Régimes de réaction à la violence sur le stade de football Reaction regimes to the violence on soccer stadium

Anicet BASSILUA

Université de Liège

https://doi.org/10.25965/as.7249

La violence sur le stade de football correspond à des gestes techniques à caractère brutal ou à des provocations verbales. Exercée sur un joueur, elle peut avoir pour but de freiner son action ou d’instabiliser son rôle thématique, impliquant une sorte de faire faire à un sujet : la réaction de Z. Zidane, expulsé du terrain en 2006 à la suite de son coup de tête en réponse à une provocation, manifeste un anti-programme. Or, en tant qu’opération visant à transformer localement le monde, la violence dans le football n’atteint pas toujours son but. Ses effets sont incertains. À sa potentialité performative (effets possibles) doivent correspondre les modalités de sa réception (effets réels). À partir des propositions de Landowski, l’article propose quatre régimes de réaction à l’action violente (affirmation, repli, confrontation et subordination) susceptibles de gérer les tensions dans ce type d’interaction.

The violence on a soccer stadium corresponds to the technical gestures of violent character or to verbal provocations. Addressed to a player, it may aim to slow down his action or to demobilize him from his thematic role, a kind of “do doing” some programs to someone: the case of Z. Zidane expelled from the ground in 2006 following his reaction (head butt) to a provocation manifests an anti-program. However, as an operation aiming the transformation of part of the world, violence in soccer does not always achieve its goals. Its effects are not always certain. To its performative capacity (possible effects) must correspond its reception modalities (real effects). From Landowski’s proposals on interaction regims, this paper proposes four logics of reaction to violent action on a soccer stadium (affirmation, withdrawal, confrontation and subordination) that manage tensions in this type of interaction.

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Mots-clés : football, réaction, régime, sujet, violence

Keywords : reaction, regime, soccer, subject, violence

Auteurs cités : Jacques FONTANILLE, Eric LANDOWSKI, Eliseo VERÓN, Claude ZILBERBERG

Plan
Texte intégral

Introduction

La violence est manifestement présente dans l’univers du football. Elle se montre en ville comme sur le stade. Si elle peut, dans la rue, donner parfois lieu à des heurts entre supporters (cf. le hooliganisme) ou entre des supporters et la police, elle correspond, sur le stade, à des gestes techniques à caractère violent (par exemple un tacle vicieux) ou à des éruptions verbales (injures, provocations) proférées par certains acteurs contre d’autres (joueurs, spectateurs). Sur le terrain de foot, la violence peut manifester un anti-programme dont le but de freiner l’action d’un joueur ou de le démobiliser en le faisant « sortir » de son rôle thématique, aboutissant à une sorte de faire faire un programme à un sujet (Greimas et Courtés 1993 : 220 -221). La violence exercée sur un joueur peut avoir pour conséquence de l’amener à agir de telle ou telle manière et à s’écarter de son programme initial (celui de jouer) pour en élaborer un autre. On pourrait prendre pour exemple le cas du joueur français Zinedine Zidane qui, lors de la finale de la Coupe du monde de 2006, donne, en réponse à une provocation verbale, un coup de tête au joueur italien Marco Materazzi. Il sera exclu du terrain.

Note de bas de page 1 :

Le football est un sport collectif où il arrive très souvent que les individualités s’expriment.

Dotée d’une fonction actancielle, la violence tend à agir au niveau de la sphère d’activités de l’opposant et conduit le sujet à une réaction. Nous cherchons précisément, dans cette contribution, à cerner les régimes de cette réaction du sujet face à la violence exercée sur le stade de football. Nous nous appuierons sur les propositions théoriques d’Éric Landowski (2006 : 39-53) concernant les régimes de l’interaction. Nous considérons que la réaction d’un joueur face à la violence s’inscrit dans une dynamique engagée entre lui et l’auteur de la violence. Deux sujets impliqués (individuellement ou collectivement1) dans les rapports que définit le cadre de leurs prestations : le stade.

Nous recourrons également aux propositions de Claude Zilberberg (2006 ; 2012) sur la structure tensive. La réaction à un acte de violence est en effet très souvent mise en rapport avec les variables tensives (intensité et extensité) de l’acte effectué et reçu. Ici, trois dimensions de l’analyse de l’objet violence sur le stade de football interviendront : dimension pragmatique, dimension passionnelle et dimension cognitive. L’analyse conduira alors à l’élaboration de quatre régimes de réaction (affirmation, repli, confrontation et subordination) à partir de la modalité de /pouvoir faire/ du sujet victime de la violence. Nous illustrerons ces régimes par des situations concrètes tirées des stades de football.

1. Effets possibles, effets réels

L’enjeu d’un acte de violence se trouve dans sa capacité à produire des effets destructeurs sur le destinataire. Or, il n’est pas toujours sûr que ces effets soient constatés. Comme le disait Jacques Derrida (1972 ; 1990), à propos de la déconstruction du code de la communication, le « sens » est à la fois transmissible et il ne l’est pas. Un texte soumis à la lecture produit des effets, possède une force performative, mais ces effets ne sont pas assurés. La relation entre le caractère performatif du texte et les effets qu’il peut impliquer nous place au cœur du contexte de réception des actes produits. Comme le montrent les travaux d’Eliseo Verón (1978 ; 1995) et d’Antoine Hennion (2007), la relation entre des effets de sens possibles, rapportés aux propriétés proprement discursives d’un texte, mais subsistant à l’état d’hypothèse, n’est pas toujours consommée.

La force performative d’un texte ou d’un discours n’est jamais assurée ; l’échec doit toujours être possible. Dans un stade, cet échec correspond à une sorte de négation de l’acte produit (son affirmation correspond à sa réussite). Il se situe du côté de celui qui le valide. En sorte que les opérations d’affirmation ou de négation d’un acte, loin d’être seulement des faits de connaissance, représentent aussi des sanctions d’existence et d’essence (Badir et Dondero 2017 : 14). La négation n’est sans doute pas dans l’acte produit, comme le souligne Klinkenberg (2017), mais dans le discours interprétatif de l’action qui en résulte. Dans le schéma ci-dessous, nous montrons comment ce parcours de sens s’effectue. Le sujet S1 qui réalise un acte violent en direction de S2, voit cet acte évalué par négation ou par affirmation par ce dernier.

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Note de bas de page 2 :

C’est déjà la distinction que propose la théorie du droit entre les deux activités de l’interprétation (Cf. Troper 2015 ; Kelsen 1960, trad. fr. Eisenmann 1962). Dans une situation normative qui est celle du terrain de football, le sujet interprète entre les normes et les énoncés.

La réaction à un acte violent sur un stade de football n’est pas totalement tributaire de l’action elle-même (effets potentiels), c’est-à-dire de ses modes d’existence, mais, en sus de ces conditions, elle l’est aussi de son interprétation, c’est-à-dire de la signification que lui accorde celui qui la reçoit : c’est à ce niveau-ci que se situent les effets réels. Le sujet confronté à une telle situation a un choix à opérer entre les diverses significations qui se présentent. Deux types d’activités sont possibles : l’interprétation comme activité cognitive et l’interprétation comme activité affective2. La première consistera à attribuer des significations en fonction des éléments de connaissance, sous forme d’interprétation normative par exemple ; la seconde consistera à mettre en avant la passion, la volonté, le désir.

Comme on le voit, outre le régime d’action qu’elle constitue, la réaction à l’acte violent sur un stade de football mobilise deux autres régimes : celui de la passion et celui de la cognition. Ces trois régimes visent le sens de différentes manières :

Le régime de l’action vise le sens à travers une programmation des transformations du monde ; le régime de la passion vise le sens en éprouvant charnellement les évènements qui affectent le champ de présence ; le régime de la cognition vise le sens en construisant des connaissances sur le principe de la découverte (Fontanille [1998] 2016 : 234).

Dans le cas de l’interaction qui a lieu sur le terrain de football entre le joueur qui réalise l’acte violent (S1) et sa victime (S2), l’action violente et la réaction apparaissent comme deux moments de la manifestation d’un même cours d’action. Il s’établit une relation de présupposition entre les deux. C’est ce qui explique pourquoi le sens d’une réaction n’est saisi que lorsqu’on la confronte à l’action (Ibid. : 199). Dans ces conditions, analyser la réaction c’est réaliser une lecture à rebours de ce cours d’action, lecture qui s’amorce par la dernière étape de son développement, à savoir la sanction en vue de reconstituer les autres étapes : la performance qui a abouti à cette conséquence ; la compétence qui présente ses conditions préalables, etc.

Ainsi l’homogénéité proposée par le régime de l’action apparaît comme celle d’une forme globale composée de parties enchaînées les unes aux autres. Ces parties sont de statuts identiques (elles relèvent du même genre : la violence) mais de contenus différents (l’une est une action, l’autre une réaction), dans la mesure où le lien de concaténation n’a pas le même sens dans un parcours progressif et dans un parcours régressif : en progression, les liens entre les éléments de la chaîne sont possibles et contingents (principe de choix), en régression, ils sont nécessaires (principe de présupposition) (Ibid. : 200).

Mais le régime de l’action ne suffit pas à lui seul pour expliquer le phénomène de réaction à l’action violente sur le stade de football. Il faut lui associer, comme indiqué ci-dessus, les deux autres régimes, de la passion et de la cognition. « La passion repose sur des modulations continues de l’intensité sémantique, en relation avec la quantité, qu’elle soit la quantité actantielle ou l’étendue spatio-temporelle » (Ibid. : 212). Cette option montre que la passion, comme l’action, transforme les états du monde, mais cette transformation se fait selon une rationalité différente, celle des modulations tensives (de l’intensité et de l’extensité). Une action entreprise sur le stade peut enclencher une réaction en fonction de son intensité (le degré de gravité de l’acte) ou de son extensité (nombre de fois que la victime a été confrontée à une telle situation). Dans la logique de confrontation qui est de mise sur un terrain de football, il y a lieu de remarquer que la passion, telle qu’elle y apparaît, conjugue le mode sensible et le mode intelligible. Le sensible touche la visée, l’intensité ; l’intelligible, la saisie, l’étendue, la quantité. Les codes d’identification de ces effets passionnels sont tout aussi différents. Les codes somatiques et figuratifs pour le sensible : le joueur touché par une action violente montre par des expressions corporelles (grimaces) ou figuratives (démobilisation du rôle, par exemple sortie du terrain) l’impact de celle-ci. Et les codes modaux, perspectifs et rythmiques pour l’intelligibilité (les modalités – vouloir réagir, devoir réagir, pouvoir réagir et savoir réagir – sont du ressort de l’intelligible) (Ibid. : 226). C’est en étant soumises aux tensions de l’intensité et de l’étendue que ces modalités peuvent produire leurs effets passionnels. Mais ce processus est également tributaire du régime de cognition. Les modalités sont soumises à la prise en compte de ce régime. En définitive, c’est en accédant à la dimension cognitive que la reconstruction de l’action prend forme – selon le processus de présupposition que s’apprête à effectuer le sujet victime de l’action violente.

Ayant découvert la rationalité rétrospective de l’action, et l’ayant reconnue comme une forme de son expérience, le sujet victime de l’action violente va l’appliquer à son projet d’action (réaction) et en reconstituer les étapes par présupposition (Ibid. : 202).

Note de bas de page 3 :

Voir les termes constituants et exposants chez Jacques Fontanille (Ibid. : 213).

Note de bas de page 4 :

Généralement, l’évaluation cognitive se fonde sur les valeurs, ce que nous appelons constituants. Elle a pour ancrage les règles de jeu, par exemple une faute qui doit être sanctionnée, … L’évaluation passionnelle porte plutôt sur l’intensité et l’extensité de l’acte, c’est-à-dire les exposants qui intéressent la couche la plus profonde du sens en acte (émotion, épreuve, perception) (cf. Ibid., p. 213).

Sur le stade de football, les modalités et les modulations tensives des sujets confrontés à l’acte violent sont en lien étroit. Les évaluations tiennent compte de ces rapports où les modalités constituent la chaîne des constituants tandis que les modulations tensives en sont les exposants3. Constituants et exposants déterminent, pour les premiers, la dimension cognitive et, pour les seconds, la dimension passionnelle4.

2. Tensions et normes

Les modulations tensives des sujets sur le stade obéissent à deux ordres : l’ordre pratique, c’est-à-dire l’accomplissement d’actes, et l’ordre normatif, les principes qui règlementent ces actes. C’est notamment en fonction de ces principes que les joueurs sont constitués comme sujets. Par exemple, pour être considéré comme joueur, celui qui entre sur le terrain doit porter un maillot composé d’un T-shirt, d’un short et de chaussures ad hoc. Il doit déployer ses actions à l’intérieur de la surface dessinée par les lignes de touche et des lignes de sortie du but ; il ne doit pas jouer avec ses mains (sauf s’il est le gardien de but dans sa surface de réparation), sinon c’est une faute (à l’exception de la remise de touche).

Note de bas de page 5 :

Dans la mesure où la discrimination peut fonctionner, comme chez Iouri Lotman, du « je » communautaire (le joueur victime de la violence et son équipe) vers l’« autre collectif » (l’équipe adverse). (Cf. Lotman 1999 : 21)

La tension normative dans le football place le joueur, victime de la violence, dans une situation duale : entre faire et ne pas faire. Celle-ci peut être comprise à partir de la structuration identitaire du sujet. Dans Soma et Sema, Jacques Fontanille fait valoir que, dans le processus de construction identitaire du sujet, son Moi référent se dissocie en deux instances complémentaires : le Soi-Idem (le moi dans le rapport à l’autre) et le Soi-Ipse (le moi dans le rapport à soi) (Fontanille 2004 : 23-27). Ces régimes identitaires génèrent des parcours actanciels et des logiques d’action. Le Moi référent du joueur (sa constitution ontologique) est mis en tension avec son Soi-Idem (ses rapports avec l’autre : constitué par le joueur auteur de l’acte violent et/ou les autres, c’est-à-dire l’équipe, le jeu5, etc.) et son Soi-Ipse (le moi dans le rapport avec soi-même : son devenir sur le terrain).

Pour cet individu, soumis à des tensions et à des pressions, deux principes sont déterminants : le principe d’individualité (qui le met en face de lui-même) et le principe de pluralité (qui le place en face des autres). Son parcours identitaire s’inscrit dans le cadre d’un mouvement qui s’effectue entre ces deux pôles, celui de la conformité et celui du maintien de soi.

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Ainsi l’ego du joueur victime de l’action violente est-il dans ce processus de réaction sans cesse confronté à sa propre altérité (Fontanille 2004 : 59). Fontanille souligne que les prises de position successives d’un tel actant s’exécutent par rapport à cette altérité en devenir (ibid.). C’est à l’intérieur de cette structure tripartite que le joueur construit son devenir identitaire sur le terrain par ses évaluations. Il décidera ainsi de répondre ou non à l’acte violent, de s’exposer ou non aux sanctions.

3. Les régimes de réaction à la violence

3.1. Les régimes d’interaction d’Éric Landowski

Note de bas de page 6 :

Voir notamment le commentaire de De Barros (2017).

Dans Les interactions risquées (2006), Éric Landowski définit quatre régimes d’interaction qui interviennent dans les rapports du sujet au monde : la programmation, la manipulation, l’ajustement et l’accident. La programmation présuppose des régularités6 d’actes, elles conduisent à la répétition ; la manipulation, elle, procède de l’intentionnalité et du faire-croire, elle se fonde sur le faire faire ; l’ajustement, fondé sur la sensibilité (le faire-sentir) rend notamment compte des interactions d’ordre esthésique et émotionnel ; l’accident, avec son absence de régularité, est marqué par le principe de l’aléa. Les sujets impliqués dans ces quatre régimes calculent les risques liés à chacun pour passer d’un régime à l’autre, pour opérer les choix. En fonction de ces calculs du risque, la préférence sera donnée au régime le plus sûr. Dans cette logique, la programmation, avec son degré de prévisibilité, apparaît comme le régime le plus sûr ; elle contraste avec celui de l’accident, qui présente un haut degré d’imprévisibilité. La manipulation, fondée sur l’intentionnalité, calcule les risques en fonction des actes signifiants ; l’ajustement assure le caractère dynamique des relations.

Note de bas de page 7 :

Ou simplement l’acteur qui exerce la violence, par exemple dans le cas d’un supporter.

La réaction du joueur victime d’acte de violence ne prend certes pas la forme d’un ajustement. Celui-ci, selon Landowski, est un régime d’interaction qui opère entre des actants égaux qui coordonnent leurs efforts dans le but d’un faire ensemble (Landowski 2006 : 39-53). Il ne s’agit donc pas là de deux joueurs – puisque l’un est victime d’acte de violence de l’autre – qui coordonnent leurs actions ensemble. Une telle mise en commun correspondrait plutôt à la réalité où deux partenaires ajustent mutuellement leurs actions pour mener à bien un projet commun. La réaction de la victime d’un acte de violence ne correspond pas non plus à l’adaptation qui, elle, est relative à l’action opératoire d’un sujet sur un objet programmé dont l’activité est prévisible car cet objet obéit à certaines contraintes qui lui sont inhérentes. Ce serait ici le cas de la tactique du jeu adoptée par l’équipe pour contrer celle de l’adversaire. Elle est à l’avance programmée, même si elle peut changer en cours du jeu. La réaction du joueur face à l’acte de violence perpétré contre lui ne semblerait pas correspondre non plus au régime de la manipulation. Celui-ci rend compte de la délégation à autrui d’une opération visant à transformer le monde (Ibid. : 16-24). Une telle délégation correspond au cas du lien entre l’entraîneur et le joueur : le premier délègue au second l’opération de transformer le monde, de jouer de telle ou telle manière pour obtenir le résultat. Aucun des trois premiers régimes ne semblent donc a priori en mesure de rendre compte de l’interaction qui a lieu entre le joueur7 qui exerce un acte violent et sa victime. Il semble bien que les joueurs réagissent aux actes de violence (cf. le cas de Zidane) compris comme des situations imprévisibles qui surviennent au cours de la pratique. Ces situations auxquelles Landowski attribue le rôle d’actant joker, c’est-à-dire – comme les accidents imprévus ou le hasard – celles pour lesquelles il n’y a « rien à manipuler, rien à programmer, ni apparemment quoi que ce soit à quoi on pourrait s’ajuster » (ibid. : 53). Quelles sont les formes de cette réaction ?

3.2. Les régimes de réaction

L’acte de violence perpétré sur le stade de football peut avoir pour finalité de contraindre le sujet à agir de telle ou telle manière : le mettre en colère, le provoquer, le pousser à réagir pour qu’il commette une faute… Dans ce cas précis, cette activité manipulatrice exige de la part du sujet, victime de cet acte, une réaction. Réaction qui s’apparente au résultat d’une transaction entre les forces en présence (les deux joueurs concernés par l’acte violent ou les deux équipes) dont les intérêts ou les projets sont en compétition ou en conflit (Bajoit 1992 : 85). La modalité du pouvoir faire qui correspond à cette réaction peut aider à construire quatre régimes dans lesquels s’inscrit la réaction du sujet.

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Les évaluations de ces régimes se distribuent de la manière suivante :

Soi-Idem

Soi-Ipse

Affirmation

+

Repli

+

Confrontation

+

+

Subordination

1) Pouvoir faire. Dans ses rapports avec le monde, le sujet affirme son identité et revendique sa personnalité. Il construit son action en valorisant négativement (–) le Soi-Idem et positivement (+) le Soi-Ipse : c’est l’affirmation.

2) Pouvoir ne pas faire. Le sujet, évitant peut-être de commettre une faute et d’être sanctionné, privilégie ses rapports avec le monde. Il valorise négativement (–) le Soi-Ipse et positivement (+) le Soi-Idem : C’est le repli.

3) Ne pas pouvoir ne pas faire. Le sujet victime de l’acte violent s’installe dans une logique de conflit entre ses rapports à soi (+) et ses rapports avec le monde (+) ; il met en place un anti-programme : c’est la confrontation.

4) Ne pas pouvoir faire. Le sujet qui fait fi aux provocations, ne rentre pas dans une logique de conflit entre ces instances qui restent négativement évaluées : Soi-Ipse (–), Soi-Idem (–) : c’est la subordination.

4. Exemples de terrain

4.1. Zinedine Zidane : l’affirmation

Le cas de Zinedine Zidane évoqué plus haut reflète l’affirmation. Le 9 juillet 2006, ce joueur français de renommée internationale, quitte le Stade Olympique de Berlin qui accueillait la finale de la Coupe du Monde de 2006, opposant la France à l’Italie, par expulsion. Il est sanctionné pour le coup de tête qu’il vient de donner au joueur italien Marco Materazzi (fig. 2), un geste qui a fait le tour du monde. La reconstitution des images montre que quelques secondes avant de donner ce coup de tête, Zidane fait l’objet d’insultes de la part du joueur italien (fig. 1).

Fig. 1 Marco Materazzi insultant Zinedine Zidane. Source : Bled Sport.

Fig. 1 Marco Materazzi insultant Zinedine Zidane. Source : Bled Sport.

Fig. 2 Zinedine Zidane donnant un coup de tête à Marco Materazzi. Source : Purepeople

Fig. 2 Zinedine Zidane donnant un coup de tête à Marco Materazzi. Source : Purepeople

Les experts en lecture des lèvres ont reconstitué les propos de Materazzi :

Note de bas de page 8 :

Reconstitution de l’italien proposée par Bled Sport.

- Jouez !
- Tu le veux mon maillot ?
- T’as qu’à le donner à ta pute de sœur !
Merde ! Merde ! Ouais ta pute de sœur ! Pédé de Zidane !
Va te faire enculer !
8

Dans l’interview qu’il accorde quelques jours plus tard à la chaîne de télévision française Canal +, le joueur français explique son geste par la dureté des propos tenus par Materazzi, touchant sa famille, et l’agacement.

[…] non, en fait, c’est… je vous dis, c’est… Ça serait très grave… C’est des choses qui… voilà,… c’est des choses très personnelles, ça touche à votre … la maman, la sœur... !
Et puis, c’est des mots très durs, quoi !
Donc, vous l’écoutez une fois, vous essayer de partir... c’est ce que je fais parce que je m’en vais, en fait ! Vous écoutez deux fois... Et puis voilà ! Et puis la troisième fois… Vous… ! Moi, je suis … je suis un homme … je suis un homme avant tout ! Voilà ! Je vous dis… il y a des mots quelques fois qui sonnent plus durs que des… j’aurais préféré à la limite de me prendre une droite dans la gueule que… qu’entendre ça. Et voilà… ! J’ai réagi
 !

La réaction de Zidane suit le parcours d’un schéma de l’affirmation de soi. Le joueur se fonde d’abord sur le Soi-Idem pour évaluer l’action violente dont il est l’objet : il écoute une première fois, banalise les propos et décide de partir. Mais viennent une deuxième et une troisième fois : les propos durs qui se répètent l’obligent à passer à la valorisation du Soi-Ipse. Touché en son for intérieur, il réagit.

Cette réaction obéit à une logique tensive, logique des tensions imposées à son corps sensible par la répétition de propos de Materazzi. Cette variation d’intensité et de quantité (exposants) a conduit à affecter ses sens et à déterminer le chemin de son action.

4.2. Samuel Eto’o : le repli

Les joueurs victimes de violence sur le terrain de football, actes racistes par exemple (insultes à caractère raciste, cris de singe, jet de banane...), peuvent recourir à plusieurs formes de protestation : signalement à l’arbitre, menace de quitter le terrain ou carrément quitter le terrain, etc. L’expérience de Samuel Eto’o, footballeur camerounais jouant au FC Barcelone (Espagne), offre le cas d’un régime de repli sur soi.

Lors de la rencontre de la 25e journée du championnat espagnol qui a opposé, le 25 janvier 2006, le Club de Saragosse au FC Barcelone, Samuel Eto’o, attaquant du club catalan, a subi tout au long du match et pour la énième fois des violences racistes. Les supporters de Saragosse ont lancé des cris de singe à son endroit, doublés de projectiles et de coups de sifflet qui retentissaient chaque fois qu’il touchait le ballon. Agacé, Samuel Eto’o va menacer de quitter le terrain à un quart d’heure de la fin de la partie lorsque l’arbitre décide d’interrompre le jeu et de signaler au quatrième assistant les propos racistes tenus à l’encontre du joueur.

Note de bas de page 9 :

Voir article d’Arnaud Mouillard, « Racisme envers le footballeur Samuel Eto’o », L’Humanité, 27/02/2006.

Soutenu par ses coéquipiers, Samuel Eto’o acceptera de rester sur le terrain9. Cette posture tournée vers la considération de ses rapports au monde, ceux de son équipe et du match, va permettre de mettre en sourdine ses attentes identitaires confrontées aux actes racistes qu’il subit. Samuel Eto’o offrira même, par la suite, une passe décisive à son coéquipier, le suédois Henrik Larsson, qui va marquer le deuxième but de Barcelone, l’équipe remportant le match par deux buts à zéro. Son entraîneur, Franck Rijkard, a commenté le calvaire subi par son joueur sur le terrain ce jour-là par ces mots : « C’est une honte. Samuel est un homme comme les autres. Il s’est senti mal durant tout le match ». L’intensité et la quantité de la violence subies semblent n’avoir pas envahi complètement l’affect d’Eto’o. Le joueur s’est rabattu sur une évaluation rationnelle de ses rapports aux autres pour décider de pouvoir ne pas réagir.

4.3. Éric Cantona : la confrontation

Note de bas de page 10 :

Cf. Restitution de Sofoot in https://www.sofoot.com/kung-fu-cantona-20-ans-apres-195189.html (consulté le 15/01/2021).

Selhurst Park, Londres, 25 janvier 1995. Ce stade de Crystal Palace, club londonien, accueille le match de la 26e journée de Premier League (le championnat anglais de football) qui l’oppose à Manchester United. Trois minutes après la reprise du jeu, Éric Cantona, joueur français de Manchester United, est expulsé du terrain pour une énième faute. Le marquage individuel que lui fait subir Richard Shaw depuis le début du match l’a contraint à l’acte ; il recevra son cinquième carton rouge en seize mois sur les stades anglais. Alors qu’il se dirige vers les vestiaires, il affronte les sifflets des supporters, les insultes et les provocations. Au cours de cette « longue marche », Norman Davies, l’intendant de l’équipe, l’accompagne. C’est sur ce chemin que Matthew Simmons, supporter de Crystal Palace, décide de le rencontrer. À leur passage, Matthew Simmons se présente face au joueur français après avoir dévalé les marches séparant sa place du bord du terrain10. Il crie sur Cantona : « enculé de bâtard de Français ! ». Cantona s’arrête, il se tourne lentement vers la tribune. Davies comprend, il tente de le retenir de la main droite, mais en vain ! Le pied droit en avant, Cantona saute en direction de Simmons (fig. 3), il le touche au torse devant les autres spectateurs apeurés. Déséquilibré par la balustrade qui sépare la tribune de la pelouse, Cantona s’écrase au sol, avant de revenir à la charge. Un coup de poing est lancé. Pour se protéger, Simmons recule d’une bonne dizaine de mètres et Cantona arrête de taper.

Fig. 3 Éric Cantona donnant un coup de pied à Simmons. Source : Sofoot.com

Fig. 3 Éric Cantona donnant un coup de pied à Simmons. Source : Sofoot.com

Fig. 4 Éric Cantona se faisant escorter par trois hommes. Source : Sofoot.com

Fig. 4 Éric Cantona se faisant escorter par trois hommes. Source : Sofoot.com

La réaction d’Éric Cantona s’apparente à une confrontation. Le joueur est connu pour ses frasques, ses colères et son caractère imprévisible qui le font souvent sortir de terrain. Subissant une violence à son tour (insultes, provocations), son ego se positionne de façon ambivalente entre ses attentes identitaires (Soi-Ipse) et celles des autres (Soi-Idem). La tension est telle qu’il ne peut pas se pencher sur l’une et abandonner l’autre. Il choisit la voie du maintien de soi tout en restant attentif à la conformité. Ce faisant, il construit un programme alternatif, un anti-programme. Celui-ci a pour but de légitimer ses effets passionnels. Éric Cantona poursuivra son chemin, escorté par trois hommes (fig. 4) : un steward qui lui prend le bras gauche, Davies qui lui prend le bras droit et Schmeichel, son coéquipier, visiblement horrifié et en colère, qui lui lance : « t’es fou ou quoi ? ».

4.4. Dani Alves : la subordination

Le défenseur brésilien du FC Barcelone, Dani Alves, a été auteur d’un geste inattendu le 27 avril 2014 sur le stade de Villareale. En plein match du championnat espagnol, alors qu’il s’apprête à tirer un corner, une banane est jetée en sa direction depuis les tribunes. Le joueur ramasse la banane, l’épluche et la mange, puis il tire son corner. Le geste qui a fait le tour du monde a déclenché une campagne sous le hashtag #somostodosmacacos « nous sommes tous des singes », lancée par le joueur vedette du Brésil, Neymar Junior, lui-même régulièrement victime d’actes racistes sur le terrain. La Présidente brésilienne de l’époque, Dilma Rousseff, a même salué l’acte d’Alves dans un tweet : « Le joueur @DaniAlvesD2 a donné une réponse audacieuse et forte au racisme dans le sport », a-t-elle écrit. Et d’ajouter : « Devant un comportement qui malheureusement tend à devenir habituel dans les stades, @DaniAlvesD2 a eu du cran ».

Fig. 5 Dani Alves épluchant sa banane. Source : Bein

Fig. 5 Dani Alves épluchant sa banane. Source : Bein

Note de bas de page 11 :

Propos rapportés par AFP du 28 avril 2014.

Note de bas de page 12 :

La banane de Dani Alves, symbole antiraciste planétaire, in AFP du 28 avril 2014.

Après le match, Dani Alves a expliqué son geste en ces termes : « Cela fait 11 ans que je suis en Espagne et depuis 11 ans c’est pareil. Il vaut mieux rire de ces attardés. On ne va pas réussir à changer ça, donc il faut prendre les choses en riant et se moquer d’eux »11. La réaction de Dani Alves suit une logique de subordination : « on ne va pas réussir à changer ça ». Ramasser la banane, l’éplucher, la manger puis continuer son match comme si de rien était montre que le joueur opte pour une conformité, tout en restant frustré. Il dénonce un acte qui, pour lui, n’est pas prêt de s’arrêter. Face à une situation de contrariété qui semble prendre la place de la « norme », le sujet change ses attentes identitaires ; il décide de faire avec. Dani Alves a expliqué comment il s’adapte à la situation. Il a même ironisé en indiquant que le surcroît d’énergie procuré par le fruit ce jour-là lui avait permis de faire deux centres qui allaient aboutir à deux buts barcelonais....12 Et d’ajouter : « Mon père m’a toujours dit : mon fils, mange des bananes pour éviter les crampes, ha ha ha ! Comment ont-ils pu deviner ça ? »

Conclusion

Face à la contrariété que lui oppose la situation de crise constituée par l’action violente dirigée contre lui, le joueur victime semble avoir le choix entre quatre attitudes. Soit il renonce aux attentes de son ego et s’efforce de s’aligner sur celles des autres (repli), soit au contraire il décide de les maintenir et de les satisfaire (affirmation) ; soit il maintient ces deux attentes à un niveau d’alerte élevé (confrontation), soit au contraire il tente de minimiser leurs forces (subordination).

Cette contribution a montré que le sujet victime de violence sur le stade est soumis à une tension entretenue par ses rapports à soi et avec les autres. On observera qu’un axe coordonne la gestion des rapports à soi ; il articule l’opposition entre abandon et conservation. L’abandon concerne la renonciation à ses propres désirs tandis que la conservation souligne leur maintien. À côté de cet axe un autre se forme, qui articule l’opposition entre les modes de gestion des rapports du sujet au monde : hétéronomie et autonomie. L’hétéronomie prône une attitude tournée vers les autres, l’autonomie une attitude tournée vers soi-même. Ces deux axes forment le système à partir duquel se thématise le sujet victime d’action violente sur un stade de football. En nous référant à la typologie dressée par les sociologues du « sujet » (voir Bajoit 1992 ; 2013), nous déterminons quatre positions du sujet victime de violence dans ce type de contexte : sujet adaptateur, sujet instrumental, sujet critique, sujet novateur.

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Note de bas de page 13 :

Malgré des efforts entrepris ici et là pour endiguer ce fléau, le racisme dans le football, comme d’ailleurs dans beaucoup d’autres disciplines sportives, demeure un casse-tête. Des organisations comme l’UEFA et la FIFA prennent des mesures à l’encontre des auteurs et mettent en place des principes de gestion des situations de racisme, comme l’arrêt de la partie, mais la détermination et la portée d’actes racistes sont parfois des sujets de controverse. Certains n’hésitent pas à minimiser les actes de racisme dans les stades de football en les plaçant dans le contexte de l’ambiance générale qui règne dans ces arènes.

  • L’abandon et l’hétéronomie thématisent un sujet adaptateur. Ce sujet renonce à certaines de ses attentes individuelles pour les remplacer par d’autres. Il reste dans un rapport hétéronome avec le contrôle social qu’il rationalise ; il s’accommode finalement du système de contrariété qui lui est opposé. C’est le cas de Samuel Eto’o. Ce joueur semble rationaliser sa présence sur le terrain après avoir écouté ses co-équipiers. Il abandonne momentanément ses revendications – même si le public continue de lui lancer des cris de singe, de projectiles et de siffler chaque fois qu’il touche le ballon – et poursuit son aventure sur le terrain.

  • La conservation associée à l’hétéronomie met en scène un sujet instrumental. Ce sujet persiste dans ses attentes individuelles et conserve une attitude hétéronome vis-à-vis du monde. Il se bat avec le contrôle social et légitime les moyens qu’il emploie pour imposer ses attentes. Éric Cantona correspond à un tel sujet. Bien que sorti de terrain, il n’abandonne pas. Il s’affirme en réagissant au supporter qui l’insulte tout en se laissant escorter par les trois hommes.

  • L’abandon et l’autonomie laissent émerger le sujet novateur. C’est un sujet qui, faisant face à la contrariété qui lui est opposée, modifie ses attentes à partir d’un rapport autonome à l’altérité. En mangeant la banane qui lui a été lancée et en poursuivant son match, Dani Alves initie un programme qui a pour but de tenter d’inverser les tendances sur le racisme dans le football, une problématique qui peine à trouver une véritable solution13. Il s’y lance à partir d’une gestion autonome de la situation en espérant apporter une nouvelle manière de gérer ce problème.

  • La conservation et l’autonomie créent le sujet critique. Tourné dans tous les cas vers lui-même, ce sujet persiste dans la satisfaction de ses attentes identitaires ; il adopte une attitude autonome dans ses rapports au monde. Zinedine Zidane incarne ce sujet. La patience du joueur vis-à-vis de la provocation de Marco Materazzi n’a été que de courte durée. Il a fini par réagir en suivant sa propre voie.

Ces positions dessinent les parcours des individus soumis aux pressions nés des rapports entre identité et altérité. Elles contribuent à saisir les manifestations du sujet dans les situations pratiques comme celle qui a constitué l’objet de cette étude : le stade de football.