L’(in)acceptable de la violence verbale et visuelle : la violence (anti)politique au risque de la satire The (in)acceptability of verbal and visual violence: the (anti)political violence at the risk of satire

Marion Colas-Blaise

Université du Luxembourg

https://doi.org/10.25965/as.7281

Pour approcher le phénomène de la violence, cet article mobilise le bagage conceptuel et les outils d’analyse de la sémiotique, en dialogue avec la phénoménologie et la sociologie. D’abord, prenant appui, surtout, sur des écrits de Hannah Arendt, il se propose de déterminer les conditions sous lesquelles la violence, illégitime et antipolitique, qui produit un effet de désubjectivation de la victime (négation du sujet), peut être considérée comme légitime, voire comme nécessaire à l’équilibre sociétal. Ensuite, l’analyse concrète vise à dégager la syntaxe sous-tendant la violence racontée dans le vidéoclip Racial Profiling, diffusé en Allemagne en 2020. Plus généralement, on aborde la question du pouvoir critique de la satire qui porte sur la violence et peut, dans certains cas, être taxée elle-même de violente.

In order to approach the phenomenon of violence, this article mobilizes the conceptual baggage and the analytical tools of semiotics, in dialogue with phenomenology and sociology. First, drawing primarily on the writings of Hannah Arendt, it proposes to determine the conditions under which violence, both illegitimate and anti-political, which produces an effect of desubjectification of the victim (negation of the subject), can be considered legitimate, and even necessary for societal equilibrium. Then, the concrete analysis aims to identify the syntax underlying the violence narrated in the video clip Racial Profiling, released in Germany in 2020. More generally, we address the question of the critical power of satire, which deals with violence and can, in some cases, itself be characterized as violent.

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Mots-clés : désubjectivation, narrativité, satire, séquence discursive, violence (anti)politique

Keywords : (anti)political violence, desubjectivation, discursive sequence, narrativity, satire

Auteurs cités : Hannah ARENDT, Denis BERTRAND, Marion COLAS-BLAISE, Jean-Claude COQUET, Jacques FONTANILLE, Marie-José MONDZAIN, Edgar MORIN

Plan
Texte intégral

Analyser le phénomène de la violence, c’est, d’emblée, se confronter à un nœud de complexités. C’est cibler un moment de crise lié à un dysfonctionnement, notamment social, et mettre l’accent sur les interactions et leur polémicité inhérente. On peut égrener les paires conceptuelles : violence physique ou symbolique, individuelle ou collective... Les déclinaisons se précisent en fonction des auteurs (violence islamique, violence des jeunes…), des victimes (violence contre les femmes, les minorités ethniques, violence antisémite…) ou encore des endroits où la violence s’exerce (violence des cités, violence rurale…).

Note de bas de page 1 :

La polémicité est au moins potentielle. Voir Greimas et Courtés (1979), notamment au sujet de l’agresseur homologué avec l’opposant.

La tâche du chercheur est d’autant plus malaisée que les contours de ce phénomène, très (trop) sollicité, peuvent se brouiller et que la réalité risque de demeurer fuyante. Cela malgré les nombreux travaux qui lui ont été consacrés. Le concours de la sémiotique, qui rend compte du soubassement polémique de l’interaction et invite à cerner davantage la dimension narrative de la violence, s’en trouve pleinement justifié1.

Un champ de questionnement peut être circonscrit. D’abord, existe-t-il un noyau définitionnel stable ? Se contentera-t-on d’isoler des ensembles d’acceptions se partageant l’aire notionnelle ? Si la violence se moule sur les cadres de la narrativité, est-il possible de dégager une syntaxe ?

Mais aussi : la violence est-elle nécessairement évaluée négativement ? Y aurait-il, dans certains cas, une violence « légitime », autre que celle de l’État qui, selon Max Weber, détient le « monopole de la violence physique légitime » (2003 : 118) ?

Ensuite, sur le fond d’un agir-en-commun qui donne son fondement au pouvoir selon Hannah Arendt et qui constitue sans doute l’antidote le plus efficace contre la violence antipolitique, quel est le pouvoir des mots et des images, en particulier des discours satiriques qui mettent la violence en scène ? Si les images font faire (Mondzain 2002) – l’image tue-t-elle ou, plutôt, amène-t-elle à tuer ? –, en quoi endossent-elles une responsabilité morale ? Que dire des dérives, quand les discours satiriques prêtent eux-mêmes le flanc à la violence et suscitent des contre-violences ? Le principe de la liberté d’expression s’en trouverait-il bafoué ?

Nous mobiliserons la sémiotique tensive selon Fontanille et Zilberberg (1998), la théorie des instances énonçantes de Jean-Claude Coquet (2007) ainsi que la sémiotique politique dont Juan Alonso (2014) et Denis Bertrand (1999) dessinent les contours. En même temps, la sémiotique devra nécessairement dialoguer avec au moins la philosophie politique, la sociologie et l’anthropologie.

La réflexion sera déclinée en deux temps majeurs. D’abord, nous dégagerons l’assiette tensive et modale de la violence ainsi que son aptitude à la désubjectivation. Nous évoquerons, plus particulièrement, la question ardue de la légitimité ou de l’illégitimité de la violence (Première partie). Ensuite, l’étude du vidéoclip satirique Racial profiling diffusé en Allemagne en 2020 fera ressortir la syntaxe propre à une séquence discursive et nous fera réfléchir aux rôles et au(x) pouvoir(s) de l’image. En quoi suscite-t-elle la violence à son tour ? Jusqu’à quel point faut-il se poser la question de son acceptabilité en réception, eu égard à des normes, des valeurs, des principes éthiques ? (Deuxième partie).

1. Légitimité et illégitimité de la violence 

Notre premier point concernera la désubjectivation (Wieworka 2015), une « égogenèse » avortée. Nous essayerons d’argumenter le fait que l’instance exposée à la violence n’est plus un sujet pourvu d’une identité, qu’elle n’est plus à même d’endosser des rôles modaux qui lui confèrent une consistance ; enfin, qu’elle n’agit plus de manière autonome et réfléchie.

1.1. Négation du sujet et non-sujet

Partons de trois ensembles d’acceptions qui se disputent l’aire définitionnelle du lexème « violence » (Trésor de la langue française ; désormais : TLF) : (A) la violence se traduit par la « force » exercée par une ou plusieurs personnes qui cherchent à soumettre et à contraindre, dans le but d’obtenir quelque chose ; (B) elle se conjugue avec l’intensité, celle d’une conviction ou d’un sentiment, d’une pulsion ; (C) elle correspond à une force jugée excessive, qui survient brusquement, voire de manière « impétueuse ».

Sans surprise, on relève comme traits distinctifs (i) l’exercice du pouvoir sur quelqu’un – le pouvoir se résume en un « pouvoir sur » (Quelquejeu 2001) –, la domination qui réclame l’obéissance et qui peut avoir pour effet l’obtention d’un avantage, (ii) le débordement du sujet cognitif et le basculement dans l’excès du croire et du sentir et (iii) le survenir qui rompt avec le cours normal des choses, avec une gestion du temps, de l’espace et du rapport à l’Autre mesurée.

D’entrée, une analyse tensive met l’accent sur un tempo et une tonicité vives, un emballement qui fait que la personne violente, enjambant l’espace qui la sépare de l’Autre, bute dans ou contre. La violence qui est agression réduit à néant la distance qui permet à l’Autre d’être pleinement Autre, en faisant face, en étant dans un rapport de vis-à-vis : de préserver sa « face » positive et négative, de garder intacte son image de soi, mais aussi de protéger son territoire intime (corporel, affectif, matériel…) (Goffman 1973 ; Brown & Levison 1978). User de la violence, c’est oblitérer le visage, qui à la fois appartient en propre et constitue cet entre-deux qui, en tant qu’enveloppe corporelle (Fontanille 2011a), accueille les empreintes et les traces du moi et du soi, de la chair et du corps propre, et se tourne vers l’extérieur (le social…) avec lequel il doit négocier une présence.

En termes modaux, la violence modalise selon le devoir faire / ne pas faire, associés au ne pas pouvoir faire / ne pas faire, la provocation et l’intimidation (Greimas & Courtés 1979 : 220-221) étant présupposées par la violence ou englobées par elle. Du coup, pas de compétentialisation au sens où l’entend la sémiotique greimassienne, ou une compétentialisation pour le moins lacunaire et négative, puisque l’instance subissant la violence est amputée du vouloir faire et du savoir faire.

La dernière étape de l’« egogenèse », qui doit déboucher sur la réalisation d’un sujet qui dit « je », est interdite. L’injonction et l’interdiction se conjuguent avec le faire ne pas être qui est une négation de l’être, la privation de l’identité qui se construit à partir des fragments identitaires épars et provisoires rassemblés et noués ensemble dans un trajet ou un projet de vie. Priver d’une identité, ôter toute chance d’être reconnaissable, c’est empêcher une instance d’accéder au statut de sujet énonciatif qui s’énonce. La violence installe une relation transitive d’objectivation fondée sur la hiérarchisation inhérente à la domination, unilatérale et non réciproque. Or, la relation de possession n’est favorable au régime du sujet qu’à condition d’être réciproque, de l’ordre de l’entre-possession entre instances unies par une relation de co-fondation (Colas-Blaise 2020). L’être pleinement soi et le faire sémiosique du sujet nié s’en trouvent contrecarrés. Violentée, l’instance ne peut plus rendre son identité lisible ; elle n’arrive plus à veiller à la cohésion de ses interventions, quel que soit le mode d’expression, verbal, visuel ou praxéologique… choisi ; elle est dans l’impossibilité de leur donner une cohérence et de leur conférer une portée plus générale, au-delà de l’occurrence pure. La violence bloque l’émergence d’un style de vie sur le fond d’une forme de vie qui associe une syntagmatique à des actions, des valeurs, des rôles, des passions (Fontanille 2015).

Note de bas de page 2 :

Nous prenons la notion d’actant positionnel, développée par Fontanille (2011b), dans un sens un peu différent.

À condition d’être revue, la distinction entre l’actant transformationnel et l’actant positionnel2 permet de préciser l’effet produit par la violence.

Soit elle fait faire, en obligeant une instance à un faire qui n’est pas voulu et qui n’est pas en accord avec son identité (réelle ou souhaitée) : d’où l’absence de congruence entre le faire et l’identité. Tout est là, dans la différence entre un agir autonome et auto-régulé, individuel ou collectif, et une action hétéronome qui est dissociée de l’accommodation à la base de la programmation.

Soit l’instance modalisée selon le devoir ne pas faire, dépourvue de sa capacité de transformation, se réduit à un actant positionnel cible, placé sous le contrôle d’une force transcendante. Nous ajoutons au débat la notion de tiers transcendant (Coquet 2007) : en l’absence de la « personne », face au « ça », la violence constitue une émanation – parfois dite légitime – de l’État ou, plus largement, d’un système de pensée et de croyances faisant valoir sa radicalité. En l’occurrence, toute visée personnelle est réduite à néant, ce qui signifie la fin de la programmation vectorisée.

Note de bas de page 3 :

Cf. Fontanille (2011b) au sujet à la fois de la programmation et de la réflexivité.

Enfin, le sujet nié ne peut accéder au stade de l’assertion (dire que telle « réalité » est vraie) ni à celui de la prédication ; il est empêché d’interpréter la « réalité », d’adopter un point de vue réflexif, voire de se hisser au niveau méta- (discursif, linguistique et énonciatif)3 pour la commenter. Il est ainsi dans l’impossibilité non seulement de se faire reconnaître par autrui, mais de se reconnaître lui-même, dans ses actes, dans les sémiotiques-objets qu’il produit.

Pour autant, a-t-on raison de ramener le sujet nié au non-sujet selon Coquet (2007) ? Nous voilà face à un autre versant de la vaste question de la désubjectivation : celui de la genèse de l’instance sujet dont il est possible de capter l’ancrage dans la réalité sensible et perceptive. D’une part, on peut avancer que la seule expression possible du sujet nié est celle du corps : le corps énonce, à défaut de s’énoncer. Cédons la parole à Jean-Claude Coquet (2007 : 38) :

Le corps (cette forme de non-sujet) a sa propre activité signifiante : en percevant, en parlant, en opérant, en traçant des ébauches de savoir..., il dévoile son statut d’instance. Son privilège, et aussi sa fonction, est d’énoncer en premier son rapport au monde.

Dans le cas d’une désubjectivation, l’instance corporelle serait-elle forcément sous le contrôle non seulement du tiers transcendant, mais du tiers immanent qui, prenant la forme de la peur, de la honte… peut amplifier l’action du tiers transcendant et contribuer à la dé-prise de soi ? En d’autres termes : quel est le poids des sentiments, de la passion, du côté non plus de celui qui exerce la violence – nous avons vu que sont taxés de violents des propos excessifs, trop intenses –, mais de celui qui la subit ? Chercher à dominer l’autre, c’est entre autres lui ôter la capacité d’argumenter, de discuter ; ce n’est pas davantage obtenir l’adhésion « spontanée » à travers la persuasion (Bertrand 1999 : 16) ; c’est forcer l’adhésion, voire – degré extrême de l’emprise – la déclarer non nécessaire. Le sujet nié est affecté d’autant plus vivement qu’il se voit dénier sa capacité de jugement, qu’il n’est plus en mesure de résoudre les conflits. Mieux : la violence règne sur les ruines du conflit et de la possibilité même de la contestation et du débat qui, fondamentalement, reconfigurent et redynamisent le sens. Tout au moins du désaccord consensuel et de l’accord dissensuel – de ces figures complexes dont une approche dynamiciste du sens souligne l’importance. Le simulacre de l’homogénéisation (forcée) efface les aspérités et toute chance de différenciation.

Cela ne nous dit pas encore comment réhabiliter l’instance corporelle, au lieu d’en faire les restes d’un sujet déchu. Il faut, en effet, mettre en avant le rôle fondamental endossé par l’instance sensible, participante, qui prend position au monde, avant d’être l’instance percevante qui se dresse devant le monde et d’être dans un monde expliqué en passé, présent et futur, en ici, là-bas et ailleurs, grâce au passage par le langage symbolique (Colas-Blaise 2019). Coquet (2007 : 38) le dit en ces termes : « L’instance judicative [le sujet] travaille sur les informations que l’instance corporelle lui fournit ».

Note de bas de page 4 :

Ainsi, le juron – mais aussi la gesticulation désespérée, comme nous le verrons – constituent la trace du ressentir vif du non-sujet corporel.

Ce qui est en jeu, c’est l’épaisseur ou la consistance de l’instance sujet. Certes, le sujet nié a la possibilité de se faire l’écho de schématisations sensibles, de formes d’organisation du sens plus originaires4. Le développement d’un style de vie producteur d’effets d’identité et qui signifie au sein d’une forme de vie est cependant suspendu, sinon empêché. Il reposerait en effet sur l’entrée en résonance d’un style expérientiel (qualité ou disposition fondamentale, qui se traduit par un rapport primaire au temps, à l’espace et à l’Autre), d’un style praxique (rapport à des formes signifiantes antécédentes, convoquées et réénoncées) et d’un style pratique (production d’une sémiotique-objet) qui englobe les styles expérientiel et praxique (Colas-Blaise 2012).

1.2. La violence politique et la violence antipolitique

En même temps, une lecture alternative de la violence est possible. Elle peut se cristalliser autour d’une opposition qui ne va pas de soi, mais qui mérite d’être creusée : la violence « antipolitique » vs la violence « politique ».

Note de bas de page 5 :

La violence « antipolitique » est impuissante en ce qu’elle est « parfaitement incapable de le [le pouvoir] créer » (Arendt 1972 [1970] : 166).

Risquons-nous à dire que la violence peut mettre à profit des tensions élémentaires, le déploiement de forces dynamisant la construction du sens. Dans ce cas, la violence est de l’ordre de la puissance (retrouvée)5 ; le renouvellement des pratiques est en germe : l’advenir de la révolution salvatrice, qui rompt avec un ordre dans lequel la collectivité n’a plus foi. La violence est politique en ce qu’elle prend la forme du discours critique ou subversif non seulement acceptable, mais nécessaire, en tant qu’exutoire, à l’équilibre sociétal. La violence qui est puissance constitue le catalyseur de la création, de la réinvention et de la révolution comme changement de paradigme. Aussi est-elle positive à condition d’être identifiable à une force ou énergie primaire, comme réouverture d’un ensemble de possibles dont certains, portés au stade de la réalisation, peuvent réinventer un ordre établi. D’un point de vue aspectuel, à condition d’être expérience d’une inchoativité plutôt que d’une terminativité : cette dernière est antipolitique si elle est au service de la confiscation d’un pouvoir construit sur la relation de dominant à dominé (Gérard 2017). La violence est politique à condition que sa capacité à restructurer la « réalité » et à renouveler les institutions donne lieu à une rupture avec la nécessité et permette le rétablissement du « pouvoir avec l’autre », plutôt que d’en signer la disparition. Elle est politique à condition de dépasser le stade de l’instrumentalisation et d’endosser une responsabilité morale.

À cela s’ajoute que l’excès momentané et le pouvoir de l’affectif ou de la passion devraient être mis au service, à moyen ou long terme, d’une médiété retrouvée. La violence politique sera alors à la base d’un partage sensible, d’une mutualité intime qui contrastent avec le pouvoir comme domination. Elle s’en trouvera légitimée.

C’est dire l’ambivalence de la notion de violence. L’hésitation est présente dans « Sur la violence » de Hannah Arendt. Considérons sa conception du pouvoir comme agir-en-commun :

Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle ; il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé (1972 [1970] : 153).

Dans ce cas, « sous son aspect phénoménologique », la violence

s’apparente à la puissance, car ses instruments, comme tous les autres outils, sont conçus et utilisés en vue de multiplier la puissance naturelle jusqu’à ce qu’au dernier stade de leur développement, ils soient à même de la remplacer (ibid. : 155).

Plutôt qu’une légitimation de la violence, on y trouve une explication du pourquoi de son « efficacité » (ibid. : 122), dès lors qu’il s’agit de s’affranchir de la domination qui invalide toute recherche d’un consentement à vivre ensemble – d’un co-sentir, ajouterons-nous –, et de retrouver la croyance dans le pouvoir. « Efficace », mais non forcément acceptable ni justifiable : pour être acceptable, d’un point de vue éthique, la violence doit s’inscrire dans la sphère du politique conçu comme un pouvoir partagé. 

Sur ces bases, nous essayerons de montrer dans la deuxième partie en quoi l’image satirique qui rend la violence antipolitique publique peut provoquer un sursaut salutaire, une prise de conscience. En même temps, il s’agira d’approcher le point de basculement où l’affichage public de la violence peut générer de la violence en retour. Ce qui ne manquera pas de poser, à nouveaux frais, la délicate question de la légitimité non plus de la violence comme telle, mais des représentations de la violence et de leurs conséquences. En quoi l’image ou le texte verbal peuvent-ils – cas extrême – utiliser le principe de la liberté d’expression à leurs fins propres et le détourner de son but ?

2. Les pouvoirs de l’image : montrer et dénoncer la violence

Note de bas de page 6 :

Racial Profiling – funk
www.funk.net › channel › aurel-12064

Dans l’immédiat, il s’agira de dégager la syntaxe sous-tendant la séquence racontée dans le vidéoclip Racial Profiling. Ce dernier a été diffusé en Allemagne (ARD et ZDF) en août 2020, dans le cadre du programme de jeunesse légal « Funk »6.

2.1. La séquence discursive de la violence et sa syntaxe

La vidéo, qui dure un peu moins de trois minutes, montre deux policiers observant un jeune homme qui tente d’ouvrir le cadenas de sa bicyclette. Une longue discussion s’ensuit entre les officiers qui, se basant sur son apparence, cherchent à savoir si le jeune homme est un étranger. Plutôt que de lui parler, ils finissent par sortir un nuancier pour déterminer si la couleur de sa peau est suffisamment noire pour laisser conclure à un vol de vélo. Ils demandent du renfort. Alors que l’homme, interpellé, cherche désespérément à sortir son pass vélo de sa poche, un policier arrivé sur place tire sur lui et le tue. Lorsque les policiers s’approchent de lui et qu’ils voient les chaussettes blanches dans les sandales, ils concluent qu’il s’agit d’un des leurs. Ils éclatent en sanglots et pleurent leur « frère ».

On peut dégager une séquence discursive narrative articulant différents moments :

(i) l’évaluation de la situation implique la concertation des deux policiers qui, significativement, se tiennent à une distance certaine du jeune homme. On peut parler de conciliabules qui réduisent le jeune homme au rang d’objet (parler de l’Autre). L’évaluation prend appui sur des stéréotypes (Amossy 1991) fondés sur un syllogisme de base : si le Noir est un étranger, et si l’étranger est un criminel, alors le Noir est un criminel. La catégorisation et la reconnaissance de la situation s’en trouvent facilitées. D’où également des règles de comportement prescriptives : il faut mettre le criminel hors d’état de nuire. La règle normative s’accompagne d’une règle constitutive (Searle 1972), qui crée la possibilité même d’entrer en contact. D’abord potentialisée sous la forme de configurations de la violence antécédentes, dans l’attente de nouvelles convocations, la violence – la possibilité de la sanction négative – est virtualisée tout en tendant vers sa réalisation future ;

(ii) l’interpellation : même brutale (une accélération et une tonicité vives, qui ont pour conséquence un rétrécissement de l’espace et la suppression de la distance protectrice de la face), elle est franchissement d’une frontière et elle pourrait ouvrir sur un dialogue embryonnaire potentiel (possibilité de résistance à la domination). L’hypothèse de base (l’équation : « Noir égale criminel ») pourrait être réinterrogée, confirmée, mais aussi infirmée. Or, l’actualisation de la violence fait que l’acteur interpellé accède au statut non pas d’adversaire, mais d’ennemi ; mieux, le rôle actantiel et thématique d’anti-sujet, associé à l’idée même de système complexe construit sur des antagonismes (Morin 1976), semble lui être dénié. Alors que l’affrontement pourrait trouver sa résolution, la violence actualisée bloque toute recherche d’un équilibre organisationnel ; elle schématise et simplifie, plutôt que de tenir compte de la complexité des interactions humaines ;

Note de bas de page 7 :

Cf. la définition du conflit par le TLF : « Choc, heurt se produisant lorsque des éléments, des forces antagonistes entrent en contact et cherchent à s’évincer réciproquement ».

Note de bas de page 8 :

Pour sa part, le schéma narratif greimassien, fondé sur la possibilité d’une interaction, est de nature « démocratique ». Cf. Landowski (2019 : 13) au sujet du contenu idéologique du cadre formel du « schéma narratif » et de la distinction entre le contrat et l’exercice du pouvoir dont la violence peut être un trait caractéristique : le métaterme « manipulation » est « mal choisi puisqu’il […] désigne ce que cette grammaire présente de plus positif en termes politiques, à savoir le privilège attribué à la dialectique du “faire persuasif” et du “faire interprétatif”, donc à la libre discussion, à la “raison”, au contrat, par opposition au recours à la force, y compris dans l’instauration et l’exercice des rapports de pouvoir ».

(iii) l’arrêt brutal de toute velléité d’échange, qui prend ici la forme du coup de feu mortel (somatisation de la violence), correspond à l’étape de la sanction négative, l’appropriation physique confirmant l’appropriation symbolique précédente. Le sentiment de surpuissance allié à la haine et au mépris vis-à-vis de l’homme de couleur constitue le corrélat affectif d’une sanction disproportionnée par rapport au méfait supposé. La violence réalisée entérine la rupture avec toute forme de contractualité qui fonderait la réciprocité7 sur la recherche d’un accord (la nécessité du règlement du différend). Le geste de l’acteur qui cherche son pass vélo est ramené à une gesticulation qui ne prend sens au sein d’aucun enchaînement d’actions organisé, à même de faire passer d’un état initial (présomption de culpabilité, accusation) à un état final (disculpation ou non-disculpation). La mise en œuvre d’un contre-récit (visant la disculpation)8 est d’emblée bloquée. On assiste à un télescopage des états initial et final ; bien plus, ils sont disqualifiés en tant que composantes d’un schéma narratif ;

(iv) La vérification à travers un retour réflexif entraîne un débordement affectif : alors que les trois premières étapes étaient portées par une certaine logique (y compris le caractère disproportionné de la sanction), les pleurs compulsifs, déclenchés par l’effondrement de l’équation « Noir égale étranger égale criminel », constituent une manifestation de la violence incontrôlée. La raison en est-elle que la réflexivité constitue un moment de « faiblesse » – la réévaluation risque d’introduire une faille dans un tout soudé de part en part – qui n’est pas prévu par la séquence de la violence et qui la fragilise ?

La séquence discursive de la violence se caractérise ainsi par une évaluation initiale, qui commande à un développement tronqué, sans que la réévaluation ou l’ajustement soient permis. Sans doute s’agit-il d’un type de séquence possible, qui vaut au-delà de cette occurrence.

2.2. La représentation de la violence provoque-t-elle la violence ?

Pour terminer, envisageons la violence sous l’angle de sa représentation et, plus particulièrement, de la réception réservée au vidéoclip.

Dénonçant la violence policière et raciale, l’image vise à unir dans le rire, fût-il gêné et amer, et à faire réfléchir/agir. Elle montre, elle rend public. Le terme Öffentlichkeit, que Ricœur (1989 : 151) traduit par « spatialité publique », renvoie à la fois à l’action de rendre visible, de faire apparaître – la « publicité du entre de l’inter-esse » (idem) – et à l’ouverture, qui autorise l’échange.

L’image fait faire. Grâce aux stratégies énonciatives propres à la satire fictionnelle : en grossissant le trait, en recourant à une stratégie rhétorique de persuasion qui vise à rabaisser la cible à travers la déformation, le grotesque, en caricaturant pour mieux véhiculer un message, sur le fond d’une norme morale reconnaissable implicitement (Frye 1969 [1957]). Or, les réactions violentes suscitées par le vidéoclip, qui est parfois critiqué vivement, au point de déclencher une polémique sur le service audio-visuel public, mettent en lumière une ambiguïté fondamentale. L’image peut choquer. D’où cette question, nodale : si la liberté d’expression est un droit fondamental, comment l’exercice de ce droit est-il reçu ? Quand le texte-énoncé est-il jugé acceptable ou non, eu égard à des normes, des valeurs, des principes éthiques ? On voit en quoi l’accent se déplace, d’un droit vers le produit de l’exercice de ce droit.

Est d’abord concerné le dire vrai du vidéoclip fictionnel qui, en exemplifiant le genre de la satire fictionnelle, peut prétendre à une certaine généralisation (au-delà de la seule occurrence). Selon Morin (1996 : 55), « simuler n’est pas faire semblant ; c’est quelque chose qui a trait à la mimésis, et qui est profondément sincère ». On peut avancer que l’image montre plutôt qu’elle ne prédique ni n’asserte, car elle privilégie une composition méréologique ; qu’elle permet à des morphologies de prendre forme, grâce au langage symbolique (Bordron 2019). Nous dirons, prudemment, que ce n’est pas l’image qui prédique ou asserte, mais qu’en montrant, elle autorise l’interprétation par le récepteur, qui dégage un dire vrai.

En quoi l’interprétation est-elle inscrite dans le texte même ? Nous ne nous attarderons pas, ici, sur le détail des propriétés de l’image qui guident, voire contraignent sa « vi-lecture ». Contentons-nous de rappeler, outre le fait que des figures peuvent renvoyer à des éléments de la « réalité », que l’interprétation repose sur la mise à nu de formants chromatiques, eidétiques et topologiques (Greimas 1984), pour le plan de l’expression ; qu’il est possible d’associer à la disposition des personnages dans la profondeur de l’image – les policiers à l’arrière-plan, le jeune homme à l’avant-plan – une aspectualisation du temps et une différence de proximité par rapport au récepteur. Celle-ci est confirmée, toujours en vertu d’un système semi-symbolique, par la corrélation du regard de face (jeune homme ; « je ») et du regard de profil (policiers ; « ils ») avec la volonté ou non d’entrer en contact avec le récepteur (Schapiro 2000 ; Dondero 2020). Plus largement, nous connaissons les difficultés auxquelles se heurte la segmentation de l’image (par rapport au langage verbal). D’où la nécessité de prendre en considération le genre et le domaine de l’image, mais aussi la suprasegmentalité et la rythmique profonde : au moins, pour le vidéoclip, les expansions (séquences 1 et 2) et les contractions (séquence 3), la distribution des accents (coup de feu) et des non-accents (pleurs), de l’intensification et de la désintensification.

Nous défendons donc l’idée que c’est grâce à l’interprétation que l’image peut devenir un énoncé et, en l’occurrence, se prêter à la dénonciation des dysfonctionnements dans la police. Elle ne se résume pas au discours de l’action, mais elle porte sur l’action, rendant possible l’accès au niveau méta-.

La réception devrait être favorable pour une deuxième raison : d’un point de vue politique mais aussi anthropologique, et comme dans le théâtre antique, la transfiguration fictionnelle de la vie répond à un besoin fondamental de l’humain (Morin 1996 : 55). La fiction peut être salvatrice, en ce qu’elle permet à la fois de rendre sensible et d’instaurer une distance symbolique qui « exorcise » le « scandaleux, l’inouï, les tensions insupportables de la vie sociale et individuelle » (Pavel 1986 : 183).

On avancera, en troisième lieu, que la dimension esthétique peut rendre la dénonciation d’un dysfonctionnement plus aisée. Enfin – quatrième propriété -, en faisant comme si, en se réglant sur le modèle du jeu, l’image met en œuvre des règles du jeu qui sont « directives », plutôt qu’« impératives » : « Elles dirigent les rapports humains, comme les règles dirigent le cours du jeu. Et l’ultime garantie de leur validité réside dans l’ancienne maxime romaine : “Pacta sunt servanda” » (Arendt 1972 [1970] : 212). Nous retrouvons la question du contrat, sur un autre plan.

Pourtant le vidéoclip suscite également des réactions indignées. L’énoncé serait-il accueilli plus favorablement s’il véhiculait une opinion plutôt qu’une vérité ? L’épineuse question de la dichotomie vérité vs l’opinion est au cœur de la théorie du pouvoir selon Hannah Arendt. Ricœur (1989 : 152) note ainsi :

[…] de quoi y a-t-il pluralité, outre celle des corps, sinon pluralité d’opinions. Doxa, ici, ne veut plus dire paraître, mais opiner, être d’avis que… meinen. […] On comprend alors la déclaration de Madison : « Le gouvernement repose sur l’opinion », c’est-à-dire sur le traitement consensuel des conflits … d’opinions. Mais on peut aussi comprendre le mot, malheureux je l’avoue, d’Arendt elle-même : « L’opinion et non la vérité est une des bases indispensables de tout pouvoir » (La Crise de la culture, p. 296).

L’opinion serait préférable à la vérité, qui peut être qualifiée d’inhumaine ; elle serait la seule à garantir « l’infinité des opinions possibles où se reflète le débat des hommes sur le monde » (Arendt 1974 : 37), plutôt que de se soumettre à une nécessité rationnelle.

Note de bas de page 9 :

La journaliste se demande d’abord où réaffecter les policiers dans le cas de la disparition de la police, avant de conclure : « Spontanément, je ne peux penser qu’à une seule option appropriée : la décharge. Non pas comme des éboueurs avec les clés des maisons, mais sur la décharge, où ils ne sont vraiment entourés que d’ordures. Il est à croire que, parmi les leurs, ils se sentent le plus à l’aise » (nous traduisons).

Note de bas de page 10 :

Le ministre fédéral de l’Intérieur, Horst Seehofer, a aussitôt annoncé qu'il allait porter plainte contre la chroniqueuse.

Encore faut-il, pour terminer, mettre le vidéoclip en regard avec l’article de journal de Hengameh Yaghoobifarah « All cops are berufsunfähig » (« Tous les flics sont incapables de travailler ») (TAZ, 19/06/2020) : en comparant la police à un tas d’ordures9, il a suscité un véritable tollé10. Le texte peut-il être taxé de violent ? La seule défense a consisté à le qualifier, après coup, de satirique. Est-ce user mal du principe de la liberté d’expression ?

Concluons en quelques mots. Après avoir porté notre attention sur le processus de la désubjectivation et cherché à distinguer la violence antipolitique de la violence politique, nous avons voulu dégager, à partir d’un vidéoclip, une séquence discursive de la violence, avec sa syntaxe propre.

Pour ne pas finir, élargissons le débat à deux problèmes que nos exemples n’ont pas manqué de poser : celui des critères permettant de faire le partage entre des images ou des textes verbaux litigieux parce qu’anti-politiques et des énoncés redynamisant la construction du sens ; celui du pouvoir de l’image satirique.

Nous avons vu que l’énoncé portant sur la violence peut devenir un lieu de déchaînement des passions incontrôlé, incitant à la haine et portant atteinte à la dignité. C’est détourner le principe de la liberté d’expression de son but. La distinction entre les énoncés politiques, renforçant le « pouvoir-en-commun », et les énoncés anti-politiques peut mettre à profit le critère de l’autorité, cher à Hannah Arendt : « L’autorité ne peut se maintenir qu’autant que l’institution ou la personne dont elle émane sont respectées. Le mépris est ainsi le plus grand ennemi de l’autorité, et le rire est pour elle la menace la plus redoutable » (1972 [1970] : 155). L’autorité ainsi conçue n’est pas du côté du pouvoir comme lieu de domination ; elle est au contraire indispensable au pouvoir institutionnalisé, nous dit Hannah Arendt : ce dernier n’a d’autorité que celle que lui confère le vivre-avec ou le vivre ensemble, sur la base du consentement. Dans notre deuxième exemple, l’autorité à ne pas bafouer est celle de la police comme corps constitué, considéré dans son ensemble (ce qui n’empêche pas la présence, en son sein, de policiers racistes et violents), pour autant que les citoyens s’y reconnaissent.

Note de bas de page 11 :

Dans ce cas, le rire ne constitue plus une menace.

Enfin, l’acceptabilité de l’énoncé antipolitique peut dépendre de sa requalification en discours satirique. Si la satire fait passer un énoncé à problèmes, est-ce parce qu’elle lui ôte une partie de sa force critique, qu’il soit litigieux ou non ? Serait-elle, par là même, privée de certaines de ses ressources ? Il ne faudrait pas qu’en invoquant la satire fictionnelle, l’on accrédite l’idée d’un contenu à prendre sur le mode du risible – « ce n’est que pour rire »11 – et, finalement, de ce qui ne doit pas tirer à conséquence. Cela vaut surtout pour l’image. Ramener celle-ci à un « ce n’est donc que ça », c’est faire l’impasse sur son potentiel de renouvellement (des institutions, des valeurs…) incessant et sur son pouvoir de subversion féconde.

Note de bas de page 12 :

Cf. la vidéoconférence de Mondzain intitulée « L’image impensée, l’impensé de l’image » (Cycle Penser les images aujourd’hui, Casino – Forum d’art contemporain, Luxembourg, 03/12/2020) ; <https://www.casino-luxembourg.lu/fr/Casino-Channel/L-image-impensee-l-impense-de-l-image>.

Dans ce cas, ce qui est en jeu, ce n’est plus seulement l’image qui met en scène la violence, ni même l’image violente, mais la violence dont celle-ci fait elle-même l’objet, quand elle est confisquée. Il faudrait au contraire que l’image se prête au flux des (ré)interprétations, sans que le sens soit indûment stabilisé, qu’elle soit cet « impensé » (Mondzain 2020)12 dont aucun savoir ne saurait venir à bout.

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