et par « rituels » de comportement ? Une réponse à ces questions demanderait un texte critique à part entière, et très volumineux. Ce que nous avons dit jusqu’ici ne manque pas de rendre problématique la définition claire et nette de ce genre de phénomènes en même temps sociaux et historiques, mais aussi sémio-culturels. En ce qui nous concerne, il faut tout de même expliciter la position épistémologique à partir de laquelle le regard sémiotique peut et doit commander le travail d’analyse et d’interprétation. En effet, la perspective sémiotique seule ne suffit pas : elle peut se référer à des positions philosophiques différentes sur le rapport entre nature et culture, sur l’idée même de « culture » et, partant, sur le corps, les instincts, les affects, les passions et, parallèlement, sur la socialité et la socialisation, la civilité, l’intersubjectivité, l’agrégation sociale et les formes rituelles qui en découlent. Puisque nous nous intéressons aux types de comportement à table (expression) et à leur valeur sociale (contenu), et par conséquent aux impositions somatiques et aux systèmes de sens qui les sous-tendent ou les accompagnent, aux instincts et à leur éventuelle régularisation ainsi qu’à l’intercorporéité, il faut bien s’entendre sur ce que nous appelons, par exemple, « instincts » : ont-ils une origine « naturelle » et une valence universelle ou, au contraire, ont-ils toujours été culturalisés et donc différents selon les ethnies, les périodes historiques et les sociétés ? Une décision a priori sur ce que l’on entend par nature, par corps, par intersubjectivité et par intercorporéité se révèle ainsi opportune.

De même, puisque ces rituels – depuis ceux des grandes Cours de la Renaissance et ceux des monarchies absolues jusqu’à la table bourgeoise, mais aussi petite-bourgeoise et ouvrière (cf. les travaux de M. Douglas, 1982) – ont fonction de modèle, il faut identifier les directions, et donc le sens, que peuvent emprunter les formes mimétiques des manières de se tenir à table, de consommer boissons et nourriture, de vivre la commensalité et, le cas échéant, la convivialité. Qui, en somme, imite qui ? Cette mimésis des comportements d’autrui, cette reprise de l’étiquette, ne serait-elle pas plutôt à comprendre comme une forme de traduction intersémiotique qui, transposée à un autre système de signes, en modifiant l’expression tend à modifier, du moins partiellement, aussi les contenus ? Accepter, par exemple, un usage plus ou moins « poli » de la serviette, n’est-ce pas aussi décider, en amont, de la valeur sacrée à attribuer, en général, à la propreté de la table ? La serviette (nous y reviendrons) est une forme résiduelle des ablutions sacrées qui précédaient les anciens banquets grecs ou latins. Les invités de Trimalcion prenaient un bain avant de s’allonger sur le triclinium, de manière à signifier le respect qu’ils avaient pour la nourriture qu’ils allaient consommer, et d’en remercier les dieux. En revanche, les commensaux des Cours des princes s’essuyaient seulement les doigts, sur la serviette justement, après avoir saisi avec leurs mains les cuisses de cerf. Étaient-ils en train d’accomplir la même opération rituelle que leurs ancêtres latins ? Et lorsque, aujourd’hui, nous nous essuyons les lèvres avec la serviette avant de boire une gorgée de vin, dans quel type de rituel sommes-nous immergés ? Le même, un autre, et jusqu’à quel point ? Une définition en amont du sacré et, surtout, des relations entre sacré et profane semble dès lors nécessaire.

Ces définitions préliminaires, disons-le d’emblée, ne visent pas à accréditer l’une ou l’autre thèses philosophiques, mais à clarifier ce qu’il faut retenir et ce qu’il faut considérer comme non-pertinent, ainsi qu’à définir les questions qu’il faut poser aux textes et aux discours et celles qu’il n’est pas pertinent de leur poser, afin de pouvoir passer ensuite aux autres niveaux de la recherche. Pour reprendre l’exemple précédent, en étudiant les usages de la serviette, vers où doit-on orienter le regard ? Vers ses rapports paradigmatiques avec les ablutions sacrées ou plutôt avec la nappe, avec les bassins pleins d’eau à côté de l’assiette, avec les serviettes parfumées pour s’essuyer les doigts après avoir saisi le homard ? Encore autre piste de recherche : doit-on se demander d’où vient la prescription du placement de la serviette selon son usage – autour du cou, sur l’épaule, sur les genoux, sur la table ? Seule une décision en amont sur le sens profond de la pureté et du danger – pour citer encore M. Douglas (1970) – et, parallèlement, sur la valeur à attribuer aux différentes parties du corps, est à même de nous orienter dans la recherche.

En revenant au grand travail d’Elias, incontournable pour notre propos, il faut indiquer très clairement l’horizon théorique de ses réflexions sur le procès de civilisation, et le discuter. Il s’agit, comme il a été remarqué à plusieurs reprises – et comme d’ailleurs Elias lui-même le reconnaît –, des théories freudiennes sur le malaise dans la civilisation. Le procès de civilisation – seul et unique, à valence universelle – y est conçu comme un chemin évolutif où chaque pas vers la civilisation humaine implique un geste de répression des activités instinctuelles, animales et naturelles de l’homme, ce sujet composé de chair et d’âme, de corps et d’esprit, mais surtout traversé par une agressivité fondamentale. Plus on avance vers la culture, dit Freud, plus on réprime la nature : c’est ce qu’Elias accepte comme principe de base – justement, comme présupposé – de son travail sur les bonnes manières dans les Cours françaises de l’âge classique. Il s’agit d’une sorte de biopolitique ante litteram qui, de Freud à Elias et à Luhman, arrive jusqu’à Foucault et à ses épigones. L’histoire, dans ce cadre, est décrite comme un processus linéaire de domestication des instincts, de contrôle de l’agressivité, de redimensionnement du plaisir qu’elle procurerait à l’homme animal, violent par nature. Domestication qui serait entreprise surtout dans les classes aisées, aristocratie et similia, pour descendre dans l’échelle sociale – progressivement, en retard et toujours de manière partielle –, jusqu’aux classes inférieures. Ainsi fonctionnerait par exemple le « bon usage » des sons, c’est-à-dire comme une annulation progressive des bruits corporels – et, spécifiquement, du manger (mâcher, boire…) – , des bruits des ustensiles et des assiettes, et ce d’un point de vue aussi bien diachronique (la progression linéaire de l’histoire) que synchronique (la mimésis des modèles « hauts » dans les classes plus « basses »).

Note de bas de page 6 :

C’est nous qui traduisons (N. du t.).

Veut-on accepter cette perspective philosophique comme présupposé de notre dossier ? Trop d’éléments nous l’interdisent. Premièrement, comme tous les historiens l’ont remarqué auparavant, « ce procès [de civilisation] n’a pas été linéaire, mais il s’est développé par des agrégations successives dans un grand melting pot, par un vaste bricolage auquel ont participé des mondes socialement différents », et ce surtout « à un moment historique où l’ancienne cour de la Renaissance – la plus fertile productrice de modèles de comportements – épuisait sa fonction, perdait son leadership politique et culturel, jusqu’alors maintenu » (Bertelli et Calvi, 1985, p. 12)6. Cette remarque est encore plus fondamentale pour une sémiotique des cultures, par définition exempte de tout ethnocentrisme plus ou moins masqué. Deuxièmement, comme on le sait depuis longtemps grâce aux anthropologues, il faut considérer que ce qu’on appelle les « instincts », le corps en général, et encore plus les passions, ont toujours et immédiatement été socialisés, culturalisés, et qu’aucune supposée nature universelle n’est donnée – sauf comme hypothèse théorique propre au réductionnisme naturaliste qui cache mal, encore une fois, un ethnocentrisme de fond. La nature est culture, ou mieux, l’opposition nature/culture, pourtant valable comme catégorie sémantique profonde et fortement diffusée, n’a aucune valeur universelle. La sémiotique a depuis longtemps pris acte de ce fait, du moins à partir des travaux de Descola (2005), d’Ingold et de Viveiros de Castro – cf. également Latour (1999) –, dont elle accepté la plupart des thèses (cf. Marrone, 2011, 2017 ; Fontanille et Couégnas, 2018).

Nous sommes-nous trop éloignés de notre objet d’étude ? Peut-être, mais cela en valait la peine. Le détour nous a permis de mettre en évidence le fait que la notion même de « politesse » (à table comme ailleurs) telle qu’elle a été théorisée plus ou moins explicitement au fil du temps est chargée d’ethnocentrisme, et qu’il faut donc la manier avec précaution afin de la repenser en termes sémio-culturels comme un effet de sens produit grâce à des dispositifs discursifs plus ou moins complexes. Ainsi, l’idée de traduction entre systèmes de sens que nous avons évoquée prend toute sa valeur de geste stratégique pour mieux comprendre les comportements et les activités mimétiques qui en découlent (Fabbri, 2000). De même, la question de l’adaptation du sujet aux rituels de courtoisie qui le conduisent à un faire somatique précis – appréhendé aussi bien comme résultat de l’évolution des coutumes que comme mimésis sociale – est à repenser en termes non pas de contrainte mais plutôt de construction. Non pas comme répression mais comme formation, conformément au postulat hjelmslévien selon lequel la substance initiale (de l’expression et du contenu) peut être saisie et dite seulement après-coup, une fois qu’elle a été doublement formée pour devenir substance (de l’expression et du contenu). Le purport, exactement comme la chose-en-soi kantienne, est purement pensable ; c’est pourquoi il n’est rien d’autre que la condition de possibilité de la traduction, qui peut avoir lieu uniquement à partir d’une comparaison entre des langues ou des systèmes de sens différents. C’est seulement à la fin de cette comparaison qu’il peut être vaguement désigné. Il en va de même pour la corporéité : comme Mauss, entre autres, nous l’a appris, les différentes cultures ont des techniques diverses pour forger le corps. De sorte qu’un corps zéro, naturel ou originaire, se donne seulement comme hypothèse, comme un « noumène » qu’aujourd’hui, disons-le au passage, beaucoup d’études en philosophie du langage et en sciences sociales transforment cependant en une donnée de fait : c’est le réductionnisme naturaliste dont on parlait plus haut, et par rapport auquel ce dossier préfère prendre des distances.

Il n’y a donc aucune linéarité dans les procès de civilisation (au pluriel justement) ni aucune descente dans l’échelle sociale en ce qui concerne l’imitation des rituels de la politesse. L’histoire est plurielle ; la société est articulée. De même que dans la première on peut aller de l’avant comme vers l’arrière, en prospectant le futur à partir du passé et inversement, de même les hiérarchies sociales se font et se défont sans cesse, par des passages continus dans toutes les directions.

Pour revenir à notre objet d’étude, les bonnes manières à table peuvent aller, selon les périodes historiques et les cultures, tantôt vers une crispation des coutumes, tantôt vers leur distension. Dans les termes de Lotman, il y a des périodes qui grammaticalisent et d’autres qui textualisent. La nôtre, on le sait, textualise d’abord, en multipliant d’en bas les gestes et les phénomènes originaux, soi-disant nouveaux et résultant d’une invention déréglée ; puis, elle tend à grammaticaliser, en proposant des modes et des motifs d’invention. En ressortent souvent des créatures étranges, cathédrales de signes et de discours, complexes architectures de formes de vie.

Au sujet des manières de table, un exemple suffit, que nous reprenons de Jean-Jacques Boutaud (2005). En essayant d’articuler l’espace complexe de la commensalité contemporaine, il est possible selon Boutaud – et tel que le montre son article dans ce dossier – de projeter sur un schéma tensif les axes qui opposent, d’un côté, l’intimité à la socialité (intensité) et, de l’autre, la simplicité au faste (extensité). Il en résulte une multiplicité de positions différentes, qui tirent leur signification des relations paradigmatiques. Ici, il est évident que l’étiquette liée au manger se déploie en deux paliers différents : celui, interne, des occurrences singulières, chacune différente de l’autre (de sorte que, par exemple, la manière de se comporter dans un buffet sera très différente de celle adoptée dans un déjeuner d’affaires ou dans une dégustation gastronomique) et celui, externe au système dans son ensemble, qui dispose d’un véritable mécanisme méta-sémiotique où, justement, la politesse actuelle met en enjeu le gradient d’« intimité/socialité » croisé avec celui de « simplicité/faste ». Comme dans tout schéma tensif, les valeurs et les valences dont les commensaux, variablement conscients, sont souvent de parfaits utilisateurs, se déploient simultanément :

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Note de bas de page 7 :

Cf. Marrone (2017, chap. 1).

Après avoir rappelé, en guise de préliminaires, ces positions épistémologiques de fond, on peut maintenant passer aux autres niveaux de la recherche et, surtout, à ce que nous avons laissé en dernier lieu (mais qui est loin de l’être en termes d’importance), à savoir le niveau empirique, celui où l’on trie les objets sémiotiques, les textes à re-textualiser7. Si dans le détail il est possible de retrouver la totalité (de sorte qu’une serviette peut témoigner de tendances anthropologiques significatives plus ou moins oubliées), le contraire est vrai aussi : c’est seulement à partir d’une clarification épistémologique que l’on peut sélectionner les axes pertinents pour une recherche aussi vaste que la nôtre.

b) Niveau théorique

Une théorie sémiotique des manières de table doit faire face à d’autres difficultés. La première concerne le positionnement de la politesse par rapport à d’autres codifications du comportement social et individuel, et notamment à celles de l’éthique et de l’esthétique. L’étiquette est-elle une petite éthique, une morale réduite à quelques principes éphémères d’action et de passion ? On pourrait répondre positivement car, pour fonctionner, elle doit entretenir des relations très proches avec la sphère de l’esthétique, ou mieux, de l’esthétisation de la vie quotidienne. C’est le principe greimassien bien connu du « beau geste », à savoir le comportement idiosyncratique qui transgresse, pour des raisons d’élégance, les schémas d’action canoniques – déterminant, par exemple, qu’à une performance réussie doit suivre une sanction adéquate –, de manière à resémantiser la morale sociale (suffit-il de risquer sa vie pour faire sienne une demoiselle ?). De même, « tendre l’autre joue » c’est mettre en question, par un geste minuscule, l’ancienne loi du talion. L’univers des bonnes manières est, au fond, une mine de beaux gestes.

Un grand nombre de préceptes de comportement à table sont, en ce sens, des gestes purs qui font étalage d’élégance et de discrétion, de mesure et de finesse, de modération et de calme, mais surtout de respect pour l’autre dans une atmosphère d’hospitalité amicale ; des gestes qui, ce faisant, stabilisent (ou, le cas échéant, remettent en question) un ordre social. Ainsi, le respect absolu pour le genre féminin à table (les femmes s’installent les premières, se lèvent les dernières, se servent les premières ; il faut les amuser avec une conversation plaisante, etc.) finit par confirmer leur supposée infériorité génétique, celle du « sexe faible » qu’il faut choyer, protéger, glorifier pour le contrôler. Voici deux exemples, parmi beaucoup d’autres :

Note de bas de page 8 :

Nous n’aborderons pas ici la question du lecteur des manuels de bonnes manières ni celle de l’énonciateur inscrit dans ce genre de textes ; questions que nous renvoyons à un examen ultérieur. Mais les deux exemples cités montrent déjà que l’énonciateur est presque toujours de genre masculin. Il faut savoir « traiter » les femmes…

L’homme qui escorte une femme à table, l’y installe commodément, lui avançant ou lui reculant sa chaise […] Il ne prend place qu’après l’avoir fait s’assoir. Il l’entoure des mêmes soins dans tout le repas, il voit si elle est pourvue de tout ce dont elle a besoin, elle est tellement prévenue qu’elle n’a jamais à demander de l’eau ou toute autre chose (Staffe, 1989, p. 149).
 
La signora seduta accanto a voi ha diritto a tutto il vostro impegno nella conversazione. Badate agli argomenti : dovrebbero essere lievi e vivaci, tali da rendere l’intrattenimento più, e non meno, gradevole (aa.vv. 1918, p. 38 tr. it.).8

Note de bas de page 9 :

Cela ne s’applique pas qu’à la table. Ainsi, par exemple, « dans un couple qui se promène sous la pluie c’est toujours l’homme qui tient le parapluie » (Sotis, 1984 : 9), ou « après un rapport amoureux non institutionnel dans un lieu fortuit, il faut toujours accompagner la femme à la maison même si la chose a été décevante et que l’on a l’impression qu’elle ne se répètera pas » (Sotis, 1984 : 8) – c’est nous qui traduisons (N. du t.).

On voit que, très simplement, le respect pour la femme présuppose son inaptitude manifeste : elle est incapable de s’assoir toute seule, elle ne connaît pas ses besoins, elle n’a pas d’arguments pour mener une conversation…9 C’est ainsi que, lorsque les femmes quittent enfin la table, les hommes bondissent de leurs chaises pour les remercier le temps qu’elles abandonnent la salle à manger ; mais, aussitôt après, il se réinstallent en sirotant du whisky ou en fumant un bon cigare pour pouvoir enfin parler aisément de choses sérieuses : de politique, d’affaires, d’argent ou… de femmes.

Or il est vrai aussi que, une fois les systèmes de politesse activés, à table comme ailleurs, les gestes tendent à perdre leur valeur et leur signification sociale (dans ce cas, la discrimination de genre) en acquérant une valeur autoréférentielle ou en renvoyant à la « bonne éducation » générique, maintenue surtout par respect réciproque. Ainsi, aider une dame à s’installer à table, la servir en premier, entamer une bonne conversation avec elle, etc., tout en connotant une infériorité féminine supposée, sont des actions qui, en fin de compte, signifient uniquement : « je suis un type bien élevé, je sais comment il faut se conduire », de sorte que la dame, en appréciant ces gestes, pensera : « quel gentilhomme ! ». Argument auquel on pourrait implacablement opposer : « oui, mais par ta bonne éducation tu ne fais que confirmer l’imaginaire qui veut que la femme soit assujettie à l’homme », etc. La confrontation d’interprétations commence ainsi à faire partie du jeu rhétorique, un jeu infini d’arguments et de contre-arguments, de simulacres et de valences sémantiques.

C’est pourquoi on dit que la politesse est l’art des apparences, d’une théâtralité aussi éphémère que demandée. Et c’est juste. À condition d’accorder aux apparences leur rôle sémiotique spécifique : non pas en les opposant à une réalité présumée, mais en les concevant plutôt comme lieu de déploiement stratégique des simulacres en jeu dans l’arène de l’intersubjectivité. Au point que le comportement cérémonial, comme nous l’avons dit, tend à se signifier lui-même dans un maximum de ritualisation ; ou que, au contraire, le sommet de l’étiquette coïncide avec la possibilité de ne pas s’en servir, de sorte que la meilleure éducation à table vise non pas à souligner les gestes extérieurs de courtoisie mais à produire un effet de sens de /familiarité/. Ce sont les snobs qui revendiquent la politesse ; les nobles n’en ont pas besoin. Comme le disent les manuels de bonnes manières, il faut faire en sorte que l’invité se sente chez vous comme s’il était chez lui. Tout est là. Un passage de Proust l’explique magnifiquement :

Aussitôt l’ordre de servir donné, dans un vaste déclic giratoire, multiple et simultané, les portes de la salle à manger s’ouvrirent à deux battants ; un maître d’hôtel qui avait l’air d’un maître des cérémonies s’inclina devant la princesse de Parme et annonça la nouvelle : « Madame est servie », d’un ton pareil à celui dont il aurait dit : « Madame se meurt », mais qui ne jeta aucune tristesse dans l’assemblée, car ce fut d’un air folâtre, et comme l’été à Robinson, que les couples s’avancèrent l’un derrière l’autre vers la salle à manger, se séparant quand ils avaient gagné leur place où des valets de pied poussaient derrière eux leur chaise (Le coté de Guermantes, cit. dans Weil, 1983, p. 140) 

Chez la duchesse de Guermantes, la princesse de Parme, la femme plus âgée dans le salon et invitée d’honneur à la soirée est, dans la fiction de la politesse, la seule et unique dame qu’il faut servir. À cette occasion, c’est elle et elle seule le personnage à qui l’on doit rendre hommage en faisant comme si, dans le jeu des rôles, le dîner avait été préparé d’abord pour elle ; tous les autres peuvent seulement la suivre. Tout est très théâtral, très réel. C’est à elle qu’on annonce le dîner par un acte linguistique dont la valeur illocutoire est aussi puissante que générique : dire « Madame est servie » (performatif) dans ce contexte, équivaudrait à dire, dans d’autres contextes, « Madame se meurt » (déclaratif). L’ironie proustienne signale en même temps l’extrême sophistication et l’absolue vacuité de la politesse, où ce qu’on dit, en soi-même sans signification, relève toujours et seulement un faire social précis, même lorsqu’il renvoie uniquement à lui-même.

Note de bas de page 10 :

C’est précisément ce que font les décabristes russes dont parle Lotman (1999).

Ainsi, si les manuels de bonnes manières prêchent en surface le respect d’autrui, la nécessité de le mettre à l’aise, de le faire se sentir, justement, comme chez lui, ces textes ne font au fond que confirmer les hiérarchies sociales – de sorte que si l’on parvient à se rebeller contre l’étiquette, on accomplit alors un « geste révolutionnaire »10. Lorsque la maîtresse de maison dispose les commensaux à table selon l’ordre qu’elle a choisi – ce qui arrive aussi dans le détournement opéré par Buñuel –, elle ne fait que confirmer fermement les hiérarchies sociales, en indiquant qui « il convient » de placer à sa droite (et c’est le « roi » de la soirée,) qui « il faut » placer à sa gauche (moins important), et ainsi de suite.

En France, les invités d’honneur sont placés à droite du maître et de la maîtresse de maison, qui président, au milieu de la table, l’un en face de l’autre. (Weil 1983, p. 140)
Alla destra della padrona di casa siederà l’ospite d’onore della serata. […] L’altro ospite di riguardo siederà alla sinistra della signora. Il padrone di casa farà invece accomodare alla sua destra l’ospite donna o più anziana o più importante, e alla sua sinistra un’altra invitata, seconda per importanza ed età. (Sotis, 1984, p. 119)

D’où le conflit interprétatif que nous avons évoqué ; ou, plus intéressant, la dialectique entre l’ensemble canonique des normes de conduite et le comportement mis en œuvre, entre le devoir-faire et le faire effectif, avec tous les écarts, les confirmations, les assomptions, les ajustements, les plaintes, les possibles renversements, mais aussi, en diachronie, les cristallisations, très fréquentes, de la praxis énonciative : à force de mettre la serviette sur les genoux plutôt qu’autour du cou, les manuels prescriront de la mettre sur les genoux, en interdisant le cou… Entre la langue et la parole, se configure ainsi le champ du discours, c’est-à-dire l’univers de pratiques micro-sociales que Barthes (2002), avec son intuition habituelle, appelait vivre ensemble. Le thème revient fréquemment dans les écrits théoriques sur la politesse, parfois en rappelant explicitement le formalisme de la morale kantienne : « Ni absolu ni perfidie, la politesse n’a pas d’autre prétention que d’établir une agréable coexistence entre les individus appelés à vivre ensemble. Elle est la première marche vers l’ambition kantienne : Agis de telle sorte que tu uses de l’humanité en ta personne comme en celle d’autrui, toujours comme fin et jamais simplement comme moyen. » (Dhoquois, 1991, p. 17).

Comme il arrive souvent dans son cas, après avoir dégagé un terrain de travail très fertile, Barthes en dit très peu. Ses notes du cours au Collège de France s’attardent plutôt sur les rythmes des repas dans les petites communautés monastiques de l’Antiquité tardive (horaires, fréquence), sur les substances (interdites ou pas), sur les pratiques de consommation de la nourriture (l’horreur de manger seul, les rites de communion, l’extase, la convivialité comme rencontre). Rien n’empêche d’y trouver tout de même un champ d’analyse de première importance, au moins en ce qui concerne notre dossier, vecteur de développements stimulants.

c) Niveau méthodologique

En termes méthodologiques, il conviendra de se poser la question habituelle, cruciale (elle aussi d’inspiration barthésienne) : « par où commencer ? ». À propos des manières de table, on se heurte immédiatement à la multiplicité et à l’hétérogénéité des substances de l’expression en jeu : les postures du corps, le ton de la voix et la proxémique entre les invités, les formes de la gesticulation et les dimensions sonore et visuelle, sans oublier les relations intersubjectives, la disposition des objets sur la table, les formes mêmes de la table, les rhétoriques de l’hospitalité et les dispositifs rituels, les manières de prendre les aliments, le découpage et la distribution de la viande ou la chronologie du service. Face à cette diversité, refait surface la vexata questio des langages spécifiques qui seraient à l’œuvre, avec les points d’ancrage qui leur sont propres. Cette question risquerait d’entraîner l’analyse sémiotique dans un essentialisme qui ne la concerne pas, en la faisant sortir du paradigme structural de la science de la signification.

Voilà un bon exemple de rencontre efficace entre problèmes de méthode et problèmes de contrôle épistémologique. Loin de tout substantialisme, l’analyse sémiotique devra travailler non pas sur les langages spécifiques (sonorité, gestualité, visualité…) mais sur les formes du discours de la politesse. Il faudra donc entamer l’analyse non pas du plan de l’expression (et de ses substances) mais de celui du contenu (et de ses formes), en reconstruisant, à partir des pertinences discursives, les cohérences internes d’une sémiotique syncrétique complexe : acteurs, espace, temps, thèmes, figures, etc. En fonction des choix imposés par le niveau empirique, on peut ainsi contribuer à résoudre certaines soi-disant apories à propos, par exemple, de la relation entre les textes de bonnes manières et les pratiques concrètes à table. Quels sont les principaux univers discursifs qui se déploient alors sur le plan du contenu des « bonnes manières » ? D’emblée, on peut en indiquer deux (mais d’autres pourraient émerger au cours de recherches successives) : l’ordre social, et les relations nature/culture.

Note de bas de page 11 :

Pour le sacrifice grec, cf. Détienne et Vernant (1979). Pour la réplique de ce système dans d’autres cultures, cf. la synthèse de Grottarelli (1999).

En ce qui concerne le premier, comme nous l’avons dit à plusieurs reprises, les manières de table manifestent les hiérarchies sociales en mobilisant une panoplie de moyens expressifs : les placements, l’ordre temporel du service, la distribution des aliments, etc. Ainsi, des rituels du sacrifice en Grèce ancienne (Détienne) jusqu’aux tables de la Renaissance – qui ré-émergent dans quelques rares manifestations rurales de folklore traditionnel – et au-delà, on retrouve le rôle thématique du mageiros, prêtre-sacrificateur, boucher et cuisinier à la fois, qui coupe l’animal en parties inégales, qui les cuisine au moyen de techniques différenciées, et qui les distribue enfin aux convives selon leur hiérarchie sociale : les meilleures viandes étant destinées aux rangs les plus élevés, des viandes de moins en moins précieuses étaient distribuées au fur et à mesure que l’on descendait dans l’ordre hiérarchique11. Un problème se pose alors : qu’est-ce qui vient d’abord ? La hiérarchie sociale (contenu) ou la valorisation gastronomique des parties (expression) ? Puisque nous avons à faire à la relation entre les deux plans de tout système de signification, on dira que ces deux éléments se trouvent en rapport de présupposition réciproque. La distribution des parties de l’animal tend à produire une certaine hiérarchie sociale et, inversement, une certaine hiérarchie sociale convoque une valorisation des différentes parties de l’animal. Que l’on se trouve dans les poleis grecques ou que l’on atterrisse dans une salle à manger bourgeoise du XIXe siècle, le dispositif est le même.

Ainsi, le nexus sémiotique entre manières de table et ordre social s’articule et en termes syntagmatiques et en termes paradigmatiques. Prenons le thème de la disposition des corps à table, à la croisée entre la forme de celle-ci (qui prédétermine – ou annule – les hiérarchies), d’une part, et de l’autre la disposition des plats sur elle (qui valorise tantôt le centre, tantôt les côtés, selon qui est installé devant), la manière de la mettre (placement des assiettes, des verres, des couverts, des dessous de plats, des bouteilles, des saucières…) et l’articulation temporelle du service (qui servir d’abord, et pourquoi). Il est évident qu’il s’agit de rapports syntagmatiques, in praesentia, régis par des règles de politesse précises qui permettent non seulement de confirmer l’échelle sociale ou les différences entre les genres, mais aussi de reconstituer par exemple le passage progressif de la table commune (avec une assiette commune, un couteau commun, etc.) à l’individualisme bourgeois (qui distingue entre assiette individuelle et assiette de service). De totalité intégrale, le dispositif de la table tend à se transformer en totalité partitive en rendant plus sophistiquées, et sans paradoxe, les règles de l’étiquette et les valorisations actorielles qui en dérivent.

Il devient alors évident qu’aux relations syntagmatiques entre ceux qui sont installés à table s’ajoutent les relations paradigmatiques entre ceux qui sont à table et ceux qui n’y sont pas, que ce soit parce qu’ils se trouvent dans d’autres endroits de la maison (la cuisine, le cellier, le salon) ou parce qu’ils sont totalement absents du rite convivial : les deux catégories /cuisiner-servir vs manger/ et /partage vs exclusion/ sont ici pertinentes. Encore plus intéressantes pour nous sont les figures du trinciante – acteur qui se trouve à table non pas pour manger mais pour découper au mieux la viande en parties et pour les distribuer entre les commensaux –, ainsi que les passages d’inclusion sociale – du dehors de la table à la table : pensons aux rites de passage des enfants qui, devenus adultes, sont admis à la table de famille –, ou à ceux d’exclusion parallèle – « quitte cette table ! ». Voici un cas célèbre d’exclusion tiré du Galateo de Giovanni della Casa :

Ora, che crediamo noi che avesse il Vescovo e la sua nobile brigata detto a coloro che noi veggiamo talora a guisa di porci col grifo nella broda tutti abbandonati non levar mai alto il viso e mai non rimuover gli occhi, e molto meno le mani, dalle vivande ? E con amendue le gote gonfiate, come se essi sonassero la tromba o soffiassero nel fuoco, non mangiare, ma trangugiare […] Veramente questi così fatti non meritarebbono di essere ricevuti, non pure nella purissima casa di quel nobile Vescovo, ma doverebbono essere scacciati per tutto là dove costumati uomeni fossero. (Della Casa, 2016, p. 61-62).

Nous dirons donc que la politesse se manifeste au mieux – c’est-à-dire qu’elle fonctionne à plein régime – à la frontière – franchissable, comme tout seuil – entre le plan syntagmatique et le plan paradigmatique de l’être à table.

Pour approcher le deuxième univers discursif touchant de près les manières de table – celui qui définit et règle les relations entre nature et culture –, ce que nous avons dit à propos du niveau épistémologique peut maintenant nous être utile. Il ne s’agit pas, comme nous l’avons dit, de reconstituer un hypothétique procès de civilisation allant de l’état animalier-naturel de l’homme vers celui de la civilité-culture mais de montrer comment, à l’intérieur de l’imaginaire de la table régi par les règles de la politesse, ce procès est évoqué, présupposé, dit, raconté comme une sorte de petit mythe fondateur. De ce point de vue, il est évident que les discours des manières de table et les discours sur les manières de table se croisent dans une sémiosphère commune, se renforçant mutuellement. Car toute énonciation vouée à constituer une quelconque règle d’étiquette est un geste stratégique s’opposant à une énonciation précédente par rapport à laquelle elle entend prendre des distances. Cette prise de distance est souvent motivée, justement, par un imaginaire para-évolutionniste : il faut s’éloigner de l’état bestial, instinctuel et potentiellement agressif pour devenir des personnes « civilisées », qui savent vivre ; autrement dit, qui savent comment se comporter vis-à-vis d’elles-mêmes et des autres, non seulement en reconnaissant leur statut social mais aussi, plus généralement, en partageant le même niveau d’éducation, de civilisation – argument plutôt tautologique, et néanmoins efficace. Là encore, il faut rappeler que /nature/ et /culture/ ne sont pas des états de choses mais des effets de sens sans cesse produits par le discours conflictuel et stratégique d’une politesse en transformation perpétuelle, plus ou moins rapide.

Elias (1969, chap. 4) propose de nombreux exemples où les mauvaises manières à table conduisent au rapprochement entre l’être humain et l’animal. On pourrait en indiquer bien d’autres. Erasme de Rotterdam, dans son traité De la civilité puérile (1530), s’attarde sur des détails que l’on ne trouverait plus dans les manuels d’aujourd’hui. En proposant une comparaison avec un certain nombre d’animaux, il affirme :

Il y a des gens qui, à peine assis, portent la main aux plats. C’est ressembler aux loups. […] Ingurgiter, d’un coup, de gros morceaux, c’est le fait des cigognes ou des goinfres. […] Il y en a qui, en mâchant, ouvrent tellement la bouche, qu’ils grognent comme des porcs. (cit. in Weil, 1983, pp. 149-150)

En reculant dans le temps, on retrouve le même argument chez Clément d’Alexandrie, auteur chrétien de 200 avt. J.-C. et qui, dans son Pédagogue, soutient :

On peut constater en effet que ceux qui font cela [ = tremper les mains dans les assaisonnements] ressemblent par leur voracité plus à des porcs et à des chiens qu’à des hommes. (cit. in Weil, 1983, p. 151)

D’ailleurs, les deux univers de sens – ordre social et nature/culture – sont parfois énoncés ensemble :

C’est à la table que l’être humain espère de se distinguer de l’animal, et que chaque classe sociale essaie de se distinguer de celles qu’elle considère comme inferieures. (cit. in Weil, 1983, p. 137)

d) Niveau empirique

On ne répétera jamais assez que, en sémiotique (comme du reste dans les différentes sciences humaines et sociales et, dans beaucoup de cas – à condition d’avoir assez d’honnêteté intellectuelle – aussi dans les sciences dures), l’empirie est à construire. Aucun mythe ne concernant les données empiriques, l’« objectivité » ou la « réalité » pure et dure ne peut être convoquée pour cette simple raison que la science de la signification s’intéresse aux relations et non pas aux données ontologiques, la première relation à considérer étant celle de présupposition réciproque entre expression et contenu. L’analyse des objets de sens est la reconstruction, aussi cohérente et rigoureuse que possible, d’une construction préalable effectuée au niveau de la praxis socio-culturelle, et donc une textualisation supplémentaire de textes qui circulent déjà dans la sémiosphère.

De ce point de vue, aussi étrange que cela puisse paraître, le choix de l’objet fait partie de l’analyse ou, si l’on veut, construire des corpus complets est relativement important. Ce qui compte vraiment, c’est de motiver les exclusions progressives d’autres objets, d’expliciter les pertinences enregistrées, d’expliquer les homologations sémantiques. En général, on distingue la politesse verbale, liée à la conversation, de celle non-verbale, gestuelle et somatique ; et, pour les étudier, on convoque des disciplines différentes. Or, de notre point de vue, en partant du plan du contenu cette distinction substantielle n’est pas pertinente. Ainsi, on peut se demander si la praxis à table suit les manuels des bonnes manières, ou inversement.

Une bonne méthode pour approcher le niveau empirique de notre recherche consisterait alors à retrouver, en dessous de ce que nous avons appelé le discours de la politesse, une véritable configuration narrative, celle de l’invitation, autour de laquelle, et surtout dans laquelle, une grande partie des manières de table trouve une articulation adéquate et en même temps, dans chaque cas, une motivation convaincante. La plupart des manuels de bonnes manières, dans le chapitre consacré à la table et aux banquets, construisent un imaginaire lié à l’hospitalité, et par conséquent associé : i) à un amphitryon, à la maîtresse de maison, aux invités, aux serveurs, etc. ; ii) à un laps de temps déterminé où le dîner se déploie, avec un avant (inviter, arriver à l’heure) et un après (ne pas s’attarder, remercier) ; à un espace très précis, celui de la salle à manger, avec ses points d’entrée et de sortie ; iv) à une figurativisation complexe de tout cela (mobilier, objets, vêtements, corps, etc.) ; mais aussi, en descendant de niveau, v) à de véritables programmes narratifs qui engagent variablement les actants en jeu : sujets et anti-sujets (énormément d’anti-sujets), destinateur et anti-destinateur, etc. ; vi) à un investissement de systèmes de valeurs précis au sein de multiples formes de vie ; (vii) à une mise en scène para-théâtrale (où même l’arrière-scène a son rôle) de l’être à table et, plus généralement, des comportements.

On se souvient du célèbre dicton de Brillat-Savarin : « Convier quelqu’un c’est se charger de son bonheur pendant tout le temps qu’il est sous votre toit ». Voilà un exemple flagrant de la manière dont l’hospitalité articule une narration possible, en croisant des objectifs programmatiques avec des actions et des passions chargées de valeurs sociales manifestes. Assurer le bonheur de nos invités est un objectif utopique, une tâche admirable diluée durativement (pendant tout le temps qu’ils sont chez nous) et dans un espace bien déterminé (sous notre toit). Le bonheur, cet inconnu.

Les essais qui composent ce premier dossier sur les manières de table illustrent très bien les divers modes d’approche de cette recherche qui, dans une perspective sémiotique, prend pour objet des discours, des récits, des thèmes et des figures très différents entre eux. C’est ainsi que l’on passe du film de Fellini (Isabella Pezzini) aux symboliques du repas dans quelques communautés bouddhistes (Kim Sung-Do) ; du Manuel des Amphitryons de Grimod de la Reynière (Giorgio Grignaffini) à la signification cérémoniale liée au couscous marocain (Mohamed Bernoussi), ou encore au banquet cérémonial de Buckingham Palace (Carlo Andrea Tassinari), aux interdictions liées à la dimension sonore (Emiliano Battistini), aux récentes transformations conviviales que le virus Covid 19 a déterminées (Jean-Jacques Boutaud), aux usages cérémoniaux d’un meuble tel que la crédence (Tiziana Migliore), au comportement à table des enfants d’aujourd’hui (Maria Pia Pozzato) et aux objets actuels pour faire manger les bébés (Ilaria Ventura Bordenca).

4. Une synthèse figurative

En somme, une sémiotique des manières de table peut se construire suivant plusieurs voies et commencer par des phénomènes, des aspects et des problèmes très hétérogènes. En ce qui nous concerne – pour terminer cette introduction en revenant à son début logique –, une réponse possible à la question « par où commencer ? » pourrait être : commençons par la serviette, ce petit objet auquel les manuels de bonnes manières ne cessent de s’intéresser en lui consacrant une attention en apparence maniaque. Synthèse figurative du discours des bonnes manières à table et héros relativement involontaire de son récit sous-jacent, la serviette apparaît partout liée aux isotopies les plus disparates. En voici quelques exemples.

Tout d’abord, Erasme à nouveau :

Lécher ses doigts gras ou les essuyer sur des habits est inconvenant : il vaut mieux se servir de la nappe ou de la serviette. (cit. in Weil, 1983, p. 150)

Puis, le développement de la description de ceux qui mangent « comme des cochons » proposée dans le Galateo de Della Casa, où le thème du dégoût est très persistant :

i quali, imbrattandosi le mani poco meno che fino al gomito, conciano in guisa le tovagliuole che le pezze degli agiamenti sono più nette. Con le quai tovagliuole anco molto spesso non si vergognano di rasciugare il sudore che, per lo affrettarsi e per lo soverchio mangiare, gocciola e cade loro dalla fronte e dal viso e d’intorno al collo, et anco di nettarsi con esse il naso, quando voglia loro ne viene (Galateo, 2016, p. 61)

Ou encore :

Ne pas accrocher sa serviette atour de son cou (comme cela se faisait communément il n’y a pas longtemps) mais la poser à plat sur ses genoux. Ne pas la replier quand on sort de table. (cit. in Weil, 1983, p. 154)
 
Stendetelo semplicemente sulle ginocchia, con gesti disinvolti. Il tovagliolo non deve essere usato come bavaglino. Se occorre passatelo con leggerezza sulle labbra. Non va adoperato per pulirsi o asciugarsi il viso. Quando vi alzate, lasciatelo senza ripiegarlo sulla tavola accanto al piatto. A casa propria, tuttavia, è concesso piegarlo e rimetterlo nell’apposito anello. Benché sia una norma spesso trascurata, il tovagliolo va considerato necessario anche a colazione. (aa.vv. 1918, p. 31)
 
La tavola moderna lo vuole a destra, piegato in due o a triangolo. La tradizione lo voleva appoggiato sul piatto, ma questo ormai è uso da trattoria. C’è stato un periodo in cui andavano di moda i tovaglioli di carta con fiorellini e cifre. Fate una lavatrice in più, ma permettetevi sempre il piccolo lusso di un vero tovagliolo. (Sotis, 1984, p. 118)
 
Il tovagliolo va a sinistra […]. Nelle tavole eleganti serve esclusivamente ad asciugare le labbra prima di bere – per non lasciare indecifrabili aloni sull’orlo del bicchiere –, ala fine del pasto o quando se ne ha la necessità. La piegatura classica è ‘a libro’, con l’apertura verso l’esterno del posto apparecchiato, per essere facilmente preso con due dita, aperto e disteso sulle ginocchia, all’inizio del pranzo. Lo si rimette a sinistra del piatto leggermente spiegazzato, mai ripiegato, prima di alzarsi da tavola. (Lanza, 2016, pp. 210-221)

Note de bas de page 12 :

Pour une histoire de la serviette, cf. Garbero Zorzi (1995) et Lanza (2016).

On voit que le discours sur la serviette et de la serviette est très riche et complexe : il n’y a aucun accord ni sur les fonctions ni sur les positions qu’elle doit occuper sur la table ou sur le corps. Tandis que pour les assiettes, les couverts, les verres, les plateaux, les bouteilles, etc., malgré leur démultiplication au fil du temps, il existe une certaine logique commune concernant leur disposition sur la table, l’usage de la serviette, parent pauvre de la nappe, semble hautement anarchique. Au cours de son histoire, la serviette a subi des transformations de toutes sortes, à la fois sur le plan de l’expression et sur celui du contenu, tout en restant, pour ainsi dire, toujours présent dans l’imaginaire occidental de la table12. Certains affirment qu’elle a été inventée par Léonard de Vinci, exaspéré par le spectacle des soi-disant aristocrates qui s’essuyaient les mains et la bouche sur les bords de la nappe commune, en la salissant misérablement. Étrangement, Elias lui consacre très peu d’attention.

D’une certaine manière, la serviette existait même avant de devenir telle : jadis on s’essuyait la bouche avec des tranches de pain expressément destinées à cet usage ; d’où la distinction entre « pain à bouche » et « pain à nourriture ». Déjà les Romains, depuis leur triclinium, attachaient autour de leur cou un mantellum de lin qu’ils utilisaient pour protéger leurs vêtements et pour s’essuyer les mains. L’utilisation d’une petite touaille ou d’un torchon pendu au mur semble toutefois s’affirmer autour du XIIIe siècle mais, en tant qu’objet à usage individuel, la serviette commence à circuler effectivement à l’époque de Léonard, plus ou moins. Elle servait à s’essuyer les doigts après avoir saisi la nourriture avec les mains, mais la bouche aussi, car il convenait de nettoyer ses lèvres avant de boire dans un calice commun. Dans les grandes tables des seigneurs, beaucoup de gens trouvaient confortable de poser la petite touaille sur leur épaule tandis que, dans les milieux populaires, on la roulait autour du cou. Après quelque temps, l’habitude s’installe de mettre la table en « couvrant » la place de chaque commensal avec une serviette pour chacun, et en posant sur cette dernière un petit biscuit à consommer au début du repas (sorte de geste de « bienvenue ») : d’où, semble-t-il, l’idée de désigner la place individuelle à table sous le terme de « couvert ». En tout cas, comme on le voit chez Érasme et Della Casa, la serviette – et son usage diligent – devient un signe manifeste de distinction sociale. La façon de la plier relève d’un geste artistique, à la manière des origami japonais, qui contribue énormément à l’esthétique générale de la table ; ce que l’âge Baroque va beaucoup apprécier, en multipliant les figures zoomorphes ou florales composées avec de magnifiques serviettes en lin. Sur la table on trouve alors plusieurs serviettes – outre celles destinées à chaque commensal – : celles à admirer et celles à utiliser par hygiène et que chacun doit placer sur son avant-bras, dans le pli du coude, pour ne pas les confondre. À côté de cette fonction spectaculaire, renforcée par l’art du pli, persiste une fonction très différente qui remonte, semble-t-il, aux temps anciens : dans la serviette on enveloppe les restes à emporter chez soi à la fin du banquet. Une sorte de doggy bag ante litteram. En dehors des équilibres complexes de la table préparée à la française, le service à la russe en simplifiera beaucoup l’esthétique, en permettant à la serviette de trouver enfin sa place canonique – parfois contestée –, à gauche de l’assiette. Il faudra attendre les serviettes en papier pour modifier, par la substance de l’expression, la forme du contenu : jeter la serviette après l’usage pourrait marquer, sinon sa fin historique, du moins son insignifiance sociale progressive. Il vaudrait mieux, suggèrent certaines personnes, en rester au tissu quitte à faire une machine à laver de plus.

Il y a donc de quoi nourrir la recherche : entre parties du corps, formes de l’hygiène, impératifs éthiques et esthétiques, relations intersubjectives, les bonnes manières se présentent comme une tentative de rassembler dans un seul code de comportement des matériaux très hétéroclites, où la serviette apparaît comme un lieu de convergence extraordinaire de plusieurs isotopies. Elle parcourt le corps dans le sens descendant : des épaules à l’avant-bras jusqu’aux genoux. Elle indique les parties du corps qu’il faut maintenir propres (les mains, les lèvres…). Elle change de destination et d’usage dès que la fourchette apparaît. Elle rééquilibre la symétrie minimale de la place à table : si à droite il y a cuillère et couteau, à gauche se trouvent fourchette et serviette. Surtout, elle permet d’opposer immédiatement, selon les usages que l’on en fait, les bien élevés vs les mal élevés. De plus, la serviette a une fonction énonciative de délimitation : la déployer sur les genoux signifie commencer le repas, la poser sans la replier sur la table signifie le terminer. Gestes inchoatifs et terminatifs qui, inaugurés par la maîtresse de maison, sont diligemment répétés par les autres commensaux. Du point de vue topologique enfin, la serviette est littéralement une petite nappe qui singularise l’espace du commensal par rapport à la surface commune de la table, en permettant d’individualiser chaque couvert.

Cette richesse et cette complexité de la serviette, ainsi que l’attention qui lui est consacrée par les manuels des bonnes manières (attestée d’ailleurs par les banquets dont l’histoire de l’art regorge) peuvent s’expliquer en partie, comme on l’a dit, par la valeur sacrée qu’elle conserve, liée aux rites de purification préalables à tout banquet ou repas. De ce point de vue, entre la serviette sur l’épaule et l’étole liturgique, il pourrait y avoir, par-delà la rime figurale, plus d’un lien isotopique. Il convient de se purifier pour accéder à la nourriture, mais aussi, selon l’étiquette, il faut garder une certaine propreté pendant le repas. L’obsession hygiéniste de la modernité peut être interprétée comme une sorte de sécularisation des instances sacrées liées à la pureté, la serviette étant souvent réservée à ceux qui génèrent le plus de répugnance. L’isotopie religieuse trouve ainsi des échos dans les domaines identitaire et politique. Déjà Xénophon, dans sa Ciropedia (IVe siècle avt. J.-C.), raconte que le jeune Cyrus, futur roi persan, dédaignait les mets que lui offrait son grand-père, le roi mède Astyage, en vantant les mets de chez lui :

Tu pure, o nonno, schifi queste vivande […] ; infatti ogni volta che tocchi un pezzo di pane, non ripulisci affatto la mano ; mentre ogni volta che tocchi qualcuno di questi cibi (con intingoli), ti affretti a purificare le dita nel tovagliolo, quasi disgustato che se ne siano contaminate (cit. in Grottanelli, 1985, p. 36)

D’un côté, la nourriture persane, de l’autre la mède : dans les deux cas, la serviette est utilisée pour se nettoyer les mains salies par les condiments, c’est-à-dire – comme l’affirme littéralement le texte – pour se purifier les doigts contaminés. Buñuel n’aurait-il pas, par hasard, compris l’allusion ?

Traduction par Carlo Andrea Tassinari

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